La Moldo-Valachie et le mouvement roumain

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La Moldo-Valachie et le mouvement roumain
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 105-133).

LA


MOLDO-VALACHIE


ET


LE MOUVEMENT ROUMAIN.




Les deux principautés de Moldavie et de Valachie sont habitées par une population que l’on peut regarder comme parfaitement homogène, quoique beaucoup de Grecs aillent y chercher fortune et que plusieurs milliers de Zingares y croupissent dans leur décrépitude originelle. Les Turcs, suzerains du pays, ne se sont pas réservé le droit de s’y établir. Des hommes qui se disent et qui sont en effet les frères des Moldaves et des Valaques sont répandus dans la Hongrie orientale et remplissent la Transylvanie presque entière, la Bucovine et la Bessarabie. Le Dniester, les Carpathes, la Theiss, le Danube et la mer Noire forment une frontière naturelle autour de ces diverses provinces, partagées entre trois grands empires, et ce vaste territoire semble être ainsi disposé pour contenir une seule nation.

Les Daces ou Gètes, que les conjectures de la science rattachent à la famille des Thraces, occupaient vraisemblablement cette contrée dès la plus haute antiquité. Un sage vénéré par eux à l’égal d’un dieu, Zalmoxis, leur avait donné une religion et des lois, et à l’époque d’Auguste leur domination s’étendait de la mer Noire à la Germanie. Rome en dut prendre ombrage, et, après avoir dirigé plusieurs expéditions contre les Daces, qui la contraignirent, sous Domitien, à acheter la paix à prix d’or, elle triompha de ces barbares par la main de Trajan. Au sommet de la colonne trajane, qui nous a transmis les détails de cette guerre, on voit des peuples haletans, fugitifs, tout occupés à pousser devant eux des bœufs au pas lent, et jetant en arrière des regards pleins de tristesse et d’angoisse. Ce sont les Daces qui se dérobent aux poursuites d’un vainqueur sans pitié et disent à leurs champs dévastés un suprême adieu. En effet, la plupart de ceux qui ne succombèrent pas les armes à la main furent rejetés par-delà le Dniester. Les plaines qui s’étendent du Danube au pied des Carpathes se virent dépeuplées, et les montagnes conservèrent seules quelques débris de la race indigène.

La Dacie ne devait pas rester long-temps abandonnée. Il importait à ses nouveaux maîtres de la doter promptement d’une colonisation capable à la fois de féconder et de défendre cette belle province, ouverte aux invasions des barbares. Aussi, par les ordres précis de Trajan, des colons furent-ils appelés de tout l’empire sur la rive gauche du Danube. Rome repeupla ces contrées après les avoir conquises, et des constructions gigantesques marquèrent immédiatement sur le sol l’empreinte non encore effacée de son génie. Les peuples Moldo-valaques sont les descendans des colons romains de la Dacie, et le nom de Roumains (Roumani) est encore aujourd’hui leur nom générique. Le nom de Valaques que l’Occident et la diplomatie leur donnent n’est pas autre chose que le mot de Vlasks ou de Welches par lequel les Slaves, leurs voisins, ont coutume de désigner les races latines en général et les Italiens en particulier.

Lorsque vinrent les grandes invasions des barbares, les colons de la Dacie furent refoulés, les uns dans les montagnes, qui gardèrent le nom de Dacie trajane, les autres sur la rive droite du Danube, où ils formèrent, sous le règne d’Aurélien, la Dacie aurélienne. Après le passage des Avares en Pannonie, au VIIe siècle, les plaines désertes retrouvèrent leur primitive population romaine, laquelle commença à se grouper en petits états qui sont devenus à la fin du XIIIe siècle la principauté de Valachie, et au milieu du XIVe celle de Moldavie. Quant aux colons de la Dacie aurélienne, ils restèrent campés de l’autre côté du Danube, s’allièrent aux Bulgares, avec lesquels ils fondèrent l’empire vlacho-bulgare, qui fut détruit par les Grecs, puis rétabli, et enfin renversé à tout jamais par les Turcs. Ces Vlasks, répandus depuis leur ruine dans la Thrace et la Macédoine, ont continué d’y vivre au milieu des Gréco-Slaves sous le nom de Kutzovlaques, de Morlaques et de Zinzares.

A partir du XIVe siècle, les Moldo-Valaques figurèrent activement dans l’histoire de l’Europe orientale sous le nom de Roumains, respecté en eux par les navigateurs génois ou vénitiens, et même par les papes, qui invoquaient pour les mieux flatter les grands souvenirs de la mère-patrie. Quoiqu’ils fussent détachés de l’église latine, ils devinrent de brillans champions de la chrétienté, au XVe siècle sous Mirce Ier et Étienne-le-Grand, au XVIe siècle sous Radu, au XVIIe sous Michel-le-Brave, qui combattaient aussi pour l’unité roumaine. Cependant ils finirent par succomber, et la patrie roumaine resta morcelée entre les Autrichiens et les Turcs, jusqu’à ce que la Russie, pour prix de ses perfides services, vînt en prendre aussi sa part. Les Moldaves et les Valaques reconnurent la suzeraineté du sultan. Sans doute, des capitulations, qui sont encore aujourd’hui les vraies bases du droit public des principautés, leur garantissaient un gouvernement libre et national, même dans cette condition de vassalité ; mais la Porte Ottomane empiéta sur ces conventions, au point de remplacer bientôt, par des princes de son choix, les princes indigènes, élus par la nation suivant l’immémorial usage. Les Grecs du quartier du Fanar à Constantinople, en un mot les Fanariotes qui avaient succédé aux Juifs et aux chrétiens convertis à l’islamisme dans les fonctions d’interprètes du divan pour ses relations avec les peuples vaincus ou avec l’Europe ; ces scribes si tristement célèbres, qui étaient arrivés ainsi à la richesse et à la toute-puissance, obtinrent la faveur suprême de gouverner pour les Turcs la Moldavie et la Valachie.

Les Fanariotes, après une tyrannie d’un siècle, se sont perdus par leurs propres excès ; toutefois le sort a voulu qu’au moment de les renverser, les Moldo-Valaques aient accepté ou subi le secours d’une puissance voisine dont l’ambition est bien connue, et qu’en s’affranchissant du système fanariote, ils n’aient pas su se défendre du protectorat russe, bien plus redoutable pour eux que la suzeraineté affaiblie de la Porte Ottomane. Heureusement, depuis l’exclusion des Fanariotes, il s’est manifesté dans la société valaque une tendance qui atténue singulièrement cette victoire de la Russie. Le sentiment national, qui avait été comprimé, mais non étouffé, en Moldo-Valachie, s’est réveillé avec vivacité, avec puissance. Pressés au nord par les Slaves russes et polonais, au midi par les Slaves illyriens de la Bulgarie et de la Servie, à l’ouest par les Slaves tchèques des pays slovaques et par les Magyares, les Moldo-Valaques ont puisé ; dans cette situation une vue nette et précise de leur individualité roumaine. Par une conséquence naturelle de leur origine et de leur civilisation latines, ils étaient d’ailleurs plus qu’aucune autre race de l’Europe orientale disposés à saisir vivement et à s’assimiler promptement les idées nouvelles qui triomphaient avec tant d’éclat dans l’Europe latine ; ils recevaient ainsi à cœur ouvert les encouragemens qui leur venaient de la France. Inspirés, comme les Magyares et les Illyriens, les Tchèques, les Polonais, les Hellènes, par le sentiment de la race, les Valaques se sont donc mis à chercher la civilisation dans le progrès logique et le perfectionnement de leur nationalité, et, non moins heureux que les patriotes illyriens, ils ont rencontré une sympathie vivifiante chez toutes les populations de leur sang divisées entre les trois empires de Turquie, de Russie et d’Autriche. Le mouvement roumain, c’est ce travail politique des savans et des écrivains de la Moldo-Valachie, de la Transylvanie, de la Bessarabie et de la Bucovine, pour la réunion des huit millions de Roumains qui ont survécu à dix-sept siècles de cruelles épreuves. Du point de vue du principe de la nationalité fondé sur l’idée de race, ce peuple mutilé ne forme dès à présent qu’un seul corps, et le vaste territoire qui le contient dans son unité s’appelle la Romanie, sinon dans la langue des traités, au moins dans celle du patriotisme.


I.

Sitôt que, venant de l’ouest, on a franchi la Theiss, on est dans cette Romanie idéale. J’allais de Pesth, à travers la Transylvanie, à Bucharest, la ville de la joie, capitf de la Valachie et foyer principal de l’activité roumaine[1]. J’avais ainsi à parcourir les montagnes où la race est restée le plus intacte et les plaines où elle a le plus souffert, et je devais y rencontrer à chaque pas ou d’anciennes villes ou des ruines romaines : ainsi, Gyula (Alba-Julia), Clausembourg (Clusium, Claudiopolis), Hatzeg (Ulpia-Trajana), Hermanstadt (Proetoria-Augusta), le passage et les débris de la Tour-Rouge (Turris Trajana), puis la voie Trajane, suspendue au flanc des rochers au-dessus de la rivière torrentielle de l’Olto (Aluta). En tournant un peu à droite du côté du Danube, j’arrivais à Turnu-Severinu (Turris Severi) dont je contemplais les ruines, avec celles du pont de pierre jeté par Trajan sur le Danube en cet endroit, l’un des plus beaux de la Valachie, après quoi je pénétrais par les riantes collines du banat de Craïova dans les plaines immenses au milieu desquelles la ville quasi-française de Bucharest attend le voyageur épuisé par les fatigues d’une route pénible, mais ravi par la beauté des sites et par celle des populations.

Cette beauté des sites ne se révèle toutefois qu’à quelque distance de Bucharest. On doit même avouer que l’entrée du pays roumain par la Hongrie septentrionale offre d’abord un aspect désolant. L’on se trouve tout d’un coup au milieu d’une de ces steppes incultes, désertes, uniformes, qui ne sont point entièrement rebelles à la culture, mais que la charrue délaisse volontiers pour un sol plus généreux non encore envahi tout entier par le travail. De loin en loin, des tertres dus à la main de l’homme et destinés sans doute à marquer des sépultures d’une époque reculée, quelques puits à bec de grue placés sur la route par l’hospitalité prévoyante, puis, au milieu de cette plaine et jusqu’au bout de l’horizon, un long ruban de terre grasse et noire qui indique le chemin battu, voilà toutes les traces humaines que vous découvrez durant une laborieuse journée de marche. Il vous tarde d’apercevoir les monts de la Transylvanie, qui vous apparaissent enfin au sortir de la ville moitié magyare et moitié valaque de Gross-Vardein, et alors vous jouissez de tout l’agrément du contraste, jusqu’à ce que vous retombiez des Carpathes dans les plaines mal cultivées qui entourent Bucharest. C’est dans les montagnes de la Transylvanie et du banat de Craïova que la population se présente avec la vraie physionomie de la nationalité roumaine.

