La Monarchie de Juillet et l’expansion coloniale

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La Monarchie de Juillet et l’expansion coloniale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 152-184).



LA MONARCHIE DE JUILLET

ET

L’EXPANSION COLONIALE


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C’est une opinion commune de voir dans le récent essor colonial de la France un brusque réveil succédant à une longue indifférence : en matière d’expansion lointaine, il n’y aurait eu de notre part, dans toute la première partie du XIXe siècle, que des velléités hésitantes, et partout, fût-ce en Algérie, le hasard des circonstances ou des initiatives locales aurait constamment primé la volonté fluctuante des gouvernans. La simplicité même de cette vue historique suffit presque à la faire soupçonner d’inexactitude. De fait, l’œuvre coloniale de la troisième République qui demeurera toujours admirable, ne saurait être tenue pour un glorieux accident. Son ampleur et sa soudaineté résultent, en bonne partie, de ce qu’elle s’était trouvée systématiquement, encore qu’obscurément préparée, car bien avant qu’on songeât aux grands partages du globe, il y eut constamment chez nous des fonctionnaires ou des hommes d’État qui surent considérer l’ensemble du monde pour suivre, dans toutes ses parties, des projets persistans et parfois très logiquement coordonnés. Montrer l’influence de ces vues générales comme la suite ou l’enchaînement de ces traditions exigerait des développemens assez longs. Les limites d’un article permettent tout au plus de fournir quelques exemples typiques et quelques preuves partielles : je voudrais essayer de le faire ici en considérant la seule période de la Monarchie de Juillet et, durant cette période même, une partie seulement de l’œuvre alors accomplie. Malgré son importance qui lui mériterait une étude distincte, l’Algérie, en effet, peut être laissée en dehors, puisqu’elle s’est développée à part et dans des conditions spéciales. Mais on sait qu’elle n’absorba pas tous les efforts du gouvernement de Louis-Philippe qui, dans le temps même où il entretenait une armée pour combattre Abd-el-Kader, trouvait le moyen de s’occuper aussi de la Guinée, de Madagascar et de l’océan Pacifique. Je ne songe point à raconter par le menu ces diverses affaires dont certaines péripéties, l’incident Pritchard, par exemple, sont du reste bien connues. Mais, utilisant des documens inédits, je souhaiterais dégager quelques-uns de leurs caractères et montrer la façon dont elles se rattachèrent les unes aux autres, comme la mesure où elles engagèrent l’avenir. Et ceci conduira à résumer d’abord les projets ou entreprises poursuivis du lendemain de la Révolution de 1830 jusqu’en 1843, pour voir ensuite comment, en cette année qui fut encore à maints égards décisive, les velléités un peu éparses se fondirent en un plan d’ensemble dont la réalisation demeura très incomplète, mais dont l’application fut pourtant sérieusement commencée.


I


Pour résumer tout d’abord les entreprises ou tentatives un peu éparses qui se produisirent entre la Révolution de Juillet et le début de 1843, le mieux sera de considérer séparément les différentes régions du globe. La clarté de l’exposé y gagnera et pareille division demeurera, d’autre part, complètement légitime. Car, si nous retrouvons partout les mêmes tendances et un égal souci des intérêts nationaux, ces intérêts varieront, et les mêmes causes ne détermineront pas nos interventions sur la côte occidentale d’Afrique, dans l’océan Pacifique ou dans l’océan Indien.

Après avoir occupé sur la côte occidentale d’Afrique un certain nombre d’établissemens échelonnés, la France n’y détenait plus qu’Albréda dans la Gambie, l’ilot de Gorée, enfin, dans le Sénégal propre, la ville de Saint-Louis d’où dépendaient trois ou quatre postes espacés sur le fleuve et séparés par des territoires soustraits à notre autorité. Un dessein conçu sous la Restauration pour transformer le Sénégal en colonie de culture aurait pu nous rendre les maîtres effectifs du pays ; mais le succès ayant été médiocre, on venait précisément d’y renoncer et de ramener nos établissemens à leur ancien rôle de comptoirs strictement commerciaux. Pour que nos négocians pussent commercer avantageusement avec les indigènes qui leur fournissaient la gomme, il fallait toutefois que les roitelets locaux ne les molestassent pas et qu’une paix suffisante régnât ; pour imposer cette paix et faire respecter nos ressortissans, force était de ne pas se cantonner dans les postes, mais de s’immiscer de plus en plus dans toutes les affaires de la région. Ainsi se développa rapidement, au Sénégal même, une politique d’influence, extrêmement curieuse à plus d’un titre. Mais comme elle ne visait nullement des accroissemens territoriaux, elle ne saurait nous retenir ici. Passons donc immédiatement aux entreprises que les mêmes ambitions commerciales firent poursuivre sur la côte, au Nord comme au Sud du Sénégal.

Assez loin de celui-ci, immédiatement au Sud du Maroc et dans le voisinage de l’Atlantique, nos cartes actuelles font figurer sous le nom d’Oued Noun une région aux confins incertains. Au temps de Louis-Philippe on l’appelait Wad Noun ou Awad Noun et l’on ne possédait sur elle que des notions extrêmement vagues. Or, en 1831, un cheik de ce pays pratiquement inconnu s’aboucha avec M. Delaporte, notre consul à Mogador, et parut vouloir rechercher un appui du côté de la France. C’était, semble-t-il, à la suite de la mort d’un voyageur anglais, Davidson, assassiné dans ces parages où il passait pour chercher à créer un établissement. Quoi qu’il en soit de ce fait et des mobiles qui pouvaient pousser le cheik, le ministère des Affaires étrangères estima l’incident sans intérêt. Mais en 1839, le même cheik revenait à la charge, et cette fois, ses demandes parvenaient, au ministère de la Marine, jusqu’à la Direction des Colonies. Avec l’esprit d’entreprises et l’enthousiasme que nous lui verrons affirmer en chaque occasion, celle-ci ne partagea point le scepticisme indolent des Affaires étrangères. Si nous n’intervenions pas, pensait-elle, d’autres profiteraient des dispositions du cheik et ce ne sauraient être que nos perpétuels rivaux, les Anglais ; un établissement étranger dans la région pourrait, en outre, drainer une partie du commerce de l’ intérieur que nous cherchions à capter pour le profit du Sénégal. Pour parer à de tels inconvéniens, le plus simple comme le plus sûr était de profiter de l’occasion offerte et d’en profiter sans délai. Cette façon de voir fut adoptée par le gouvernement et ainsi s’engagea une affaire assez curieuse, maintenant bien oubliée, quoique des événemens tout récens lui aient donné un petit regain d’actualité. Mais l’Oued Noun était tenu, non sans raison, pour indépendant du Maroc, et une négociation n’avait, d’autre part, chance d’aboutir qu’en empêchant les immixtions marocaines : notre agent à Mogador ne pouvait donc servir de seul intermédiaire, sans compter qu’il n’était pas qualifié non plus pour procurer les indications géographiques indispensables. Il fut donc décidé qu’un officier de marine partirait de France en mission spéciale. En conséquence, dans l’automne 1839, un lieutenant de vaisseau de rare mérite, Bouët-Willaumez, reçut l’ordre d’explorer avec le brick la Malouine, la région côtière de l’Oued Noun et de se mettre en relations avec le cheik. La Malouine arriva en novembre devant Mogador où Bouët-Willaumez devait, comme de juste, se renseigner plus complètement auprès du consul. Les choses commencèrent alors à se préciser. Surpris, semble-t-il, voire un peu inquiet, de la suite donnée à ses propres communications, Delaporte spécifia que le cheik songeait simplement à la fondation d’un port, nullement à une cession de territoire, et fit remarquer que la saison était très peu favorable pour une exploration. C’était aussi l’avis des marins. La Malouine gagna donc le Sénégal et la suite des opérations fut remise à plus tard. Mais, dès le mois de février 1840, le ministère ordonnait de les reprendre, témoignant ainsi d’une hâte significative. Bouët repartit. Cette fois, il put procéder à une étude hydrographique en règle, nouer d’autre part des négociations et, au mois d’août, il adressait à Paris un rapport et un traité dûment signé. Le rapport qui visait les ressources au pays côtier et les conditions de la navigation, était peu encourageant ; le traité, en revanche, était formel. Le cheik s’engageait à créer un port avec l’aide de la France ; il en demeurerait le souverain, mais, en cas de besoin, recourrait à la protection que la France promettait de lui fournir. La France, d’autre part, entretiendrait un consul dans la ville à fonder et y jouirait d’un monopole commercial. Ces clauses, qui nous semblent assez bizarres, témoignent de l’inexpérience qu’on avait encore de ces sortes d’affaires : elles ne nous en assuraient pas moins des droits politiques éventuels, droits dont il pouvait être aisé de tirer grand parti et, immédiatement, les avantages commerciaux que l’on visait surtout. Elles étaient, en outre, certainement conformes aux vues du gouvernement. Les Affaires étrangères, en effet, se bornèrent à formuler, au sujet du monopole commercial qui leur sembla peu en harmonie avec les principes modernes, quelques objections toutes théoriques ; quant à la Direction des Colonies, elle ne dissimulait point sa satisfaction et insistait pour qu’un avancement rapide vint récompenser Bouët-Willaumez de son succès. L’approbation du Roi, formellement réservée par le négociateur, fut donc accordée sans hésitation, encore que sous une forme un peu conditionnelle, et comme une indiscrétion locale avait fait connaître la conclusion de l’accord, toutes les mesures furent prises, afin de hâter l’exécution. Dès la fin de 1840, des instructions précises partaient pour Mogador et, dans le courant de 1841, Bouët retournait sur place. Ce qu’il y constata modifia la physionomie de l’affaire. Une nouvelle exploration conduite par lui-même et par un autre officier, M. de Kerhallet confirma les difficultés que présentait la navigation. Le cheik, d’autre part, n’arrivait pas à fixer ses idées. Toujours désireux de voir créer le port, il hésitait sur l’emplacement, et le gouvernement français ne trouvait pas dans les rapports reçus des indications suffisantes pour lui en imposer un. Dans ces conditions, il devenait bien difficile d’aboutir. Il n’y eut pourtant pas abandon officiel ; la France ne renonça pas aux droits immédiats ou éventuels que lui assurait son traité, mais les choses demeurèrent en suspens et, en 1843, notre intervention au Nord du Sénégal n’avait conduit à rien de positif.

