La Montagne d’hiver/Texte entier

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Texte établi par Fides, Éditions Fides Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 7-158).


— I —


Dès que le problème de son avenir s’imposait, Madeleine éprouvait le désir de fuir. Elle ne voulait pas l’affronter. Cramponnée au présent, elle refusait d’admettre que l’heure approchait où elle ne devrait plus se dérober, où il lui faudrait agir.

Continuellement, l’anxiété l’étouffait. Rien n’atténuait son angoisse. D’une besogne à l’autre, elle allait et venait dans la maison, accablée par l’irréparable, son imagination reconstituant sans cesse les événements, jusqu’à la minute funeste ; et alors, haletante, suppliante, le cœur tordu, elle s’acharnait à croire que son malheur était un cauchemar.

Ce n’était pas un cauchemar et il lui fallait l’accepter. Mais n’ayant plus la force de diriger ses pensées, l’instant d’après, elle se retrouvait tournant en rond, recommençant à vivre la cruelle suite des faits, pour buter de nouveau avec un désespoir ravivé, sur l’implacable fatalité.

Les soucis matériels s’entassaient aussi à côté de sa douleur. Quelques années plus tôt, la petite fortune que la mort accidentelle de Jean lui laissait, aurait été bien suffisante pour vivre convenablement. Aujourd’hui, comment s’en tirerait-elle ? On lui disait :

— Heureusement que vous n’avez pas d’enfants.

Tous devaient cependant, en secret, la plaindre de sa solitude.

Le plus terrible, ce n’était pas de se sentir seule, ce n’était pas l’incertitude du lendemain, c’était d’avoir les mains vides. Elle s’imaginait que jamais personne n’aurait plus besoin d’elle ; désormais, sa place ne serait nulle part. Dans cet état d’esprit, la jeune femme n’avait pris qu’une décision : elle quitterait son appartement imprégné de trop de souffrances, de trop de déceptions, à cause de Jean. Elle l’avait tant aimé, mais ne l’avait-elle pas épousé sans le connaître ? Ces lettres écrites et reçues dans une exaltation trompeuse, pouvaient-elles exprimer la froide réalité ?


Jeune médecin, Jean Beaulieu faisait un stage dans un hôpital de Boston, quand au cours d’un séjour à Montréal, il avait rencontré Madeleine. Tout de suite, il s’en était épris. Il souffrit trop d’être loin d’elle, il ne fut pas tout à fait lui-même, dans la correspondance enflammée qu’il lui adressa. Il remplissait ses lettres d’une tendresse si émue, de confidences si intimes ! Madeleine s’engagea à fond dans le rêve. Elle n’avait pas vingt ans. Jean glissait des vérités dans ces pages brûlantes. Elle ne prêtait pas attention aux menaces qu’elles comportaient. S’il avouait : « Vous ne me connaissez pas. Je vous aime mais j’ai peur de vous décevoir, je suis un sauvage, j’ai mauvais caractère. Je boude. Je suis des heures sans pouvoir parler… », elle riait, elle s’amusait de ces révélations. Cela ne pouvait rien changer. Il l’aimait comme personne ne l’avait aimée. L’amour, c’était ce qui importait. « L’amour rend léger ce qui est pesant ».

L’amour n’avait pas rendu léger ce qui était pesant !

Mais Madeleine ne désirait ni ressasser le passé, ni envisager l’avenir. Il ne fallait pas poursuivre Jean de sa rancune au delà de la tombe. Mieux valait essayer de comprendre enfin, à travers ce silence que sa foi savait perméable.

Jean avait été le plus à plaindre. Il vivait chargé du fardeau de sa tristesse, de sa méfiance, de son pessimisme. Dès le début de leur vie commune, elle avait dû modérer l’expression de sa bonne humeur, quand le jour ensoleillé l’inclinait à la joie. Être heureuse si Jean souffrait, c’était impossible. Elle partagea ses rancœurs, même lorsqu’elle ne parvenait pas à les concevoir. Et un jour, l’insistance de Jean à être malheureux l’irrita. Elle se reprochait aujourd’hui d’avoir manqué d’amour, de patience, de s’être révoltée, aigrie, et réfugiée derrière un rempart d’orgueil et de dépit.

En elle-même, elle l’avait bientôt blâmé de n’être jamais content. Et, lorsqu’il l’eût plusieurs fois prise à partie, lorsqu’il l’eût injustement accusée de ses maux, elle se cabra. Elle aurait dû plutôt manifester le chagrin qu’il lui causait. Peut-être en aurait-il été touché et aurait-il reconnu ses torts ?

Se résigner à n’être pas vraiment heureuse en ménage, avait été pour Madeleine la plus rude des épreuves. Entre eux, il y avait une communauté de goûts qui aurait dû sauver leur sentiment. Si souvent, ils ressentaient ensemble des instants d’émotion profonde. À mesure, cependant, que s’accumulèrent les mauvais silences, ces instants devinrent plus rares, et à la fin, ils ne se renouvelèrent plus.

S’ils avaient eu des enfants, Madeleine en était convaincue, leur vie aurait été plus facile. Ses rancunes distraites par l’amour maternel se seraient plus aisément dissipées.

Dans leur solitude, sans témoin pour empêcher les mots regrettables d’être prononcés, ils avaient empiré leur mal. De plus en plus gênés pour s’expliquer, exprimer leurs véritables sentiments, ils s’étaient éloignés, se dérobant l’un à l’autre le meilleur de leur âme. Le caractère nerveux et irritable de Jean constamment surmené, rendit vite leur malaise incurable. Toute sa patience, il la dépensait pour ses malades.

Maintenant, tout était à jamais fini. Non, pourtant. Pas à jamais. Graduellement, Madeleine retrouvait une foi plus active. Elle aspirait momentanément à l’éternité, à l’amour réel, et elle doutait de tous les bonheurs terrestres. Elle n’en voulait plus au ciel comme autrefois, des absurdités apparentes de la vie. Était-ce pour l’amener enfin à comprendre, que Dieu l’avait ainsi frappée ?


Le timbre de la porte la fit sursauter. Quelle heure était-il donc ? Sa sœur Hélène venait ce matin pour l’accompagner dans les magasins. Hélène, en voilà une qui ne se demandait jamais si elle était heureuse en ménage. Elle prenait tout pour acquis. Elle ne fendait pas les cheveux en quatre. Par nature, elle aimait tout ce qui lui appartenait. Elle vantait son mari, ses enfants, sa maison, ses domestiques et même ses voitures. Car Hélène, mariée richement, vivait dans le luxe. Tant que ses enfants avaient été petits, elle avait été très dévouée, très maternelle, mais elle pouvait aujourd’hui suivre librement tous les courants à la mode. Dans une grande ville, ils se multiplient. Hélène était partout.

Son mari l’accompagnait sans offrir de résistance. Parfois, il exprimait bien le désir de demeurer un soir sans sortir, mais Hélène réussissait toujours à l’entraîner. D’ailleurs, travaillant comme quatre pour gagner tout cet argent qu’ils pouvaient ensuite dépenser sans compter, le monde lui apportait une détente salutaire. Chaque fois, Hélène pouvait affirmer victorieusement :

— Je te l’avais bien dit que cette réunion te ferait du bien. Avoue que tu as rencontré des gens épatants !

Il avouait. Pour Hélène, la distraction était le remède à tous les maux. Elle avait besoin du contact de ses semblables ; elle avait besoin de bruit, de potins, de mode, — et de musique, mais entendue dans une salle remplie d’un monde élégant et connu ! — Son bonheur consistait à être parmi ce monde trop agité, mais divers et intéressant.

L’âme de Madeleine était moins facile à combler. Hélène le sentait, malgré sa légèreté d’esprit, et elle en éprouvait une sorte de malaise, en face de sa jeune sœur.

Ce n’était pas pour son plaisir qu’elle la conduirait ce matin dans les magasins. Elle avait décidé qu’il était temps de secouer la torpeur qui clouait Madeleine à son appartement depuis la mort de son mari. Dieu seul savait ce que la pauvre enfant pouvait méditer seule à journée longue dans cette atmosphère encore pleine du drame. Si, au moins, Madeleine s’était remise à la couture qu’elle réussissait à merveille ; mais non, lorsqu’elle était forcée de sortir, elle portait la robe noire qu’Hélène lui avait cédée au premier moment, — en lui disant : « Je te la donne, » — et elle mettait le chapeau que la modiste avait apporté d’urgence. Dans la maison, Madeleine s’accoutrait d’un chandail et d’un pantalon de velours côtelé, qui avaient connu de meilleurs jours. Hélène s’en offusquait :

— Tu as l’air d’une existentialiste !

Depuis tout un mois, Madeleine n’avait donc pas eu le courage de chercher mieux. Avait-elle l’illusion qu’elle pourrait se contenter de pareils oripeaux pour son deuil ? Hélène allait y voir.

— Heureusement que je suis là, soupirait-elle.

Ouvrant la porte, elle vit sa sœur dans son attirail accoutumé : le vieux pantalon, le chandail. Elle s’exclama avec humeur :

— Tu n’es pas prête ? À quoi penses-tu ? Je t’avais dit que je venais tôt…

— Tu te trompes. Je suis prête. Je n’ai plus qu’à mettre ta robe.

En effet, Madeleine avait les cheveux bien brossés, les lèvres rougies, les joues légèrement poudrées. Avec son profil net, régulier, sa pâleur ambrée, sa bouche fine et triste, de quelle toilette avait-elle vraiment besoin ? Elle serait belle même en haillons, songeait Hélène avec envie, en la regardant se hâter vers sa chambre.

— A-t-on idée de se cloîtrer, avec une taille pareille ? Il faut que je la sorte de son marasme.

La jeune femme reparut, enveloppée de son manteau de castor, coiffée du chapeau d’occasion, et le cou nu, sans écharpe. Elle s’en excusa :

— Je n’en ai pas de noire, ni de blanche. Mon manteau boutonne assez haut. Ça ne se verra pas.

— Ça te donne une apparence de misère dont tu pourrais te passer ! Inscris tout de suite « écharpe », sur ton agenda. Ce sera probablement inutile. Ton petit air pauvre m’empêchera de l’oublier.

Hélène se tut. Elle s’était promis de se surveiller, de ne pas brusquer Madeleine. Lorsqu’elles furent installées dans la petite voiture, elle risqua, après quelques propos vagues :

— Léon est d’avis que nous ne devrions pas te laisser seule. Tous croiront que nous ne nous aimons pas. Ils ne savent pas que tu as refusé l’hospitalité que nous t’offrions de bon cœur. Accepte, au moins, que Mireille vienne chez toi tous les soirs ? Tu habites à deux pas de son couvent. Tu lui rendrais service. Sans compter qu’elle passe actuellement des examens ; pour étudier, elle serait beaucoup plus tranquille chez toi…

— Remercie Léon de sa sollicitude. Mais je préfère rester seule. Il faut que je m’y habitue. Je ne puis pas emprunter à l’année les enfants des autres.

Madeleine se mordit les lèvres. La fin de sa phrase trahissait son aigreur.

— Tu t’habitueras plus tard.

Madeleine ne répondit pas, car elle savait au fond, qu’il était malsain de contempler sans cesse en elle, l’image obsédante de Jean défiguré. Si, au moins, elle avait pu conserver dans son souvenir, un visage paré du mystérieux sourire des morts, ce sourire heureux qui empêchait de douter de la paix et du bonheur éternels.

C’était la bouche de Jean qui avait été déformée. La blessure à la tête, qui l’avait tué instantanément, n’était pas visible. Mais cette coupure à la lèvre le rendait si terriblement triste. La jeune femme ne pouvait plus évoquer la figure de son mari autrement qu’avec ce pli cruel.

Hélène revenait à la charge. Sa jeune sœur ne consentait pas à l’approuver :

— Pensons à me vêtir d’abord convenablement. Une chose à la fois. Nous changerons ma vie ensuite.


L’animation, la beauté des étalages, — qui annonçaient prématurément l’approche des Fêtes, — un grand déploiement de luxe, d’images, arrachèrent les deux femmes à leurs pensées inquiètes. Madeleine intéressée malgré elle, cessa momentanément de repousser l’avenir. Des mannequins reproduisaient les traits des heureux du monde : de ceux qui quitteraient notre climat glacial pour la douceur des mers du sud. Madeleine ne pouvait pas s’empêcher d’admirer leur élégance. Le sud, pourtant, ne l’attirait aucunement. Cette société cosmopolite des hôtels de grande classe, des paquebots de croisière, séduisait plutôt l’imagination de sa sœur Hélène dont les yeux brillaient de convoitise.

— Un jour je déciderai Léon à prendre des vacances d’hiver, maintenant que les enfants peuvent se tirer d’affaires sans nous. Tu viendrais bien demeurer avec eux quelques semaines ?

Madeleine acquiesça. Ses désirs à elle étaient bien différents. Elle souhaitait se perdre dans une vaste solitude enneigée. Habiter par exemple, un chalet juché sur une pente proche du ciel. Le soir, elle s’enfermerait devant un bon feu de bois, avec un livre assez beau pour lui faire oublier la réalité. Le sud évoquait des idées de danses, de coquetels, de fêtes, en compagnie bruyante et parée. Et puis, les pays chauds n’avaient pas, lui semblait-il, la pureté et le silence des pays froids. Elle rêva subitement avec nostalgie à la netteté absolue de la neige. La nature avait sur elle une grande emprise. Très jeune, avant d’avoir vraiment souffert, elle se souvenait d’avoir souvent déclaré à ses amies ;

— Moi, un beau paysage me consolerait de tout.

Elle exagérait. Elle ne connaissait alors rien de la condition humaine. Cependant, lorsqu’elle avait cru que Jean rejetait sa tendresse, elle avait reporté ses joies sur la beauté du monde. Aujourd’hui, blessée, meurtrie, sans goût pour édifier le moindre projet, elle sentait d’instinct qu’elle serait sauvée du désespoir quand elle aurait la force de recourir à la campagne pacifiante. Mais où aller ? D’ailleurs, avait-elle soif de changement ? Elle n’avait soif de rien. Elle n’éprouvait qu’une peur généralisée. Peur des gens, peur des paroles, des figures, des actes, des impressions. Peur d’avancer, comme au sommet d’une falaise escarpée et dangereuse surplombant le vide qui vous serre le cœur. Ce vide représentait toutes ces années qui lui restaient à vivre. Qu’en ferait-elle ? Elle les regardait s’allonger creuses et lourdes à la fois, douloureuses et dénuées de tout intérêt. Rien ne la tentait plus. Rien. De la vie, elle ne découvrait plus que l’insatisfaction permanente, la chaîne des déceptions. Tout vous échappait constamment. Vous n’étiez maître de rien. Les beaux jours étaient rares et fugaces. Jamais on ne jouissait totalement des petits et grands bonheurs humains, parce qu’une hâte perpétuelle vous poussait, cette hâte que présentement Madeleine ne ressentait même plus. C’était encore plus terrible. Comme si elle était devenue vieille, au bout de la course, diminuée, ne pouvant plus goûter les choses qu’elle avait aimées, et cependant condamnée à vivre indéfiniment.

Elle enviait Jean, au fond. Il en avait fini, lui. Comment le hasard avait-il voulu qu’elle ne fût pas avec lui, ce jour-là ? Elle avait eu l’intention de l’accompagner. Il se rendait à Senneville pour soigner un malade. L’après-midi d’octobre était merveilleux. La promenade la tentait. Les arbres, sur cette route de Sainte-Geneviève, étaient si beaux avant la chute des feuilles. Des frondaisons rouges, cuivrées, jaunes, dans l’entrelacs desquelles paraissait le ciel très bleu. En attendant son mari, elle irait contempler l’eau d’automne, immobile et d’une luisance extraordinaire. Elle reviendrait de sa promenade les bras remplis de feuilles écarlates.

Le midi, Jean avait mangé comme d’habitude, presque sans parler. Souffrait-il de ses silences, comme elle en souffrait ? Il avait levé les yeux sans sourire, venant de loin, lorsqu’elle lui avait dit :

— Il fait si beau, j’ai envie d’aller avec toi à Senneville…

Quand il la regardait ainsi avec un visage sombre qui semblait dur, elle sentait sourdre en elle une violente révolte. Elle aurait voulu tout quitter et disparaître à jamais. L’expression de Jean contrastait trop avec le sourire égal et doux qu’il avait pour tout le monde. Madeleine avait l’impression qu’il s’était pris à la détester et qu’il ne pourrait plus à un moment donné, endurer même sa présence silencieuse. Pourtant, si c’était elle qui était souffrante, il devenait attentif et si bon qu’elle n’y comprenait rien. Et elle en concluait que son expression parfois si dure ne signifiait pas cette haine qu’elle redoutait et imaginait.

Madeleine répéta :

— J’ai envie d’aller avec toi. Il fait si beau.

Il leva vers elle des yeux bienveillants, cette fois, et il répondit :

— Je serais bien content. Tu conduirais. Je suis d’avance fatigué. Ma journée est trop remplie. Mais apporte un livre. Je peux être retenu assez longtemps chez ce malade.

Il lui raconta ce nouveau cas : un vieillard riche et têtu ; ses domestiques l’avaient abandonné, et il fallait le décider à faire un séjour à l’hôpital. Ce serait laborieux.

En l’écoutant, Madeleine constatait la lassitude qu’exprimait sa figure sans teint. Était-il malade ? Elle voulait le supplier de se ménager un peu. Elle n’osait pas. Tant de fois il s’était impatienté de sa sollicitude.

— À quelle heure faut-il que je sois prête ?

— Un peu après quatre heures.

C’est alors qu’elle s’était souvenue que le plombier devait venir. La réparation avait été retardée depuis trop longtemps, pour le décommander.

— Espérons qu’il viendra plus tôt, dit-elle.