Le paysan roumain, douloureusement opprimé par les Magyares et les Saxons en Transylvanie et par ses propres boyards en Moldo-Valachie, a conservé, sur son large front encadré de longs cheveux noirs et dans ses yeux caressans ornés d’épais sourcils, tous les signes d’une intelligence vive et prompte, pénétrante et mobile. L’indigence, au lieu de l’asservir aux tristes préoccupations du désespoir, a simplement aiguisé la verve railleuse par laquelle il sait se venger de ses souffrances. Son imagination vive, alerte, détachée des maux du présent, aime d’ailleurs à se reporter vers les temps d’autrefois, où elle plane à plaisir dans les régions du merveilleux. Le paysan roumain montre donc en lui la précieuse alliance de l’enthousiasme et de l’ironie. Enfin, grace à cette atmosphère orientale dans laquelle il a continué de vivre, il n’a point perdu cette gravité aimable et simple qui fut le partage des peuples anciens et qui n’appartient plus guère aujourd’hui qu’aux barbares.

C’était au cœur de l’hiver que je visitais la Moldo-Valachie, et, bien que la température fût des plus rigoureuses, les paysans, dans les villages ou au sein des villes, étaient généralement vêtus de toile, mais avec une élégance aussi ingénieuse que le permet cette misère. Les femmes portaient une longue chemise blanche avec un jupon bordé de rouge et de bleu, entièrement ouvert sur les côtés depuis la ceinture, la tête enveloppée dans une coiffe blanche qui flottait sur leurs épaules. La plupart marchaient pieds nus, les autres avec la sandale nouée autour de la jambe par-dessus une pièce de laine rouge, grise et noire. Les hommes avaient aussi la sandale ou les pieds nus, avec un large pantalon et une longue blouse de toile, en forme de tunique, serrée à la ceinture, et un vaste chapeau ou un bonnet de peau de mouton taillé en forme de casque. Enfin, les plus aisés se tenaient drapés dans des manteaux d’étoffe grossière, avec une fierté digne d’empereurs romains ou de mendians de Callot. Quelquefois des scènes affligeantes venaient assombrir le tableau. Ici, au sommet d’une montagne où soufflait un vent glacial, c’était un enfant nu qui demandait l’aumône. Ailleurs, et jusqu’aux portes de Bucharest, c’étaient des familles entières qui vivaient entassées, loin du jour, dans des cabanes souterraines. Puis, par une opposition qui se reproduit naturellement, tout à côté de cette misère, de joyeuses villas, de splendides et opulens monastères, bâtis sur le penchant des collines boisées, s’offraient à mes regards. Des traîneaux élégans ou des voitures de la forme la plus légère traversaient la route avec des attelages impétueux et des cochers de la dernière audace. De nobles boyards voyageaient, nonchalamment étendus sur des lits et des coussins moelleux, au fond de ces commodes équipages, suivis de leur batterie de cuisine, sûrs d’arriver avant la nuit à quelque maison amie où l’hospitalité les attendait, ou du moins d’improviser quelque bon repas sous le toit d’un paysan, si le hasard les condamnait à ce pis-aller.

Pour moi, qui étais entré dans les principautés sans précautions et sans appui, j’en étais réduit à la pitance des paysans valaques, et, pour toute hôtellerie, j’avais le soir leurs huttes informes. Je partageais donc avec eux le traditionnel gâteau de maïs, la mamaliga nationale, et leurs lits de planches mal jointes, recouverts quelquefois de paille et plus souvent d’une seule natte de jonc. J’étais cordialement fêté par mes hôtes, qui s’empressaient toujours d’être agréables à un Wlask de l’Occident, et, pour peu qu’il y eût là quelque Zingare muni de son violon, je pouvais compter sur des danses pittoresques et joyeuses. Dans les villages de la frontière occidentale et dans les petites villes de l’intérieur de la Moldo-Valachie, on trouve souvent, au fond de ces cabanes si chétives, de pauvres employés de la poste, qui, élevés à Bucharest, parlent convenablement le français, et alors on peut puiser à loisir aux sources mêmes des traditions populaires. Les légendes ne manquent pas elles sont en général patriotiques ou religieuses, et, dans les deux cas, il est rare qu’elles ne mêlent point les temps modernes avec les temps anciens, les héros du moyen-âge avec les héros romains, les dieux du paganisme avec ceux de l’olympe chrétien. Dans ces récits, où la gaieté entre toujours pour quelque chose, les saints s’humanisent, les saintes ne sont ni revêches ni mystiques, et Vénus, entourée des Ris et des Plaisirs, règne encore, à côté des apôtres et de la Vierge, dans le paradis des paysans roumains. Il est pourtant un personnage particulièrement cher à l’imagination des Roumains ; et qui leur apparaît toujours entouré de gloire et de puissance : c’est le vainqueur du roi Décébale, c’est Trajan lui-même. Ils ne retrouvent pas seulement sa trace glorieuse dans les ruines des monumens élevés par lui sur le territoire national, ils croient reconnaître aussi sa présence dans les grandes manifestations de la nature. La voie lactée, par exemple, c’est le chemin de Trajan ; l’orage, c’est Trajan qui gronde ou qui menace ; enfin, tout ce qui porte l’empreinte de la force et de la grandeur, c’est l’œuvre de Trajan, dont l’ombre paternelle n’a point cessé de veiller sur les destinées de la Romanie. Les patriotes valaques se plaisent à admirer dans cette croyance le culte naïf de la nationalité, et, dans l’ardeur de leur foi en une religion pareille, ils souhaiteraient volontiers, je pense, que l’on mît partout l’image du divus Trajanus à la place des saints de leur église, trop suspects de partialité pour les Russes.

Bucharest reproduit assez fidèlement les mœurs et la physionomie de toutes les populations valaques. Bien que la race n’y ait point ce degré de pure et franche beauté auquel elle atteint dans les sites agrestes de la Transylvanie et du banat de Craïova, on y peut en revanche observer les classes élevées de cette population sous un jour nouveau et plein d’attrait. Bucharest, avec ses maisons blanches et ses cent dix églises d’un style byzantin, ornées chacune de plusieurs clochers, s’étend, à perte de vue, dans une plaine sans fin du côté de l’est, et terminée au nord-ouest par les lointains glaciers des Carpathes. À peine a-t-on franchi les barrières, gardées par une police des plus minutieuses, que l’on se sent au milieu de l’agitation d’une grande ville, et que l’on y peut constater toutes les traces d’une civilisation qui commence et qui marche. À côté de quelques bouges repoussans, bâtis à moitié sous terre, et de huttes enfumées, inabordables, à côté de ces maisons disséminées comme en un grand village, de riches magasins et de somptueux hôtels s’élèvent chaque jour en se rapprochant, et ainsi, chaque jour, la capitale de la Valachie se dépouille de son caractère oriental pour prendre l’aspect des villes de l’Occident.

Aussi bien, de tous les points de la principauté, la noblesse afflue à Bucharest ; il est de bon ton d’y séjourner en hiver. La noblesse de Moldavie se porte de la même façon à Jassy, qui offre également beaucoup de ressources à l’oisiveté. Cependant les boyards moldaves ne dédaignent point de passer quelquefois la saison à Bucharest, qui est le vrai centre de la Romaine, et qui se pique de mériter son nom de ville de la joie. Ils viennent tranquillement s’abreuver aux ondes enchantées de la Dembovitza, dont, suivant un dicton populaire, l’on ne se rassasie jamais, et qui vous attache à ses rives par le plaisir d’y puiser toujours[2]. L’hiver rassemble à Bucharest tous les hommes lettrés ou aisés de la Valachie ; mais, au printemps, ils se hâtent de retourner vers leurs villas dans les montagnes, à moins qu’ils ne préfèrent remonter d’un trait le Danube, pour aller chercher de nouveaux amusemens à Vienne, ou, si quelque patriotisme les guide, pour venir étudier les peuples latins, les frères aînés des Valaques, l’Italie par exemple, « où la colonne trajane, comme le dit le poète roumain Assaki, représente l’Ister pliant sous le joug romain, et où les tombeaux des ancêtres parlent encore de courage et de vertu. » La jeunesse tient à honneur de suivre ces salutaires inclinations de l’esprit roumain. Après avoir parcouru la France en explorateurs sympathiques, les Moldo-Valaques accomplissent donc leur pèlerinage à Rome, d’où ils ne sortent point sans emporter avec eux l’image de l’airain vénéré sur lequel est inscrit l’acte de naissance de la nation roumaine.

Il est peu de boyards qui ne fassent aujourd’hui le voyage de France et d’Italie. Aussi, sauf l’usage oriental d’offrir les pipes, les confitures et les sorbets à tout visiteur, les salons de Bucharest ne diffèrent-ils en rien des nôtres. Nos journaux et nos livres sont déployés et ouverts sur les tables ; si l’on ne chante point quelque morceau de nos opéras, on lit à haute voix nos vaudevilles à la veillée ; on y discute notre politique avec passion ; l’on y sait par cœur nos hommes d’état, qui se gardent bien de payer de retour. Enfin nous y sommes reçus, si obscurs que nous soyons, avec un empressement fraternel, et aussitôt nous avons lieu de nous y sentir comme en famille. On a peu le loisir ou l’occasion de se rappeler qu’à Bucharest l’on est dans un pays vassal de la Porte Ottomane. A la vérité, rien n’y marque son pouvoir ; il n’y a là ni croissant, ni minarets, ni trace aucune d’un Turc, et un drapeau à trois couleurs, qui porte dans ses plis l’aigle romaine avec la croix dans son bec, flotte seul à la tête des bataillons d’une milice disciplinée à l’européenne.