Au sud du Sénégal, en revanche, les résultats étaient très nets, car nous prenions pied dans deux régions distinctes. — Dans le bassin de la rivière Cazamance tout d’abord, où nous entraînait cette association de marchands, dite Compagnie de Galam, qui absorbait au Sénégal tout le trafic avec les indigènes et à laquelle le gouvernement français renouvelait périodiquement un privilège exclusif. En 1836, lors d’un de ces renouvellemens, les négocians sénégalais avaient présenté des statuts prévoyant une extension du champ de leurs affaires : à la « traite » de la gomme dans les « escales » traditionnelles du fleuve ils voulaient ajouter maintenant des opérations analogues dans la région de la Cazamance. Leur demande accueillie sur des ordres formels venus de Paris, une série de traités furent passés de 1837 à 1839 avec les chefs indigènes et nous assurèrent quelques privilèges commerciaux en même temps que diverses parcelles de territoires situées le long de la rivière. Les récriminations anglaises ou portugaises nous empêchèrent de tirer grand parti des privilèges commerciaux ; de la plupart des petits territoires nous ne primes pas non plus immédiatement possession. Sedhiou cependant fut occupé militairement dès 1838, et la France se trouva ainsi réinstallée, et définitivement cette fois, dans des parages qui l’avaient attirée déjà au cours des siècles précédens.

Ce fut, surtout, on vient de le voir, grâce aux sollicitations des négocians sénégalais : ceux-ci se trouvèrent satisfaits de ce fait, les régions plus méridionales ne les intéressant pas. Ces régions commençaient au contraire à attirer l’attention de commerçans métropolitains. Depuis quelque temps, en effet, des maisons de Marseille, celle notamment de MM. Régis frères, avaient noué des relations avec la côte du Bénin dont elles tiraient des bois de teinture, de l’ivoire, de la poudre d’or, enfin de l’huile de palme, utilisée dans la savonnerie. Les négocians de Bordeaux, de leur côté, entendaient ne pas se laisser distancer, et ils demandèrent alors une exploration officielle, à la fois géographique et économique, de toute la contrée. Toujours désireux de protéger les intérêts du commerce, le gouvernement consentit et confia la mission à l’officier et au bâtiment qui devaient être désignés peu après pour l’affaire de l’Oued Noun : Bouët-Willaumez fut ainsi chargé de visiter sur la Malouine les côtes du golfe de Guinée. Il partit en 1837 et revint en 1839, rapportant des échantillons variés, des renseignemens géographiques et deux traités. Par le premier, des chefs du pays de Garroway, près du cap des Palmes, cédaient une partie de leur territoire à la France ; par le second, Denis, principal chef de la rive gauche du Gabon, contractait une « alliance offensive et défensive » avec le roi des Français dont il acceptait la protection et auquel il cédait d’autre part, en échange de marchandises, une bande de deux lieues de terrain. Les échantillons furent immédiatement mis à la disposition des Chambres de commerce, et les renseignemens géographiques groupés dans un travail autographié sans grand délai ; en revanche, un peu d’incertitude se produisit, ou tout au moins quelques atermoiemens, touchant l’utilisation des traités.

Non pas que le gouvernement se désintéressât maintenant de ces régions. Son désir persistant d’y stimuler le commerce s’affirmait par des ordonnances modifiant les tarifs douaniers en faveur de leurs produits. De même, il était entendu, et dès la fin de 1839, que les territoires obtenus par Bouët-Willaumez serviraient à fonder des établissemens. Seulement, la décision de principe ainsi prise, deux ans s’écoulèrent sans nulle mesure d’exécution. Songeant à l’exemple de la Cazamance, on aurait souhaité l’intervention d’associations commerciales, et celles-ci étaient évidemment difficiles à organiser, puisqu’elles finirent par ne se pas constituer. Les graves préoccupations diplomatiques de l’année 1840 durent aussi détourner momentanément l’attention ; peut-être enfin, la prudence traditionnelle de notre administration lui fit-elle désirer trop d’études et d’informations complémentaires. Cette dernière excuse, que le ministère de la Marine invoqua lui-même un jour, est une des plus vraisemblables, car l’exploration de la côte se poursuivait sans interruption. Bouët-Willaumez, devenu commandant de la station navale d’Afrique, continuait de s’en occuper, et, en 1842, il signait six traités nouveaux nous assurant encore des parcelles territoriales, notamment à Grand-Bassam et au Gabon.

Tous ces traités ne pouvaient naturellement demeurer secrets, ni toutes ces explorations rester inaperçues. Les Anglais commencèrent donc à s’en préoccuper, et une enquête parlementaire qu’ils ordonnèrent alors parut témoigner chez eux du désir de nous devancer. Comme ils venaient précisément d’y parvenir dans une région du globe dont nous allons parler dans un instant, la direction des Colonies s’émut et parvint à brusquer les choses. Les mesures arrêtées vers le mois de novembre 1842, une ordonnance du 29 décembre ouvrit les crédits nécessaires et, en janvier 1843, les ordres étaient expédiés au Sénégal pour procéder à l’installation de postes militaires à Garroway, à Assinie et sur la rive du Gabon. Sur la côte de Guinée donc comme en Cazamance, la France, tout en réservant les droits qu’elle tenait de ses divers traités, se bornait à l’occupation d’une partie des parcelles qu’elle s’était fait céder. Comme en Cazamance, aussi, il s’agissait d’établissemens modestes : quelques magasins protégés par des blockhaus, pareils à ceux utilisés en Algérie, semblaient suffire aux besoins commerciaux dont on se préoccupait uniquement. Pourtant la fondation de ces diverses dépendances du Sénégal ne pouvait manquer d’avoir une importance politique. La France reprenait pied dans des contrées qu’elle avait totalement abandonnées et s’y installait plus solidement qu’elle n’avait fait jamais. En outre, l’estuaire du Gabon dont nous nous trouvions pratiquement les maîtres, offrait aux navires un abri très sûr et pouvait dès lors devenir un excellent port de ravitaillement. C’est cette dernière considération qui devait rattacher bientôt le nouvel établissement, et partant les entreprises sur la côte occidentale d’Afrique, aux entreprises poursuivies dans d’autres parties du monde, et qu’il nous faut considérer maintenant.

Sur la côte d’Afrique nous n’avons guère rencontré que des visées commerciales : dans l’océan Pacifique comme dans les mers avoisinantes des intérêts d’ordres divers entraient en jeu. Les négocians proprement dits, qui envoyaient des navires dans ces parages, les dirigeaient à peu près exclusivement vers les iles de la Sonde, la Chine ou les côtes de l’Amérique du Sud, négligeant les archipels peu civilisés de la Polynésie. Mais ces archipels précisément étaient visités par les bâtimens baleiniers ou cachalotiers qui poursuivaient les cétacés au cours de campagnes durant parfois plusieurs années. Enfin, dans les iles éparses du plus lointain Pacifique, comme dans celles qui avoisinent l’Asie ou sur le continent asiatique lui-même, des Français étaient installés, qu’aucun désir de lucre n’y avait attirés. Après la fondation de la Société pour la Propagation de la Foi qui marqua, comme on sait, un renouveau de notre zèle apostolique, de nombreux missionnaires s’étaient dirigés vers l’Océanie, jusqu’alors assez négligée, et on avait vu ainsi des Pères de Picpus aux iles Sandwich en 1827 et aux Gambier en 1834, des Maristes aux Wallis comme aux Foutouma en 1837, puis, en 1838, en Nouvelle-Zélande, tandis que d’autres prêtres français, ceux notamment de la Société des Missions étrangères, s’efforçaient de prendre pied en Corée ou de se maintenir en Chine et en Annam.

Le gouvernement ne se désintéressait ni des missionnaires, ni des baleiniers, ni des négocians. Favoriser ces derniers faisait partie de cette politique d’expansion économique dont nous avons vu déjà des exemples, et qui, dans le cas présent, paraissait d’autant plus facile que des avantages de tarifs, inscrits dans les lois de douane, semblaient un stimulant suffisant. Les longues campagnes des baleiniers passaient, d’autre part, pour une des meilleures écoles où se pussent aguerrir des marins, et c’était un motif très suffisant pour les encourager. Ici, toutefois, impossible de se contenter de combinaisons financières ou de primes. Il fallait que baleiniers ou cachalotiers trouvassent, le cas échéant, l’aide et la protection qui leur seraient nécessaires ; il fallait aussi que leurs équipages ne perdissent pas à la longue toute discipline au point, par exemple, de se livrer, lors des relâches, à des violences regrettables. Pour exercer une surveillance comme pour accorder la protection, point d’autre moyen que de faire effectuer des croisières dans les régions de pêche. C’est dans ce dessein qu’à la fin de 1836 le futur amiral Dupetit-Thouars était nommé au commandement de la Vénus et chargé d’une mission de surveillance, d’enquête et d’exploration dans les archipels du Pacifique. En ce qui concerne enfin les missionnaires, le gouvernement de Louis-Philippe appréciait leurs efforts et, comme jadis le gouvernement de Charles X, les tenait pour capables de contre-balancer l’influence britannique ; mais son affectation d’indépendance religieuse le condamnait en même temps à quelque réserve. De là des contradictions, au moins apparentes, et ce qui put sembler parfois un certain manque de franchise. A ma connaissance, nulle pièce ostensible n’affirme, durant les dix premières années du règne, l’intention de se servir des missionnaires, ni le désir de les protéger. De même, si un vicaire apostolique écrit au ministre de la Marine, celui-ci ne répond pas : il fait cependant répondre par un directeur, en même temps qu’il tient grand compte des renseignemens envoyés. Il parle aussi quelquefois des missionnaires dans des instructions « très secrètes » qu’il remet à des commandans de navires. En outre, — et cela seul serait déjà caractéristique, — ce sont très fréquemment des bâtimens de l’État qui amènent les missionnaires dans les lieux d’évangélisation et qui les visitent ensuite systématiquement. Enfin, quand les missions sont en butte aux vexations des indigènes, le premier commandant de croiseur informé intervient pour exiger réparation et garanties : c’est ainsi, notamment, que des traités pour la protection du culte catholique furent conclus en 1837 et 1839 avec les souverains des iles Sandwich et de Tahiti.