À quoi tenait une destinée ? L’ouvrier était arrivé quelques minutes après le départ de son mari.

Deux heures plus tard, Jean était mort. Le soir de cette belle journée avait fait se lever un brouillard épais. Jean avait dû conduire trop vite sur cette route sinueuse et étroite qui suivait le bord de la rivière. Il n’était pas attentif, probablement, parce que trop fatigué. Pourquoi n’avait-elle pas été là ? L’accident n’aurait pas eu lieu. Et si, le midi, il avait au moins parlé plus que d’habitude ; elle n’avait que la mince consolation de l’avoir embrassé au moment du départ. Parfois, il n’avait pas l’air d’attendre ce baiser accoutumé. Il s’en allait absorbé en lui-même, comme si elle n’existait pas. Il s’en allait sans se détourner, sans dire au revoir. Sa propre mère avait toujours embrassé son père lorsqu’il quittait la maison même pour une demi-heure. Chaque fois que Jean évitait cette marque d’affection, elle se sentait brûlée par le chagrin.

La voix irritée d’Hélène l’arracha brusquement à sa rêverie.

— J’ai eu un mal fou à te retrouver. Je te pensais à côté de moi, je te parlais, et tout à coup, je regarde et tu n’es plus là ! Je t’ai cherchée au rayon des robes, à celui des écharpes et je te retrouve absolument par hasard, au rayon des sports !

— Au rayon des sports, répéta Madeleine étonnée.

Elle avait sursauté. Elle regarda autour d’elle. C’était vrai. Elle était au rayon des sports. Elle s’effraya d’avoir pu se retirer assez profondément en elle-même pour sortir totalement du présent, et ne plus rien voir de ce qui l’entourait, ne plus savoir où elle était et ce qu’elle cherchait, oublier Hélène et marcher en somnambule, traînant son cauchemar à travers des étalages qu’elle n’apercevait plus.

— Je te demande pardon, Hélène. Je ne savais vraiment plus où j’étais. Je suis distraite.

— Distraite ? Je n’appelle pas cela de la distraction, moi…

— De la folie, je suppose ?

— Non, non. Ne te fâche pas. Mais je t’assure qu’il faut que tu réagisses. Léon a raison de s’alarmer. Que tu le veuilles ou non, je t’amène à la maison et je ne te lâche plus, tant que tu n’auras pas pris une décision. Il faut que tu fasses quelque chose. N’importe quel changement, mais un changement.

Confuse, Madeleine ne résista plus.


Hélène devina que les lèvres de sa jeune sœur tremblaient et que ses yeux étaient humides. Les siens aussi se remplirent de larmes. Elle aurait aimé embrasser Madeleine pour la consoler, comme lorsque celle-ci était enfant et venait lui confier ses gros chagrins. Mais l’heure et le lieu lui interdisaient les manifestations de tendresse. Elle recourut à son remède favori et s’exclama pour la détourner de sa peine :

— Quel beau costume de ski !

Noir, admirablement coupé, avec un capuchon serré qui ressemblait à un bonnet de nonne, il habillait un mannequin aux traits aussi fins que ceux de Madeleine, mais qui exprimaient la joie. Comme fond de tableau, un paysage de neige et de sapins, et sur une colline, une maison rose dont la cheminée fumait. Le ciel trop bleu faisait irréel. Madeleine savait pourtant, que dans les Laurentides, les beaux jours d’hiver offraient cette couleur incroyablement pure.

Son regard s’alluma :

— Si je l’achetais ce costume, dit-elle.

Hélène eut une expression désespérée. Madeleine devenait folle, il n’y avait plus à en douter. Mais celle-ci continua :

— Il m’apporte une solution au terrible problème que je représente pour vous tous. Je vais aller me réfugier chez Louise Janson, aux Escarpements. Elle accepte des hôtes payants. J’irai et je resterai là, tant qu’elle pourra me garder. Léon et toi, vous dormirez plus tranquilles. Tout le monde oubliera le drame de ma vie brisée. Si quelqu’un peut m’aider à reprendre mon équilibre, c’est Louise.

Hélène feignit ne pas remarquer ce qu’il y avait encore d’amertume dans le ton :

— Ton idée est épatante. Louise est si gaie. Je me demande même comment elle réussit à l’être. Elle qui n’a eu que des malheurs dans sa vie !

— Pourquoi n’ai-je pas songé à elle plus tôt, murmura Madeleine.

Depuis la mort de Jean, elle n’avait pas une seule fois exprimé sa pensée avec autant de vigueur. Hélène respira plus à l’aise ; enfin, un projet et un projet sensé. La solitude relative des Laurentides ne serait pas triste. Si Madeleine désirait ce costume, c’était qu’elle consentait à sortir de sa torpeur et désirait aussi s’adonner à son sport favori. Léon serait enchanté d’une décision aussi saine.

Le costume fut essayé et acheté en cinq minutes.

— Maintenant, allons aux robes, déclara Hélène avec une énergie renouvelée.

— En ai-je besoin ? pour aller vivre aux Escarpements ?

— Madeleine ! s’écria Hélène en riant cette fois, je t’enlève immédiatement celle que je t’ai donnée, et devant tout le monde, si tu ne consens pas à t’en choisir au moins une autre. Et n’oublions pas l’écharpe. Si tu te voyais, avec ton grand cou nu…

Devant cette véhémence, Madeleine échappa un petit éclat de rire. Elle n’avait aucun amour-propre, et elle méprisait de tout son cœur les opinions d’un certain monde. Hélène fut ravie de ce rire ; sa sœur devenue raisonnable, s’achetait une robe, une écharpe, un chandail et même un chemisier.

Sans en avoir conscience, Madeleine était également contente. Le secours était venu à point. Qu’elle eût besoin d’être stimulée pour agir, présentement, c’était évident. Elle l’admit :

— Je te remercie, Hélène, dit-elle, comme elles se dirigeaient vers le parc de stationnement, leurs emplettes achevées.

Hélène aurait volontiers rétorqué, à sa manière habituelle : « Je te l’avais bien dit qu’il fallait te secouer. Si tu m’avais donc écoutée plus vite. » Mais elle se sentait si heureuse qu’elle reprit plutôt sur un ton enjoué :

— Remercie-moi surtout de la voiture. Je parie n’importe quoi, que si je t’avais simplement donné rendez-vous dans un magasin, tu n’aurais pas eu le courage de venir me rejoindre. Est-ce que je me trompe ? As-tu pris l’autobus une seule fois depuis…

Elle ne finit pas la phrase commencée. Mieux valait répéter le moins souvent possible : depuis que Jean est mort. Puisque Madeleine projetait enfin de fuir l’atmosphère funèbre de son appartement, la guérison viendrait.

Hélène avait deviné juste. Sa sœur n’était pas montée dans un autobus une seule fois, depuis un mois. Non parce que les forces physiques lui manquaient. Une peur maladive lui faisait redouter la rencontre des indifférents. L’idée d’avoir à partager une banquette avec quelqu’un qui lui parlerait, — tout le monde se connaissait dans son quartier, — la faisait frémir des pieds à la tête. L’intérêt que les meilleurs de ses amis lui portaient, la martyrisait. Elle n’aurait pas pu expliquer pourquoi. Elle souhaitait devenir invisible. C’était ce qui donnait à ses yeux si noirs cette expression farouche.

Pourquoi donc n’avait-elle pas songé plus tôt à se réfugier chez Louise Janson ? Elle y trouverait la paix, elle en était sure. Louise serait non seulement discrète, mais elle la protégerait des intrus. Elle ne chercherait pas à la conduire, et son humeur égale contribuerait à la guérir. Ah ! enfin, être de nouveau capable de choisir entre deux décisions à prendre, et ne plus ressentir cet affreux dégoût pour tout. Pendant tant d’années, Madeleine avait accueilli chaque matin comme le messager d’une joie toujours attendue. Depuis son malheur, elle s’éveillait angoissée, ne désirant qu’une chose ; continuer à dormir, pour ne plus penser.

Hélène avait raison. Il fallait sortir de cet état. Consentir à aller chez sa sœur était une première victoire de sa volonté.

Après une période désagréable et difficile, où comme les autres Hélène avait dû se passer de domestiques, elle venait de prendre à son service un couple hollandais, qu’elle trouvait parfait. En rentrant, les deux jeunes femmes n’eurent qu’à attendre l’heure du repas.

La petite Mireille arriva la première.

— Ma tante ! s’exclama-t-elle, avec un plaisir si évident que Madeleine en fut touchée aux larmes. Elle embrassa l’adolescente, l’attira près d’elle pour cacher son trouble, rapprochant la joue satinée de l’enfant de la sienne. Un rapide moment d’émotion lui coupa le souffle. Elle put ensuite sourire au joli visage tendu vers elle, un point d’interrogation dans les yeux.

Mireille avait treize ans. Déjà, elle s’habillait en jeune fille. Elle portait ce matin-là une chemisette blanche à col rond, et une jupe noire plissée. Ses jambes très droites étaient gainées de nylon beige. L’enfant était féminine jusqu’au bout des ongles. Gracieuse, un peu timide, mais sans gaucherie.

Madeleine sans le dire, reprochait souvent à son aînée d’être mondaine. Mais, il lui fallait bien reconnaître qu’Hélène avait donné à ses enfants des manières remarquables. Mireille avait une façon de tendre la main, de saluer, qui était élégante. Elle témoignait d’une légère hésitation, naturelle à son âge, et cependant le geste était précis, d’une étonnante correction. L’enfant devenait d’ailleurs si belle, qu’il fallait admirer ses traits délicats, sa peau fine, la ligne droite de son nez, l’arc régulier de ses sourcils au-dessus de ses beaux yeux limpides.

Le père et les fils survinrent ensemble. Le même accueil chaleureux réconforta Madeleine. L’embarras momentané, que ce premier retour aurait pu provoquer, se perdit dans le tumulte verbal, que deux garçons remplis d’idées et animés d’un penchant certain pour la contradiction, pouvaient produire autour d’une table.

Léon Vincent discutait d’égal à égal avec ses fils. Ils parlèrent de tout. Politique commerciale de l’Angleterre, politique de la province et politique internationale. Ils discutèrent l’attitude des États-Unis, l’exportation du fromage, du bacon, des pommes et du blé ! Tout y passa. Même la guerre froide, qui semblait préparer un prochain conflit…

Les garçons parlaient avec violence, puis brusquement se calmaient. Le père disait :

— Il est vraiment impossible en vérité de savoir qui a raison, dans un pareil monde. Monde à l’envers. Que les États-Unis aient l’intention de prévoir et d’empêcher l’agression communiste, c’est entendu. Mais quand on repense à l’intervention en Corée, si l’on essaie d’imaginer des étrangers venant dans notre pays pour régler nos différends, la fureur nous envahit. Il y a partout du gâchis. Et des merveilles qui semblent bien dangereuses… J’avoue que les spoutniks, les satellites artificiels et les futurs voyages dans la lune, tout cela me confond. Et la menace de plus en plus effroyable des forces nucléaires. Et l’admiration béate de certains des nôtres pour les Russes. Ouf ! Une chose en tous cas est évidente. Les hommes d’aujourd’hui avec toutes leurs parlottes, leur admirable science, leurs engins de guerre de plus en plus perfectionnés, ne font que s’embourber davantage. J’ai peur du monde préparé par tout cela. J’admire les progrès, mais j’ai vraiment peur. Moins pour moi que pour vous, mes pauvres enfants…

— Mais peut-être, rétorqua celui qui s’appelait André, sommes-nous, sans que tu le soupçonnes, papa, comme mon saint patron dont j’ai copié ce matin l’espèce de magnificat. Attendez que je vous le lise…

En riant, il furetait dans sa poche. Après un canif, une gomme à effacer, des clefs sans nombre, il sortit un petit bout de papier chiffonné et se mit à lire avec emphase : « Arrivé à l’endroit où l’on avait dressé la croix, il s’écria : Ô Croix bénie, si longtemps désirée et dressée aujourd’hui pour combler tous mes vœux, je viens à toi dans la paix et la joie, accueille-moi, toi aussi, dans l’allégresse, moi dont le Maître fut pendu à tes bras ! » Qu’est-ce que vous en pensez ? Je vais chez le dentiste après la classe. J’ai copié ça pour qu’un si bel exemple me donne du courage…

Il grimaça ; Madeleine fut intriguée. Pour qu’un enfant de quinze ans fasse pareil aveu à la table de famille, il fallait en lui-même une grâce et une humilité singulières.

Sans transition, les garçons abordèrent le sujet des sports. Madeleine mangeait tout ce qu’on lui offrait, songeant à cette guerre jamais éteinte qui représentait une telle menace et pour Hélène et pour le monde. Tant de misères irréparables subsistaient, conséquences de celle de 39, jamais vraiment achevée. Qu’était, en comparaison, son petit malheur personnel ? Avait-elle le droit de se plaindre et de pleurer sur elle-même.

À l’heure du café, elle se sentait plus courageuse. Elle ne courrait pas comme saint André au-devant de la Croix, mais elle cesserait de traîner la sienne ; elle la porterait.


Hélène se rendait un peu plus tard à une réunion d’anciennes élèves, au Sacré-Cœur. Elle lui offrit de la reconduire chez elle. Madeleine refusa :

— Je vais marcher. Il fait beau et j’ai tant mangé ! Je te remercie beaucoup. Que j’aime tes enfants.

— Alors, viens les voir plus souvent. Et promets-moi d’écrire à Louise immédiatement. Ne remets pas à plus tard.

— Je te le promets. Aller chez Louise me plaît. Au revoir. Merci encore de ce que tu as fait pour moi aujourd’hui, en tout et partout !

Aller chez Louise ! Enfin, la jeune femme projetait un regard vers un avenir qui ne l’effrayait plus.

Maintes fois, avec Jean, elle avait parlé de passer des vacances d’hiver dans les Laurentides. Jamais son mari n’avait réussi à quitter sa clientèle. Toujours quelque grand malade réclamait des soins urgents. Madeleine se résignait. D’ailleurs, elle admirait Jean d’être plus humain que tant de ses confrères. Mais un séjour d’hiver avec lui dans le Nord, avait continué de hanter ses rêves.

Lorsqu’elle y allait le dimanche avec des amis, elle revenait émerveillée. Même si, au départ, un peu d’amertume se mêlait à ses sentiments. Elle serait malheureuse toute la journée, se disait-elle. Ses amies étaient accompagnées de leurs maris ; le sien n’aurait-il pas pu enfin se dégager, lui aussi ?

L’atmosphère du train du nord, détendait vite la jeune femme. Elle se laissait pénétrer par la gaieté ambiante. Tout le monde était joyeux. Curieusement, les rares voyageurs en tenue de ville, ne semblaient pas à leur aise, parmi tant de costumes de sport, et tant de skis qui pointaient entre les banquettes. Des jeunes filles chantaient. Le groupe, dont faisait partie Madeleine, contribuait à l’allégresse générale. Les hommes plaisantaient, contents comme des gosses d’être en chemin de fer, au lieu d’avoir la responsabilité de leur propre voiture. L’avantage, c’était de descendre à une station et d’être libre de reprendre le train à une autre gare. Du village de Sainte-Marguerite jusqu’à la petite ville de Sainte-Adèle, ni la distance, ni les difficultés n’étaient trop grandes pour les skieurs d’occasion qu’ils étaient. Le trajet parcouru maintes fois leur était familier.

Dans une minuscule chapelle élevée sur une butte, tout près de la gare de Sainte-Marguerite, un prêtre attendait l’arrivée du train pour célébrer sa messe. Grâce aux adoucissements apportés par l’Église au jeûne eucharistique, ceux qui le désiraient pouvaient communier à onze heures. Cette façon de commencer une excursion disposait bien l’esprit. Madeleine oubliait la rancœur qui l’avait obsédée et elle plaignait son mari de n’être pas du voyage.

Sur le perron de la chapelle, après la messe, éblouis par la lumineuse magnificence du paysage, ils demeuraient un moment à le contempler. Puis, chaussant leurs skis, ils s’élançaient dans la descente vers l’Auberge des Pins. Deux lignes parallèles bien tracées suivaient la route des voitures où passaient des carrioles remplies de gens apparemment heureux. Les grelots tintaient aux attelages des chevaux. Les traîneaux peints de couleur vive, les cochers avec leurs capes de grosse fourrure, la note rouge, bleue, jaune, des anoraks, les capuchons que portaient les touristes, tout contribuait au pittoresque du spectacle.

Au bas de la pente, les skieurs tournaient à droite et traversaient une première clairière bien protégée du vent et inondée de soleil. Sur les montagnes qui la cernaient, des rochers glacés brillaient et des arbres rayaient de lignes noires l’éblouissant fond de tableau. Ils s’arrêtaient pour s’extasier. Quelqu’un les rappelait à l’ordre :

— Ne vous pâmez pas si vite. Tout le long les épinettes, les cèdres, les pruches et les mélèzes vont vous servir de cortège.

L’air était pur. Le ciel bleu net avait l’éclat de la porcelaine. Paraissant inaccessibles, isolées les unes des autres, des maisons de rêve s’accrochaient aux flancs des collines.

Tous, au fond d’eux-mêmes, désiraient avec intensité posséder un semblable refuge, véritable image du paradis que chacun souhaitait habiter. Pour les citadins agités qu’ils étaient, pareille retraite représentait la paix permanente, suprême. Ils ne songeaient pas que chacun pouvait y apporter ses propres tourments, et que le bonheur était d’abord en soi. Quelques-uns exprimaient tout haut leur souhait et vantaient les bienfaits de la solitude et de l’hiver dans la montagne.