Il y a seulement un demi-siècle, ce pays qui prend aujourd’hui si promptement tous les dehors de notre civilisation, soumis encore à la dangereuse influence des Fanariotes, gémissait dans les liens d’une civilisation toute byzantine. Tandis que le peuple souffrait d’exactions odieuses, les boyards, enveloppés dans leurs longues robes asiatiques qui convenaient à leurs goûts de satrapes, entourés d’esclaves zingares, donnaient à l’Europe le spectacle de chrétiens enchaînés aux mœurs dissolues du Bas-Empire et de l’ancien Orient. Bucharest, composé de grands villages réunis, au milieu desquels s’élevaient quelques hôtels de belle apparence, n’était qu’une ville orientale inférieure peut-être aux grandes villes de la Turquie slave. Enfin, les paysans de la plaine habitaient presque généralement dans des huttes souterraines. Par quelle heureuse révolution la face du pays s’est-elle ainsi transformée en si peu de temps ? Comment les cultivateurs sont-ils sortis du sein de la terre ? comment les boyards se sont-ils arrachés à leur oisiveté énervante ? comment ont-ils dépouillé ces vêtemens de femmes qui les distinguaient de la société européenne ? comment des hommes tombés au-dessous des Grecs du Bas-Empire sont-ils redevenus si lestement d’excellens patriotes roumains, tout appliqués à nous ressembler par le dehors et par le dedans ? C’est l’effet de cette vive ardeur que l’excès de l’oppression, d’abord gréco-turque et depuis gréco-russe, a réveillée en eux et de ces aptitudes variées que les races latines ont toujours mises avec plus ou moins de constance au service de toutes les causes. Le sol de ce pays, cet excellent fonds roumain, était disposé tout exprès, en quelque sorte, pour recevoir et pour féconder cette plante d’importation étrangère que l’on appelle la civilisation latine. Aussi va-t-elle grandi, non point comme sur le sol slave en Russie et en Pologne, sans pousser de racines et tout étiolée, mais par une croissance naturelle et un développement rapide qui indiquent assez combien elle se sent à l’aise sous ce climat fait pour elle. Si donc un sentiment de justice ne nous permet d’être indifférens ni aux malheurs de la Moldo-Valachie, plus profonds que ceux de la Grèce et de la Pologne, ni à sa renaissance morale et politique, si heureusement commencée, nous devons aussi nous sentir portés vers cette nationalité roumaine par une sorte d’intérêt de famille, en songeant qu’elle s’est conservée et qu’elle revit à présent par le génie des peuples latins et par la vertu féconde de nos croyances et de nos mœurs.

Telle était du moins la pensée avec laquelle j’abordais l’étude du roumanisme, après avoir constaté jusqu’à quel point paysans et nobles sont fiers de leur parenté et ont conservé le droit de s’en vanter devant l’Europe.


II.

Bien que les Roumains aient emprunté à l’Orient l’art de ne point dire plus qu’ils ne veulent, ils sont expansifs et diserts. Ils savent se passionner à propos en parlant de leur pays, et ils ont tant à cœur de n’être point confondus avec les populations très simples, mais très peu éclairées, de la Turquie slave, qu’ils ne négligent aucune des ressources de leur esprit pour se faire connaître avec avantage. J’écoutais avec curiosité et surprise ces narrations vives et complaisantes dans lesquelles de vieux patriotes du temps des princes grecs, des orateurs de l’assemblée nationale et de jeunes publicistes m’exposaient les vicissitudes de la Romanie. Leur langage n’annonçait point la simplicité forte et confiante des Illyriens, ni l’enthousiasme bruyant et triste des Magyares. C’était une parole limpide et pénétrante, qui révélait une très forte préoccupation d’intéresser et de plaire. Ils ne cherchent point à justifier les choses d’autrefois ; mais, joyeux de voir avec quelle ardeur la génération d’à présent travaille à réparer les maux du passé, les vieillards eux-mêmes aiment à dire : Nos fils vaudront mieux que nous !

J’écoutais également l’autre parti, que l’on persiste à nommer fanariote, même depuis la ruine du Fanar primitif, et qui se compose de quelques Valaques mêlés à un grand nombre de Grecs et inspirés par eux[3]. J’admirais malgré moi ces intelligences lucides et souples, raisonneuses et sophistiques, habiles à feindre l’enthousiasme au point de le communiquer pour mieux faire qu’on se livre, et capables, au besoin, de vous entourer de toutes les séductions du plaisir et des arts afin d’ouvrir la voie aux ruses de leur éloquence. Oui, j’admirais dans les Fanariotes les héritiers bien reconnaissables de ces Byzantins qui, même dans leur décadence, portèrent jusqu’aux dernières limites les raffinemens de l’esprit ; mais l’histoire et la situation présente de la Moldo-Valachie me rappelaient aussi qu’après tout, ces dons merveilleux ne sont que la plus haute expression de la science du mal mise au service des ennemis de la race roumaine. Qu’est-ce en effet que le mouvement politique, intellectuel et moral de la Moldo-Valachie depuis deux siècles, sinon la lutte constante de la nationalité roumaine contre l’influence oppressive et corruptrice des Grecs, naguère travaillant pour le compte du Fanar, et, à l’heure qu’il est, de compte à demi avec le panslavisme russe ?

Jamais la race turque ni l’esprit musulman ne se sont trouvés vraiment aux prises avec la langue et les institutions roumaines. La brutalité et l’ignorance des anciens sultans ont pu détruire l’indépendance du pays, elles ont pu le livrer au bon plaisir des Fanariotes, y souffrir les empiétemens des Russes ; mais les coups ont été portés directement par la main des Grecs. C’est la langue, ce sont les mœurs des Grecs qui ont failli étouffer la langue et les mœurs roumaines, et aujourd’hui que les sultans plus éclairés sont aussi plus respectueux pour le droit des principautés, la querelle est beaucoup moins que jamais entre les Moldo-Valaques et les Turcs, et tout autant qu’à aucune époque entre la race roumaine et les Fanariotes flanqués des Russes. Il importe, pour l’intelligence des origines et des progrès du mouvement roumain, d’indiquer les causes de cette animosité séculaire.

Les Grecs rayas de l’empire ottoman avaient porté leurs regards sur la Moldo-Valachie avant que les scribes fanariotes, devenus princes ou hospodars, y eussent conduit une foule d’aventuriers de leur nation liés à leur fortune. Dès le XVe siècle, sous prétexte de commerce, beaucoup de ces chrétiens de Constantinople s’étaient fixés dans les pays roumains et s’étaient peu à peu glissés dans les emplois publics, dont ils avaient bientôt abusé. La susceptibilité roumaine avertie songea dès-lors à leur en fermer l’entrée par des lois expresses ; mais rusés, patiens, infatigables, les Grecs s’appliquèrent à miner sourdement cet obstacle fâcheux pour leurs calculs, et, avant réussi sous le gouvernement d’un prince qu’ils avaient su se rendre favorable, ils mirent l’administration : et le pays au pillage. De là des conspirations nationales contre le prince et les Grecs ses affidés. La première n’aboutit qu’à la mort des jeunes patriotes, qui l’avaient conçue peut-être avec trop de légèreté. La seconde, qui avait pour objet de venger ces victimes, ces martyrs vénérés, en même temps que de délivrer le pays, entraîna le peuple entier et le poussa à un massacre des Grecs. Ceux-ci n’étaient point gens à se rebuter pour de tels échecs ; ils revinrent peu à peu par des chemins de traverse, puis furent de nouveau culbutés et chassés en masse, mais sans désespérer encore d’un succès, qu’ils emportèrent d’assaut au commencement du XVIIIe siècle, par l’élévation du Fanariote Nicolas Mavrocordato à l’hospodarat successif de Moldavie et de Valachie. Les Grecs exercèrent les plus terribles représailles ; ils firent tomber toutes les têtes qui leur portaient ombrage ; ils se livrèrent à toutes les exactions, dilapidèrent la fortune publique, ruinèrent les particuliers, proscrivirent la langue roumaine avec tous les souvenirs de la nationalité et renouvelèrent sur un petit théâtre les bacchanales politiques des plus mauvais jours de l’empire romain. Cette persécution inouie, inénarrable, dans laquelle le poison joua son rôle comme le glaive, recommença sous chacun des princes du Fanar en Moldavie et en Valachie. La pensée que ce pays était une proie offerte au Fanar finit par se populariser parmi les Grecs de Constantinople. Un établissement en Moldo-Valachie devint le but de quiconque avait envie de faire fortune. Les enfans quittaient de bonne heure la famille, pourvus de quelque industrie de hasard à l’aide de laquelle ils s’introduisaient avantageusement dans les principautés et pouvaient y briguer d’honnêtes fonctions dont le prince n’était point avare. Une nation étrangère se substituait ainsi à la nation roumaine, ou plutôt les Roumains étaient devenus étrangers dans leur propre patrie[4].

Cependant ceux des Moldo-Valaques qui n’avaient point perdu le courage ou l’énergie et qui n’avaient point déserté la langue nationale pour la langue grecque, l’intérêt du pays pour l’intérêt des Fanariotes, ne cessaient de protester par leurs larmes, leurs gémissemens et leurs actes. Quant aux Turcs, si imprudemment endormis alors sur leurs triomphes passés, ils s’obstinaient à fermer les yeux. Pour détruire la puissance que les Grecs s’étaient assume, il fallait que le peuple roumain retrouvât quelques-uns de ses élans d’autrefois, et se levât en masse contre ses oppresseurs, sans effrayer toutefois les Turcs, ces maîtres insoucians et mal renseignés, qui n’étaient coupables que d’aveuglement et d’indifférence. C’est ce qui eut lieu en 1821 dans des circonstances presque solennelles, qui, en mettant les Roumains aux prises avec les Fanariotes et avec tous les Grecs, sur le terrain le plus élevé, montrent sous son vrai jour le caractère de leur animosité sanglante.

Au moment où les Moldo-Valaques, sous la conduite d’un chef résolu, Théodore Vladimiresco, se déclaraient en état de révolution flagrante, et prétendaient substituer des princes nationaux aux princes fanariotes, le président des hétairistes, Alexandre Ypsilanti, s’élançant de la Russie méridionale vers la Grèce, était entré sur le territoire des principautés et appelait les Moldo-Valaques à la guerre de l’indépendance au nom de l’intérêt chrétien et hellénique. Bien que la cause des Hellènes du Péloponèse ne fût point liée à celle du Fanar, dont ils n’avaient guère éprouvé jusqu’alors que des vexations, bien que la condition de l’Hellade pût paraître assez semblable à celle de la Romanie, qu’arriva-t-il cependant ? C’est que Vladimiresco et les Moldo-Valaques refusèrent de s’associer aux projets d’Ypsilanti et des Grecs ; c’est qu’ils aimèrent mieux rester les vassaux des Turcs que de courir la chance d’un affranchissement en commun avec les Grecs. Vladimiresco promit de livrer passage aux compagnons d’Ypsilanti, impatiens de pénétrer dans la Turquie slave, en les engageant à compter encore sur l’hospitalité roumaine en cas d’échecs ; mais il déclara qu’il ne voulait, pour sa part, qu’exercer sur les Turcs une pression morale et chasser à tout jamais les Fanariotes des principautés. On sait que les hétairistes furent battus par les troupes ottomanes, qui apportaient aux Valaques des paroles consolantes et qui leur devaient, en effet, de la reconnaissance autant que de la justice. Toutefois, avant que cette crise arrivât à son terme, elle avait été marquée par un incident sinistre. Vladimiresco, pris dans un piége sous prétexte de conférences et de négociations, avait été assassiné, coupé en morceaux, jeté à la voirie par la propre main des deux aides-de-camp et du secrétaire d’Ypsilanti. Ainsi le premier objet que le roumanisme moderne ait vu en naissant, c’est le cadavre en lambeaux du meilleur des patriotes immolé à la vengeance des Grecs. La pensée nationale était donc entraînée par la déplorable fatalité des événemens et par des crimes nouveaux à une lutte sans merci contre l’influence grecque, que les Turcs, mieux instruits et mieux inspirés, étaient enfin décidés à lui sacrifier entièrement.