La protection des missions avait déterminé les premières relations politiques avec les petits peuples du Pacifique : les intérêts du commerce et de la pêche, joints peut-être à des considérations administratives, provoquèrent la fondation des premiers établissemens.

L’idée de prendre pied dans ces parages n’était d’ailleurs pas nouvelle et, sans remonter aux projets du XVIIIe siècle sur l’Indo-Chine, sous la Restauration, le capitaine Philibert avait été chargé d’étudier l’acquisition d’une ile dans les mers d’Asie, tandis que M. Thierry de Ville-d’Avray offrait de céder au Roi les droits qu’il prétendait avoir à la souveraineté de la Nouvelle-Zélande. Rien n’avait pu résulter des explorations du commandant Philibert. En revanche, Thierry, nullement découragé par la fin de non recevoir qui lui avait été opposée, s’occupait encore de réunir les capitaux nécessaires à une expédition et assiégeait maintenant les ministres de Louis Philippe des mêmes sollicitations qu’il adressait naguère aux ministres de Charles X. Exactement dans le même temps, Mgr de Pompailler, évêque de Maronée, débarquait en Nouvelle-Zélande comme vicaire apostolique. Au courant, semble-t-il, des espérances de Thierry, persuadé d’autre part que la fondation d’un établissement serait chose aussi profitable que facile, il écrivait de son côté à Paris, et le gouvernement se trouvait ainsi, par deux voies différentes, saisi de la même question. Au ministère de la Marine, l’occasion semblait bonne et la hâte nécessaire, car les journaux anglais commençaient à parler des visées de Thierry. Mais une entreprise de ce genre ne pouvait se décider sans entente avec le ministre des Affaires étrangères, surtout si celui-ci détenait la présidence du Conseil, et c’était alors précisément le cas. A trois reprises, de juin 1837 à janvier 1839, la Marine écrivit donc à Molé. Comme nous aurons occasion de le constater encore, le ministère des Affaires étrangères de cette époque n’aimait, en pareille matière, ni la rapidité, ni même les décisions. Il commença par ne pas répondre. S’il répondit ensuite, ce qui n’est pas certain, ce dut être de façon peu topique et les desseins sur la Nouvelle-Zélande demeurèrent effectivement suspendus. Mais une société d’armateurs et de banquiers qui se formait pour exploiter le territoire qu’un capitaine au long cours, émule de Thierry, M. Langlois, prétendait avoir obtenu des indigènes néo-zélandais, sollicita bientôt la coopération du gouvernement. Celui-ci, pris dans son ensemble, fut heureux peut-être d’arriver à faire quelque chose, sans toutefois s’engager aussi directement que dans la combinaison Thierry. Un accord intervint : assurance fut donnée d’une protection efficace, et, à la suite d’un accord signé le 11 octobre 1839, l’État équipait deux bâtimens pour favoriser la compagnie Nanto-Bordelaise, dont l’entreprise fut dès ce moment poussée très activement[1]. Il était malheureusement trop tard. Quand la corvette l’Aube, précédant les émigrans, arriva en Nouvelle-Zélande, ce fut pour recevoir notification de l’annexion par la Grande-Bretagne. Ainsi que le faisait remarquer peu après un fonctionnaire des Colonies, les Anglais avaient agi pendant que nous délibérions.

Quoique mortifié par cet échec, le ministère de la Marine ne se découragea pas. Dès l’année suivante, en 1841, il proposait, d’accord avec le ministère du Commerce, l’acquisition de l’ile de Poulo-Condor qu’il venait de faire explorer et qui pouvait offrir un point de relâche sur la route du Pacifique et de la Chine. Cette fois encore, les Affaires étrangères témoignèrent peu d’enthousiasme et firent écarter le projet. Les divergences de vues entre les ministères et la lenteur de leurs discussions semblaient donc devoir faire abandonner toute idée d’installation dans ces mers lointaines quand brusquement, dans le cours de cette même année 1841, une autre affaire aboutit.

Elle est partout racontée, et cependant certains détails de son élaboration demeurent encore impossibles à démêler. Le récit qu’en a donné M. Guizot, dans ses Mémoires pour servir à l’Histoire de mon Temps, doit d’une manière générale être tenu pour exact. Le désir de réparer l’échec essuyé en Nouvelle-Zélande fut certainement un des motifs déterminans ainsi que le désir d’assurer un point de relâche aux baleiniers qui parcouraient le Pacifique comme aux croiseurs chargés de les surveiller ; rien n’empêche non plus d’admettre que le gouvernement songeât à créer un lieu de déportation pour se débarrasser des forçats dont l’entassement dans les bagnes de France passait depuis longtemps pour un danger. Il est évident aussi que les renseignemens recueillis par Dupetit-Thouars, au cours de la mission de la Vénus, servirent à fixer les idées et à guider dans le choix d’un archipel. Mais divers documens provenant de la Marine s’accordent mal avec certains points du récit de M. Guizot, et rien en outre ne permet encore de préciser la date à laquelle l’idée prit corps, non plus que les personnes ou les services qui en eurent l’initiative. Ces détails, heureusement, peuvent sembler ici négligeables. Il nous suffit, en effet, de relever les faits suivans. Nommé au commandement de la station navale du Pacifique, l’amiral Dupetit-Thouars reçut, le 17 septembre 1841, des instructions générales qui ne prévoyaient aucune acquisition territoriale. Le 15 octobre, des instructions complémentaires lui prescrivirent d’occuper, au nom du Roi, l’archipel des Marquises. Ces dernières instructions étaient qualifiées de secrètes ; de fait, le souvenir de la Nouvelle-Zélande et la crainte de donner encore l’éveil aux Anglais conduisirent à un luxe extrême de précautions. Les ordres à l’amiral furent discutés verbalement entre les ministres des Affaires étrangères et de la Marine dans le cabinet de ce dernier, et le texte n’en fut pas transmis de ministère à ministère. Rien ne transpira jusqu’à la réalisation. Celle-ci s’opéra, comme on sait, très tranquillement, au mois de mai 1842. La nouvelle en parvint à Paris en décembre. Le Moniteur la publia aussitôt et, le 8 janvier 1843, en ouvrant la session des Chambres, Louis-Philippe confirma, dans son discours du trône, que la France possédait désormais aux antipodes une colonie nouvelle.

Tout paraissait ainsi réglé, quand, peu après, des dépêches arrivaient du Pacifique relatant des incidens complètement inattendus. Pour comprendre leur portée et apprécier l’attitude du gouvernement, il faut toutefois considérer d’abord les desseins parallèles poursuivis dans l’océan Indien.

Après le traité de paix de 1814, la France ne détint plus dans l’océan Indien que la Réunion, naguère l’ile Bonaparte, et qui recouvrait maintenant son vieux nom de Bourbon. Héritière des traditions de l’ancien régime, la Restauration voulut alors reprendre pied à Madagascar, pour trouver surtout un port qui remplacerait celui de l’Ile de France passée aux Anglais : Bourbon, on le sait, n’en possédait aucun. L’ilot de Sainte-Marie avait donc été occupé dès 1821 et, en juillet 1830, une expédition s’équipait à Brest pour aller châtier les Hovas qui ne cessaient de nous harceler. Dès son avènement, le gouvernement de Juillet jugea plus prudent de ne point disperser nos forces : les préparatifs furent contremandés et l’ordre donné d’évacuer Sainte-Marie. Cet ordre ne fut toutefois pas exécuté, car les ministres se heurtèrent à la ténacité des bureaux. La Direction des Colonies, que l’on invitait depuis dix ans à préparer une installation à Madagascar, ne pouvait voir dans la chute d’un régime un motif suffisant pour changer une habitude maintenant prise, et cela d’autant moins que le port jugé nécessaire dans l’océan Indien continuerait à nous manquer après comme avant. Elle fit donc maintenir l’occupation « provisoire » de Sainte-Marie. Elle était décidée à ne l’abandonner que si elle trouvait, dans la région, un établissement plus avantageux, et, conservant, d’autre part, ses projets d’extension, guettait l’occasion de les remettre au jour.

Cette occasion ne tarda pas. Dès le début de 1832, le ministre de la Marine se trouva conduit à déclarer à la Chambre, dans la discussion du budget, que la France défendrait ses droits sur Madagascar. Il ne souleva nulle protestation. Profitant aussitôt du fait, la Direction des Colonies adressa au gouverneur de Bourbon des instructions spéciales : il importait, lui disait-on, de ne pas laisser s’éteindre nos droits positifs ; ordre était en outre donné d’explorer, en vue d’un établissement éventuel, une certaine baie sur laquelle des rapports nautiques avaient donné quelques renseignemens intéressans : et c’est là l’origine de notre installation à Diégo-Suarez qui devait finir par se réaliser grâce à l’inlassable obstination des services coloniaux, mais seulement cinquante-trois ans plus tard.