À même le versant coupé à pic, comme une rampe montait la piste. Par degrés, la vue s’élargissait. Ils allaient lentement, pour s’habituer au rythme de l’ascension, ce qui leur permettait de se remplir les yeux du spectacle. Personne ne pouvait demeurer indifférent. Quand ils se détournaient, dans la tête des arbres, arrondi comme l’œil d’une lunette d’approche, parfois un espace encadrait un fond de vallée où la cheminée d’un beau chalet fumait. Les sommets bleutés se chevauchaient, doucement allongés, comme d’énormes bêtes au repos.

Plus tard, le sentier s’enfonçait entre les montagnes et traversait une espèce de défilé. Ils se croyaient perdus dans une forêt sans issue. Mais des flèches fixées au croisement des pistes, indiquaient les directions. Vers une heure, ils atteignaient une hauteur dénudée, où tout de suite la chaleur du soleil étonnait. Le jour était sans vent. C’était un endroit merveilleux pour casser la croûte.

Chacun n’avait apporté que les sandwiches et les fruits que pouvaient contenir ses poches. Pour se désaltérer, une orange et de la neige. Après un repas aussi frugal, ils reprenaient la route encore allègres et dispos. Parfois, ils avaient mangé à l’hôtel avant d’entreprendre l’excursion. Le service lent leur avait fait perdre le plus beau du jour, les forçant ensuite à se hâter pour atteindre le train du retour.

Après la halte, de nouveau, c’était l’ascension : toujours la forêt et quelques beaux tournants faiblement inclinés. Finalement, la piste grimpait pour aborder un autre plateau, qui dominait toute la vallée. Ils apercevaient maintenant la Rivière du Nord, des granges et des maisons éparpillées, et au loin, à droite, la butte derrière laquelle se cachait la petite ville de Sainte-Adèle-en-haut. Ils attaquaient une pente qui plongeait et aboutissait à une barrière ouverte, très étroite. Vaincre cette difficulté, rendait Madeleine très fière. Elle se sentait agile, elle n’éprouvait aucune fatigue et elle aurait voulu marcher encore des milles et des milles.

Le soleil baissait, colorant déjà le paysage. La course était achevée. Ils approchaient du grand ruban noir et serpentant du boulevard laurentien. Ils rejoignaient le bord accidenté de l’étroite rivière au Mulet et dix minutes plus tard, ils pénétraient dans une auberge, pour boire un café et manger un peu, avant de reprendre le train à Mont-Rolland.

Au retour, Madeleine était intarissable pour décrire les montagnes et pour raconter à Jean les incidents cocasses qui marquaient toujours la journée : chutes spectaculaires, rencontres fortuites. Jean de nouveau disait :

— La prochaine fois, il faut absolument que je me libère. Aujourd’hui, ce que je redoutais était vain. L’interne aurait pu se passer de mon aide.

Il ne s’était jamais libéré.

Madeleine ramenée au présent, s’étonna que ce projet d’aller vivre dans les Laurentides l’eût entraînée à revoir si nettement ces dimanches du passé.

Elle continua son chemin pensant au tragique des relations humaines, mais sans amertume cette fois. Malgré lui, son pauvre Jean était toute sa vie resté cloîtré dans son silence. Quelles circonstances avaient fait de lui cet être incapable de s’extérioriser ? Incapable de confiance ? Entre tous les hommes, sauf à de très rares moments, un rempart insurmontable subsistait plus ou moins haut ; celui qui isolait Jean Beaulieu était-il donc de fer, sans failles ? sans brèches ?

Deux êtres pouvaient vivre physiquement proches, et graduellement s’éloigner l’un de l’autre, dans l’isolement du cœur. Avouées, les accusations muettes qu’ils remuaient, leur auraient permis de se comprendre et de se pardonner.

La vie était constamment difficile, mais avec un Jean moins silencieux, moins secret, Madeleine aurait été plus heureuse. Tout de même, elle se reprochait aujourd’hui, de s’être cabrée devant ses airs sombres, de s’être apitoyée sur elle-même, au lieu de le plaindre, lui que son tempérament rendait naturellement triste.

Elle aurait dû tenter par tous les moyens de le sortir de lui-même, de l’aider. Il était si honnête, si intelligent. Elle pouvait l’interroger sur n’importe quel sujet, il pouvait toujours répondre. Et avait-elle suffisamment remercié Dieu, pour ce catholicisme solide qui était le sien ? Autrement, combien cette mort subite l’aurait tourmentée.

Tout à coup, Madeleine revit une image pieuse qu’une religieuse lui avait donnée à la fin d’une retraite, et qu’elle avait toujours conservée dans son missel. Sur le dos de l’image elle avait refusé d’accepter totalement les mots d’une prière. Ils demandaient au Seigneur de faire que nous cherchions à comprendre, plutôt qu’à être compris, à aimer, plutôt qu’à être aimé, et tout cela finissait en disant que ce n’était qu’avec la mort, que l’on ressuscitait à la véritable vie.

Elle le relirait ce texte. Elle l’avait en partie oublié. Aujourd’hui, elle se sentait mieux préparée à l’accepter. Jean, lui, était délivré, Dieu merci. En ce moment, où l’avenir lui semblait lourd, elle rendait grâce pour lui, même si son départ faisait d’elle cette femme désemparée et misérable.

Absorbée, Madeleine marchait maintenant sans frayeur et sans accablement. Hélène venait d’ouvrir pour elle une porte. L’effet du bon café absorbé au départ, l’air sec, vif, la stimulaient. Au coin de la rue Laurier, le feu de circulation était rouge. Elle se sentit impatiente, elle avait hâte d’arriver et d’écrire à Louise, pour régler au plus tôt ce premier problème.


— II —


Dans le coin le plus reculé du wagon, exténuée au point de croire qu’elle ne pourrait plus se relever, Madeleine se laissa tomber sur une banquette. Après un long mois de chagrin immobile et de réclusion, elle venait de vivre deux semaines épuisantes en démarches, en range­ments, en travaux manuels trop durs pour ses habitudes.

À la réunion d’anciennes élèves, le jour où Madeleine avait acheté le costume de ski, Hélène n’avait point perdu son temps. Expansive, elle raconta spontanément à ses compagnes, le drame de sa jeune sœur, son état de dépression, le problème qu’elle posait à sa famille. Elle mentionna le projet d’un séjour dans les Laurentides, parla de l’appartement, et, grâce à la crise du logement qui sévissait, en quelques minutes, elle trouva à le louer extrêmement cher, si Madeleine pouvait le quitter dans un délai de quinze jours.

Poussée par ces circonstances, la jeune femme n’avait eu ni le loisir de réfléchir, ni celui de refuser pareille aubaine. Elle vida hâtivement des tiroirs, disposa de tout ce qu’il ne fallait pas inutilement conserver, remplit des valises, des caisses, choisit des livres, brûla des papiers. Elle nota en plus ce qu’elle faisait transporter chez sa sœur Hélène, et ce qu’elle laissait aux locataires. Elle surveilla le nettoyage de la maison, avec l’aide d’une femme de ménage qu’elle devait suivre de très près.

Louise Janson l’accueillait à un prix si raisonnable, qu’avec le loyer de son appartement, et le revenu ainsi augmenté de son duplex, elle serait à l’abri des soucis financiers. Son séjour aux Escarpements lui permettrait même de faire des économies.

C’était réconfortant. Malgré tout, pendant que le train l’emportait, elle s’abandonnait à l’angoisse, au doute. Si elle n’aimait pas l’atmosphère de la maison de Louise ? Où pourrait-elle se réfugier, puisqu’elle était désormais liée par le bail de son appartement ?

Au début, elle serait seule invitée, mais lorsque surviendraient les skieurs, pourrait-elle au besoin s’évader ou coûte que coûte, serait-elle forcée de supporter leur compagnie ?

Dans son coin de banquette, elle essayait de se convaincre qu’il lui fallait d’abord du repos et du grand air. Elle en aurait. L’examen médical qu’elle avait dû subir aurait pu l’affoler : menace d’anémie, nerfs tendus à l’excès. Cela, elle n’avait besoin de personne pour le lui dire, elle le sentait, par les accès de fébrilité et les insomnies dont elle était victime.

Si elle ne se soignait pas immédiatement, lui avait déclaré le médecin, c’était le déséquilibre à brève échéance.

Avait-il simplement voulu l’effrayer ? Y avait-il là, la secrète intervention d’Hélène ? Non. Car, abandonnée de nouveau à elle-même, ce matin, elle éprouvait tous les inquiétants symptômes : la même peur folle, l’anxiété constante, et l’horrible dégoût pour tout.

Par la portière, d’une morne tristesse, dénudés, gris, les champs d’arrière automne défilaient. Elle eut brusquement la nostalgie de son foyer à elle, — qu’elle avait cru à la fin détester, — la nostalgie du lien qui ne l’attachait plus, la nostalgie du connu, de la certitude, de Jean et des peines qu’il lui causait, de Jean dont elle avait le perpétuel souci, pour lequel elle préparait des repas, raccommodait du linge, de Jean qui avait besoin d’elle quand même il la rabrouait. Cette impression, de ne plus appartenir à personne, de ne plus être nécessaire, la déchira. Elle se mit à pleurer.

Secouée par le train cahotant, accablée par son intense lassitude, sa faiblesse, la figure tournée vers la fenêtre, elle n’essuyait même pas ses joues. À travers ses larmes, elle ne voyait plus rien, ne se souciait plus de rien. Aucune fierté ne la soutenait plus.

Jusqu’à la ville de Saint-Jérôme, la nature continua à se montrer revêche, pauvre, décolorée. Un peu après, sous un ciel d’un bleu pur et sans nuage, la neige apparut. Attirée par la lumière qui pénétrait soudain dans le wagon, Madeleine ouvrit les yeux. Des montagnes couvertes d’un blanc étincelant bornaient l’horizon. À travers la buée qui brouillait encore sa vue, elle aperçut leur magnificence, leurs formes diverses, les dessins nets des petits sapins qui les escaladaient, la clarté extraordinaire du pays, et surprise, elle fut assaillie d’une onde de joie. Comment avait-elle pu s’effrayer de s’en aller vivre dans un paysage aussi merveilleux ? et d’être libre d’y rester indéfiniment ? Tant d’êtres souhaitaient en vain pareil bonheur.

Le train avançait dans une luminosité de plus en plus grande. Son mouvement ralenti par les courbes sans fin, permettait d’admirer mieux. La locomotive semblait s’amuser à tourner, à revenir sur ses traces, suivant les méandres de la Rivière du Nord qui coulait, luisante et sombre à côté de la voie. Ses berges étaient décorées de mélèzes, de cèdres, et parfois, d’un massif de saules à la chevelure d’un jaune étrange.

Madeleine s’était redressée, curieuse, et sans remarquer son changement d’attitude. Déjà, de la beauté des montagnes, émanait une subtile douceur de vivre. De leurs longues échines, les Escarpements barraient de plus en plus haut le ciel incroyablement pur. Leur surface éblouissante se marquait, tantôt des triangles verts des résineux, tantôt d’une claire-voie de troncs d’arbres, dont les ramures se dessinaient en noirs filigranes sur un fond de neige, ou sur l’indicible bleu de l’horizon.

Le contrôleur repassait pour reprendre le billet glissé dans la rainure du store. Madeleine était au terme du voyage. Le train ralentissait encore. Elle prit son sac, se leva, sans s’étonner d’en avoir la force, elle qui s’était auparavant sentie si lasse.

Sur le quai, la pureté de l’air la saisit. Cinq ou six taxis attendaient. Elle était seule à descendre. Sa sensibilité maladive reparut. Elle fut un instant torturée d’avoir à choisir une voiture plutôt qu’une autre. Pendant que le chauffeur, qui s’était avancé le plus vivement, allait réclamer ses valises, elle demeura debout, humant l’odeur de l’hiver. Que tout ici différait de la grande ville pourtant si proche.

Le taxi s’engagea dans un chemin étroit qui serpentait, traversait le boulevard laurentien, puis montait jusqu’en haut d’une côte énorme. La rue principale s’amorçait là. Mais la voiture la quitta bientôt, tourna à droite, grimpa de nouveau, pour s’arrêter devant une maison de style canadien qui dominait Les Escarpements.

La porte s’ouvrit, Louise Janson parut sur le perron.

— Tu ne m’avais pas dit si tu venais en autocar ou en train. Pardonne-moi de ne pas être allée à ta rencontre…

— C’était voulu. Pour ne pas vous déranger. Ah ! que votre pays est beau !

Dès qu’elle eut franchi le seuil, elle ajouta :

— Que cette maison est agréable. Il me semble que je me sentirai bien, ici…

— Je l’espère. Et tu vas bientôt comprendre ce que personne, à peu près, n’a compris. Comment j’ai pu abandonner Montréal, mon milieu, mes amis. Ce village a un charme unique, tu verras.

— La maison aussi…

Le salon recevait la lumière par trois côtés, et la plus grande des fenêtres encadrait des champs bien blancs, qui dévalaient vers l’agglomération des habitations groupées autour de l’église et du couvent. Le bourg était bâti sur une butte, au milieu de la vallée que cernaient entièrement les montagnes. Le ciel se rabattait comme un globe sur ces beaux sommets ininterrompus.

— Le cercle est parfait. On dirait qu’il n’y a pas de route pour sortir !

— Et cette vue, ce n’est pas le moment de son apothéose. L’apothéose, c’est l’après-midi, quand le soleil est déjà caché par les hauteurs, et que les champs noyés d’ombre entourent un village que des rayons roses, — se faufilant entre deux sommets, — illuminent comme un réflecteur. Tu verras…

Louise indique les côtes de ski les plus connues, celles de l’est. Les remonte-pentes, les pistes, y tracent parmi les surfaces boisées, d’étranges dessins blancs.


Le salon était grand, avec des fauteuils couverts de cretonne légèrement fanée. Le tissu multicolore égayait le blond des murs en pin noueux, et le ton neutre du tapis. Il y avait beaucoup de lampes de différentes teintes, ni démodées, ni strictement au goût du jour. Devant le sofa, sur une table à café, dans une poterie vert jade, un cyclamen étalait les bonnets roses de ses fleurs. Madeleine n’en avait jamais vu de plus beau. Elle retourna à la grande fenêtre. Elle voulait tout embrasser à la fois. Ce décor l’enchantait.

— Vous êtes en hiver. Et si vous aviez vu le Montréal humide et sale que j’ai quitté ce matin ! J’avais peur de retrouver ici ce même automne triste et sans couleur.

— Ah ! l’automne n’est jamais laid, ici.

La villa pouvait paraître isolée sur ses hauteurs, mais les voisins étaient proches, et il n’y avait pas beaucoup plus qu’un arpent à descendre pour atteindre la rue principale.

— Je tenais à être à proximité de l’église, pour finir mes jours.

— Finir vos jours ?

— Mais oui. J’ai bien l’intention de ne plus déménager, de mourir ici…

Une servante, toute menue, souriante, en uniforme vert pâle, entrait avec un plateau :

— Tiens, Marie a pensé qu’un bon café te réchaufferait et t’aiderait à attendre le repas, qui sera bon, je te le promets. Marie est excellent cordon bleu. Et c’est mon miracle vivant…

— Vous êtes aussi le mien, mademoiselle…

— C’est entendu. Ah ! je descends au village, Marie, au bureau de poste et à l’épicerie. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— J’ai une petite liste…


Heureuse de se dégourdir un peu, quelques minutes plus tard, Madeleine accompagnait Louise. Elles marchèrent au centre de la route déserte. L’asphalte fumait sous les rayons du soleil.

— La journée est splendide pour t’accueillir, Madeleine.

Elles dominèrent bientôt les palissades de la patinoire, derrière l’église.

— Le vicaire est à l’œuvre, dit Louise. Il n’y a pas assez de neige pour le ski, mais la glace est excellente.

Un grand jeune homme en béret et en blouson, balayait le rond tout en patinant avec entrain. Madeleine vit sa soutane qui claquait au vent. Des gamins travaillaient plus ou moins efficacement avec le prêtre. Ils se chamaillaient plutôt. Une petite voix criait au secours :

— Monsieur le vicaire, monsieur le vicaire…

Les enfants étaient vêtus de parkas et dans la bordure de fourrure des capuchons, ils ressemblaient à de jeunes esquimaux avec leurs figures bronzées.

— Le vicaire est d’une grande patience avec eux. Il en est touchant. Au fait, as-tu tes patins ?

— Mais non. Je n’ai pensé qu’à mes skis.

— Dommage. Avec les caprices de nos hivers, les patins servent aussi. Ces petits diables le savent. Regarde-les évoluer. Il est vrai qu’ils ont tous l’ambition de ressembler à Maurice Richard. Le Principal de l’école me disait que cela pose un problème. Les tendances intellectuelles sont moins fortes que les goûts sportifs.

— On est si heureux dehors, par un temps pareil…

— Eh bien, je t’y mettrai de bonne heure tous les jours ! comme on fait avec les enfants. Je ne te permettrai de rentrer que pour les repas. Il faut que tu reprennes tes forces. Et un certain bonheur, malgré tout.

Madeleine aurait voulu sourire à Louise, l’approuver, mais ses yeux se mouillaient, sa gorge se serrait. Elle garda un moment de silence, puis détourna la conversation.

— Pourquoi appelez-vous votre bonne, votre miracle ?

— Parce qu’une bonne, de nos jours, c’est en soi un miracle. Surtout une bonne qui est excellente et désintéressée. Il y a plus. Elle m’est arrivée d’une façon prodigieuse. C’est une histoire un peu longue. Je te la raconterai plus tard…

Elles entrèrent au bureau de poste, envahi par les élèves qui venaient de sortir de l’école. Tous saluaient Louise.

— Depuis combien de temps habitez-vous Les Escarpements ? Je l’ai oublié.