Avant de suivre le roumanisme dans ses diverses évolutions, il est urgent de remarquer combien la tentative de Vladimiresco tirait de force du développement scientifique et littéraire qui, du fond de la méditative et studieuse Transylvanie, s’était propagé dans les principautés du Danube, et avait préparé la rénovation politique et sociale du pays par le réveil des lettres. La Transylvanie, qui est le théâtre d’une affreuse indigence, n’en est pas moins l’un des pays les plus éclairés de l’Orient. Luther et tous les novateurs y trouvèrent des disciples, Louis XIV des alliés, Voltaire et Rousseau des admirateurs intelligens. L’histoire de la nationalité roumaine n’y avait jamais été oubliée entièrement. A une époque où les Moldo-Valaques, immobilisés dans leur pensée religieuse et isolés par le schisme oriental, se contentaient encore de posséder les Écritures en langue roumaine, les Welches de la Transylvanie, caressés par le luthéranisme, qui exaltait l’usage de la langue vulgaire dans l’église et dans l’enseignement clérical, avaient des prédicateurs et des écoles qui, tout en restant fidèles à leur foi, se ressentaient du mouvement religieux avec lequel ils étaient en contact. Lorsque la langue roumaine, après avoir échappé à la domination du slavon, qui est le latin de l’église d’Orient, fut étouffée par les écoles grecques élevées à Bucharest et à Jassy, et par tout l’ensemble du système fanariote, les Valaques transylvains sentirent que le dépôt de la langue nationale était tout entier en leurs mains, et que, s’ils l’abandonnaient au peuple des campagnes, cette langue dépérirait ou resterait du moins inculte. Ils l’entourèrent donc d’une vénération profonde sans que les Magyares songeassent à les en empêcher, et sans essayer de s’en faire une arme contre les Magyares, qui étaient des maîtres peu commodes, mais qui n’avaient point encore inventé le magyarisme. Il y eut çà et là d’humbles travaux de grammaire et d’histoire. Un événement tragique vint toutefois secouer les imaginations et les entraîner pour un instant dans des voies plus larges. Le sentiment public, aiguillonné par la faim, avait retrouvé une subite puissance qui arma les populations, et se personnifia dans un paysan du nom de Hora. Sa pensée était nationale sous une forme qui semblait seulement sociale. Hora voulait l’extermination des seigneurs, parce qu’ils étaient Magyares en même temps que seigneurs, et il n’aspirait pas à moins qu’à recommencer l’œuvre d’unité si vainement tentée par tous les grands princes de l’ancienne Moldo-Valachie. Après avoir frappé les Magyares de la Transylvanie et de la Hongrie orientale, il réservait des coups terribles pour les Fanariotes des deux principautés du Danube. Hora avait pris le titre d’empereur de la Dacie. A la suite d’exploits hardis qui révélaient en lui plus qu’un aventurier, il fut battu par les impériaux, et expia son audace trop hâtive par l’horrible supplice de la roue. Cette idée de relever et de réunir toute la nation roumaine dans le territoire de l’ancienne Dacie ne fut point perdue ; quoique désarmée et suppliciée dans la personne de Hora, cette nation se transformait pour continuer pacifiquement et ardemment les humbles études de grammaire et d’histoire dans lesquelles revivaient encore la langue et les traditions roumaines.

La poésie elle-même, émue profondément par ce coup de foudre qui venait d’éclater sur la Transylvanie, sortit bientôt du cœur du peuple où elle se tenait cachée par humilité, et, sous le voile de la fable ou à visage découvert, elle parla au pays de l’avenir comme l’histoire lui parlait du passé[5]. Ce mouvement littéraire, qui appartient aux premières années de ce siècle, est bien distinct de celui qui est né vers 1837 sur le même terrain, lorsque les Roumains y furent menacés et traqués par les Magyares. Tandis que celui-ci a été principalement défensif et politique et s’est tenu renfermé presque exclusivement dans la lutte des races de la Hongrie, celui-là, principalement littéraire, s’est accompli en vue de la Romanie et de l’unité roumaine. C’était un patriotique appel aux écrivains de la Moldo-Valachie, silencieux sous la terreur du joug fanariote, peu hardis à se vanter de leur nationalité et entourés de périls s’ils la servaient[6]. L’appel fut entendu, et les Moldo-Valaques, chez qui l’idiome roumain avait perdu tout droit politique au profit du grec, devenu langue officielle, eurent la satisfaction, sinon de changer complètement un état de choses si blessant pour leur fierté nationale, au moins de diminuer l’autorité du grec dans les relations privées et de rendre au roumain avec éclat une influence politique. Les deux principautés écoutèrent avec surprise et avec tressaillement ces accens nouveaux qui répondaient au secret langage de leur cœur et qui flattaient singulièrement leur désespoir, arrivé à son terme. Ce mouvement littéraire affluait, pour ainsi parler, dans le mouvement politique qui poussait Théodore Vladimiresco à la révolte ; le ruisseau venait grossir le fleuve, et ce grand courant d’opinion, dont la source remontait à l’invasion des Turcs et des Grecs en Moldo-Valachie, allait enfin déborder sur cette terre encombrée, vider les écuries d’Augias en entraînant les Grecs, et déblayer le sol généreux de la Romanie.

On était arrivé en 1821. La Porte Ottomane accorda un hatti-schérif qui consacrait en partie cet heureux événement « en considération de l’ingratitude des Grecs et de la fidélité des Valaques. » Grégoire Gicka fut nommé hospodar en Valachie et Jean Stourdza en Moldavie. La Romanie se voyait ainsi replacée sous l’administration d’un pouvoir national. Ce pouvoir n’était pas encore électif comme aux temps de l’indépendance et n’amenait pas à sa suite la vieille constitution roumaine ; mais on devait songer bientôt à élargir cette étroite base du nouvel ordre de choses dans les proportions de l’ambition nationale, qui était redevenue très vaste. Il existait pour le moment un intérêt dont la satisfaction semblait à chacun beaucoup plus urgente qu’un changement de constitution. Il s’agissait d’expulser tous les Grecs à la suite de leurs princes, et de leur enlever tout pied à terre, tout droit de séjour par où ils pourraient se réintroduire frauduleusement dans les principautés. Les monastères grecs du mont Athos et du saint-sépulcre possédaient précisément, en Moldavie et en Valachie, des fondations pieuses d’où ils tiraient d’immenses revenus, fruit douloureux du travail des esclaves zingares et des paysans roumains. Or, ces opulens foyers des vertus inutiles et des vices dégradans, ces enclaves qui aspiraient une partie de la richesse publique et privée pour la rendre aux moines de l’Hellade ou de la Palestine, étaient aussi des sortes de forteresses dans lesquelles le système du Fanar avait un refuge assuré, et d’où il pouvait encore agiter et gouverner par ses intrigues l’église roumaine. Toutes les fois que la colère des Roumains était tombée sur les Grecs depuis les commencemens de leur querelle antique, les abbés ou igoumènes grecs avaient été chassés. L’opinion publique victorieuse demandait avec une ardeur nouvelle que l’église moldo-valaque rejetât définitivement de son sein ces ennemis nés de la nationalité roumaine et que ces monastères, cessant d’être des succursales du Fanar, fussent à jamais replacés sur le pied des monastères nationaux. Les Grecs durent donc disparaître de nouveau de toute la surface des principautés, et le roumanisme, du moins pour quelque temps, n’eut plus d’ennemis à son foyer.

Quoique les ressources des deux princes fussent limitées par l’épuisement des populations et par l’étendue des maux du pays, bien qu’ils ne pussent s’affranchir entièrement des traditions fanariotes qui avaient envahi les lois et l’administration, ils restèrent néanmoins fidèles à la pensée nationale et fient ce qui était possible, au milieu de tant d’obstacles, pour préparer une réforme générale de la constitution. La société roumaine sortait comme d’un naufrage en chantant les Plaintes de la Romanie, et principalement la partie de ce poème dans laquelle les Fanariotes sont poursuivis d’imprécations énergiques[7]. Elle faisait un accueil non moins chaleureux à la Sanglante Tragédie dans laquelle e le entendait de la bouche d’un témoin oculaire[8] le récit passionné de l’insurrection de la Moldo-Valachie. Enfin, les hommes qui se sentaient quelque vocation pour les affaires publiques se réunissaient, se pressaient les uns contre les autres en s’encourageant par la certitude que « peu d’hommes de bien rassemblés font plus qu’on ne croit[9]. »

Hélas ! quelques-unes seulement de leurs espérances devaient se réaliser, car en raisonnant sur l’avenir, qui s’annonçait avec des couleurs si séduisantes, les Moldo-Valaques comptaient sans un ennemi nouveau, bien autrement redoutable que les Fanariotes et les Turcs. Depuis le traité fameux de Caïnardji (1774), développé par ceux d’Iassy (1791) et de Bucharest (1812), la Russie s’était arrogé le droit d’intervenir officieusement près de la Porte Ottomane en faveur des Moldo-Valaques, ses coreligionnaires. Enfin elle s’était introduite dans la place, en établissant à Bucharest deux consulats qui, sous air de surveiller, dans l’intérêt roumain, l’administration des Fanariotes, travaillaient, de concert avec les Fanariotes, à constituer un parti russe que l’on voulait un jour déchaîner contre l’empire ottoman. Ce calcul se trouvait trompé par la politique nouvelle du divan, et si bien que le parti national, après avoir, dans l’excès de la souffrance, écouté quelquefois les suggestions de la Russie, était redevenu favorable aux Turcs. C’en était donc fait de la diplomatie russe comme des Fanariotes en Moldo-Valachie, s’il ne se fût conclu entre eux une sorte de mariage d’inclination et d’intérêt par lequel la Russie promettait aux Grecs de leur rouvrir les principautés, à la condition qu’ils y travailleraient pour elle.