Aussitôt, en effet, que l’idée prit officiellement corps, des oppositions surgirent. L’exploration prescrite avait fourni des indications telles que le gouverneur de Bourbon fit immédiatement étudier les fortifications à élever par la suite sur la baie, puis adressa à Paris un plan détaillé d’occupation. Mais ce plan dut être soumis au Conseil d’amirauté. Celui-ci émit un avis si nettement défavorable que, tout en refusant les argumens invoqués, la Direction des Colonies ne put que s’incliner. Supposer toutefois qu’elle se tint pour battue serait mal connaitre ses habitudes d’alors : dix-huit mois ne s’étaient pas écoulés qu’elle trouvait un moyen de revenir à la charge. Un certain M. Garrot, capitaine au long cours, qui passait pour jouir d’un certain crédit à Madagascar, avait été alors chargé d’examiner officieusement la possibilité de conclure avec les Hovas un traité de commerce et de bon voisinage : or, en novembre 1836, une lettre de lui parvenait à Paris, annonçant de Tananarive qu’il rentrait en Europe avec une ambassade hova chargée de visiter Londres et Paris. La nouvelle intéressa le ministère de la Marine, et les Affaires étrangères elles-mêmes s’émurent à la venue d’ambassadeurs. Toutes les mesures furent donc prises pour en profiter. Tandis qu’à Londres, au début de 1837, les Malgaches étaient successivement reçus par Palmerston et par le Roi, les Affaires étrangères se faisaient informer de leurs faits et gestes par notre chargé d’affaires ; la Marine, de son côté, obtenait de Garrot quelques renseignemens et les deux départemens, enfin, se concertaient au sujet de la négociation à engager.

On commencerait, bien entendu, par proposer un arrangement commercial ; mais ce ne serait qu’une sorte d’entrée en matière, voire de prétexte. Ici, en effet, reparurent les ambitions persistantes des services coloniaux. Ils tenaient la situation de Sainte-Marie pour beaucoup moins bonne que leurs affirmations officielles ne le donnaient à croire, et, sachant aussi que la colonie de Bourbon s’en désintéressait, commençaient à penser que force serait un jour d’abandonner la petite île ; ils entendaient toujours, d’autre part, venir à leurs fins touchant Diégo-Suarez : ils lièrent donc très habilement les deux questions et firent décider qu’on proposerait aux Hovas de nous reconnaître la possession de Diégo-Suarez qu’ils n’occupaient du reste pas effectivement, en échange de la rétrocession de Sainte-Marie, dont ils nous avaient à diverses reprises contesté la propriété. La France aurait ainsi la baie tant convoitée, et sans recourir à une expédition de conquête dont la seule idée effarouchait beaucoup d’hommes politiques. Malheureusement, les prétendus ambassadeurs n’avaient que des pouvoirs fort limités : ils passaient pour n’avoir rien fait à Londres ; il semble qu’à Paris ils se bornèrent aussi à des conversations sans portée. Heureusement, Garrot était là, toujours serviable et toujours optimiste. On le munit d’instructions précises et, au début de l’été 1837, continuant d’escorter ses Malgaches, il repartait pour Tananarive, afin d’y préparer la conclusion d’un accord officiel. L’affaire paraissait décidément en bonne voie, et, dans son désir de la voir aboutir sans retard, le ministre de la Marine proposait même de procéder à l’occupation sans attendre la signature. Avec une prudence que l’événement justifia, les Affaires Étrangères voulaient au contraire un traité préalable pour pouvoir, le cas échéant, l’opposer aux Anglais. Cette divergence entre les deux Ministères arrêta pendant plusieurs mois toute décision. Pour regrettables qu’elles fussent en principe, ces lenteurs hésitantes n’exercèrent nulle influence sur la suite des événemens : on apprenait, en effet, bientôt que le crédit dont se targuait Garrot était imaginaire et que tout espoir devait être abandonné d’arriver à l’accord projeté. L’affaire de Diégo-Suarez échouait une fois de plus ; mais cette fois encore, la Direction des Colonies allait la faire renaître et, qui plus est, singulièrement amplifiée.

Le gouverneur de Bourbon était alors le contre-amiral de Hell, qui, de son propre aveu, s’était proposé comme objet principal de son activité, la mainmise sur Madagascar. C’est dire les soins tout particuliers qu’il donna aux explorations qu’on lui avait prescrit de faire exécuter dans la région de Diégo-Suarez. Il y avait notamment employé, dans les premiers mois de 1839, un officier de son état-major, le capitaine Passot, qui étudia toute la partie Nord-Ouest de Madagascar et constata les vexations infligées par les Hovas aux Sakalaves habitant la région. Visitant aussi les îles voisines, Nossi-Bé en particulier et Nossi-Mitsou, il y trouva d’autres Sakalaves établis avec leurs chefs pour fuir les Hovas, et très disposés à bien accueillir quiconque offrirait de les protéger. Il remarqua de plus qu’avec leurs ressources forestières et leurs mouillages sûrs, ces îles pouvaient offrir des points de relâche. C’étaient là des indications intéressantes à plus d’un titre. Avec son intelligence très avisée, le gouverneur de Bourbon fut le premier à les bien apprécier. Essentiellement homme d’initiative, il résolut d’en tirer un parti immédiat et de sauvegarder tout au moins l’avenir en attendant les ordres sollicités à Paris et les mesures définitives. Dès le mois d’avril 1840, il renvoya donc à Nossi-Bé et dans les îles voisines une mission qui, sous couleur d’y chercher des bois, devait, en réalité, les mettre à l’abri d’un coup de main éventuel des Hovas et préparer leur occupation par la France. Dans le courant de l’été le ministère de la Marine recevait ainsi, presque à la fois, les renseignemens réunis par la mission Passot sur les îles du canal de Mozambique et l’annonce de mesures déjà prises pour y faire prédominer notre influence. Or, la Direction des Colonies regrettait toujours de voir ajourner l’occupation de Diégo-Suarez, et la menace d’un conflit avec l’Angleterre rappelait en outre, à ce moment, la nécessité de s’assurer des abris dans l’océan Indien. La conduite de M. de Hell fut donc complètement approuvée et, dès le 25 septembre, ordre lui fut envoyé de poursuivre sans délai ce qu’il avait si bien entrepris. Inutile d’ajouter qu’il n’hésita point. En vain l’iman de Mascate lui adressa des protestations en tant que suzerain du Sultanat des Comores dont aurait dépendu Nossi-Bé : Passot repartit encore et prit possession de Nossi-Bé, après avoir en mars et juin 1841, passé des traités réguliers reconnaissant à la France Nossi-Bé, Nossi-Cumba et Nossi-Mitsou, plus la côte Nord-Ouest de Madagascar, côte dont la reine de Nossi-Bé affirmait avoir hérité de ses ancêtres. C’était l’exécution intelligente et complète des instructions venues de Paris. Mais entraîné par les circonstances locales, le capitaine Passot les dépassa. Le sultan de Mayotte n’éprouvait pas moins que la reine de Nossi-Bé le besoin d’être protégé. Repousser ses avances et laisser d’autres Européens s’établir dans son île risquait d’ôter par avance toute valeur à la position qui venait d’être occupée. A l’instigation peut-être de M. de Hell et, en tout cas, avec la quasi certitude de n’être point désavoué de lui, Passot conclut un traité par lequel le sultan de Mayotte déclara céder son pays à la France. En même temps qu’il apprenait l’exécution de ses ordres, le ministre de la Marine se trouvait dès lors en présence des préparatifs d’une annexion supplémentaire et imprévue. La Direction des Colonies applaudit sans réserve et souhaita l’installation immédiate ; le ministre de la Marine peut-être, et, certainement, le Conseil des ministres témoignèrent moins d’ardeur, et, en avril 1841, la question fut réservée.

Ceci n’était pas pour plaire aux bureaux, et d’autant moins que, toujours d’accord avec le gouverneur de Bourbon, nos postes du canal de Mozambique n’étaient à leurs yeux que des étapes préparatoires. Ils guettèrent donc l’occasion d’imposer un nouvel examen de l’affaire et comme de juste ne tardèrent pas à la trouver. On a vu nos opérations sur la côte du Bénin stimuler les ambitions britanniques : peut-être en allait-il de même touchant Madagascar, et d’autant plus aisément que notre excessive prudence administrative multipliait des missions préparatoires impossibles à dissimuler, tandis que les interminables pourparlers interministériels reculaient constamment les résolutions. Toujours est-il que, dans le courant de 1841, une série d’avis parvenaient de Bourbon, de Maurice, de l’Inde et d’Angleterre qui tous s’accordaient pour signaler l’imminence d’une intervention anglaise à Madagascar : des journaux s’occupaient de l’ile d’une façon significative, une société se constituait à Londres pour y entreprendre de grandes opérations commerciales, et des notices étaient répandues qui vantaient les ressources du pays, énuméraient ses titres à devenir une colonie britannique et mentionnaient particulièrement des points auxquels nous-mêmes portions un intérêt spécial : Fort-Dauphin par exemple, où nous avions eu un établissement, et la baie de Diégo-Suarez chère à la Direction des Colonies. Celle-ci estima, vers le début d’octobre, qu’il y aurait péril dans le moindre délai nouveau, et son chef, Filleau Saint Hilaire, prépara d’urgence un long mémoire qu’il adressa au ministre avec une note extrêmement vive et qui lui fait honneur, en même temps qu’elle honore le service dont il suivait simplement les traditions. La note débutait par l’affirmation d’une vérité que beaucoup de fonctionnaires et beaucoup de ministres ont trop souvent méconnue : « S’il y a une responsabilité d’action, il y a aussi une responsabilité d’inaction. » Le mémoire concluait à une action rapide, en rappelant la mésaventure toute récente de la Nouvelle-Zélande : il fallait devancer, cette fois-ci, les Anglais, compléter l’encerclement du Nord de Madagascar en occupant Mayotte sans délai, enfin examiner et régler une bonne fois, en Conseil des ministres, la question même de Madagascar. Il semble toutefois que les ministres n’en délibérèrent pas. Le travail de la Direction des Colonies fut envoyé aux Affaires Étrangères où Guizot exerçait en fait la présidence du Conseil, nominalement dévolue au maréchal Soult. Or, comme nous en aurons la preuve dans un instant, Guizot était alors peu soucieux des grandes entreprises lointaines et les visées anglaises ne s’étaient d’ailleurs pas précisées : les choses furent donc encore laissées en suspens et l’idée d’une intervention à Madagascar semblait de nouveau écartée, quand l’inlassable Direction parvint à la ressusciter une fois de plus.