— Depuis trois ans. Et j’aime toujours la campagne autant qu’aux premiers jours. Ici, j’ai retrouvé le temps. Le temps de penser, le temps de prier, le temps de m’appartenir, de lire, de me reposer, de dormir si j’en ai besoin ! Et puis, le silence. Le rare silence. En ville, j’avais l’impression de m’éparpiller et le soir, je ne retrouvais même pas mes morceaux ! Le vent avait tout emporté. Que de gestes inutiles, que de paroles perdues, que d’usure sans nécessité. Ceux qui sont obligés de rester dans l’engrenage, il faut bien qu’ils y restent. J’étais libre. Je pouvais en sortir. Dieu soit loué, j’en suis sortie.

Dans une épicerie aussi moderne, aussi achalandée que les épiceries de la ville, Louise choisissait des légumes bien frais. Madeleine remarqua comme le personnel était courtois.

— Ils ne sont pas pressés. C’est peut-être leur secret. D’ailleurs, je crois que les gens, en général, sont ici d’un naturel aimable. Je ne me souviens pas d’avoir eu à me fâcher à cause d’eux…

— Pour la bonne raison que vous êtes sans doute aussi sans impatience.

— Et que je ne suis pas pressée non plus. À propos, je ne t’ai pas dit que jusqu’aux vacances de Noël, nous serons seules. Ensuite, ce sera quand même assez calme, puisque je ne reçois jamais plus que quatre ou cinq invités à la fois. Je tiens à ma paix. Je n’ai pas besoin de faire fortune. Ici, on économise même sans le vouloir et j’ai toujours assez d’argent. À Montréal, je l’éparpillais sans m’en rendre compte avec mon temps. Tout de même, j’aime bien Montréal à mes heures ! Parfois, je lâche tout et je monte dans l’autocar avec l’intention de passer en ville une bonne semaine, dans la foule, dans les magasins. La ville exerce sur moi une espèce de fascination. La rue Sainte-Catherine par exemple, à la veillée, avec toutes ses lumières, elle m’émerveille et m’intrigue. Et la Place entre le Windsor et la cathédrale ; le gratte-ciel, au fond, les lignes de tous les édifices revêtent dans la nuit une beauté particulière. Montréal, c’est Montréal, malgré toutes les critiques. Je ne dirai pas que les tendances actuelles, à la fois américaines et parisiennes, ne m’affolent pas un peu ! Mais je reste convaincue que le bien l’emporte sur le mal… Ouf ! que je parle. Tu ne me connaissais pas ainsi ? Ne t’effraie pas. C’est passager. Quand il m’arrive quelqu’un, je suis loquace pendant quelques heures. C’est une réaction à mes silences prolongés. Ma langue n’a pas toujours suffisamment d’exercice. Ah ! Il faut entrer ici.

Au-dessus de la porte peinte en rouge, Madeleine lut l’enseigne : BOULANGERIE. Les maisons blanches étaient brillantes de propreté et, à côté d’un hangar, deux pins très hauts, agitaient dans le vent et le soleil, d’immenses rameaux.

Le seuil franchi, une bonne odeur les accueillit :

— Eh ! bien, demanda Louise, qu’est-ce que vous avez de chaud ce matin ?

— Hélas, Mademoiselle, en ce moment, rien que le four !

En bonnet et en tablier, une longue palette de bois au bout du bras, le boulanger s’affairait justement à le remplir des pains parfaitement levés et pâles qui s’alignaient sur les tables.

Madeleine s’exclama :

— Mais vous avez de la galette au beurre ? De la galette au beurre, avec de l’anis ! Ah ! Louise, je n’en ai ni vu, ni mangé depuis des siècles.

— Oui, de la bonne galette au beurre, pas de beurre dedans, comme le chantait dans la rue le boulanger de mon enfance. Moi, je ne le crie pas sur les toits, je me contente de l’avouer dans l’intimité. Mais elle est excellente, je peux vous la recommander, c’est moi qui l’ai pétrie !

Louise acheta la plus belle.

— Cette odeur, dit Madeleine, vous n’imaginez pas jusqu’où elle m’emporte. Au temps de grand-papa, quand j’avais dix ans ! Autant dire avant le déluge.

— Oui. Tout a tellement changé. L’autre jour, une amie d’Ottawa est venue avec moi à la boulangerie. En voyant les galettes, au lieu d’être ravie comme toi, elle s’est écriée : « Ah ! vous avez du pain juif. » Tu peux t’imaginer si je l’ai taquinée sur son ignorance. Une bonne Canadienne française qui ne connaissait pas la galette au beurre. Mais elle habitait l’Ontario depuis son enfance. Tiens, regarde la grande maison qui bloque la route. Elle appartient à un noble.

— Un noble ?

— Oui. Un duc authentique.

La maison était percée de beaucoup de fenêtres symétriques comme celles d’un couvent, et de deux portes si rapprochées et si semblables, qu’il était difficile de distinguer l’entrée principale de la porte du service.

— Le duc et la duchesse habitent Les Escarpements depuis plus de trente années. Derrière ces murs de monastère, se cache un très bel intérieur, très européen, paraît-il. Des meubles, des argenteries… Le Magazine Mayfair a reproduit quelques-uns des salons, à l’occasion d’un grand mariage, un jour. Je te montrerai cette revue. Le duc et la duchesse reçoivent aussi des « paying-guest. » Ceux-ci doivent montrer patte blanche, avant d’être admis, tu penses bien ! Comme chez nous, ajouta-t-elle, avec un sourire moqueur. Tu verras le duc sur les champs de neige. Il est merveilleux, comme skieur. Il semble voler, tant il est léger et rapide. Il ne doit plus être très jeune, pourtant, mais il est resté si svelte, si agile. Il donne aussi parfois des leçons. Une de ses anciennes élèves prétend que pour lui enseigner à faire un brusque virage, il lui disait : « Show your seat to the village ! » En français, je ne sais pas de quels termes il se serait servi. Il le parle admirablement. L’hiver dernier, ils ont eu la visite de la fille de Tolstoï. Je l’ai vue… sans le savoir. Celle qui a écrit ses mémoires. Les as-tu lus ? Ils sont passionnants. Je te les prêterai.

L’Angélus sonna. Le tintement des cloches s’éparpilla au-dessus du village. Quelle impression de paix émanait de cette tranquille atmosphère. Madeleine, de nouveau, fut envahie par une onde de joie, mais cette fois, elle constatait son bien-être. La réalité douloureuse était-elle restée à Montréal ? Ce changement absolu de décor accomplirait-il des prodiges ?

Louise lui montra le sommet du Mont Gabriel :

— Nous nous y rendrons. En ski, ou en voiture, ou même à pied. De là-haut, la vue s’étend très loin.


Au début de l’après-midi, allongée sur le lit de la chambre où Louise l’avait installée, Madeleine, surexcitée, ne parvenait pas à dormir, même si elle s’était levée très tôt, ce matin-là. Cependant, au lieu de songer à son propre sort, elle songeait à son hôtesse. Quel était son secret ? Son visage n’exprimait que la sérénité. C’était pourtant une vieille fille qui n’avait jamais été ni belle, ni vraiment heureuse. Elle vivait dans la solitude, elle était obligée de gagner et d’administrer toute seule sa vie.

Par les amis qui les avaient rapprochées, Madeleine avait appris que l’adolescence de Louise Janson s’était écoulée dans le dévouement et les épreuves. Sa mère avait été alitée une dizaine d’années. Au moment où Louise aurait pu profiter de sa jeunesse, elle avait dû la sacrifier pour s’occuper et de la maison, et de l’éducation d’un frère et d’une sœur encore enfants. À ces soucis s’étaient ajoutées les peines que lui causaient les souffrances de sa mère ; et des inquiétudes, parce que trop d’argent passait en soins médicaux, en salaires d’infirmières, en séjours à l’hôpital.

Louise était alors devenue la compagne attitrée de son père, ce qui n’était pas pour la rajeunir. Avec lui, elle porta le fardeau des obligations et des tracas. Elle lui ressemblait beaucoup, disait-on. Ils avaient la même finesse, le même esprit d’observation, le même humour et le même courage, qu’ils dissimulaient sous leurs airs moqueurs. Ils tinrent le coup sans jamais un murmure de lassitude. La mère morte, le fils aîné, marié depuis longtemps, perdit tragiquement sa femme. Deux orphelins échouèrent à la maison paternelle. Plus tard, quand Louise se fut attachée à eux, le frère se remaria et les reprit.

C’était déjà à une époque où pareil dévouement passait pour de la folie. Madeleine avait souvent entendu répéter que Louise avait exagéré ; elle avait manqué son avenir par sa faute, elle récoltait maintenant ce qu’elle avait semé. Les frères et sœurs dispersés, le père décédé, elle demeurait seule, presque sans fortune. Elle avait entamé la cinquantaine. Madeleine était convaincue qu’à cet âge, il n’y avait plus rien à espérer. Le beau temps était achevé. Louise n’avait pas eu de beau temps. Pourquoi était-elle quand même la personne la plus joyeuse qu’elle eût rencontrée dans toute son existence ? Joyeuse, calme, active et entreprenante. Pouvait-on être heureux uniquement parce que l’on habitait une maison charmante et un village pittoresque ?


Les jours passèrent, sans épuiser pour la jeune femme leur charme de nouveauté. Elle continuait à chercher le secret de celle qu’elle appelait « la femme heureuse ». En elle-même, d’abord, puis tout haut, lorsqu’elle se fût assez familiarisée avec son hôtesse pour la taquiner. Le mystérieux attrait du village inconnu qui influait sur l’humeur de Madeleine, ne suffisait pas à rendre tenace la joie de Louise, trop habituée à son atmosphère.

Pour Madeleine, c’était différent. Elle vivait avidement ces jours de soleil et d’air pur. Elle ne songeait pas à son avenir. La saine fatigue des longues promenades dans la campagne, lui communiquait une surprenante quiétude. Elle rentrait physiquement lasse, mais ravie. Elle ressentait la soif, la faim, la fatigue, mais par-dessus tout, un bien-être sans pareil. Elle se pelotonnait dans un fauteuil. L’attentive Marie venait ranimer le feu, et lui apportait une tasse de thé. Madeleine savourait lentement le breuvage en regardant pétiller les bûches d’érable.

En décembre, l’ombre envahissait tôt le salon. Par la grande fenêtre, elle voyait diminuer les couleurs du couchant. Elle comprenait que des petites choses sans importance pouvaient produire le bonheur : que le bonheur, parfois, du moins, pouvait naître de cet état d’âme particulier, de l’absence actuelle de chagrin, et du fait d’être fatiguée et de se reposer.

Elle allumait une lampe et reprenait un livre demeuré ouvert sur le bras de son fauteuil. Mais le plus souvent, elle abandonnait bientôt la lecture pour revivre les promenades déjà emmagasinées dans son souvenir. Elle en avait fait d’extravagantes avec Louise. Elles s’étaient même rendues d’un village à l’autre.

Tôt, l’après-midi, pour profiter du soleil, elles étaient parties sur la route qui longe le Mont Gabriel. Le froid était sec et piquant, la chaussée nue, sans glace. Chaudement vêtues, elles marchaient avec tant d’agrément et de facilité, que d’étape en étape, Madeleine manifestait le désir d’aller toujours plus loin.

Le paysage suffisamment enneigé s’étalait, d’une clarté joyeuse sous le ciel bleu. Mi-blanches, mi-assombries par les ramilles des arbres qui les couvraient d’une résille, les montagnes étaient parsemées de beaux chalets juchés très haut. Le silence n’était troublé que par l’aboiement subit d’un chien, ou par les coups de marteau d’un chantier invisible. La route était déserte. Elle ondulait, tournait, ligne noire entre les fossés blancs tachés d’arbustes. Parfois, se dressait tout près un éperon de montagne, petit Gibraltar gris, un peu sauvage et menaçant. Puis, la route s’inclinait et voisinait avec les sinuosités de l’étroite rivière Simon. Quelques fermes, quelques villas cossues la bordaient. Elle finissait par se diviser et elle longeait à gauche, le pied du Mont Gabriel. Au sommet, un observatoire dominait la pente la plus roide. Des tiges de ronces piquaient encore la trop mince couche de neige. Quand donc ces côtes seraient-elles bien ouatées pour le ski ?

— Après la Sainte-Catherine, probablement, disait Louise. Mais cette pente, ne me demande point de la descendre avec toi ! Le scotch slip, ce n’est pas de mon âge.

À la prochaine croisée de chemins, Madeleine insista de nouveau :

— Si l’on continuait ? J’aimerais parcourir un bout du boulevard laurentien à pied.

— Il nous faudra tout de même revenir… À moins que…

— À moins que ?

— Eh bien, si tu te sens tellement en forme, nous pourrions continuer jusqu’à Mont Rolland. Et rentrer chez nous par le train de cinq heures. Ça coûte dix cents ! Par hasard, j’ai un peu d’argent dans un petit porte-monnaie que je traîne toujours dans ma poche. Ce sera une aventure.

Ce fut une petite aventure. Si bien que la dernière montée parut assez rude. Madeleine décida, au beau milieu, d’essayer de l’auto-stop. Mais l’auto-stop, lorsque les voitures ont peur de perdre leur élan, ce n’est guère fameux. Elles durent bon gré, mal gré, continuer à marcher. Rebrousser chemin, il n’en était plus question. Le retour aurait été plus long, que ce qui leur restait à faire pour atteindre la station.

Elles riaient, heureuses même de leur fatigue et du froid qui commençait à les faire souffrir. Elles se penchèrent enfin au-dessus de la Rivière du Nord, où près de la fabrique de papier, l’eau noire et bouillonnante contournait d’énormes roches glacées. Le soleil avait tout à fait disparu. Les lueurs qui coloraient encore le ciel ne se miraient pas dans le courant des rapides encaissés entre les collines. Le bruit des chutes saisissait, dans le silence glacial.

Elles se hâtèrent et atteignirent un restaurant sans élégance mais bien chauffé. Elles purent enfin s’asseoir et s’avouer que, malgré leurs bottes bien fourrées, elles avaient les pieds gelés. La bonne chaleur les pénétra. De l’effort qu’elles venaient de fournir, naquit un contentement de plus en plus grand. C’était difficile à analyser.

— Pourquoi se sent-on de si bonne humeur après une prouesse ? Car nous venons d’en accomplir une, n’est-ce pas ? Je suis contente comme si j’avais gagné un championnat, dit Madeleine.

— Moi aussi.

— Vous, c’est normal. Mais moi…

— Toi ? C’est normal quand même ! Je voudrais bien que le médecin qui désespérait de toi il y a quinze jours, puisse te voir en ce moment.

Après le trajet de dix minutes dans le train, elles descendaient sur le quai où, peu de temps auparavant, Madeleine s’était sentie si désorientée.

C’était Louise qui, cette fois, choisissait le taxi. Et tous les chauffeurs avaient maintenant pour Madeleine des visages connus.

Ces longues promenades à deux n’étaient pas des fêtes de tous les jours. Louise abandonnait souvent la jeune femme à elle-même. La période des vacances approchait. Les paying guest seraient bientôt là. Madeleine devinait aussi que Louise se dérobait par délicatesse, pour ne pas trop lui imposer sa présence. Elle ne parlait pas non plus autant que les premiers jours, lorsqu’elles étaient ensemble. Mais il lui arrivait fréquemment de s’exclamer :

— Pourvu que la neige tombe enfin sérieusement !

Madeleine souriait :

— Ah ! la femme heureuse qui exprime un souhait.

Ce souhait était actuellement celui de tout le monde. Les Escarpements attendaient la neige ; et avec une impatience unanime chez tous ses habitants. La neige, c’était la vie même du village. Il y en avait assez pour blanchir le paysage, mais pas assez pour le ski. Les pensions demeuraient vides. L’électricien, pour la froide saison, cessait d’être électricien, et ses remonte-pentes en ordre, il attendait. Le menuisier avait remisé ses rabots, préparé son modeste casse-croûte. Il attendait. Beaucoup d’hommes avaient un métier d’été et un métier d’hiver, et les épiciers, les bouchers, comptaient eux aussi sur la clientèle saisonnière. Sans neige, tout restait en suspens. Si elle tardait trop, le curé devrait organiser des prières publiques, certains feraient dire des messes à cette intention, comme on en fait dire pour obtenir de bonnes récoltes. La récolte du nord laurentien avait besoin de la neige. Louise disait malicieusement : Le curé pourrait profiter de l’occasion pour stimuler le zèle de ses paroissiens. Ils remplissent l’église aux Fêtes, aux premiers vendredis du mois, mais il n’y a que quelques vieux, dont je suis ! — et les Sœurs, — pour y venir pendant la semaine.

Entrer à l’église un jour de semaine, Madeleine constatait qu’elle non plus n’en avait pas l’habitude. Avec Louise, on ne passait jamais devant, sans y pénétrer au moins pour cinq minutes. Entendre la messe pendant la semaine, était également pour Madeleine une chose exceptionnelle. Sa famille ne s’y rendait que pour un anniversaire à célébrer, ou des grâces extraordinaires à obtenir.


Une journée sombre se leva, humide et couverte de nuages poussés par le vent d’est. Et le soir, la neige se mit à tomber avec abondance. À dix heures, avant de monter à leurs chambres, Louise et Madeleine, ayant éteint les lampes, se collèrent la figure sur la grande vitre pour mieux voir la tempête. Les flocons tourbillonnaient denses et drus, frappant la fenêtre. La nuit n’était plus qu’une blanche rafale.

— Cette fois, ça y est. Nous ferons du ski demain, si je ne me trompe pas, et tu pourras enfin étrenner ton costume. En attendant, montons dormir, pour que cette joie nous arrive plus vite !