Une succession d’événemens qui semblaient combinés par la fatalité vint seconder cette funeste pensée des Russes. Certain de retrouver tous ses avantages s’il amenait le sultan sur le terrain diplomatique, le czar protesta d’abord, par dévouement pour ses coreligionnaires, contre la nomination des hospodars, qui, au lieu d’être directe, eût dû être élective. Sous prétexte d’expliquer les traités précédens, il obtint ensuite la convention d’Akerman (1826), par laquelle il reprit son droit d’intervention officieuse dans les relations diplomatiques des Moldo-Valaques. Puis vint cette guerre dont l’heure fut si savamment choisie, cette guerre de 1828, entreprise au moment même où l’empire turc était encore tout saignant de la perte de la Grèce, et où les réformes de Mahmoud n’avaient encore opéré que par de douloureuses amputations dans ce grand corps malade. Des essaims de barbares, qui comptaient aller s’abattre sur Constantinople, tombèrent sur la Moldo-Valachie désarmée, dévastèrent les campagnes, vainquirent la Turquie sans toutefois la détruire, lui arrachèrent le traité d’Andrinople (1829) et une large contribution de guerre dont les principautés restaient le gage, et dont on espérait sans doute qu’elles seraient le prix ; mais la Turquie paya, et les Russes furent bien forcés de replier leurs tentes, puis de repasser le Pruth.

Ce fut seulement en 1834 que la Moldo-Valachie sortit de cette crise et put compter ses blessures. Sa législation, qu’elle espérait réformer d’après les primitives institutions roumaines, avait été transformée d’autorité par le général russe Kisselef, de concert avec une assemblée nationale réunie par pure formalité. Au lieu de rien emprunter aux temps héroïques où la Romanie se gouvernait par elle-même, suivant des lois conformes à son génie, la constitution nouvelle n’était que le fruit incontestable de l’esprit fanariote. On avait affecté de prendre les institutions fondées en Moldo-Valachie par les Mavrocordato pour celles qui remontaient aux origines des principautés. C’est ainsi que le règlement proposé par la Russie, voté par l’assemblée, créait une aristocratie privilégiée là où il n’avait jamais existé que des fonctions publiques conférant des titres non héréditaires. Mais le plus grand de tous les maux pour les Roumains était dans la subordination où une assemblée, nationale seulement à demi ; allait se trouver à l’égard d’un prince électif dont l’élection et la destitution étaient elles-mêmes subordonnées à l’accord du czar et du sultan. Le plus grand mal était dans la limite fixée aux pouvoirs de cette assemblée et de ce prince, qui n’avaient le droit d’apporter aucune modification à la loi fondamentale ou à l’assiette de l’impôt, sans le consentement des deux cours. Ainsi, en effet, la Moldo-Valachie, qui semblait avoir retrouvé la vie comme race distincte, perdait cette souveraineté partielle que le droit des gens laisse aux peuples vassaux et que la Porte Ottomane lui avait reconnue dans les vieilles capitulations. D’ailleurs, la Russie avait, durant l’occupation, rappelé de l’exil où ils languissaient les mortels ennemis des Roumains, les Grecs de Constantinople ; elle avait rétabli sur l’ancien pied les monastères grecs, qui rendaient aux Fanariotes un de leurs principaux instrumens. Le Fanar, abhorré des Moldo-Valaques et des Turcs, qui n’en voulaient plus à Constantinople, s’était donc relevé sur le sol roumain par le bienfait de la Russie, et les Fanariotes, engagés par la reconnaissance, allaient offrir un centre aux intrigues étrangères et à une sorte de parti gréco-russe. Enfin, comme couronnement de ces longues et obscures manœuvres, la Russie, abusant jusqu’à l’excès du droit de la force, avait pris sur elle, en évacuant les principautés, de désigner, sans le concours des Roumains ni de la Porte Ottomane, les deux premiers princes qui allaient inaugurer l’ère nouvelle.

Le roumanisme, frappé ainsi à coups redoublés de 1828 à 1834, souffrait et gémissait. Cependant ses plaintes étaient viriles, et les Moldo-Valaques affectaient de croire que ses revers seraient passagers. Le roumanisme ne comptait autour de lui qu’un petit nombre de grands noms et de caractères résolus aux sacrifices ; mais ces hommes dévoués ne reculaient point devant le danger de donner à leurs ennemis des preuves, et à leurs concitoyens des exemples de patriotisme. Membres de l’assemblée dite nationale que la Russie avait consultée sur l’organisation du pays, ils avaient d’abord parlé avec indépendance, et ils avaient ensuite refusé leur signature à cette constitution dérisoire. Ils s’appelaient Campiniano, Balatchiano, Buzoiano. Ils n’étaient que trois dans l’assemblée, mais ils représentaient les instincts et la pensée de la nation entière, et ils trouvaient un écho si naturel et si fort dans le cœur de la jeunesse lettrée, que, dans un élan d’enthousiasme auquel se mêlait quelque enjouement, un poète proposait de les canoniser tous trois[10].

Michel Stourdza avait obtenu l’hospodarat de Moldavie, Alexandre Ghika celui de Valachie. Autour d’eux, les Fanariotes s’agitaient à la recherche des fonctions publiques. Pour combattre une civilisation naissante et les élans d’un patriotisme rajeuni, ils n’avaient songé d’abord qu’à remettre en vigueur le vieux système à l’aide duquel leurs aïeux avaient un instant réussi à étouffer la vie nationale chez les peuples roumains ; mais la tâche était plus difficile qu’ils ne se l’étaient imaginé. Michel Stourdza, que l’on ne saurait, sans excès de complaisance, appeler patriote, était du moins doué de mille ressources ingénieuses puisées dans son caractère et merveilleusement perfectionnées au contact, en ce point fort instructif, des Grecs et des Russes. Il avait en outre le sentiment de sa supériorité politique et l’intention de prendre son pouvoir au sérieux. Lors donc qu’il eut reconnu que les Fanariotes aspiraient à le dominer, il comprit fort à propos qu’il aurait besoin de s’appuyer quelquefois sur le parti national. Sans entrer en lutte ouverte avec le Fanar et la Russie et sans se déclarer précisément pour le roumanisme et le parti national, le prince Stourdza, quoique retenu dans les voies souterraines de la ruse par sa volonté tortueuse, sut toutefois porter ainsi de rudes coups aux grandes familles fanariotes. Il osa même, à plusieurs reprises, faire appel aux souvenirs de la race roumaine et des anciens héros des Moldaves. Le pays ne croyait guère à la sincérité de ces belles paroles, mais l’orgueil national ne lui permettait pas de les écouter avec indifférence. Enfin, s’il eût été difficile de citer de grandes preuves du dévouement de l’hospodar à la nationalité, on lui savait gré pourtant de tout le mal qu’il ne faisait pas, et bien qu’on lui reprochât d’impitoyables déprédations, on l’acceptait du moins comme le meilleur des princes qui eussent pu venir de la main de la Russie. La diplomatie russe s’était donc trompée à demi en Moldavie.

Le prince Ghika n’était point un ennemi des patriotes : il n’avait ni les vices ni les instincts cupides du prince moldave ; mais, en Valachie, les difficultés du gouvernement étaient plus grandes ; les Fanariotes, moins riches et moins arrogans, y étaient plus rusés, et, sans aucun doute, le parti national y était beaucoup plus remuant, plus nombreux, plus hardi et de tout point plus exigeant. A la vue des tiraillemens auxquels il se trouva bientôt en butte, le prince conçut d’abord la pensée de gouverner par lui-même, indépendamment de toute influence. N’ayant pu y réussir, et s’étant pris d’une susceptibilité très honnête, quoique imprudente et funeste dans ses conséquences, il ne songea qu’à étendre ses prérogatives et visa directement à la dictature. Les Fanariotes le forcèrent à accepter leur aide, dont il se défiait. Le parti national, de son côté, s’irrita jusqu’à menacer ouvertement un pouvoir à peine assis, et alors commença une lutte délicate, savante, énergique, où toutes les passions, petites et grandes, jouèrent leur rôle, où l’intrigue fut de mise comme le courage et où l’ambition égoïste mêla plus d’une fois ses calculs aux vœux du patriotisme. M. Campiniano, le frère de celui-là même qui avait protesté contre la constitution imposée par la Russie, marchait à la tête des désintéressés, c’est-à-dire de ceux qui poursuivaient le développement de l’idée roumaine à travers toutes les questions de personnes et toutes les oscillations des événemens. Les autres, excités par l’appât d’un règne nouveau qu’ils se promettaient d’amener, suivaient pêle-mêle à la curée du pouvoir MM. Villara, George Bibesco, Styrbey, son frère, et le vieux Philippesco. On aurait pu donner à ceux-ci le nom de parti des diplomates, ou tout autre moins favorable ; on les baptisa de celui de vieux Valaques, parce que, sans cesser de se dire patriotes, ils avaient tenu, sans doute pour mieux plaire à la Russie, à se montrer dépourvus de générosité et de libéralisme. Quant aux désintéressés, à ceux qui sont vraiment le parti national et roumain, ils prirent la qualification de jeunes Valaques, parce qu’ils croyaient sentir en eux les vertus chaleureuses qui créent ’et donnent la vie. Ainsi, tandis que les uns se bornaient à critiquer l’administration de Ghika en s’aidant seulement de quelques intrigues adroitement et perfidement conduites, les autres combattaient aussi le prince dans l’assemblée et au dehors, mais partout au grand jour de la publicité. Campiniano, outre ses actes de député, rendait des services éminens au roumanisme par les encouragemens qu’il accordait à la littérature nationale, véhicule triomphant de la pensée roumaine. Il lui fondait un asile tutélaire en établissant la société philharmonique, qu’il transforma plus tard en un théâtre national, où d’abord des amateurs et ensuite des artistes de profession devaient représenter des comédies et des drames nationaux et aussi des traductions de Voltaire et d’Alfieri ou d’écrivains plus modernes.

Les poètes et les savans moldaves, bessarabes ou transylvains, prêtaient leur concours à Campiniano[11]. A la vérité, sur tous les points où se développait ainsi le mouvement roumain, la censure était là pour le rappeler à la modération et à la réserve ; mais, sans en sortir, il possédait encore les moyens de pénétrer jusqu’aux entrailles du pays. S’il était interdit à la poésie de prendre au vif les choses contemporaines, elle pouvait tout à son aise disposer du passé pour l’instruction du présent ; elle pouvait s’entretenir de patriotisme avec ces morts glorieux du moyen-âge que le peuple roumain connaît à peu près tous par leurs noms, et dont le langage imité ou les actes racontés réchauffaient son imagination. La littérature roumaine savait d’ailleurs emprunter le langage de l’apologue et de la légende. Elle se révélait aux paysans par des chansons et des fables qu’on se transmettait de vive voix, ainsi que les anciens poèmes, par les procédés ordinaires de la tradition orale.