L’amiral de Hell était rentré en France et prenait un congé dans son château familial d’Oberkirch, en Alsace. Le 11 juin 1842, on lui demanda un rapport sur la situation de Madagascar et les conditions d’une intervention éventuelle. L’amiral répondit dès le 25 juillet par un travail développé. Il insistait sur les inappréciables avantages de la position de Nossi-Bé et sur la nécessité de s’installer aussi à Mayotte pour en écarter les Anglais. L’occupation des petites iles n’était toutefois qu’un acheminement. C’est à Madagascar même qu’il fallait aller, à Diégo-Suarez bien entendu, mais non pas seulement là : la France devait faire valoir ses droits sur toute la grande ile et substituer sa domination à celle des Hovas. Ceux-ci ayant exaspéré une bonne partie des populations, le moment se trouvait favorable. Il fallait recruter parmi les Sakalaves, dont nous avions fait déjà nos protégés, les élémens d’une petite armée. Dans un délai de cinq ans, dix mille hommes bien entraînés seraient disponibles : renforcés par un bataillon d’infanterie de marine, un bataillon de volontaires de Bourbon et un demi-bataillon d’artillerie de montagne, ils suffiraient pour marcher sur Tananarive. L’itinéraire, enfin, était déjà indiqué, et c’était précisément celui qui devait être suivi un demi-siècle plus tard : on partirait, disait l’amiral, de la baie de Bombetoke, c’est-à-dire, en fait, de Majunga. Un pareil projet était l’aboutissement logique de toute la politique de M. de Hell pendant son gouvernement de Bourbon ; il s’accordait, en outre, à merveille avec les visées ambitieuses de la Direction des Colonies ; il semble bien, enfin, qu’il séduisit aussi le ministre de la Marine du moment, l’amiral Duperré. Celui-ci résolut donc de le soumettre à ses collègues, et ceux-ci furent appelés à en délibérer dans les premiers jours de 1843, très vraisemblablement le samedi 7 janvier.

Mais cette délibération ne se limita point à l’objet particulier qui la provoquait et les résolutions qui la terminèrent eurent un caractère assez général. Ce Conseil des ministres de janvier 1843 établit en effet un lien entre les entreprises poursuivies sur la cote d’Afrique, dans l’océan Pacifique ou dans l’océan Indien, et c’est alors que se précisa le dessein de systématiser notre expansion.

II

En ce temps déjà lointain, les bâtimens à voiles, plus nombreux que nos navires actuels, naviguaient plus constamment et, la fièvre des partages n’ayant pas encore sévi, on rencontrait sur tout le globe maints territoires réputés sans maîtres. Aussi ne se passait-il guère d’année sans que des rapports d’officiers ne vinssent suggérer à Paris l’occupation de quelque île ou la fondation d’un poste sur telle côte écartée. Et ces insinuations commençaient généralement par être bien accueillies. La Direction des Colonies avait un peu de l’esprit aventureux des marins avec lesquels elle voisinait sans cesse. Qu’elle fût dirigée, de 1826 à 1842, par un vieux fonctionnaire de carrière, M. Filleau Saint-Hilaire, ou, après celui-ci, par un parlementaire tel que M. Galos, député de la Gironde, elle se considérait toujours comme la gardienne attitrée de nos ambitions séculaires d’expansion et rêvait de les faire aboutir toutes. Aucun des multiples plans qui s’entassaient dans ses cartons ne lui paraissait complètement négligeable, et comme elle apportait dans ses desseins la persévérance obstinée dont j’ai fourni des exemples, le ministre de la Marine se trouvait toujours prêt à prôner quelque projet d’installation lointaine. Mais si c’était incontestablement au chef de la Marine que revenait le soin de présenter de pareils projets, puis, le cas échéant, de les exécuter, l’ordre d’exécution ne pouvait émaner de lui seul. Le Conseil des ministres devait en connaître, car on sait qu’il était devenu, sous Louis-Philippe, un véritable corps délibérant, et le chef d’un autre département avait, en outre, des droits particuliers à se faire écouter. Toute expédition qui immobiliserait des forces militaires, toute acquisition territoriale qui susciterait peut-être des jalousies, risquait de rompre l’équilibre général des puissances et d’entraîner des complications internationales : aussi appartenait-il aux Affaires étrangères de s’en préoccuper. Or, dès qu’il s’agissait d’entreprises coloniales, les vues du ministère des Affaires étrangères s’accordaient peu avec celles du ministère de la Marine. Les incidens relatés ont permis d’apercevoir la divergence : peut-être convient-il de préciser ses causes.

De toute évidence elle ne provenait pas simplement de ce que l’un des départemens témoignait plus de hardiesse, l’autre plus de défiance prudente ; de ce que l’un envisageait exclusivement les intérêts français, tandis que l’autre songeait aussi aux appétits des rivaux. N’étant point un département politique, la Marine, dans le genre d’affaires qui nous intéressent ici, se souciait peu des conceptions d’ensemble. Sans doute quand on lui parlait des vieilles colonies, elle demeurait assez attachée, par respect ou par habitude, au système trop logique qu’avait légué l’ancien régime ; mais en présence d’affaires nouvelles, elle subissait la complète influence des hommes d’action et des praticiens, au point d’afficher un empirisme presque absolu. Des commerçans voulaient être protégés sur la côte de Guinée ? elle leur donnerait quelques postes copiés sur ceux de l’Algérie. Des navigateurs réclamaient un point d’appui dans le Pacifique ? elle leur procurerait quelque archipel, sans songer à en rattacher l’acquisition aux principes qui dictaient la fondation des postes. Forcée de s’occuper, au même titre et de la même manière, des bateaux qui naviguaient dans les mers d’Asie ou de ceux qui parcouraient la Méditerranée, elle était aussi habituée à considérer constamment toutes les parties du globe avec un soin égal, sans estimer qu’en raison de leur proximité, les questions méditerranéennes, par exemple, dussent nécessairement primer celles qui se rapportaient aux mers de Chine. Aux Affaires étrangères il en allait différemment. Le prestige dont les entreprises y jouissaient variait suivant leur théâtre ou leur nature, et toutes devaient, en outre, se coordonner en système. Car le temps se trouvait encore proche où, dans l’Europe de la Restauration si savamment hiérarchisée, le but suprême était de maintenir un ingénieux équilibre entre les puissances dirigeantes, ou encore, dans les momens d’ambition, de remporter sur telle d’entre elles quelque victoire d’amour-propre. Les situations de fait avaient maintenant changé ; les traditions demeuraient. Pour les diplomates de race, la grande politique consistait toujours dans des évolutions savantes entre l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, à propos de révolutions espagnoles ou de prépondérance morale en Italie. Les avantages matériels n’étaient pas tenus pour les plus grands et s’en trop préoccuper passait même volontiers pour une politique un peu mesquine. Or, le plus souvent, les affaires se déroulant dans les parties lointaines du monde ne mettaient directement en jeu que des intérêts de négocians et ne pouvaient ainsi conduire qu’à des discussions sans gloire à propos de territoires sans passé. Pareille besogne était nécessaire, de temps en temps, mais demeurait de second ordre et seulement digne d’attention quand rien ne se passait dans la vieille et classique Europe des chancelleries. Voilà pourquoi le projet sur Poulo-Condor était repoussé sans recevoir même l’honneur d’un examen, pourquoi la crainte de froisser les Anglais ou les Portugais faisait imposer un effacement exagéré en Cazamance, pourquoi enfin les projets sur Madagascar étaient perpétuellement combattus. L’opposition entre les Affaires étrangères et la Marine ne procédait pas d’une appréciation différente de chaque cas particulier. Deux tendances très nettes existaient dans le gouvernement français d’alors, dès qu’il s’agissait de questions coloniales. Après s’être plus ou moins manifestées au cours des affaires que nous avons résumées, elles vont maintenant, lors du débat sur Madagascar, mettre directement aux prises les deux ministères qui les représentaient.

Ce débat s’engagea vraisemblablement, je l’ai dit, dans le Conseil du 7 janvier 1843. L’amiral Duperré dut lire alors à ses collègues réunis sous la présidence du Roi la Note préparée par ses services. Reprenant les conclusions de l’amiral de Hell, cette note proposait, on s’en souvient, de réaliser sans délai l’occupation de Mayotte, mais pour un double but : procurer immédiatement un excellent point d’appui à nos bâtimens et, en même temps, préparer notre installation complète à Madagascar. Ce fut presque certainement ce dernier point qui provoqua une discussion digne de n’être pas oubliée par les historiens de notre expansion lointaine. Rien ne permet toutefois de la reconstituer positivement. Nous ne savons même pas si le Roi y intervint, non plus que le président du Conseil ou la plupart des assistans ; mais qu’il y ait eu discussion demeure incontestable, tout comme l’opposition entre le ministre de la Marine et celui des Affaires étrangères. Le premier soutint la politique d’action et de conquête à laquelle la Direction des Colonies demeurait traditionnellement attachée, le second la combattit et par des argumens que nous devinons aisément : pour savoir qu’elles étaient en pareille matière et à cette époque précise les idées de Guizot, il suffit en effet de compléter un passage de ses Mémoires par deux discours parlementaires et par les allusions très claires de quelques pièces officielles.