Louise s’approcha du feu, pour repousser une bûche qui n’était qu’à demi consumée, et pour mieux assujettir la grille. Les braises jetèrent un nouvel éclat. Le salon était si beau avec ce feu mourant, que Madeleine eut l’impression qu’en le quittant tout de suite, quelque chose lui échapperait. Les flammes ravivées se reflétaient sur la surface sombre des vitres brillantes ; elles semblaient se mêler au nuage des flocons du dehors, et elles augmentaient le bonheur de la pièce. Aller dormir ne la tentait plus. Ou bien, elle aurait voulu dormir devant l’âtre, sur le divan.

Louise se moqua :

— Pour dormir, on ferme les yeux. Tu ne verras plus rien. Donc, mieux vaut monter dans ton lit bien douillet.

— Mais on est si bien, si bien en ce moment, dans votre beau salon. Restons-y au moins encore un peu ? dans cette obscurité qui n’est pas obscure, que les fenêtres blanchissent même ? Restons assises par terre, là, à ne rien dire, tant que les flammes voudront bien danser pour nous !

— C’est vrai que ce feu est de plus en plus merveilleux…

— Restons un peu, Louise, un tout petit peu. Grâce à vous, grâce à ce salon, je me sens heureuse pour la première fois depuis tant de semaines. Je me sens bien. J’ai encore mon malheur sur les épaules. J’ai encore mon impression de mains vides. Je ne sais plus ce que je deviendrai quand vous ne voudrez plus de moi. Je ne veux pas aller habiter chez Hélène, je n’ai pas assez de santé pour travailler, je suis donc toujours désespérée de la vie qui s’allongera difficile, c’est entendu. Mais malgré tout, ce moment me comble, Louise. Ce feu qui meurt en beauté, cette nuit qui nous entoure, ce vent qui souffle sans nous atteindre, chaque couleur du salon que les lueurs de l’âtre sortent de l’ombre, chaque livre dont le dos subitement s’éclaire, et les quelques fleurs de votre cyclamen qui persistent, toutes ces choses me ravissent. Et même si rien de ma situation ne s’est amélioré, j’ai momentanément le cœur gonflé d’une joie inexplicable, qui ressemble à de l’espoir. Ah ! Louise, prolongeons cette heure vide de rancœur, de peine, de regrets, vide de passé, vide d’avenir. C’est si peu souvent que le présent me suffit !

— Eh bien, ma petite, ce sera comme la promenade de l’autre jour. Prolongeons vraiment. Attends-moi un instant.

Louise se dirigea vers la cuisine. Madeleine savait pourquoi, mais elle ne se leva pas pour l’accompagner. Elle demeurait immobile, suivant des yeux les flammes qui couraient, multicolores, féériques. Immobile et souriante d’abord, puis pensive, et bientôt avec un visage qui s’assombrissait. Ce n’était plus la peur de l’avenir qui attaquait sa sérénité reconquise. C’était un assaut du passé. Soudain, elle songeait que si elle était venue chez Louise avec Jean, tel qu’il était, la paix et la beauté de l’heure n’auraient point été pour elle aussi légères. En présence de Jean, elle serait restée aux aguets, redoutant ses réactions, ses susceptibilités, ses imaginations. Elle aurait surveillé ses propres gestes, ses propres paroles, elle aurait évité d’être exubérante. Elle se serait constamment demandé s’il était à l’aise et heureux, si tout lui plaisait. Pourquoi, foncièrement bon et si intelligent, avait-il fait de leur lien, une chaîne qui blessait ? Pourquoi, sa présence, à la fin, lui serrait-elle le cœur, au lieu de lui donner le contentement, l’apaisement, la confiance qu’elle avait rêvé d’éprouver indéfiniment auprès de lui ? Une heure semblable, avec Jean, eut été certes meilleure que d’autres heures. Il n’aurait pas évité la détente contagieuse, salutaire pour son esprit tourmenté, mais sa détente à elle aurait été moins complète. Parce que Jean était mort et que tout était irréparable dorénavant, ce rappel devenait cuisant, inacceptable. Dans ces cours de préparation au mariage dont on parlait tellement de nos jours, enseignait-on qu’il faut apporter la joie à ceux qu’on aime ? Qu’il ne faut pas surtout l’éteindre ou la gêner constamment ?

Louise poussa la porte battante, son plateau à la main. Elle fut saisie par l’expression de Madeleine.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien. Elle se reprit, elle ajouta : Rien de nouveau, du moins. Je me suis mise à penser à Jean.

— Pense à Jean aussi longtemps que tu le voudras. C’est normal. Tu l’aimais et il est mort. Mais ne t’attriste pas, je t’en prie. Il est plus heureux que nous. Il a terminé son pèlerinage. Il ne vieillira pas, tandis que nous,… nous,… moi surtout, c’est déjà commencé ! Allons, ne pense à rien de plus qu’à ce présent, que tu trouvais si merveilleux il y a un instant. La belle nuit. Le beau feu. La neige surtout… Et attaquons les sandwiches que j’ai faits parce que tu les aimes et que tu as besoin de reprendre du poids ! Avec Jean ou sans Jean, tu as eu probablement assez d’expérience toi-même pour comprendre que le bonheur n’est jamais un état permanent ici-bas. N’oublie pas que demain nous irons en ski et que pour toi comme pour moi, c’est un des grands plaisirs de ce monde. Nous le retrouverons pour de longs mois, je te le promets, je m’y connais en tempête.

La braise grésillait. Les bûches en flammes criblaient subitement le foyer d’étoiles.

En silence, Louise et Madeleine commencèrent à manger.

— En vieillissant, dit Louise, comme pour achever de répondre aux pensées de sa jeune amie, — en vieillissant, tu apprendras, toi aussi, que le bonheur de nos vies ne dépend que partiellement des autres, et des circonstances plus ou moins bonnes. Il faut qu’il soit en nous, qu’il vienne de nous. Il peut ensuite surgir des choses et des êtres. Les choses à vrai dire, déçoivent moins que les humains. L’intérêt qu’on leur porte peut souvent consoler. Mais le vrai bonheur, le seul solide, il faut qu’il soit avant tout en nous-même,… je veux dire en Dieu, puisqu’il est là. Autrement, toute joie est fragile, incertaine…

Louise Janson livrait-elle là le secret de la femme heureuse ? Elle indiquait en tous cas, une source de grâces.

Madeleine se souvint que Louise se levait tôt pour assister à la messe. Elle était égoïste de vouloir prolonger la veillée.

— Ma demi-heure est écoulée. Merci de me l’avoir accordée et merci des sandwiches.

Elle souriait maintenant, mais avec des lèvres tremblantes. À la porte de sa chambre, elle répéta :

— Merci encore. Oh ! Merci de tout.

Et impulsive, elle embrassa Louise.

Seule dans le noir, comme d’une écluse, ses larmes jaillirent. Mais elles étaient d’une mystérieuse qualité et elles la laissèrent calme et consolée.

Dans la chambre voisine, Louise, qui avait deviné bien des choses, priait pour Madeleine.


— III —


Cette sortie matinale pour la messe n’était pas si pénible. Le plus difficile, c’était le lever dans la nuit d’hiver. Ensuite, Louise Janson se sentait amplement dédommagée de son sacrifice, par le plaisir d’être seule sur la route, à respirer l’air neuf, et à voir peu à peu naître le jour.

L’obscurité régnait en décembre, lorsque Louise quittait la maison. Du sommet de sa colline, se devinait une lueur au-dessus des montagnes. Puis, subitement jaillissaient des rayons qui dardaient le bout du clocher. Toutes ensemble montaient les fumées, s’étirant pour atteindre au plus vite cette clarté. Le village éveillé demeurait vide et silencieux. Protégé par ses montagnes chevauchant l’horizon comme un troupeau d’énormes bêtes, niché dans son creux sous le ciel qui préparait la lumière, il gisait, « égouttant son sommeil ».

Cette savoureuse expression, qu’employait si souvent sa mère, lui revenait à l’esprit pendant que Louise contemplait ce qu’elle appelait son « lever de rideau ». Le soleil montrait la moitié de son orbe dans une dépression entre deux sommets. Les fumées se teignaient de rose, les pignons rouges, verts, jaunes, brillaient, revernis, à mesure que le grand œil écarlate s’arrondissait. Certains jours, un frimas couvrait tout, glaçant, argentant les maisons. Quel peintre aurait pu rendre réel, pareil éclat !

Le spectacle différait avec les mois et les saisons. Plus tard, à sept heures, il ferait jour et les longues montagnes parfois se voileraient à demi d’une brume, à travers laquelle la chevelure noire des arbres serait grise. En plein hiver, Louise se levait avec tant d’effort, qu’elle n’ouvrait pas bien les yeux et ne regardait même pas dehors. Prête à sortir, elle constatait que la double porte refusait de bouger. La nuit, une tempête l’avait bloquée. Avec peine, Louise réussissait enfin à l’entr’ouvrir assez pour se faufiler, et elle essayait de se rendre quand même à l’église. Elle enfonçait si profondément à chaque pas, qu’elle en perdait le souffle. Elle devait rebrousser chemin. Pourtant, une fois debout et habillée, que faire avant sept heures, dans la maison endormie ?

Elle endossait son anorak, chaussait ses bottes, et sortant de nouveau, elle repartait, mais cette fois sur ses skis. La mauvaise humeur, qui l’avait indisposée devant la résistance de la porte, se transformait en gaieté. Les skis bien fartés creusaient leur sillon, glissaient, et Louise descendait le bout de côte plus escarpé d’un élan sûr. La première fois qu’elle avait eu cette aventure, Louise s’était souvenue de sa mère, disant un matin de tempête : « Impossible d’aller au couvent mes petites, les chemins ne sont pas battus. » Mais la sainte femme revenait elle-même d’une messe à l’aube, essoufflée et les joues rougies par le vent.

Pourquoi pense-t-on si souvent à sa mère, en vieillissant ? pourquoi comprend-on si bien des choses qui ont semblé de tous les instants et sans importance ?

Dans la Sacristie où la Sainte Messe se célébrait l’hiver, pendant la semaine, des distractions assaillaient Louise. Le vicaire avait entrepris de dresser un nouvel enfant de chœur. Celui-ci servait avec un gamin déjà initié qui le guidait. Le nouveau avait une tête blonde, et de grands yeux suppliants, qu’il fixait constamment sur son entraîneur, — au lieu d’observer ce qui se passait sur l’autel. Le système était mauvais. L’enfant ne faisait aucun progrès. Mais il était si touchant avec son air angélique, que Louise avait toutes les peines du monde à ne pas le regarder continuellement. Les yeux si purs de l’enfant, exprimaient une telle bonne volonté et tant d’embarras. Souvent, son instructeur étant distrait, l’enfant attendait en vain un signe. Perdu, il n’allait pas où il devait aller : chercher les burettes, ou changer le missel de place. Le vicaire attendait un peu, puis, se détournant, souriait, faisait un geste que l’apprenti, soulagé et heureux, comprenait tout de suite.

Un matin, il fut seul avec le prêtre dans le chœur. Son instructeur était sur le premier prie-Dieu, à gauche. Ce fut un désastre. Le chérubin, la tête dans le dos, avait les yeux plus grands et plus suppliants que jamais. Mais il faisait tout en retard.

Enfin, on le laissa seul et il dut se débrouiller. Ne se fiant plus qu’à son petit livre de répons et à ce qu’il avait appris, l’enfant de chœur servit d’une façon impeccable.

Louise regretta parfois, le charmant spectacle qu’il avait si longtemps donné aux fidèles. Mais elle entendit mieux la messe. Il était urgent de prier pour tant de problèmes. Le village était l’image du bonheur. Il semblait une oasis où les périls et les laideurs du monde ne pénétraient pas. Mais Dieu savait ce qui pouvait s’y passer. Avec l’alcool, ce fléau sans égal, toléré, entretenu si souvent par des chrétiens, sans aucun sens de leur responsabilité. Un dimanche, après les vêpres, passant devant un des hôtels, Louise avait vu sortir du grill, une fillette de quinze ans, ivre, et qui, chancelante, buvait encore dans un verre à moitié rempli. Son compagnon, à peine plus âgé, brandissait la bouteille. Ils étaient étrangers au village, mais cela ne changeait rien. N’adopterait-on pas quelque règlement, pour arrêter pareil scandale ? Louise perdait sa sérénité. Madeleine se serait étonnée du pli de souffrance qui barrait alors le front de la femme heureuse !

Lorsque Louise rentrait de l’église, Madeleine l’attendait, déjà revêtue de son costume de ski.

— Quand m’éveillerez-vous enfin, pour que je vous accompagne ?

— Madame Madeleine m’accompagnera lorsqu’elle s’éveillera d’elle-même ! signe de santé, qui lui permettra de se livrer aussi à la dévotion !

Marie les accueillait dans la salle à manger.

— Pourquoi êtes-vous le « miracle », demandait encore Madeleine.

— Mademoiselle vous le racontera…

— Oui. Quand tu auras commencé à assister à la messe avec moi ! Tu seras dans les dispositions nécessaires pour comprendre une certaine forme de merveilleux…

— Vous m’intriguez.

— C’est excellent pour ton imagination. Cela, et les délices du ski. Elles seront fameuses aujourd’hui. Il est tombé quelques pouces de poudreuse idéale…

— Serez-vous avec moi, ce matin ?

— Hélas, non. Un ouvrier doit venir. N’oublie pas que, présentement, tu es sans devoir. C’est un rare privilège. Va sur La Solitaire. C’est l’endroit par excellence, avec le soleil de l’avant-midi.

La Solitaire était un grand triangle blanc, taillé dans le flanc noir de la montagne qui bordait l’ouest du village. Cette côte n’avait qu’un seul remonte-pente et il ne fonctionnait que lorsqu’il y avait affluence. À mi-hauteur, une ravissante petite maison jaune et brune, à toit pointu, à large cheminée, servait de restaurant. Ce casse-croûte modeste était entouré d’une terrasse, où, plus tard, les gens flâneraient au soleil entre les descentes et à l’heure du midi. En décembre, en janvier, sauf au moment des vacances, La Solitaire demeurait silencieuse et déserte. C’était une descente difficile et raboteuse au sommet, mais aisée et douce dans sa dernière moitié.

— Tu y verras le duc, et aussi, l’instructeur Paul. Celui-ci est un skieur enragé. De dix heures du matin, au coucher du soleil, il est là, à monter et à descendre. S’il n’a pas d’élèves, il s’occupera de toi. Il sait qui tu es, et nous sommes amis. Savais-tu qu’il a bâti ma maison ? L’hiver, il est instructeur. L’été, c’est un bâtisseur, et dans la bonne tradition. C’est un artiste. Il ressuscite et améliore le style de nos ancêtres, ces maisons qui sont vraiment ce qu’il faut pour notre neige et notre climat. Si le village est aussi joli, c’est à lui et à son frère que nous le devons. Ils donnent le ton. Ils réussissent si bien, qu’ils parviennent, sans modifier la ligne, à construire de façon à ce que les mansardes ne soient pas trop basses, et que la pente du toit ne gêne pas et soit à peine visible, à l’intérieur. Cela, pour les très grandes maisons. La nôtre étant parmi les humbles…

— Mais comment vais-je le reconnaître, votre Paul, puisque vous ne serez pas avec moi ?

— Impossible de te méprendre. Il a déjà la peau brune comme un Bédouin. Il te saluera de son sourire éclairé par la plus blanche denture que j’aie vue dans ma vie. Je lui répète qu’il perd de l’argent par sa faute, qu’il devrait vendre ce sourire comme annonce de dentifrice.

— Ah ! Louise, qu’il fait bon vivre aux Escarpements !

Louise, entendant cette exclamation, repensa à tous les inconnus en vacances qui lui parlaient, lorsqu’elle était sur les champs de neige. Immanquablement, les premières questions posées entre deux descentes, ces gens exprimaient le même sentiment et répétaient :

— Que vous êtes chanceuse de vivre ici !

Elle l’était. Elle en remerciait le ciel. Mais un petit sourire ironique au coin des lèvres, elle songeait qu’elle ne pouvait pas vivre dans cette particulière euphorie des jours de congé, qui était la leur. Habiter Les Escarpements définitivement, c’était y avoir apporté avec soi, son lot accoutumé de soucis et de tracas.

C’était quand même le bonheur. Au fond d’elle-même, Louise souhaitait demeurer dans ce village jusqu’à sa mort. Elle l’appelait le Porche du Paradis, nom d’un Hôpital pour les vieillards. Ici, mieux qu’autrefois dans le tumulte de la ville, elle entrevoyait l’ultime joie qui dépasserait la joie terrestre, même celle de certains jours parfaits de neige et de soleil dans la montagne.

— Moi, disait Madeleine, je dois ma chance à mon costume de ski. Si je ne l’avais pas vu au bon moment, qui m’aurait incitée à vous demander l’hospitalité ? Il me semble de plus en plus que rien ne pouvait m’arriver de mieux… J’étais si désorientée, si vous saviez…

— Je sais. Pour moi, Madeleine, ton arrivée fut également une bénédiction. Il y a deux périodes creuses dans la vie à la campagne. Avant la neige, quand les jours sont courts et que l’hiver n’est pas installé. Et après, la saison du ski terminée, quand les routes sont désertes, boueuses, et que le printemps est capricieux et maussade. Marie choisit ce moment-là pour aller revoir ses parents. Je demeure seule. Je lis, puis, je vais à l’église jusqu’à trois fois par jour ! Le matin, pour la messe, — l’après-midi, pour une visite, le soir, pour la prière ! Si bien que j’ai peur d’offenser Dieu ! Il s’aperçoit sûrement que ma ferveur redouble, parce que je n’ai pas autre chose à faire ! Quand tu es arrivée, Marie n’était rentrée que depuis deux jours, j’avais été muette trois semaines. Certains jours, je n’avais parlé qu’au boulanger. Tu te rends compte pourquoi j’étais si loquace, pendant nos premières promenades ?