Cependant le prince de Valachie restait attaché à sa pensée première de gouverner seul et par lui-même, et il crut avoir réussi à se débarrasser de ce contrôle et de ce concours qui le gênaient, en faisant dissoudre l’assemblée par les hautes cours à propos d’un incident où la suzeraineté et le protectorat étaient en cause et se voyaient contester leurs prétentions à la sanction des lois. Le patriotisme des jeunes Valaques n’en devint que plus inquiet et plus ardent, et les vieux Valaques redoublèrent d’activité et de finesse diplomatiques. Ils avaient deux visages : l’un, tourné du côté du pays, souriait avec affabilité au roumanisme qui se laissait séduire ; l’autre, tourné du côté des Russes, portait l’empreinte d’un respect profond et d’une soumission parfaite qui produisaient leur effet. Vainement quelques hommes impartiaux, qui avaient démêlé les intentions suspectes des vieux Valaques et qui voyaient dans la stabilité du pouvoir un intérêt de premier ordre, essayaient-ils de ramener le pays vers le prince en ramenant le prince vers le pays[12]. Ils rencontraient trop de difficultés accumulées sur un terrain sillonné de mines et de contre-mines. Une crise était devenue inévitable ; elle éclata, et ce fut aux dépens de l’infortuné prince Ghika. La Turquie et la Russie consentirent à sa destitution, et M. George Bibesco, qui avait combattu Ghika avec un acharnement particulier, par des discours et par des brochures écrites en français, fut élevé par l’assemblée nationale à la première dignité de l’état[13].

Ce n’était point assurément le candidat que les jeunes Valaques eussent préféré, et ils devaient aux vertus nationales, au noble dévouement de M. Campiniano de porter sur lui leurs suffrages ; mais, outre qu’ils étaient peu nombreux dans l’assemblée électorale, la nomination de ce patriote, jusqu’alors si populaire, eût été un triomphe trop éclatant pour le roumanisme. La Russie avait persuadé aux Turcs que l’on devait l’exclure de la liste des candidats, et comme George Bibesco était celui des vieux Valaques qui protestait le mieux de son attachement à la nation, qui savait le mieux donner à son amour du pouvoir les formes du libéralisme, il eut assez de bonheur ou de souplesse pour plaire un moment aux jeunes Valaques et pour réduire Campiniano abattu à accepter des fonctions ministérielles dans son gouvernement. Le parti national, qui ignorait jusqu’à quel point le député Bibesco s’était engagé avec la Russie pour obtenir son appui, crut d’abord à un succès complet. Le nouvel hospodar était le premier des princes nationaux qui eût été élu par le pays, et il était aussi le premier qui eût été pris véritablement dans le sein de la nation. Il était entièrement Roumain par son origine et par ses tendances, s’il n’eût été quelque peu Français, ce qui ne gâtait rien à l’affaire dans un pays latin. Bref, depuis le temps où l’on avait vu Théodore Vladimiresco chassant les Fanariotes à main armée, il n’y avait point eu en Valachie de joie aussi universelle et aussi vraie que celle qui salua le prince Bibesco arrivant au trône valaque dans le costume de Michel-le-Brave, retrouvé tout exprès pour cette fête nationale.

Le roumanisme semblait en effet avoir accompli un grand pas ; dans les deux principautés, sa situation était également forte. En Moldavie, s’il n’avait point envahi la politique courante, s’il avait dû se retrancher dans la science et les lettres, il n’avait à se plaindre que de l’indifférence du prince et non de son inimitié. En Valachie, après avoir été méconnu par Alexandre Ghika, il avait agité le pays, entraîné une assemblée, et porté au trône un prince qui était presque selon ses vieux. Les Fanariotes alarmés se virent avec dépit exclus de nouveau des grandes positions qu’ils occupaient ; ils se crurent d’abord abandonnés par la Russie, ils s’irritèrent de la concession qu’elle avait faite ainsi bien malgré elle au parti des vieux Valaques, et plus le prince caressait l’opinion dans les premiers jours de son règne, plus les Grecs remuaient ciel et terre pour entraver son administration. Si, en effet, le prince eût été vraiment Roumain, il n’y avait plus de chances de le renverser, et son âge peu avancé éloignait pour long-temps tout espoir d’une nouvelle élection.

L’attitude des Grecs, comme celle des Valaques, n’était que le résultat d’une méprise, et l’illusion ne devait pas long-temps durer. Soit que le prince Bibesco n’eût été guidé que par l’ambition du pouvoir, où ses belles manières lui permettaient de briller à son aise, soit que la Russie réclamât le prix des services qu’elle lui avait rendus, bientôt on le vit s’éloigner du jeune parti national en s’appuyant sur les moins libéraux des vieux Valaques, puis repousser toute solidarité avec le roumanisme, fermer l’assemblée nationale, gouverner plusieurs années sans contrôle, enfin chercher toutes ses inspirations en dehors du mouvement national d’où lui est venue sa fortune politique. Peut-être la constitution valaque serait-elle encore aujourd’hui suspendue, si la Porte Ottomane, qui semblait avoir perdu le souvenir de ses droits de suzeraineté et qui laissait trop volontiers le pays livré aux intrigues gréco-russes, n’avait, après l’avènement d’un ministère éclairé et européen, reporté ses regards sur les principautés. La fidélité des Valaques méritait bien cette sollicitude ; leur intérêt l’exigeait. C’était pour la Turquie une occasion précieuse de leur rendre quelque grand service dont ils lui seraient reconnaissans. Le sultan vint donc au secours des Valaques en ordonnant, lors de son voyage en Bulgarie, que le prince Bibesco rouvrît l’assemblée nationale, et en donnant à entendre que le nouveau ministère turc ne permettrait point au protectorat d’empiéter trop visiblement sur les droits de la suzeraineté. La constitution valaque fut ainsi remise en vigueur, et bien qu’en faussant la loi électorale, le prince Bibesco se soit assuré une chambre servile, il a gouverné, depuis cette époque, dans un sens plus élevé et plus national.

Aujourd’hui donc, les Fanariotes, encore une fois effrayés de la lenteur de leurs manœuvres, en sont réduits à chercher des ressources nouvelles. Au moment où la Russie elle-même est forcée de reculer ostensiblement pour voiler devant la Turquie et devant l’Europe les scandales de sa diplomatie[14], les Grecs se mêlent de la défendre et renouent plus intimement que jamais leur alliance avec elle, en appelant toute sa haine sur le prince des vieux Valaques[15]. Le passé et le présent se trouvent exactement résumés dans cette contestation qui s’agite sous nos yeux et qui clot l’histoire du mouvement roumain. La pensée nationale de la Moldo-Valachie est évidemment l’objet que les Fanariotes essaient d’atteindre à travers le corps de l’hospodar. Ils ont pour leur usage une érudition toute particulière, à l’aide de laquelle ils se mettent en tête de contester aux Roumains leur origine, leur gloire ancienne, leur civilisation, et jusqu’aux droits si restreints que leur pâle constitution leur assure. Écoutez ces savans docteurs pour qui les annales du passé avaient conservé leurs secrets, ces généreux esprits dont les aïeux ont illustré les derniers siècles par leurs vertus, ces honnêtes et rigides politiques qui ne respirent que pour l’intérêt de la justice les huit millions d’hommes qui peuplent la Romanie sont les descendans des criminels que Rome envoyait en exil sous la garde des légions chargées de défendre les frontières de l’empire. Ils n’ont été, durant tout le moyen-âge, que des barbares croupissant dans l’ignorance, grossiers et corrompus. Il a fallu que les Russes, et sans doute aussi les Fanariotes, vinssent leur apporter les lumières et la morale évangélique. Il a fallu que les czars entreprissent contre la Turquie des guerres sanglantes, tout exprès pour sauver de la barbarie ces populations sans intelligence et sans vigueur. Aussi l’humanité de la Russie est-elle incomparable ; les deux plus grands actes des temps modernes, la restauration de la Grèce et l’émancipation des Moldo-Valaques, sont le fait de sa générosité. Les Roumains n’étaient pas dignes de recevoir ces services des Slaves russes ! Et qu’est-ce, en définitive, que le roumanisme, sinon une ingratitude sans égale, une insulte à cet astre naissant, à ce panslavisme qui, fécondé vraisemblablement par le Fanar, est l’espoir de l’Orient ? Si la Russie a semblé un moment appuyer le parti des vieux Valaques dans la personne du prince Bibesco, c’est que le cabinet russe s’est trouvé, dans ce moment-là, mal renseigné par son consul. Il n’en est d’ailleurs que plus urgent pour la Russie d’aider les Grecs à étouffer, une fois pour toutes, les folles et mesquines espérances de la nation roumaine. Évidemment l’écrivain fanariote n’a pas pris la plume sans consulter les intentions de la cour protectrice, et ce livre est le symptôme de l’alliance qui se resserre entre les Grecs et les Russes.

Une telle alliance complique gravement la situation du roumanisme ; mais peut-elle entraver son essor ? N’est-il pas assez affermi, assez fort du sentiment de son droit ? Et qui pourrait l’arracher aujourd’hui du cœur des populations ? Il s’indigne toutefois de l’inique mépris avec lequel les fils des Fanariotes traitent les descendans des colons de la Dacie trajane et leur ravissent, au profit des Russes, la gloire de leur moderne restauration. Il s’indigne de la hardiesse inattendue avec laquelle les Russes s’attribuent ainsi le mérite d’avoir semé dans la Romanie les premiers germes de la civilisation. Il s’indigne des défis de ce panslavisme de fabrique nouvelle, façonné dans les officines du Fanar, et qui ose parler dédaigneusement de sa bienveillance à un peuple latin justement fier de ses ancêtres. Sans doute il va bien se trouver quelque savant, quelque poète pour évoquer le souvenir des vaillans soldats qui illustraient la chrétienté sur les bords du Danube avant que les Russes fussent encore autre chose qu’une horde barbare, ignorée de ses propres voisins. Poètes ou savans pourraient aussi rappeler à ces prôneurs de la civilisation moscovite tous les noms des écrivains moldo-valaques qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, fondèrent en Russie les premières écoles et les premières universités, devinrent les précepteurs, les conseillers, ou les ambassadeurs de ses souverains, et portèrent au moins un reflet de la science européenne dans ces froides régions, où la lumière n’avait pas encore pénétré, et où le christianisme lui-même n’avait pu se faire jour sans perdre toute fécondité et toute chaleur[16]. Enfin les légistes pourraient dire ce que la législation de Pierre-le-Grand a emprunté aux codes moldaves, tandis que les publicistes raconteraient les bienfaits par lesquels ces services ont été pavés, ces embrassemens dans lesquels la Russie pensa plusieurs fois étouffer les Roumains par excès d’amitié, les douceurs de l’occupation de 1829, la munificence des traités, le droit de garantie transformé en protectorat réel par pur désintéressement, l’alliance russo-fanariote inventée exprès pour moraliser les principautés, et enfin cette belle et libérale législation envoyée à Bucharest, au bout des baïonnettes, par l’un des successeurs de Pierre-le-Grand, aux petits-fils des jurisconsultes, des médecins, des instituteurs, des prêtres et des savans qui l’aidèrent à tirer son pays du chaos. En vérité, les Moldo-Valaques auront trop beau jeu pour répondre aux récentes démonstrations du Fanar inspiré par la Russie. Ces tristes menées ne sauraient être pour eux qu’une occasion de plus de préciser leurs formules et de retremper leur patriotisme dans la lutte.