Son passé et son éducation politique le portaient vers les problèmes classiques de la diplomatie européenne, et, s’accordant à merveille en cela avec les habitudes invétérées de son département ministériel, il était toujours tenté de considérer les entreprises lointaines comme accessoires et subordonnées. En outre, partisan de l’entente cordiale avec l’Angleterre, sa politique était dans une large mesure conditionnée par la préoccupation de ne rien faire qui pût troubler les bons rapports entre Londres et Paris. Il estimait aussi, et non sans raison, que les conquêtes coloniales exigent un certain désintéressement en Europe et ne se justifient que par la réunion de diverses conditions. Il déterminait toutefois ces conditions d’une manière trop rigoureuse. En dépit des formes multiples que prenait dès ce moment l’expansion coloniale, il n’admettait l’annexion de territoires un peu vastes que précédée par les entreprises d’un commerce très puissant et suivie, sans délai, par des efforts administratifs considérables, comme par le transport de nombreux émigrans. Or, il jugeait le commerce français chétif, les émigrans hypothétiques et les affaires européennes trop préoccupantes pour permettre une dispersion de forces. Mais s’il faisait un cas insuffisant des ressources coloniales de la France, il admettait les prouesses de ses navigateurs et les ambitions de ses armateurs. Très au fait des progrès de la puissance anglaise, il sentait également que le champ des traditionnels conflits entre grandes puissances se déplaçait et s’élargissait : l’Europe occidentale avait été seule en cause jadis ; l’Orient méditerranéen était entré ensuite en ligne de compte ; voici maintenant qu’on en venait à considérer les parages les plus lointains. Or Guizot était trop bon patriote pour tolérer que son pays se laissât bénévolement distancer, trop imbu de considérations abstraites sur l’équilibre pour ne pas désirer maintenir cet équilibre simultanément dans toutes les régions. Il désirait aussi, sans nul doute, aider des négocians qui représentaient dignement ces classes moyennes considérées comme les solides assises du gouvernement de Juillet. Il devait enfin souhaiter de ne pas heurter obstinément un collègue aussi considérable que l’amiral Duperré. Une série de motifs, dont les uns nous sont explicitement connus, dont les autres se devinent, le portaient donc vers des entreprises coloniales, précisément dans le temps où une série de motifs opposés l’incitaient à l’abstention.

Cette situation n’était pas pour l’embarrasser. Un théoricien dogmatique de son envergure ne pouvait évidemment songer à trancher séparément et empiriquement chaque question particulière, s’agit-il même d’une grande guerre contre les Hovas, mais ne pouvait non plus demeurer dans l’incertitude. Pour en sortir définitivement, il suffisait d’ailleurs de trouver une formule conciliant toutes les tendances et permettant ensuite de régler toutes les espèces : c’était un simple jeu pour un doctrinaire de sa force. On sait aussi qu’une fois les formules trouvées, son talent merveilleux leur communiquait aussitôt une apparence d’implacable nécessité. Ajoutez encore sa situation prépondérante dans le ministère où il tenait d’un consentement tacite le rôle d’un président virtuel, et vous comprendrez sans peine que le débat colonial de janvier 1843 dût forcément tourner à son avantage. De fait, nous savons que ce fut son influence qui dicta au Conseil les résolutions arrêtées : une décision de principe, d’abord, puis des décisions de détail qui en faisaient application immédiate aux cas spéciaux de Mayotte et de Madagascar. Dans les quelques pièces qui la mentionnent, la résolution de principe se trouve toujours formulée à peu près en ces termes : renonciation à toute conquête de vastes territoires ; en revanche, maintien ou développement d’un nombre suffisant d’établissemens maritimes pouvant fournir à nos vaisseaux les points de relâche dont ils avaient besoin. De cette façon on éviterait les entreprises pour lesquelles la France était supposée manquer d’aptitudes et de moyens : on ferait cependant quelque chose, ce qui donnerait une satisfaction aux ambitieux, et on le ferait partout à la fois, ce qui contribuerait à maintenir partout le fameux équilibre. C’était, on le voit, l’aboutissement logique des considérations que je me suis efforcé de résumer : on voit aussi comment de tels principes s’appliquaient au cas particulier qui était la cause de tout le débat. Le Conseil décida donc l’occupation immédiate de Mayotte puisqu’elle pouvait s’effectuer sans grands efforts ni risques, mais en spécifiant bien qu’elle n’aurait d’autre but que d’assurer à notre marine un refuge dans la mer des Indes, car toute visée d’installation à Madagascar devait être entièrement abandonnée.

Ces résolutions arrêtées, il importait d’en poursuivre l’application pratique, seule capable de leur donner une réelle portée et d’affirmer du même coup l’avènement d’une politique véritable et nouvelle. Il fallait, en d’autres termes, exécuter strictement les décisions prises au sujet de Mayotte et de Madagascar, puis, orienter et coordonner nos efforts conformément aux vues qui avaient prévalu. Les deux choses se firent, mais non sans délais ni péripéties qui ouvrent des jours assez piquans sur nos mœurs administratives, tout au moins de ce temps-là.

Un élément nouveau intervint tout d’abord, grâce à un incident si connu, du reste, qu’il suffira de le rappeler en précisant simplement sa date. Presque au lendemain du jour où le ministère de la Marine avait expédié à Bourbon l’ordre d’occupation immédiate de Mayotte, des dépêches importantes lui parvenaient du Pacifique. Après avoir arboré notre drapeau sur les Marquises, l’amiral Dupetit-Thouars s’était rendu à Tahiti dont la reine s’était engagée, on s’en souvient, à respecter les Français et notamment les missionnaires ; or les vexations continuaient ; l’amiral avait adressé des réclamations vigoureuses et la reine, affolée, offrant alors de placer ses États sous le protectorat de la France, il avait accepté. Cette acquisition nouvelle et complètement imprévue n’était pas pour plaire à tous les membres du gouvernement. Après quelques hésitations, semble-t-il, on décida pourtant de ratifier le traité de protectorat. Désavouer brutalement un officier général était une mesure grave ; au moment où nous prenions pied dans ces lointains parages, nous ne pouvions non plus y faire montre d’hésitation ; Tahiti enfin offrait des avantages nautiques, car nos navires y trouveraient un meilleur abri que dans les rades foraines des Marquises. Son occupation se rattachait ainsi aux préoccupations qui avaient dicté celle de Mayotte et, en s’y installant, on restait fidèle aux idées adoptées par le Conseil des ministres.

Le ministère de la Marine s’était naturellement employé en faveur de l’acceptation du protectorat qui cadrait avec ses vues et satisfaisait notamment la Direction des Colonies. Mais cette Direction, chargée d’envoyer les ordres pour Mayotte, avait témoigné, en les rédigeant, d’une énergie particulière : elle avait prescrit le débarquement, même dans le cas où les Anglais se seraient déjà installés. En outre, et c’était là le fait grave, le gouverneur de Bourbon avait reçu, avec le texte de la note dont le Conseil des ministres avait repoussé les conclusions, l’assurance formelle que l’ajournement des projets sur Madagascar n’équivalait pas à leur abandon. Toujours en quête de nouveaux territoires, la Direction des Colonies applaudissait à l’acquisition systématique de points de relâche. Elle souscrivait avec enthousiasme à une partie de la résolution arrêtée en Conseil, mais à une partie seulement, car, en dépit des délibérations de Cabinet et des opinions de Guizot, elle entendait ne pas renoncer à ses projets particuliers. C’était, bien entendu, à l’insu des Affaires Étrangères, mais, bien entendu aussi avec la connivence ou l’approbation du ministre de la Marine qui signait les dépêches : la situation respective des deux départemens demeurait ainsi, après le Conseil de janvier, ce qu’elle était auparavant. Le ministère de la Marine n’acceptait pas sa défaite, bien que l’amiral Roussin y eût remplacé l’amiral Duperré. Le conflit persistait, et au point qu’il ne tarda pas à devenir public.