— Mais vous aviez votre vieux voisin ? Celui que nous sommes allées voir l’autre jour en passant.

— Le Colonel ? Oui, mais il avait des cousines en visite. Je n’y allais donc que pour peu de temps, car elles auraient pu s’imaginer que j’avais des intentions de conquête… Louise ajouta en riant : C’est un veuf, et ce que l’on pourrait appeler un bon parti. Même s’il est un peu vieux !… Il a soixante et quinze ans !

— Tant que ça !

— Oui. Alors, toi, tu es assez jeune pour ne pas te gêner. Quand tu t’ennuieras, va le voir. Tu lui feras plaisir. Et il est intéressant. Moi, naturellement, il m’intéresse un peu moins. J’ai entendu toutes ses histoires. Il a toujours été riche. Il est ingénieur. Il a fait de grandes choses en son temps, à Montréal. Il a voyagé partout depuis, et Dieu sait quelles aventures il a eues. Il ne me les raconte pas toutes. Il était beau. Sa figure est encore fraîche et rose, sa prestance, toujours magnifique. Il a été de la guerre de 14, et sur ce sujet, il est intarissable. Il a fait ses études classiques en Angleterre. Il faut l’entendre raconter ses impressions quand, à douze ans, son père le mit sur un paquebot de la ligne Allan, pour sa première année à Londres, chez les Jésuites.

— Mais pourquoi, cette bizarre idée ? Nous avons assez de collèges !

— Une clause du testament de l’arrière grand-père. L’héritier devait s’y soumettre, ou laisser l’argent aller à d’autres. Cet arrière grand-père avait édifié sa fortune en transportant du bois jusqu’à Lachine avant le creusage du canal. Il faisait affaires avec des commerçants anglais, il devait avoir recours à des interprètes. Il a eu tant de mal à se débrouiller, qu’il s’était juré que ses descendants seraient bilingues. Il prenait un moyen dangereux. Pour certains, ce ne fut pas un succès. Le Colonel, lui, est demeuré très canadien-français, très attaché à nos coutumes, et bon catholique.

— Il a parlé de Varsovie, l’autre jour ?

— Il y a fait un séjour après la première guerre. Il a aussi vécu deux années complètes à Paris. Avec moi, qu’il voit partir tous les matins pour la messe, il ne s’étend pas sur les aventures de sa jeunesse. Parfois, il s’arrête subitement en plein récit. Je fais celle qui ne s’aperçoit de rien, mais je ris en moi-même. Tu imagines bien qu’il n’est pas resté… enfant de chœur ! Tel qu’il est, il est charmant, et digne d’amitié. Avec tant d’occasions d’errer, qu’il soit croyant, et que sans amour-propre, il paraisse l’avoir constamment manifesté, suscite mon admiration. Quand il fait le récit des moments les plus pathétiques, au Front, il ne manque jamais de souligner qu’il a été miraculeusement protégé. Les soldats qui entendaient la messe, et recevaient l’absolution avant d’aller à l’attaque, étaient si visiblement préservés, dit-il, que ceux qui n’avaient aucune religion couraient après l’aumônier, parce qu’ils voulaient eux-aussi, emporter au combat un chapelet et une bénédiction ! Il te montrera avec un grand respect, la petite statue de la Vierge qui l’a suivi dans toutes ses expéditions, que sa femme lui avait donnée à son départ. Il te parlera de son Ranch dans l’ouest, pendant les années qui suivirent, et des vingt-cinq mille dollars de bœufs qu’il vendait en un clin d’œil. Je crois qu’il se vante un tout petit peu… Mais sortons vite de table si tu veux avoir le temps de faire du ski. Et puis, le Colonel n’aura plus rien à t’apprendre si j’en dis trop long…


Devenue familière avec les alentours, Madeleine aimait maintenant à glisser seule, savourant l’air, le soleil, la beauté du paysage poudré d’étincelles. Pas un seul jour ce paysage n’était tout à fait le même. Avec les jeux de l’heure, de la lumière, ou de la brume, la coloration des montagnes variait sans cesse. Les flancs boisés ceinturaient les côtes de ski, découpées avec fantaisie dans l’étoffe noire des forêts qui avaient autrefois entièrement recouvert toutes ces surfaces. De loin, ces côtes formaient des dessins étranges. Leur blancheur était interrompue par de petits groupes de sapins, par des broussailles ; par les lignes obliques des remonte-pentes, et cette blancheur coulait, semblait-il, dans les pistes qui s’échappaient en tous sens pour traverser les bois. Les mêmes sommets se couvraient parfois d’un voile bleuté, ou bien, d’un inexplicable violet. « Ce violet, disait le boulanger, annonce un dégel »…

Chaussant ses skis devant la maison, Madeleine, qui avait pourtant cru ne plus jamais goûter la joie de vivre, se retrouvait en plein enchantement. Quand elle se laissait descendre d’une colline où personne encore n’était passé, toute peine, tout regret cessaient d’exister. Seule importait la parallèle ferme et droite qu’elle traçait sur la neige. Une magie s’exhalait de la gerbe de poudre blanche qui naissait à la pointe des skis pendant sa course rapide. Il fallait être soi-même skieur pour comprendre ce bonheur léger et doux qui comblait alors la jeune femme. Le passé, l’avenir perdaient leur valeur et leur importance. Rien ne comptait plus, à part le soleil, l’air, la moelleuse qualité du champ, et l’élan, la magnificence de ce monde vers l’éternité duquel le temps la conduirait un jour.

Penser que tant de jeunes, et de moins jeunes, cherchaient avidement leur joie dans des salles enfumées et sombres, où des chanteurs et des chanteuses souvent sans voix, disaient de folles paroles d’amour qui s’achevaient dans une fausse extase, ou dans un désespoir noyé d’alcool !

Que Dieu avait été bon pour elle, en lui donnant le mépris de pareilles consolations. Elle glissait, glissait de plus en plus contente, et lorsqu’elle rentrait pour le repas, elle était transfigurée et ne désirait qu’une chose : se reposer un peu et retourner vite vers l’ensorceleuse montagne.

L’après-midi, Louise l’accompagnait et la guidait, dans les pistes qui sillonnaient les champs et les forêts des alentours. Les nombreux skieurs des fins de semaine, durcissaient trop les pentes et il fallait espérer une nouvelle tempête, pour les remettre à point. Il était alors plus agréable de skier à travers la vallée. Des pistes montaient et descendaient avec imprévu, conduisant vers quelque ruisseau murmurant que le froid n’avait pas figé, ou jusqu’au bord accidenté de la rivière Simon.

Une félicité toute neuve, avec la venue de la neige, s’était emparée du village. Le climat serait désormais celui des vacances. Des carrioles passaient et repassaient, promenant des touristes emmitouflés. Les grelots des attelages éparpillaient comme un rire, leurs notes cristallines. En file indienne, des skieurs et des skieuses suivaient le bord des rues. Enfants, adultes, vieillards même, tendaient au vent des figures émerveillées. Même enthousiasme, même entrain, mêmes yeux brillants, mêmes joues rouges.

« Et ce sont les plus fanés des visages qui expriment le plus intensément leur joie. Avoir derrière soi l’expérience de la douleur, et se sentir subitement rajeuni, délivré par cette clarté, cette ardeur qui émane du paysage. Les plus âgés ne courent plus vers l’avenir, ils peuvent profiter du temps présent. Me voici comme eux, comme Louise… » se disait Madeleine.

L’effet des mouvements rythmés agissait aussi. La fatigue saine chassait les ennuis, l’irritation. Elle se souvenait d’une réflexion de son neveu, un jour d’été. Aux moments les plus imprévus, il quittait tout pour aller nager. Et par n’importe quelle température, malgré le vent froid, l’eau glacée. Où puisait-il tant de courage ?

— Je vais te dire, ma tante. Quand je me sens tanné, mécontent, je connais le remède. Je vais plonger et je reviens heureux comme un prince. Cherche pourquoi. Il est vrai que j’aime beaucoup la natation.

Pour Madeleine, le ski confirmait l’efficacité du remède. Lorsque Louise et elle gravissaient une piste à travers la montagne, sous un ciel d’un bleu parfait et parmi les arbres brillants de givre, Madeleine s’exclamait qu’elle ne souhaitait rien de mieux pour son ciel.

— Petite païenne, reprenait gentiment Louise. Le ciel, le vrai, il nous offrira d’autres délices. Ceci n’est qu’un échantillon de l’Éternelle Fête…

Continuant la route, Louise méditait sur cette Éternelle Fête. Nous ne serions plus des insatisfaits, tournés avec nostalgie vers un passé qui n’avait pas été exempt de tracas, pas plus que ne l’était notre présent. Nous ne serions plus victimes de nos humeurs changeantes, de nos injustices et de celles des autres. Nous ne serions plus la proie de nos chagrins réels et de ceux que nous inventions à peu près sans cause. Nous n’aurions plus jamais le cœur serré d’une inexplicable angoisse, d’un manque indéfinissable, avec nos larmes prêtes à couler, même au milieu de tant de nos rêves réalisés. L’Éternelle Fête ! Si un sentier sinueux et blanc traversant une forêt nous enivrait d’une pareille joie, si nos arbres de Noël, nos fruits de faux ors, si la musique et le chant, si nos bruyants et fugaces plaisirs étaient exaltants, si la nature offerte à nous, pauvres humains, était d’une splendeur si émouvante, si Dieu jouait si généreusement de son soleil, de ses étoiles, de ses couleurs, pour nos yeux si obstinément fixés parfois sur la laideur et sur le faux, s’il permettait qu’à travers les vicissitudes de l’existence quotidienne, nous ressentions en éclair cette félicité intense devant la beauté d’un paysage, l’Éternelle Fête, que serait-elle ?

Nos nostalgies, pensait encore Louise, nos inquiétudes, nos chagrins, nos déceptions, nos faiblesses, nos hésitations pénibles, nos malices, nos petits et grands malheurs, nos intimes et secrètes souffrances, notre impuissance à aider vraiment ceux que nous aimons et ceux que la pauvreté et le mal affligent, nos lassitudes, nos cheveux blancs, nos rides, nos infirmités, nos sentiments morts, nos heures mortes, nos mains vides des fruits du jour, certains soirs, tout cela effacé, fini, et les imparfaites amours de la terre changées en l’Amour unique, fort, vraiment Amour, l’Amour sans faille et à jamais ardent. Et les ailes de la Jeunesse retrouvées et qui ne se briseraient plus. L’Éternelle Fête, comment notre pauvre esprit pouvait-il le concevoir ?

— Où êtes-vous Louise, je ne vous entends plus.

Madeleine se détournait. Elle aperçut sa compagne qui venait assez loin derrière elle, mais qui hâtait le pas.

— Me voici. J’étais distraite, absorbée par des réflexions qui ressembleraient à un sermon de retraite, si je t’en faisais part ! Cet après-midi est trop beau, trop beau…

Justement, le paysage touchait à son moment d’apothéose. Le sentier atteignait le bord d’un plateau. Au centre de la vallée plongée dans l’ombre, sur sa butte, le village était encore éclairé par les derniers rayons de soleil. Elles le contemplèrent en silence, puis elles s’élancèrent dans une pente vertigineuse et rejoignirent en bas le soir déjà tombé.

Noël ramenait les nuits les plus longues de l’année. Devant les maisons, dans les jardins, partout des sapins s’illuminaient, repoussant l’obscurité ; triangles multicolores ou d’une même teinte, entièrement garnis de lumières bleues, ou rouges, ou d’un or bien jaune. Cette parure donnait au village un aspect féérique.

En rentrant, les deux femmes se promettaient bien de ne plus sortir. Mais le courrier était à huit heures et très souvent, après le souper, elles repartaient pour le bureau de poste.

Dans la nuit marine et blanche, les maisons ajoutaient leurs fenêtres lumineuses à l’éclat des arbres de Noël. Si une lune nouvelle étincelait dans le ciel, c’était parfait comme tableau.

— La lune, ici, constatait Madeleine, ne ressemble pas à celle de la ville. Elle est en relief, détachée, et quand elle est ronde, on dirait une balle qui va rouler…

— C’est bien ce qui arrivera un jour, si les Russes continuent à la viser !


Au retour, le coin du feu était meilleur. Pendant la lecture du journal, elles songeaient qu’en dehors de leur oasis, le monde hélas, s’agitait. Tout était toujours remis en question. Les catastrophes abondaient. Louise devenait pensive, un instant assombrie avant de récupérer sa paix. Madeleine, plus détachée de l’actualité, assez jeune pour être momentanément égoïste, n’envisageait que ses problèmes à elle.

Bientôt, sur La Solitaire, le remonte-pente fut en service tous les jours. Les vacances commençaient. Les cottages loués à la saison, au lieu de n’être occupés que pour les fins de semaines, s’ouvraient pour la quinzaine des Fêtes. Les flancs de montagnes offraient alors chaque jour un tableau vivant et coloré. De haut en bas, de gauche à droite, de droite à gauche, les skieurs zigzaguaient, se balançant à un rythme secret.

Pour commencer, Madeleine fut un peu déconcertée de voir La Solitaire envahie par la foule. Mais elle s’y accoutuma. Elle entendait rire, fredonner, crier de joie. Au dernier palier, Paul et le duc entraînaient chacun un petit groupe de débutants. Devant eux, ils faisaient lentement le chasse-neige, puis la rotation de la taille et des bras qui produisait le virage si aisément, que le skieur novice se sentait tourner comme sur une plate-forme roulante.

— Le corps plus en avant, les genoux bien ployés, criaient les instructeurs.

Puis, ils prenaient la tête d’un lacet humain qui se déroulait en courbes régulières jusqu’au bas de la pente. Comme Louise l’avait prévu, lorsqu’il était inoccupé, Paul avait donné des conseils à Madeleine. Après des exercices tenaces et quotidiens, elle contrôlait de mieux en mieux ses skis. Parfois, elle s’engageait dans le lacet à la suite des autres. Ou bien, elle s’immobilisait et s’amusait à observer ce monde si nouveau pour elle. Le champ de la montagne du plus haut jusqu’en bas, était sillonné de silhouettes prodigieusement rapides qui se croisaient incessamment d’un mouvement harmonieux. Les figures passaient, s’effaçaient, revenaient, tournaient et semblaient exécuter sur l’ordre d’un maître invisible, les plus belles danses d’un ballet. Ou, parfois, les skieurs imitaient le vol symétrique d’une escadrille.

Tout cela exprimait une grande joie de vivre. Une joie totale. Quand midi sonnait, le son des cloches s’égrenait sur le paysage pur, doré, lumineux, et Madeleine reprenait le chemin de la maison.


— IV —


Inquiète, craignant de retrouver en ville ses souvenirs douloureux, Madeleine dut rentrer à Montréal pour le Nouvel An. Hélène y tenait. Elle le lui signifia au téléphone avec sa brusquerie accoutumée. Elle viendrait la chercher. Mireille et Jean profiteraient de la voiture et feraient du ski. Elle-même avait des amies à rencontrer. Comme Madeleine hésitait, sa sœur affirma son autorité :

— Après tout, Madeleine, c’est moi, maintenant, la maison paternelle ! C’est chez nous, je veux dire. Et je n’accepte pas de défection. La famille n’est pas déjà si nombreuse. Les traditions sont les traditions. Tu viens. Un point, c’est tout. Et tu resteras jusqu’au lendemain des Rois. Pour que ta chambre soit à la disposition de Louise, qui doit recevoir plus de visiteurs. Il ne faut pas lui faire perdre les quelques chances que l’hiver lui apporte.

Cet argument pesa plus que les autres. Madeleine se rappela que son hôtesse avait parlé de dormir dans le salon, parce qu’elle avait promis depuis longtemps de recevoir deux jeunes filles qui n’avaient congé qu’à cette époque. « Pour si peu de temps, je leur céderai ma chambre », avait-elle dit.

Le 30 décembre, vaguement anxieuse, la jeune femme guetta l’arrivée de la voiture. Mais ensuite, elle fut contente. Elle se sentit fière des enfants d’Hélène. Ils étaient extraordinairement vivants, et le repas de midi, lourd à servir pour la frêle Marie, fut si animé par leur entrain et l’aide qu’ils offrirent spontanément, que rien ne parut compliqué.

Hélène, d’avance, s’était engagée à passer à l’hôtel quelques heures, avec un groupe d’amis. Louise proposa de conduire les enfants sur des pentes plus longues et plus excitantes que La Solitaire.

— Nous monterons le T-Bar. Huit minutes pour l’ascension. Ensuite, le choix de plusieurs pistes pour la descente. Mais je vous préviens tout de suite que moi, je ne me lance que dans la plus facile.

De loin, on distinguait ce remonte-pente qui rayait la montagne d’une étroite ligne blanche, dans sa partie boisée. Appuyés deux à deux à la tête du T à l’envers, les skieurs, en longue file, étaient tirés lentement et sans fatigue jusqu’au sommet. C’était une sensation nouvelle pour Madeleine et pour les deux enfants. Ils furent enchantés.

Le soleil de décembre descendit malheureusement trop vite. De là-haut, un fin nuage de brume voilait en partie le village. Tout de même c’était impressionnant. Ils se sentaient au faîte du monde. Sur la cime pointait le pignon d’une cabane bien chauffée. Ils entrèrent se dégourdir les doigts, que le fer du T-Bar avait gelés. Tous s’engagèrent ensuite dans la piste des débutants, un sentier qui s’inclinait d’abord imperceptiblement, enserré par une forêt dense, la pointe des résineux limitant un ciel tout proche.