La situation actuelle du roumanisme, comme toute son histoire, se montre à découvert dans ce combat entre le patriotisme latin des Moldo-Valaques et les intrigues gréco-russes. Mal servi par les hommes qu’il a portés au pouvoir, persécuté avec acharnement par les Grecs et les Russes, peu favorisé par les Turcs, le roumanisme survit pourtant et prospère ; il règne en Moldo-Valachie ; il possède la Bucovine, la Hongrie orientale et la Transylvanie en dépit des Magyares, la Bessarabie malgré les Russes, et il a établi entre tous les pays roumains un lien d’idées et d’intérêts non moins fort que celui du sang. Les Kutzovlaques, qui habitent de l’autre côté du Danube, principalement dans les montagnes de la Macédoine, isolés ainsi de la Moldo-Valachie et de la souche-mère de leur race, destinés sans doute à être entraînés un jour avec les Albanais dans le mouvement illyrien ou hellénique, sont les seuls peuples roumains qui fassent défaut au roumanisme. Les Transylvains, au contraire, qui avaient été, dès le dernier siècle, les promoteurs des études historiques et philologiques, blessés par les prétentions magyares, après quelques années de repos, sont rentrés en lice et marchent hardiment de front avec les Moldo-Valaques. Les Bucovinois, attachés au royaume de Gallicie, peu nombreux et peu organisés pour la lutte, y adhèrent du moins, et en suivent fraternellement toutes les phases. Enfin les Bessarabes, quoique enchaînés à la Russie à titre de conquête et dépouillés des institutions qui leur avaient été garanties à l’époque de l’annexion, prennent une part active à l’œuvre littéraire de la Moldo-Valachie et de la Transylvanie, et, si sévère que soit la réserve imposée à la parole dans un pays placé sous un tel gouvernement, ils savent encore servir la pensée commune par le culte pacifique de la langue nationale et l’étude des traditions. La Romanie entière est donc fidèle à cette foi en la race qui fait de tous les Roumains un seul peuple, et qui, en lui rendant la jeunesse et la vie, lui promet aussi l’unité politique.

La Moldo-Valachie demeure jusqu’à présent le point vers lequel converge et où se résume ce grand travail des esprits, et c’est là aussi, quoi que fassent les Fanariotes et les Russes, que l’idée a le plus de moyens de pénétrer bientôt dans les faits. Le moment arrive où une génération nouvelle et plus forte, sans être moins modérée que celles qui ont précédé, va entrer dans la carrière politique et y porter franchement les souvenirs et les ambitions du roumanisme. Le parti des vieux Valaques, décimé chaque jour par l’âge, laisse vacantes des positions administratives qui bientôt ne pourront plus être remplies que par les jeunes Valaques. Fussent-ils même condamnés à rester en dehors des affaires et à n’employer qu’à des travaux littéraires et à la politique spéculative leurs connaissances acquises, les jeunes Valaques seraient maîtres de l’opinion et pèseraient toujours d’un grand poids sur la marche des choses. Peut-être même ne serait-ce pas sans danger que les hospodars essaieraient de se passer de leur concours. Les jeunes Valaques, tout en se réservant de qualifier comme il convient les malversations patentes de Michel Stourdza et les défaillances politiques de George Bibesco, n’ont point contre ces princes de parti pris, aucun projet d’hostilité, ni même aucun sentiment de rancune. L’appui de ce parti nouveau est cependant conditionnel, et si les princes actuels, au lieu d’accepter ce que le roumanisme a de praticable dans les circonstances présentes, au lieu de lui permettre de se développer tranquillement et pacifiquement par la publicité ou dans les écoles, s’avisaient de combattre la publicité par la censure, comme il est arrivé trop souvent, ou d’entraver la propagation de la langue et de la littérature nationale dans l’enseignement supérieur, comme ils l’essaient aujourd’hui sous le faux prétexte de favoriser la langue française ; si, effrayés par les menaces des Fanariotes, ils leur rendaient quelque peu de leur influence perdue ; s’ils se prosternaient trop complaisamment devant les illégalités diplomatiques que se permet si fréquemment le protectorat, alors les jeunes Valaques seraient bien forcés de se prononcer contre ces princes infidèles à leur origine, de les poursuivre par une opposition formelle et systématique. Puis, reprenant peut-être la confiance avec laquelle Vladimiresco en appelait naguère des hospodars fanariotes au sultan, ils verraient s’il n’est point enfin parmi eux quelque autre boyard dont on puisse faire un prince qui, respectueux pour la suzeraineté ottomane, saurait enfin continuer largement les traditions de 1821 et mettre le pouvoir aux mains du roumanisme. Dans tous les cas, que la pensée nationale s’empare du gouvernement du pays, soit parce que les princes actuels ne craindraient point de lui ouvrir leurs bras, soit parce qu’elle aurait elle-même élevé sur le trône un prince de son choix, ce jour sera le plus beau qui ait depuis long-temps brillé sur les principautés et sur la Romanie. Il portera la lumière et la joie dans toutes les directions, de la mer Noire à la Theiss, du Danube au Dniester. Les Transylvains, qui ne manquent jamais d’appeler les deux principautés leur patrie, croiront eux-mêmes triompher. Les Bessarabes useront de tout ce qui leur reste de liberté pour applaudir au succès de leurs frères valaques, et il y aura ainsi des hommes heureux par la pensée roumaine jusque sous le sceptre des czars. Ce jour-là aussi, par la vertu de cette communauté d’intentions et par l’effet universel de la victoire des Moldo-Valaques, l’unité roumaine aura fait un pas décisif, et le mouvement roumain sera devenu une des puissances morales, une des forces politiques les plus grandes de l’Europe orientale.


III.

L’attitude même de la société valaque, observée à Bucharest, fortifiait en moi cette impression de confiance dans l’avenir du roumanisme. Les Roumains des villes ne craignent point d’afficher leurs antipathies et leurs goûts. De même que le paysan valaque, dans sa détresse, trouve un grand plaisir à parodier le costume, les manières et le langage de ses boyards, les boyards se délectent à déchirer leurs adversaires politiques par des épigrammes, des bons mots, qui font promptement fortune, et des chansons, qui circulent manuscrites. Il existe un mot terrible qu’on lance d’ordinaire comme une flétrissure aux Fanariotes et même aux Valaques suspects de relations avec le consulat russe ou avec le Fanar. C’est le mot historique de ciocoi (chiens couchans, pieds plats), d’où l’on a fait ciocoïsme, pour désigner cette servilité à toute épreuve sur laquelle les princes fanariotes avaient voulu fonder leur domination en Moldo-Valachie, et qui répugnait si profondément à la fierté roumaine. Si l’on épuise ainsi pour les Fanariotes les armes de la raillerie et du dédain, c’est une haine toute virile que l’on ressent pour les Russes. Ces ennemis puissans du roumanisme, dont quelques-uns sont des hommes de mœurs polies, d’un esprit distingué et plein de ressources pour la conversation comme pour l’action, diplomates d’ailleurs sans rivaux en Europe, expient par leur impopularité les cruelles injustices de leur gouvernement, et ils ne sont jamais reçus à Bucharest que par ces mots promptement répétés par l’écho de tous les salons : Encore un Russe ! Par un contraste qui a un sens politique très digne de remarque, si un Turc de distinction arrive une fois en dix ans à Bucharest, il y est accueilli avec une amabilité empressée ; il est l’objet d’une curiosité universelle ; chacun, suivant les convenances de rang, veut l’avoir à sa table, et l’on répète long-temps encore après son départ : Enfin nous avons vu un Turc ! Bien que les Russes s’amusent à dépeindre partout les suzerains des principautés comme d’impitoyables tyrans dépourvus de tout savoir-vivre, la politique et le bon sens rallient autour d’eux les patriotes, qui se plaignent seulement de l’indifférence avec laquelle ces maîtres insoucians laissent les Russes empiéter sur les droits du pays et sur ceux de la suzeraineté. Cette répulsion instinctive et naturelle que la société valaque éprouve en face des Russes est la raison principale pour laquelle les Roumains se jettent dans les bras des Turcs, où ils voudraient trouver un abri suffisant contre les caresses ou les menaces de la diplomatie moscovite. Certes, les Moldo-Valaques prétendent tenir leur drapeau national à la hauteur où Théodore Vladimiresco l’a placé ; mais ils ne veulent pas plus que lui s’associer à une politique qui aurait pour but et pour effet la ruine de l’empire ottoman. S’il y avait à Jassy ou à Bucharest un parti qui fût révolutionnaire, qui prêchât l’indépendance des principautés, qui cherchât à briser les liens de vassalité par lesquels la Moldo-Valachie se trouve solidaire de la destinée de l’empire ottoman, ce ne pourrait être que ce parti gréco-russe qui, redoutant l’âge mûr de la Romanie, a déjà plus d’une fois tenté de la lancer dans les aventures pour mieux l’étouffer dans son berceau ; ce serait ce déplorable parti gréco-russe qui, en mettant les Fanariotes Ypsilanti et Mavrocordato à la tête de la glorieuse insurrection de l’Hellade, l’eût fait tourner au profit de la Russie, sans le patriotisme et la prévoyance des vrais Hellènes du Péloponèse et des îles ; ce serait ce même parti gréco-russe qui, en 1842, agitait la Bulgarie, l’ensanglantait, et, pénétrant les armes à la main dans la ville valaque d’Ibraïla, tentait vainement d’entraîner la principauté dans une insurrection où elle n’eût triomphé que pour tomber sous la main des Russes. Heureusement cette tentative insensée ne réussissait qu’à faire ressortir une fois de plus la prudence des Roumains et à mériter à la Russie cette solennelle déclaration du vieux Buzoiano, président du tribunal chargé du jugement de l’affaire, « qu’il n’y avait pas à poursuivre dans une question où à chaque pas la justice découvrait pour principal coupable sa majesté l’empereur de toutes les Russies. » Les Moldo-Valaques sont donc les soutiens de la paix, de la stabilité, de l’intégrité de l’empire turc contre la Russie, puissance essentiellement révolutionnaire en Orient.