L’occupation déjà effectuée de Nossi-Bé et celle imminente de Mayotte entraînaient des dépenses non prévues au budget. Deux cent mille francs furent donc inscrits comme « subvention à divers établissemens coloniaux, » dans un projet de loi sur des crédits supplémentaires et extraordinaires déposé au commencement de janvier 1843. Quand cette subvention vint en discussion à la Chambre, le 30 mars, des explications furent demandées : l’amiral Roussin répondit et, invoquant avec beaucoup de force la nécessité de ne point renoncer à nos droits sur Madagascar, présenta presque l’occupation de Mayotte comme une étape sur la voie d’une conquête. L’émotion fut assez vive. La Commission de la Chambre délibéra et voulut entendre le ministre des Affaires étrangères : Guizot se rendit à son appel, très volontiers sans doute, et quand, le lendemain, l’un des membres de la Commission souleva à nouveau le débat, ce fut lui qui parut à la tribune. Il commença, comme de juste, par couvrir son collègue dont il interpréta les paroles, mais, cette politesse parlementaire rapidement expédiée, il le désavoua complètement. La France ne ferait rien à Madagascar, elle ne voulait rien y faire. Le ministre des Affaires étrangères ne s’en tint d’ailleurs pas là, et, ayant solennellement condamné la politique particulière de la Marine, il établit celle de la majorité du Cabinet. Après avoir affirmé que l’intérêt du pays n’était pas dans la possession de vastes territoires, il montra l’utilité qu’offrirait un réseau de points de relâche. L’idée avait été indiquée la veille par l’amiral Roussin : il s’y attacha, la précisa, et la développa. Quelques semaines plus tard, la discussion de crédits demandés pour les établissemens d’Océanie lui fournit l’occasion d’y revenir à nouveau et de paraphraser encore la résolution du Conseil de janvier. Or comme tous ces discours avaient été prononcés à l’occasion de demandes de crédits qui furent accordés par les Chambres ; comme, d’autre part, la Marine avait été enfin contrainte de céder et, après le prompt remplacement de l’amiral Roussin par l’amiral de Mackau, de prescrire à Madagascar une politique d’effacement, la situation vers la fin de l’été de 1843 se trouvait exactement la suivante. À la suite d’entreprises amorcées un peu au hasard, dix ans durant, dans toutes les parties du monde, le gouvernement français s’était trouvé conduit a examiner dans son ensemble le problème de notre expansion. Sous l’influence des circonstances générales, en partie aussi pour limiter des ambitions qui lui déplaisaient et pour faire échouer des projets particuliers, M. Guizot avait alors improvisé une doctrine : après l’avoir fait adopter en principe par ses collègues, il l’avait fait admettre effectivement par les récalcitrans en même temps qu’il la précisait devant les Chambres qui l’approuvaient implicitement. Lors donc qu’il parla dans un discours du « système » dans lequel était entré le gouvernement, il n’avançait rien qui ne fût exact. Le système était probablement trop restrictif. La Direction des Colonies et le ministère du Commerce voyaient sans doute juste en estimant que de simples points de relâche n’offriraient pas aux négocians les débouchés dont ils avaient besoin. Par un phénomène extrêmement rare dans notre histoire coloniale, il y avait pourtant un système d’ensemble, embrassant le monde entier. Chose non moins digne de remarque, ce système était hautement avoué, officiellement proclamé, et à son propos, gouvernement et parlement se trouvaient d’accord.

Rien de cela, toutefois, ne suffisait. C’était peu de chose, en somme, que l’affirmation d’une doctrine, même si on lui rattachait arbitrairement, après coup, des occupations comme celles du Gabon ou de Mayotte préparées pour des motifs très différens. Si l’on était réellement sincère, force était d’envisager des mesures d’application générale. Du moment que nos ambitions devaient se limiter à l’acquisition de quelques points d’appui maritimes, il fallait que ceux-ci, assez nombreux et judicieusement choisis, formassent tout autour du globe un réseau à peu près complet. Or, un simple coup d’œil jeté sur la carte montrait qu’il n’en allait pas encore ainsi. Aucun port français ne jalonnait la route à suivre pour aller de l’océan Indien au Pacifique, entre Mayotte et Tahiti. Une fois quittée la côte d’Afrique, rien non plus sur la route du Pacifique par le cap Horn. De pareilles lacunes ne se justifiaient plus. On se mit donc méthodiquement en devoir de les combler, et ceci prouve à quel point le « système » était pris au sérieux.

Je ne sais si le gouvernement voulut profiter, pour réaliser ses vues, des différends qu’il avait avec la République Argentine et qui l’amenaient à des démonstrations maritimes répétées. Je ne sais non plus si c’est à ces mêmes préoccupations que se rattache la brusque curiosité dont la Direction des Colonies témoigna, vers l’automne de 1843, à l’égard des Malouines où Bougainville avait jadis fondé un établissement et où les Anglais s’établissaient maintenant. Les desseins formés relativement à l’Amérique méridionale demeurent fort obscurs, bien que leur existence soit attestée dans un rapport que le ministre de la Marine soumit au Roi. En revanche, les projets d’établissement sur la route du Pacifique, par les détroits de la Sonde, prirent immédiatement corps.

Des circonstances particulières y contribuèrent d’ailleurs. A la suite de la guerre de l’opium, l’Angleterre venait de signer le traité de Nankin qui ouvrait cinq ports chinois à son commerce et lui assurait en outre la possession de Hong-Kong. Avec ce souci de l’équilibre que nous lui avons entendu invoquer, Guizot entendait obtenir pour la France des avantages du même ordre ; mais s’il pensait qu’une négociation avec la Chine devait légitimement nous procurer l’accès des ports, il estimait que, n’ayant pas fait la guerre, nous n’étions pas fondés à réclamer un territoire : des scrupules subsistaient en 1843 auxquels les diplomates ont renoncé depuis. Force était alors de trouver, en dehors de la Chine, un établissement territorial qui contre-balancerait Hong-Kong, en même temps qu’il rentrerait dans notre organisation de points de relâche. On se mit en devoir de le rechercher. Or, dans les derniers jours de 1842, un médecin, le docteur Mallat, était rentré en France d’un long voyage d’études qui lui avait fait parcourir à ses frais quelques régions d’Extrême-Orient. Séduit par elles, il avait résolu d’y procurer un établissement à son pays et son choix même s’était fixé : c’était au sud des Philippines, dans l’archipel des Soulou, l’île de Basilan. Elle présentait, selon lui, des avantages sans nombre et son enthousiasme devait être fort grand, car, dès cette époque, semble-t-il, ses amis commencèrent à l’appeler Mallat de Basilan. Assiégeant les administrations publiques de ses demandes, il finit, en juillet 1843, par être reçu au ministère de la Marine, avec d’autant plus de facilité sans doute qu’il arrivait au bon moment. Ses propositions se rattachant aux préoccupations de l’heure, la Direction des Colonies se mit à les étudier. L’île de Basilan lui parut convenir pour l’un de ces établissemens maritimes qu’on cherchait maintenant à multiplier ; elle pouvait être tenue pour indépendante, la souveraineté des Espagnols sur les Philippines ne devant pas s’étendre jusque-là ; elle était bien située, au débouché des détroits de la Sonde, sur la route de la Chine comme sur celle du Pacifique. Si donc une exploration attentive confirmait les dires de Mallat, il n’y aurait qu’à occuper sans délai. Le Conseil des ministres ayant approuvé ces conclusions, les mesures d’exécution commencèrent aussitôt. La mission chargée d’aller négocier avec la Chine un traité analogue à celui des Anglais se préparait à partir : Mallat lui fut adjoint avec le titre significatif d’agent colonial. Le chef de mission, M. de Lagrenée, reçut, en outre, le 9 novembre des instructions spéciales signées de Guizot, qui complétèrent ses instructions générales et le mirent au courant de nos vues sur Basilan. En même temps, l’amiral Cecille, commandant la nouvelle station des mers de Chine, recevait du ministre de la Marine des instructions parallèles. L’amiral et le diplomate devaient, guidés par Mallat, explorer l’ile de concert et, si les renseignemens fournis se trouvaient exacts, conclure immédiatement un traité par lequel les chefs locaux reconnaîtraient la souveraineté de la France.

Après avoir conçu son plan général d’expansion, le gouvernement en poursuivait donc, et sans aucun délai, l’exécution très méthodique. C’est là encore un phénomène suffisamment rare pour mériter d’être soigneusement relevé. Cela fait, inutile d’ajouter, car chacun le sait par avance, que les tentatives d’exécution n’aboutirent pas.

Pour modestes qu’ils fussent, nos premiers établissemens nouveaux sur la côte d’Afrique, dans l’océan Indien ou dans l’océan Pacifique avaient immédiatement attiré l’attention peu bienveillante de l’Angleterre. La méfiance et la susceptibilité de celle-ci à peine mises en éveil, des circonstances particulières leur fournirent l’occasion de s’affirmer. Dans l’océan Pacifique, l’amiral Dupetit-Thouars avait, en effet, poursuivi sa politique entreprenante et, dans le temps où le gouvernement acceptait, non sans hésitations, le protectorat sur Tahiti, il avait transformé ce protectorat en annexion complète et favorisé ainsi, ou provoqué, un conflit très aigu avec le pseudo-consul britannique, Pritchard. La nouvelle de ces incidens parvint en Europe au début de 1844. À ce même moment, le développement de nos opérations en Algérie et la nécessité d’en finir avec Abdel-Kader conduisaient à préparer une expédition contre le Maroc, expédition qui, elle aussi, provoquait à Londres de vives récriminations. S’ajoutant aux rancunes qui persistaient depuis la crise orientale de 1840, comme aux difficultés toujours pendantes à propos du droit de visite, une série d’incidens qui se rattachaient à notre développement colonial venaient ainsi surexciter les passions populaires des deux côtés du détroit, et, du même coup, envenimer assez sérieusement les rapports entre les deux gouvernemens. L’entente avait beau devenir peu cordiale, le ministère français entendait lui demeurer fidèle et peut-être ne pouvait-il pas faire autrement. Mais il se trouvait alors dans une situation particulièrement défavorable à l’exécution d’un plan quelconque d’expansion lointaine.