La descente parut d’abord trop douce aux enfants, que la montagne, à Montréal, avait habitués aux difficultés et aux obstacles. Mais bientôt, elle s’accentua, bossuée, tournante, et elle les contraignit à des virages à angle droit qu’ils réussirent de justesse. Le plaisir et l’exaltation commençaient. Tous, sauf Louise qui leur servait de guide, allaient dans l’inconnu, ce qui augmentait l’émoi. Il y eut des chutes dont la neige poudreuse amortissait le choc.

Après deux milles de descente en lacet, le sentier aboutissait aux versants les plus populaires ; des flancs bien nettoyés, sans roches, sans arbres. Louise indiqua le plus facile et, partant la première, traversa en diagonale, les skis en chasse-neige, pour éprouver la qualité de la surface. Les virages se faisaient sans effort. Jean et Mireille filèrent vite en avant. Tandis que les deux femmes modéraient plutôt leur allure, chaque fois que l’élan menaçait de les emporter à une vitesse que leur prudence redoutait.

À mi-hauteur, elles s’arrêtèrent pour contempler l’aspect nouveau qu’offrait le village. À l’ouest, leur apparut le grand triangle blanc de La Solitaire, au-dessus de laquelle un pâle soleil venait de disparaître.

Mireille et Jean prirent le « cable », pour remonter le plus souvent possible. Ils essayèrent toutes les côtes, pendant que les deux femmes se contentaient d’escalader lentement la « 67 », jusqu’à mi-hauteur, jusqu’à trois petits sapins, qui semblaient rester debout sur un plateau tout juste à point pour servir de tremplin. De là, elles redescendaient en pratiquant les virages, ou en se donnant le plaisir d’une descente vertigineuse en ligne droite, sur un terrain familier. Grimper n’était guère pénible, si vous saviez monter sans hâte. Elles causaient, s’arrêtaient pour reprendre souffle, regarder, ou pour finir une phrase, ou pour suivre des yeux les enfants, qu’elles repéraient soudain sur les hauteurs avoisinantes.

Par bonheur, les skieurs étaient rares sur ces côtes ordinairement très populaires, et où des haut-parleurs lançaient parfois une musique trop bruyante. Ce jour-là, le silence était à peu près parfait. Et l’air était si bon.

— Quand je respire, j’ai l’impression d’apaiser ma soif, disait Madeleine. Comment ma sœur peut-elle m’obliger à quitter tout cela pour dix jours !

Pendant le retour en ville, dans la voiture, les enfants manifestèrent sans fin leur enthousiasme et ils répétaient :

— Tante Madeleine, que tu es chanceuse de passer l’hiver aux Escarpements.

Elle leur avait fait le récit de la Noël au village, de la messe de minuit, du trajet en carriole. Pourtant l’église n’était pas si loin. On avait dû faire une promenade auparavant, par une route secondaire, pour allonger le voyage. La nuit était douce, avec tous les arbres illuminés et le ciel d’une couleur bleue indicible.

— Ô Maman, toi qui fais tout ce que tu veux de papa, demande-lui donc de nous acheter une maison aux Escarpements. Tante Madeleine pourrait l’habiter, et toutes les semaines, nous y viendrions. Ce serait épatant. Et bon pour notre santé et bon pour tout le monde, dis, maman !

— Excellente idée, mes jeunes millionnaires. Demandez-donc que la maison soit dans votre soulier, après demain matin, comme cadeau…

— Ça arrive, des choses aussi prodigieuses, maman !

— Ça pourrait vous arriver, mais plus tard…

***

Et voilà. L’année nouvelle entamée, le séjour de Madeleine à Montréal n’était plus qu’un souvenir.

Souvenir heureux et agréable, grâce aux enfants. Un sentiment de joyeuse camaraderie s’était établi entre la tante et les neveux pendant ces quelques jours. Ils avaient fait des courses ensemble, fréquenté le cinéma, les magasins, et Madeleine ensuite leur offrait à goûter dans ces curieux petits restaurants étrangers qui s’ouvraient un peu partout dans la ville, depuis que tant d’émigrants s’y établissaient.

Ainsi occupée, Madeleine ne revit personne en dehors du cercle de famille.

Une journée pareille à celle qui avait marqué son départ, marqua son retour aux Escarpements. Sauf qu’on s’empila dans la petite voiture pour pouvoir amener les trois enfants. La joie du ski partagée augmentait l’amitié des neveux pour la tante qu’auparavant ils croyaient déjà vieille !

Tout avait son utilité. Madeleine ne redoutait plus l’avenir, d’avance elle ne l’envisageait plus comme une charge trop lourde pour ses épaules. Il lui fallait se rendre à l’évidence. Nul désespoir n’était durable. La vie continuait avec ses joies et ses regrets bien dosés. À son insu, la philosophie religieuse de son hôtesse la pénétrait. Madeleine accompagnait maintenant Louise presque chaque matin à la messe. Elle savourait elle aussi, la marche matinale, malgré l’obscurité totale, lorsqu’elles quittaient la maison avant sept heures.

Elles étaient aguerries et ne souffraient plus de la rigueur du froid. La rue descendait blanche sous le ciel sombre. Dans le raccourci qu’elles prenaient derrière le couvent, souvent défilaient devant elles les religieuses, l’une derrière l’autre, s’acheminant vers l’église entre deux hauts bancs de neige. Dans l’aube qui devenait graduellement laiteuse, ces silhouettes enveloppées de châles noirs, penchées pour repousser le vent, composaient un véritable tableau qui, chaque fois, émouvait l’impressionnable Madeleine.

À fréquenter l’église tous les matins, elle découvrait les savoureux mystères de la liturgie. Le « propre du temps », c’était la lettre quotidienne du bon Dieu à ses enfants. Où donc la jeune femme avait-elle entendu exprimer cette idée ? Dans l’Épître, l’Évangile, le Graduel, chaque jour une phrase semblait directement vous concerner. Elle éclairait le jour heureux ou malheureux qui suivait.

Pour quelque temps, après les vacances du Nouvel An, Louise et Madeleine se retrouvèrent seules. Plus tard viendrait Georges Harel, un cousin de Louise qui prenait un congé entre deux examens ; et aussi, Maryse Gérin.

— Qui est Maryse Gérin ? demanda Madeleine.

— Une très belle fille que tu dois avoir souvent vue. Elle habite ton quartier. On ne la voit pas sans la remarquer. Elle est toujours élégante. C’est une très belle fille, mais désespérée de voir fuir sa jeunesse, et qui dissimule ce souci en riant constamment. Elle n’engendre pas la mélancolie, même si, au fond, je la crois plutôt triste. Avec elle la maison se remplira d’entrain. Elle est brillante, instruite, elle peut discuter art et philosophie, mais elle préfère blaguer ! Elle a des idées personnelles sur ce qu’elle voit, entend, lit, et une façon bien à elle de les exprimer. Quand on l’écoute, on se croirait au théâtre, tant les scènes qu’elle reconstitue sont vivantes, animées, agencées comme si elles étaient composées. Elle observe avec acuité et humour. Elle a une mémoire étonnante, des yeux qui découvrent du premier coup les détails caractéristiques ou les ridicules. Mais il y a un mais. Avec une intelligence supérieure, Maryse m’irrite. Elle ne donne pas sa mesure. Elle gaspille ses qualités exceptionnelles, elle ne s’arrête qu’à ce qui l’amuse et la rend elle-même amusante. Elle aime le monde par-dessus tout. Et pour évaluer les choses, les gens, nous avons des opinions absolument contradictoires. Alors, tu nous entendras discuter et tu me verras sortir de mes gonds !

— Vous ! Ce sera nouveau !

— Et parfois très drôle. Car mon opposition stimulera l’esprit de Maryse. Pourtant, tout cela me déprime. Je prends tout trop à cœur, et inutile de te cacher que j’aimerais changer sa façon d’agir, quand je constate le gâchis qu’elle fait de ses beaux dons. Elle est droite, franche. Le gâchis, c’est son inutilité. Elle devrait être quelqu’un. Elle n’est qu’une femme distinguée, très chic, qui fréquente ce que nous avons de mieux comme société. Elle écrit avec une perfection rare. Chacune de ses lettres est un petit chef-d’œuvre. Ses goûts intellectuels, indéniables, demeurent sans objet ; elle n’a de temps que pour les mondanités, n’a de souci que pour perfectionner ses toilettes. Aucun patriotisme ne la stimule. C’est même un phénomène d’en être à ce point dénuée. Souverainement individualiste, elle n’a pas l’impression d’appartenir à une communauté. Si je lui parlais de l’obligation où nous sommes d’apporter notre contribution à l’ensemble, elle me rirait au nez. Il faut dire qu’elle me rit au nez à la journée ! Je l’ai connue toute petite. Je suis sûre, qu’elle aurait pu se signaler autrement que par la connaissance presque parfaite qu’elle a du français et de l’anglais, et autrement que comme secrétaire compétente d’une grande maison. Quand elle se décide à étudier, à résumer un livre, son travail est complet ; tous les aspects en sont analysés, et dans un style qui me ravit. Tout y est : originalité de la pensée, harmonie de la phrase, exactitude des comparaisons, et aussi des observations d’une rare finesse. Pourtant, quand tu interroges les gens qui la fréquentent sans bien la connaître, ils disent : « Elle est intelligente, mais quelle légèreté ! » Ce qui me fait rager.

— Pourquoi s’applique-t-elle à donner d’elle une si fausse impression ! Avec ses qualités, son instruction, son cœur si fidèle, et cette tendresse qu’elle cache, car Maryse est attachée à ses amis, dévouée… et si reconnaissante pour la moindre preuve d’amitié qu’ils lui donnent. En somme, c’est une personnalité beaucoup trop riche pour être définie par des mots. Tu en jugeras toi-même dans quelques jours.

Louise se tut. Sa pensée demeurait avec Maryse. Si celle-ci venait aux Escarpements, c’était pour se remettre d’une maladie à la fois morale et physique. Par discrétion, Louise ne voulait rien révéler. Pourtant, elle aurait parié qu’aussitôt arrivée, Maryse raconterait sa vie et sa dernière épreuve, mais avec l’air de s’en moquer. Elle répéterait en riant, les réflexions qu’elle avait faites à son médecin déconcerté, pendant qu’il lui annonçait la mort à brève échéance, — si elle ne changeait pas sa manière de vivre. Mener de front mondanités nocturnes et travail matinal, la contraignait à des fatigues inouïes. Ses heures de sommeil écourtées lui enlevaient tout moyen de récupérer les forces perdues. Elle devait abandonner son poste de secrétaire. Mais voilà : la fortune de sa mère avait beau être assez considérable, il fallait trop d’argent à Maryse pour ses goûts extravagants, ses caprices qui dévoilaient une ignorance absolue de la valeur de l’argent.

Dans une de ses admirables lettres, Maryse avait avoué à Louise que la joie fidèle de ses matins de jeunesse avait cédé la place à une angoisse, également fidèle, qui l’attendait toujours à son réveil. Une angoisse qui troublait même son sommeil de rêves bizarres. Elle décrivait tout cela avec cette lucidité qui la caractérisait, mais dont elle n’écoutait pas souvent la voix.

— Louise, Louise, j’ai gâché ma vie, j’ai gâché ma vie !

Venait-elle de découvrir que le monde qu’elle avait adoré, lui laissait le cœur et les mains vides ? Elle n’avait fait que jouer avec ses talents. Les années ne lui avaient enseigné ni la valeur du temps, ni son prix. Maintenant, elle constatait qu’elle avait dépassé le moment du bonheur et des illusions et sans le choc qu’elle venait de subir, elle aurait continué de poursuivre, agitée et sans repos, tout ce qu’elle croyait nécessaire à sa joie. Mais ce monde de plus en plus instable, et de plus en plus encombré de vaines obligations, ce monde d’amitiés fantômes qui se nouent au-dessus d’un coquetel et se dénouent le verre vidé, lui échappait, semblait-il. Maryse avait confié à Louise qu’entre l’heure angoissée du véritable réveil et le sommeil solide qui comme une glace commence à craquer, elle faisait constamment le même cauchemar. Elle courait dans une rue sans fin, noire de gens, de voitures, d’inconnus, et elle cherchait quelqu’un…

— Quelqu’un, avait-elle dit en riant de son rire sonore et moqueur, quelqu’un, vous pensez bien, qui serait ensuite à jamais auprès de moi, à m’aimer, à m’aduler, à me soutenir, à me redonner l’ancienne joie de mes matins envolés…

Elle rêvait qu’elle passait haletante, dédaignant un bras tendu pour un autre qui se dérobait aussitôt. Elle apercevait des visages amis, elle les négligeait parce qu’elle en poursuivait un qui lui paraissait plus important. Lorsqu’enfin, après un nouvel et pénible effort, elle parvenait à l’approcher, il s’obstinait à ne pas la voir. Elle croyait enfin réussir à attirer un regard, et celui-ci se voilait, se vidait comme les yeux des statues vues de proche, ou il se détournait franchement. Son cœur se serrait, elle souffrait terriblement, puis elle reprenait sa course éperdue, ne rejoignait toujours personne, mais Dieu merci ! elle s’éveillait. Sa chambre était là, agréable, le soleil baignait ses beaux meubles pâles, l’élégance de ce coin bien à elle, c’était le salut, enfin !

Maryse était brave. Elle avait toujours la force de plaisanter. Mais au fond, son rire était ironique et triste.

— Reconnais-tu la rue où tu cours ainsi ?

— Jamais.

— Tu n’y verrais pas de clocher, par hasard ?

— Ah ! vous ! qui croyez tout expliquer avec des prières !

Louise à son tour avait ri, sans insister. Ce n’était guère l’heure de prêcher. Elle était pourtant convaincue qu’un seul Amour pouvait aider Maryse, et vaincre la peine que lui causait sa peur de vieillir, son horreur de l’inexorable dévastation physique.

***

— Vous êtes bien loin de moi, demanda subitement Madeleine, rompant le silence trop prolongé.

— Je suis avec Maryse. J’ai des remords de ne pas te l’avoir peinte sous son meilleur jour. Il est vrai que tu pourras la juger toi-même dans quelques jours. Elle a le rire contagieux, et tant d’humour pour se moquer d’elle-même !

— Nous aurons au moins un point de contact. Maryse a gâché sa vie et la mienne est brisée. Je ne l’ai pas tout à fait oublié, vous savez…

— Bah ! À chaque jour suffit sa peine. L’affirmation est vieille comme le monde, mais elle sera toujours vraie.

L’expression de Madeleine redevint tragique, ses yeux noirs retrouvèrent leur profondeur inquiète et troublée. Louise reprit :

— Aie confiance. Aucune vie n’est brisée avec la foi. L’as-tu suffisamment pour le comprendre ?

— Oui, quand je raisonne. Non, quand je souffre. C’est la solitude autant que le reste, qui affole votre Maryse, c’est la solitude qui me fait peur à moi aussi…

— La solitude, c’est le partage de tout être humain, la solitude intérieure, du moins. Sauf à de très brefs moments. Tu le sais. Tu as aimé, tu as été mariée. Tout le temps, au plus profond de toi-même, avoue qu’il y a eu la fidèle présence de la solitude…

— Oui.

— Alors, tu vois ? Il faut d’abord prendre son parti d’une certaine solitude, du secret permanent de l’âme. Mais pour le reste, pour les joies, il faut garder l’espoir. Tu ne peux jamais deviner les imprévus heureux, dans cette vie que tu imagines à jamais brisée. Et puis, les évidentes interventions de la Providence. Crois-tu à cette Providence, « toujours levée avant le soleil » ?

— Comment ne pas y croire, avec Louise Janson comme monitrice depuis deux mois ?

— Tiens, c’est peut-être le bon moment de te raconter mon miracle !


L’heure était bien choisie. Elles étaient allongées dans les fauteuils de la terrasse. Le soleil poudrait d’étincelles multicolores le blanc paysage. Tout était immobile et calme, et la douceur de cette journée d’hiver, inimaginable. Le matin, le thermomètre avait marqué zéro. À l’abri du vent, il atteignait présentement soixante et dix. L’odeur de la neige et cette chaleur de l’air pur, composaient une espèce de nectar. Rien qu’à le respirer, on pouvait croire au miracle !

— Racontez, racontez vite… Voilà assez longtemps que cette histoire m’intrigue.

— Et mieux vaut te faire ce récit avant que Maryse soit là pour l’écouter. Ce sont des faits semblables qui suscitent sa moquerie. Elle dirait que je vois les habitants du ciel partout autour de moi ! Ce que j’appelle mon miracle, est survenu à une heure où comme toi, présentement, j’achevais de vivre une série noire : la mort de mon père, le départ de mes sœurs, l’éloignement définitif des enfants de Jules que j’avais élevés, parce qu’il se remariait et les reprenait. Je restais donc absolument seule et obligée de reconstruire ma vie. Après tous ces chocs et l’emménagement dans un appartement plus petit, je tombai malade. Trop malade pour vivre seule. Je devrais un peu plus tard subir une intervention chirurgicale. En attendant, il me fallait trouver une servante. Les salaires étaient déjà astronomiques et j’étais gênée dans mes finances. Mon père, avant de mourir, m’avait acheté des « rentes viagères » qui ne me seraient servies que plus tard. En me privant, tout ce que je pouvais offrir à une domestique, c’était cinquante dollars. Pour ce prix, aucune annonce ne parvenait à en attirer une jusqu’à ma porte. Je songeais qu’il me faudrait très probablement renoncer à mon petit appartement, et aller vivre dans une institution. On fait cela à soixante-dix ans, pas à quarante-cinq. Un matin, je perdis connaissance et revins à moi, étendue sur le plancher, le front fendu par le radiateur que j’avais heurté. Je compris que l’heure était arrivée de demander secours au ciel avec plus d’insistance. Lorsqu’il me fallait une grâce de première grandeur, j’avais l’habitude de me recommander aux Bénédictines de Saint-Eustache-sur-le-lac. Je leur écrivis, suppliant les religieuses de « frotter » plus fort sur ce que j’appelais « leur Lampe d’Aladdin, » parce que jamais elles ne me décevaient ! J’achevai ma lettre par ces mots : « Demandez à Dieu qu’Il me guérisse, ou qu’il m’envoie une domestique. Je crois qu’il trouvera plus facile de me guérir. »

— Ma lettre fut au monastère le lundi matin. Ce jour-là, je continuais à me sentir plus faible. J’étais déprimée, surtout quand je m’apercevais dans la glace, un bandeau sur ma coupure et des bleus autour des yeux. Sur l’ordre du médecin, je restais au lit autant que possible. Je lisais, je priais. Soudain, je repensai à une annonce que je voyais depuis un mois dans mon journal. « Personne d’âge moyen, désire situation comme ménagère. À la campagne et dans très petite famille. Inutile d’écrire, si vous habitez la ville. » Jusque-là, j’avais tenu compte de cette dernière phrase. J’occupais le coin le plus bruyant de la rue Bernard. Ce matin-là, je me sentis poussée à écrire malgré tout, et je demandai à cette inconnue de me faire la faveur de venir un tout petit mois, par charité, pour me permettre de me soigner. J’offris cinquante dollars. Je promis que je donnerais un peu plus si elle l’exigeait, car il me fallait absolument du secours. J’expliquai nettement la situation.