Cet état des esprits en Moldo-Valachie est d’une importance considérable pour le présent et pour l’avenir de la Turquie d’Europe. Soit que la Russie la menace un jour, la force en main, ou s’applique à la ruiner sourdement par les influences morales du panslavisme, les Moldo-Valaques sont pour la Turquie sur le Danube un rempart à la fois matériel et moral. Si l’on considère que les Bessarabes occupent tout le territoire compris entre le Dniester et les embouchures du Danube, et que d’ailleurs la route ordinaire de Moscou en Bulgarie et à Constantinople traverse la Moldavie et la Valachie, on voit que les Russes ne peuvent franchir le Danube sans passer par-dessus le corps des cinq millions de Roumains de ces trois provinces. Depuis que la Pologne a succombé et qu’elle a cessé d’être militairement à l’avant-garde de la Turquie comme de l’Occident, les Moldo-Valaques sont donc les premiers en ligne pour la défense de l’empire turc, et le roumanisme se trouve l’adversaire naturel des Russes, l’allié nécessaire de quiconque, peuple ou gouvernement, veut empêcher le panslavisme de dompter ou de tromper les Slaves de l’Autriche et de la Turquie. Réunis aux Magyares de la Hongrie, avec lesquels ils forment douze millions d’hommes, les Roumains sont répandus de l’est à l’ouest, de la mer Noire aux portes de Vienne, sur un front de bataille qui, appuyant le tchékisme, fortifiant l’illyrisme dans le sentiment de son individualité et dans sa crainte des Russes, protège encore ce qui reste aujourd’hui de la race ottomane.

Cette position des principautés et l’attitude prise par les Moldo-Valaques depuis quelques années devraient sans contredit assurer à ces peuples l’attention et la bienveillance de la Turquie et des états de l’Europe occidentale, engagés avec elle dans cette question d’Orient, tant de fois traitée et jamais résolue. Et cependant que se passe-t-il sous nos yeux ? C’est que les Turcs, qui trouvent dans les Moldo-Valaques des vassaux d’une fidélité éprouvée, laissent la diplomatie russe ourdir à plaisir ses intrigues au milieu des principautés, se font quelquefois ses instrumens et se prêtent eux-mêmes, par négligence, à des actes destructifs de leur suzeraineté. D’un autre côté, la France et l’Angleterre, trop peu instruites peut-être des véritables ressources de la Turquie, ne songent nullement à empêcher les Moldo-Valaques d’être protégés ; elles les voient sans émotion dépensant une activité précieuse, digne d’un autre objet, à repousser un protectorat contraire à l’esprit et à la lettre des traités, et semblent ne pas comprendre encore que ces peuples délaissés luttent dans l’intérêt de tout l’Orient.

Toutefois, dût cet isolement se prolonger long-temps, celui qui a pu observer de près le mouvement roumain emporte la confiance que les Moldo-Valaques ne perdront point courage. Le terrain qu’ils occupent aujourd’hui, ils ont eu, en quelque sorte, à le reconquérir pied à pied. Dans cette voie pénible, ils ont marché sans appui du dehors, par des sacrifices et des dévouemens dont le mérite appartient à eux seuls. Ils ont ainsi d’avance et par leur seule énergie marqué leur place et leur rôle pour le jour où quelque grande vicissitude transformerait en réalités les rêves généreux de l’Europe orientale. L’orgueil de la pensée roumaine, ce serait de constituer alors une Romanie unitaire, et, pendant que les Illyriens de la Turquie et de l’Autriche rempliraient l’espace laissé vide par les Ottomans entre la rive droite du Danube et Constantinople, de former sur l’autre rive, entre la mer Noire et la Theiss ; un état assez fort pour prendre ou conserver vis-à-vis de la Russie, au nom des intérêts de l’Europe latine, le rôle d’une sentinelle vigilante et sûre. Tel est le vœu dont le mouvement roumain deviendra, nous l’espérons ; l’expression de plus en plus précise, et vraisemblablement ce n’est pas la France qui, bien informée, découragera jamais une pareille ambition.


H. DESPREZ.

  1. Le nom roumain de Bucharest est Bucuresci, qui se prononce Boucouresti.
  2. D’mbovitza, apa dulce !
     Quine obea nu se mai duce.
    « Dembovitza, eau douce ! qui en a bu ne s’en va plus. »
  3. Ce mot de fanariote n’est point employé exclusivement pour désigner les Grecs établis dans la principauté, mais plutôt un parti animé de l’esprit des anciens princes du Fanar. Il y a en ce sens des Roumains qui sont devenus Fanariotes, tandis qu’il y a des Grecs qui sont devenus Roumains ; toutefois, il faut l’avouer, c’est le très petit nombre.
  4. Le plus ordinairement les Grecs arrivaient là avec l’humble et traditionnel métier de pâtissiers et de marchands de limonade. Aussi était-il passé en habitude à Constantinople que les accoucheuses, en recevant le nouveau-né du sein de sa mère, lui souhaitassent d’être un jour pâtissier, marchand de limonade et prince de Valachie. L’histoire des Fanariotes a été écrite par un Hellène, M. Zalloni, qui les signale avec une grande connaissance de cause à la défiance de ses concitoyens de l’Hellade, auxquels, en effet, ils n’ont jamais rendu que de très mauvais services avant ou depuis la guerre de l’indépendance. Le Magazinu historicu de Bucharest a publié aussi une histoire des hospodars fanariotes écrite au point de vue roumain.
  5. Les noms les plus distingués de cette petite école sont ceux de Giorgovici, de Pierre Maïor, de Chichendela, de Sincaï et de Samuel Clein. Giorgovici s’est occupé principalement de grammaire, Pierre Maïor a traité des origines roumaines, et Chichendela a publié des fables qui sont devenues populaires. On ne doit pas oublier le savant Lazare, qui a puissamment contribué à la réorganisation des écoles nationales en Valachie.
  6. La Moldavie avait des chroniques en latin ou en roumain, telles que celles de Demetrius Cantemir, écrites au commencement du XVIIIe siècle. À la fin de ce même siècle, un membre de l’antique famille des Vacaresco avait essayé de susciter la littérature en Valachie par des travaux de linguistique.
  7. L’auteur des Plaintes de la Romane est M. Paris Mumulèno.
  8. L’auteur du récit historique intitulé la Sanglante Tragédie est M. Beldiman, qui avait pris une part assez active aux événemens de 1821.
  9. Ces paroles sont de M. Jean Vacaresco, poète et excellent patriote.
  10. Le métropolitain de Bucharest, Grégoire, eût aussi protesté ; mais on connaissait ses sentimens, on l’avait exilé par précaution.
  11. Parmi les écrivains moldaves de cette époque, on doit citer en première ligne Negruci, auteur d’un épisode épique sur le héros des Moldaves Étienne-le-Grand, et de nouvelles qui ont quelque chose de la vivacité et de la liberté des fabliaux. Un jeune savant, M. Kogalniceno, qui était alors secrétaire du prince Stourdza, a aussi publié des chroniques moldo-valaques dont il a donné un extrait en français ; on lui doit encore une histoire de la Moldavie et de la Valachie écrite en français. Les Moldaves ont eu quelques poètes lyriques, parmi lesquels nous nommerons Sion et Alexandri, qui fait revivre les poésies populaires avec un rare bonheur et une grande originalité. En Valachie, M. Eliade s’est distingué par des odes et des chansons patriotiques et aussi par des travaux de linguistique et des traductions de Voltaire et de Lamartine. De gracieux essais de lyrisme sont dus à MM. Kirlova, Alexandresco, Boliaco, Rosetti, Bolintineano. Les chroniques nationales ont aussi été explorées par MM. Laurianu et Balcesco, qui y a puisé le sujet d’une histoire militaire des principautés et les matériaux d’une publication savante, le Magasin historique. Depuis 1829, les journaux politiques ou littéraires sont assez nombreux en Moldo-Valachie, bien qu’ils ne soient pas assez libres. Il existe aussi des feuilles spéciales de beaux-arts, de médecine, de commerce, et une feuille d’agriculture que les prêtres sont tenus de lire aux paysans le dimanche après l’office.
  12. Telle était du moins la conduite de l’agent politique de la France à Bucharest, M. Billecocq, et l’agent politique de l’Angleterre y adhérait pleinement ; mais à l’époque où M. Billecocq arrivait en Valachie, en 1839, les questions étaient beaucoup trop engagées, les passions trop implacables, pour que ses loyales intentions et son activité pussent réconcilier les partis et faire prévaloir le principe de la stabilité. La question eût demandé à être suivie d’aussi près depuis 1834 ; mais M. Cochelet, qui avait alors succédé comme agent politique aux consuls commerciaux que nous avions là depuis 1792, n’avait fait que passer dans les principautés, et son successeur, M. de Châteaugiron, vieillard plus honorable qu’alerte, n’y avait rien vu ni rien compris. Il importe d’ailleurs qu’on sache que les agens russes avec lesquels ceux de la France et de l’Angleterre se trouvent aux prises à Bucharest sont en général des hommes d’une habileté consommée, et qui se forment dans les principautés pour être un jour ambassadeurs à Constantinople.
  13. L’une de ces brochures, publiée sous le voile de l’anonyme, a pour titre : De la situation de la Valachie sous l’administration d’Alexandre Ghika. Cet écrit est d’une certaine violence. L’auteur n’y épargne aucun trait, et il va jusqu’à faire un crime au prince de sa laideur.
  14. Les choses ont été poussées au point que le consul russe à Bucharest a dû être rappelé et désavoué.
  15. Les Gréco-Russes de Bucharest ont publié leur opinion en français dans un écrit qui porte l’empreinte profonde de la perfidie fanariote, et mérite d’être lu à titre d’étude de mœurs : la Principauté de Valachie sous le hospodar Bibesco, par B. A., ancien agent diplomatique dans le Levant. Bruxelles, 1847.
  16. Il suffit de citer, parmi ces noms, Movila, fondateur de l’académie spirituelle de Kief ; Nicolas Milesco, précepteur de Pierre-le-Grand et le premier ambassadeur de la Russie en Chine ; Démétrius Cantemir, favori de ce même prince et fondateur de l’académie des sciences ; Antioche Cantemir, qui a écrit en slave et contribué beaucoup à la naissance de la littérature russe.