À ce fait général, dont l’action fut certaine, encore qu’impossible à mesurer, s’adjoignaient des considérations particulières, qui ne sont pas, du reste, toujours faciles à démêler. Dans un rapport au Roi, le ministre de la Marine se bornait à mentionner la nécessité d’attendre des circonstances plus propices avant de créer l’établissement projeté sur la route du cap Horn. Cette formule, qui semble volontairement énigmatique, permet simplement de constater la persistance des desseins en même temps que l’ajournement de l’exécution ; il demeure provisoirement impossible de démêler l’histoire de ces visées sur l’Atlantique méridional. Sur le point de relâche dans les mers de la Sonde, nous sommes en revanche mieux renseignés, et fort heureusement, car ce fut cette seconde affaire qui devint la pierre d’achoppement de tout le système. Lagrenée et l’amiral Cecille avaient été cependant on ne peut plus satisfaits de leur visite à Basilan. L’ile offrait bien, pour l’établissement d’un grand port, tous les avantages annoncés par Mallat ; ses chefs, puis le sultan de Soulou dont ils dépendaient plus ou moins, avaient également consenti des traités qui, s’ils ne nous transféraient point la pleine propriété juridique, nous garantissaient une sorte de prise à bail parfaitement suffisante pour nos desseins. Il ne restait donc plus qu’à ratifier ces traités et à envoyer la garnison et le matériel : le ministre de la Marine, qui avait fait étudier l’opération dans ses moindres détails, la proposa au Conseil, en juillet 1845. Malheureusement, à Basilan même, un des bâtimens de l’amiral Cecille était, au cours d’une reconnaissance, entré en conflit avec des indigènes et son commandant avait eu alors l’idée malencontreuse de faire intervenir un fonctionnaire de Luçon. Cela suffit naturellement à mettre en éveil le gouverneur général espagnol d’abord, puis le gouvernement de Madrid. L’Espagne n’avait, à bien prendre, nul droit sérieux sur Basilan ; mais l’occasion pouvait lui paraître bonne pour s’en créer. Le ministère français, d’autre part, tenait à ménager la reine Christine, puisque le mariage des princesses espagnoles était devenu la préoccupation principale de sa politique. Quand donc l’amiral de Mackau vint demander l’autorisation de brusquer les choses en expédiant marins et soldats, des objections nombreuses surgirent, et M. Guizot notamment ne se fit pas faute de formuler les siennes.

La discussion fut, sinon vive, tout au moins très sérieuse, à en juger d’après les notes que Mackau eut soin de prendre comme pour dégager sa responsabilité personnelle d’une décision qu’il désapprouvait. Tout porte à croire, en effet, qu’il défendit le projet chaleureusement : en tout cas, il le défendit en vain. Les habitudes traditionnelles l’emportèrent. On ne voulut point compromettre ce qu’on croyait être la grande politique pour une de ces affaires qu’on estimait d’ordre inférieur. La réalité d’un port lointain fut jugée moins précieuse qu’un chimérique avantage d’amour-propre en Europe et finalement la France dut renoncer à s’installer solidement dans les mers d’Asie, afin d’être mieux assurée d’établir en Espagne un des fils de son Roi.

Ce fut, du même coup, la fin du système des points de relâche. Non que son abandon fût solennellement décidé. Les ministres s’en réclamaient encore : on lui rattacha le maintien du protectorat sur Tahiti, quand les protestations anglaises obligèrent à désavouer l’annexion proclamée par Dupetit-Thouars, et l’amiral Cecille se vit invité, d’autre part, à chercher dans les mers de Chine une île qui remplacerait pour nous Basilan. C’était peut-être demander l’impossible, et chacun sait, en outre, combien les occasions négligées se retrouvent rarement. Eût-on d’ailleurs pu combiner quelque projet nouveau que sa réalisation se serait sans doute heurtée à des obstacles, cette fois insurmontables. La situation se modifiait rapidement en France comme en Europe. Ébranlée par les incidens coloniaux, l’entente cordiale s’effondrait à la suite des mariages espagnols, et le ministère Guizot voyait miner ainsi les fondemens de sa politique étrangère, tandis que sa politique intérieure commençait à soulever dans le pays un mécontentement grandissant. Pour la monarchie de Juillet, le temps était passé des préoccupations lointaines. Lorsqu’en 1845, le fameux cheik de l’Oued Noun essaya de reprendre les pourparlers, on mit de l’obstination à reconduire sans affirmer du reste l’abandon de l’affaire. Lorsque, à la même époque, des difficultés survenues à Madagascar firent songer à un nouveau projet d’expédition, ce projet ne put aboutir ; il ne se rattachait plus, du reste, au système de 1845, et son étude même en consacrait implicitement l’abandon. Je ne sache pas, d’ailleurs, que postérieurement à 1845 des ministres de la monarchie de Juillet se soient préoccupés de l’acquisition méthodique de ports disséminés. Le dessein, sans nul doute, ne disparut pas à jamais, car, par la suite, la constitution des points d’appui pour notre flotte, fit revenir aux mêmes idées, mais sans partir exactement des mêmes données et sans demeurer fidèle à la conception échafaudée par Guizot. Officiellement adoptée, au Conseil des ministres de janvier 1843, celle-ci fut bien réellement abandonnée en juillet 1845, lors de la renonciation à Basilan.

Le système des points de relâche n’eut donc nul aboutissement pratique : ceci ne signifie pourtant point qu’il soit négligeable. Sans parler de son intérêt pour les personnes curieuses des opinions ou des procédés d’un ministre dont le rôle fut si considérable, ce système offre, comme je l’ai remarqué chemin faisant, le phénomène assez rare chez nous d’une vue coloniale d’ensemble. Il témoigne aussi d’un souci, incomplet sans nul doute et assez nébuleux, mais bien réel cependant, de ce qu’on a qualifié depuis la politique mondiale, et cela à une époque et sous un régime qui passent volontiers pour être demeurés étrangers à de si vastes préoccupations. Enfin, et surtout peut-être, ce système de 1843 ne doit pas être considéré en lui-même. Il fut une résultante. Les ministres en délibérèrent parce qu’ils se trouvaient en présence d’entreprises réitérées, et celles-ci sont intéressantes pour l’histoire de notre développement colonial, soit que l’on considère leurs liens avec le passé ou avec l’avenir, soit aussi que l’on examine la façon dont elles avaient été menées.

Le rôle que les bureaux jouent depuis longtemps dans la vie publique de la France fournit un thème inépuisable à des railleries très souvent méritées. Il y aurait pourtant injustice à médire toujours de ces entités anonymes, encombrantes et mystérieuses. Même lorsqu’elles sortent de leur objet propre, qui est d’exécuter, pour prétendre à diriger, leurs défauts sont parfois heureux, soit qu’elles poussent en avant, soit qu’elles déploient une incommensurable force d’inertie. Cela se voit surtout dans les momens où le gouvernement véritable hésite, désemparé, ou bien oscille entre des tendances contradictoires. Les ministères ont beau se succéder, en effet, et les régimes eux-mêmes changer, comme la vie administrative ne saurait s’arrêter, les bureaux demeurent, subrepticement hardis, parce qu’ils ont conscience de leur force, et prodigieusement patiens, parce qu’ils se savent éternels. Au lendemain comme à la veille de n’importe quel bouleversement politique, ce sont pratiquement les mêmes hommes qui, dans les mêmes locaux ministériels, continuent à s’occuper des mêmes affaires : nécessairement avec les mêmes habitudes et dans le même esprit. Ils assurent ainsi une cohésion, malgré les troubles de la surface, et maintiennent l’enchaînement des temps. Le rôle que nous avons vu jouer à la Direction des Colonies en fournit une preuve. Loin de moi la pensée de rabaisser des hommes tels que Bouët-Willaumez, Hell, Dupetit-Thouars, ou maints de leurs émules. Je ne songe pas à contester les résultats féconds de leurs initiatives. Mais certains de leurs panégyristes ont été trop loin en prétendant qu’ils agirent toujours de leur propre mouvement et violentèrent les pouvoirs métropolitains, brusquement mis en présence d’événemens accomplis. Certes, ce qui se lit alors en matière d’expansion lointaine déconcerta plus d’une fois les ministres. Mais il y avait à Paris même des hommes qui l’avaient obstinément voulu, inlassablement préparé. Pour connaître les noms des fonctionnaires qui paperassaient alors à la Direction des Colonies, nous devons feuilleter l’Almanach Royal ; nous ignorons leurs mérites respectifs comme la part qu’il faudrait faire à chacun. Mais ce que nous savons d’eux peut suffire. Tous travaillèrent à une même tâche dont ils ne soupçonnaient du reste pas la grandeur. Continuateurs corrects de leurs prédécesseurs administratifs, défenseurs scrupuleux des intérêts dont ils estimaient avoir charge, ils étudièrent force projets qui n’aboutirent point, et firent acquérir d’autre part quelques établissemens nouveaux. De cette double façon, ils furent parmi les principaux auteurs de l’œuvre coloniale de Louis-Philippe, l’Algérie devant toujours être laissée à part.

Quant au caractère comme à la portée de cette œuvre, ils sont très nets. Les petits territoires épars, occupés à cette époque, ont été avant tout des jalons. Divers archipels sont venus se grouper autour de ceux que le ministère Guizot avait choisis en Océanie, et ce fut la politique de protection aux missionnaires qui nous engagea dans la conquête de l’Indo-Chine. Après Nossi-Bé et Mayotte, Diégo-Suarez, puis Madagascar tout entier finirent par devenir français. Le développement du Sénégal et les postes de la côte de Guinée amorcèrent notre empire de l’Afrique Occidentale, tout comme notre Afrique Équatoriale procède des quelques lieues de territoires généreusement cédées à l’embouchure du Gabon, par notre « allié, » le roi Denis. Pour ces accroissemens prodigieux, il fallut, sans nul doute, des circonstances impossibles à prévoir vers 1840 ; mais nous avons pu profiter de ces circonstances, parce que, à l’insu du public, à l’insu même des gouvernans, un véritable esprit colonial subsistait quelque part en France, ainsi que des aspirations très étudiées et des traditions très nettes. L’histoire coloniale de la monarchie de Juillet permet de constater la persistance de ces traditions et la façon dont elles se conservèrent, en même temps qu’elle montre la préparation matérielle des temps futurs. C’est pourquoi quiconque cherche à comprendre notre expansion présente ne saurait la tenir pour indifférente.

Christian Schefer.

  1. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 janvier 1882, l’étude d’Émile Blanchard.