— Trente-six heures après, je recevais une réponse, écrite dans un français impeccable, dans un style que j’enviai. Puisque j’étais dans une situation désespérée, Marie consentait à venir, mais il y avait un mais. Elle refusait le cinquante dollars, parce qu’elle ne le valait pas. Elle ne pouvait faire aucun gros travail. Elle était nerveuse, délicate, faible. Elle n’accepterait que sept dollars par semaine.

— Le miracle, me dit mon frère, de passage en ville, — et lui-même, aux prises avec les aides à cent dollars par mois, qui ne faisaient que la vaisselle, — le miracle, c’était le sept piastres ! Il n’avait pas beaucoup confiance. Quelque chose clocherait.

— Rien n’a cloché. Tu connais maintenant ma précieuse Marie. Tu peux juger. Elle était frêle, plus timide, et si nerveuse qu’elle fut d’abord un peu maladroite. Elle reprit vite son aplomb. Et elle n’a pas cessé d’être telle que tu la connais. Propre, vive, compétente, attentive, prévenante, et intelligente, surtout. C’est une chrétienne comme je voudrais l’être. Je la trouve sans reproche. Économe, excellente cuisinière, ce qui ne gâte rien. Avec moi, elle a surmonté son manque de confiance en elle, elle a vite dominé ses nerfs. Grâce à son peu d’exigence, j’ai pu la garder, et j’ai fini par remplir les conditions que son annonce exigeait. Nous habitons la campagne. Je n’ai pas la prétention d’avoir mérité moi-même une intervention surnaturelle. Mais il y avait les prières des Bénédictines, d’un côté, et de l’autre, celles que faisait Marie pour réussir à se placer dans des conditions spéciales. « Demandez et vous recevrez », a dit le Seigneur. Je t’assure que lorsque nous avons besoin de secours et que nous prions en nous soumettant d’avance à un refus, les anges s’en mêlent !

— Je n’ai pas prié, moi, pour trouver mon costume de ski, et être inspirée d’écrire à Mademoiselle Janson aux Escarpements…

— D’autres priaient pour toi. Le miracle, il ne faut pas toujours des attestations médicales pour le constater dans nos vies. Tu reconnais que Marie, à notre époque, en est un ? Et je suis un miracle pour elle, paraît-il. Avec moi, elle peut maîtriser ses réactions maladives, ses subites lassitudes, ses humeurs noires. Elle sait que je l’aime, que je la comprends. Dans une famille ordinaire, elle ne pourrait pas exécuter tout son travail. Ici, elle y réussit. Après un surcroît de besogne, elle va passer chez elle quinze jours. Quand elle revient, elle est si contente qu’elle chante continuellement. C’est de l’amitié que nous avons l’une pour l’autre. Elle le sait. Et pourtant, tu as remarqué à quel point elle est discrète ? Si je veux lui parler, je vais la trouver. Elle reste à sa place. Il n’y a pas entre nous d’inégalité. Moralement, elle m’est supérieure. Mais elle sait que la vie commune a des lois qu’il faut observer. Oui, Marie est un miracle. Après son arrivée, je me suis promis de ne jamais plus désespérer de rien. J’espère tenir bon. On souffre, on ne maîtrise pas toujours son imagination, mais il faut avoir confiance. Toutes les peines sont temporaires, doivent être temporaires…

— Mais il en survient de nouvelles, constamment…

— Évidemment. Ce sont les conditions du voyage. Mais on passe vite à travers tout. Crois-moi, et les trêves, les bons moments sont nombreux.

— À qui le dites-vous ? Ce beau matin, par exemple ! si bleu, si doux, si pur…

— Et si tu veux descendre quelques côtes, va-t-en. Nous parlerons quand la neige sera partie…

Madeleine se leva, chaussa ses skis et se laissa glisser sur la piste qui s’amorçait devant la maison…

Louise rentra, mais cette conversation l’avait orientée vers ce passé qu’elle s’étonnait de sentir déjà si loin. Elle s’y replongea. Elle se revit à l’hôpital, et se souvint du moment où avant l’anesthésie, elle avait fait ce que l’on appelait le « sacrifice de sa vie ». Elle avait cru ne pas guérir. Ensuite, elle réentendait la voix suppliante qui l’avait rappelée au monde :

— Mademoiselle, mademoiselle, voulez-vous, s’il vous plaît, essayer de ne pas remuer le bras, l’aiguille se dégage…

D’abord, elle n’avait pas compris. Où était-elle, d’où revenait-elle ? Ces mots, s’adressaient-ils à elle ? L’aiguille, quelle aiguille ? Pourquoi une aiguille ? Elle essayait d’ouvrir les yeux et ils se refermaient d’eux-mêmes. Doucement bercée, elle repartait pour ce néant dont la voix un moment l’avait tirée. De nouveau elle dormait, délivrée de tout.

Mais la voix revenait, se rapprochait, insistait :

— Mademoiselle, mademoiselle, je vous en prie, écoutez-moi, ne remuez plus votre bras.

Tout à coup, la lumière se fit en elle. L’intervention chirurgicale était terminée ! Elle parvint à lever ses paupières, cette fois, et elle vit la religieuse, et elle retrouva l’usage de la parole.

— Alors, je ne suis pas morte ?

Elle eut la force de rire un peu. Mais elle s’était tout de suite rendormie et elle avait remué le bras avec plus de vigueur. La voix suppliante était revenue la tirer de nouveau du néant :

— Je vous en prie, Mademoiselle, ne bougez plus. On vous donne du sérum. Ah ! la veine se brise. Vite, garde, allez me chercher une planchette.

Une planchette ? Pourquoi ? Sa curiosité alertée éveillait enfin sa volonté. Il se passait quelque chose et elle devait collaborer. À côté du lit, elle vit les infirmières, la religieuse penchées sur elle, puis la patère d’où pendaient la bouteille et le tube que l’aiguille communiquait à son poignet. On attachait son bras. Mais maintenant qu’elle avait compris, elle ne remuerait plus, elle le promettait, même si cela lui était souverainement égal qu’on lui refasse une piqûre. Elle baignait dans une heureuse indifférence. Elle ne ressentait rien de désagréable, n’avait plus aucun mal. Tout de même, qu’est-ce qu’on lui avait mis dans le nez ? Elle s’empressa de vouloir toucher, oubliant l’aiguille, une fois de plus. Un autre tube ? Il fallait protester.

— Ce n’est pas dans le nez qu’on devait m’opérer !

— De grâce, ne remuez plus ! L’autre tube, c’est la pompe à Carrel…

La pompe à Carrel ? Carrel, l’Homme, cet inconnu ? Y avait-il un lien ? Elle avait trop sommeil pour s’enquérir. Avec tout cela, elle avait encore bougé. Malgré la planchette, le lien, l’aiguille s’était une fois de plus dégagée. La religieuse se penchait.

— Alors, je ne suis pas morte ?

— Et vous ne mourrez pas.

— Pas tout de suite, mais un peu plus tard.

Vivre, sans être malade, cela irait, mais vivre malade, même avec un miracle comme Marie pour la soigner, ce n’était guère fameux. Elle refusait d’y réfléchir, elle referma les yeux, préférant retourner au néant provisoire.

Auparavant, elle fit l’effort de sourire à la religieuse, aux infirmières, comme pour les rassurer.

— Rien ne me fait mal. Ce n’est pas si terrible. Même le tube dans le nez.

— Et vous en avez deux autres !

— Deux autres. Une vraie pieuvre, alors !

Elle s’était rendormie. Elle se sentait heureuse et jeune, comme dans les bras de quelqu’un qui l’aimait.

Le lendemain, elle découvrait sa faiblesse et les malaises et les douleurs, et tout ce qui devait précéder la guérison.

Un souvenir attendri survivait cependant à tout cela : de l’hôpital, de certaines douceurs, de l’amitié qu’elle avait éprouvée pour des infirmières dont, étrangement, elle avait complètement depuis oublié les visages et les noms.

C’était le printemps, mais uniquement sur le calendrier. Le temps se maintenait maussade et froid. Louise se sentait souvent contente d’être à l’abri des obligations et des tempêtes. Chaque matin, à sept heures, une jeune religieuse entrait dans sa chambre avec le même sourire joyeux. Il pleuvait, il ventait, il neigeait en plein avril, et tout semblait pour elle plaisir de vivre.

Louise était éveillée. Déjà on avait pris sa température. La jeune religieuse disait bonjour, s’informait du sommeil de la nuit et ensuite, se mettait vivement à l’œuvre. Il fallait que tout fût bien en ordre. Le bon Dieu allait venir. Elle refaisait la couverture, allait chercher les fleurs dans le couloir, les disposait avec soin, replaçait la table de nuit, cachait les journaux et les livres qui l’encombraient, et poussait le tabouret sous le lit. À ce dernier geste, Louise chaque fois protestait.

— Vous allez encore oublier de le replacer et je serai prisonnière dans mon lit trop haut et je devrai sonner…

— Ne me dites pas que je l’avais encore laissé sous le lit, hier ? Je suis impardonnable. Je vous promets que tout à l’heure, j’y penserai, après la communion. Je devrais enfin savoir ma leçon.

Elle sortait en riant et reviendrait ensuite toute recueillie et les yeux bas, précédant le prêtre et agitant une petite clochette pour l’annoncer.

Elle savait sa leçon, mais elle était terriblement et délicieusement jeune. Elle avait le visage mince, rose et lisse comme un pétale, une grande bouche bien colorée, des dents éclatantes et de longs yeux gris lumineux entre les ailes importantes de sa cornette de Fille de la Sagesse. Pour Louise, elle évoquait un tableau du Moyen-Âge, à cause de l’étoffe grise si abondante du « Saint Habit ».

— Vous n’avez pas changé votre costume, quand le Pape l’a permis ? lui avait demandé Louise un matin.

— Mais oui ! En dessous, il y en a beaucoup moins ! — dit-elle en éclatant de rire. — Et en dehors aussi. La jupe était large, large et toute gonflée. Maintenant, elle a de beaux plis plats. Regardez.

La jeune religieuse fit la roue, mais beaucoup plus naturellement et plus vite qu’un mannequin, en disant :

— Il est beau, notre costume, ne trouvez-vous pas ? Moi je l’aime bien…

Louise revoyait son pur visage dans le cadre blanc de la grande coiffe amidonnée. Elle était belle surtout à cause de la joie de son regard.

Tous les matins, la jeune religieuse ramenait avec elle l’espoir, pour Louise que déprimaient sa faiblesse et le temps maussade et sombre.

Puis enfin, le jour se leva lumineux, et la petite Sœur fit irruption dans la chambre avec un air encore plus joyeux. Elle remit de l’ordre, poussa le petit banc d’un air malicieux, se posta à la fenêtre en disant :

— Le gazon est enfin découvert. Cette nuit, la neige a beaucoup baissé. Et pourtant, l’air est froid et vif, comme bleu !

Rêveuse, elle ajouta :

— Moi, un jour comme aujourd’hui, j’aimerais à marcher dehors, longtemps, longtemps, longtemps…

— Et pourrez-vous sortir ?

— Ah ! Un petit peu, à midi, dans le jardin. Mais ce n’est pas cela que j’aimerais. Je voudrais marcher loin, loin, loin…

Et elle regardait le ciel du levant rose comme une porte ouverte sur le bonheur.


Le lendemain avait été le dernier jour de Louise à l’hôpital. La jeune religieuse entra toujours joyeuse.

— Cette fois, avouez-le, je vous ai éveillée. Nos savates, nos jupes, nos chapelets, ça fait tout un carillon !

Il était évident que ce carillon, elle l’aimait aussi.

— Eh bien, et votre promenade, avez-vous réussi à la faire ?

— Ah ! non, vous pensez bien. Je n’ai même pas mis le nez dehors. Un samedi, il y avait trop à faire.

Et elle énuméra ce qu’elle avait dû accomplir, les yeux plus rieurs que jamais, la coiffe accentuant la vivacité de ses propos, et ses dents blanches éclairant son sourire.

Il n’y avait rien de bien amusant dans toutes ces tâches, pour une enfant de vingt ans ! Et elle n’avait pas pu marcher dehors, loin, loin, loin. Pourtant, elle ne semblait pas déçue le moins du monde.

— Je n’ai pas oublié de le remettre en place, votre petit banc, n’est-ce pas ? Je sais ma leçon, je sais ma leçon…

Et elle était partie radieuse, porter sa joie à d’autres malades.

Louise ne l’avait pas revue, mais elle ne pourrait jamais l’oublier.


— V —


Au milieu du jour, en février, il devenait de plus en plus agréable de s’asseoir dehors au soleil. Louise occupait une des chaises de la véranda quand Madeleine, rentrant de son avant-midi de ski sur La Solitaire, s’installa auprès d’elle.

— De l’imprévu, ce matin.

— Ah ! Eh quoi donc ?

— Une invitation à déjeuner demain au Chantecler. Mais je n’ai pas promis que j’irais.

— De qui, l’invitation ?

— Est-ce assez étrange ! J’ai retrouvé une amie d’enfance que j’avais perdue de vue depuis le couvent. Elle regardait descendre les rares skieurs, lorsqu’elle m’a reconnue. Moi, je l’ai d’abord prise pour sa sœur. Puis, tout s’est expliqué. Elle m’a présenté son mari qui venait de garer plus loin sa voiture. Ils ont voulu que je vienne me reposer avec eux sur la terrasse du Casse-Croûte, où il faisait aussi bon qu’ici en ce moment. Nous avons remué nos souvenirs et finalement, tous les deux ont insisté pour que j’aille à Sainte-Adèle demain, partager leur repas.

— C’est une aubaine. N’y manque pas. L’atmosphère a du charme et la cuisine est ordinairement bonne.

— Je sais. J’ai accepté même si je me suis réservée une porte de sortie, au cas où demain, je n’en aurais plus le goût. C’est bête, Louise, mais rien d’imprévu ne me tente encore. Je recule chaque fois ! Suis-je mûre pour le cloître ?

— Peut-être ! Mais en attendant, entrons vite. Marie a préparé un fricot qui embaume…

***

Madeleine ne connaissait le Chantecler que pour l’avoir vu une fois, à la fin d’un bel après-midi de septembre. Ce jour-là, l’hôtel dominait un cirque de montagnes flamboyantes. De leur écarlate mêlé de bronze et d’or, elles ceinturaient le minuscule lac tout bleu, tout rond. Les terrasses encore fleuries de zinnias et d’asters géants, s’étageaient jusqu’au bord de l’eau. Les pelouses demeuraient d’un vert frais. Une peinture exacte de tant de couleurs aurait semblé fausse, exagérée. Autour du lac, les érables, les hêtres, les frênes aux feuillages divers masquaient les villas au-dessus desquelles pointait le clocher de l’église, juchée tout en haut. Le soleil baissait, rosissant le paysage déjà si nuancé. Madeleine avait été transportée d’admiration. Cette campagne avait perdu sa rusticité, sa sauvagerie, elle s’était civilisée mais sans perdre son charme. Sur la plaque d’azur du lac dormait un tremplin couleur de sable. Longeant la rive, s’étendaient des courts de tennis où jouaient des jeunes gens. On entendait le cloc des balles frappant les raquettes. Le monde paraissait brillant et heureux, toutes les douleurs de la terre disparues, abolies, oubliées.

Avec l’hiver tout était différent mais d’une beauté aussi absolue. Madeleine put admirer à son gré le paysage brillant et glacé, ses amis l’ayant invitée à faire avec eux avant le repas, une promenade en traîneau.

Deux chevaux pommelés piaffaient à l’entrée de l’hôtel, pendant que son amie Jeanne et elle, se laissaient envelopper dans les énormes couvertures de peaux de bison, impénétrables au froid le plus rude.

— Ces « robes de carrioles », comme disaient nos ancêtres, expliquait le mari en s’installant à son tour.

L’attelage partit brusquement.

— N’ayez pas peur, dit-il, saisissant le sursaut de Madeleine. Ce n’est pas dangereux. Ils connaissent leur route.

— Vous faites bien de me rassurer. Même si la carriole me semble plus sûre que le boghey de l’été, j’ai toujours l’impression qu’un animal est moins docile qu’un moteur. Le boghey, en plus, je lui trouve les roues trop hautes. Il me fait vraiment peur.

— Voilà ce que c’est que d’être née dans l’ère motorisée. Éprouver de la crainte en voiture, à petit train, et ne pas redouter le quatre-vingt à l’heure de l’auto.

— Oui, et pourtant, moi, c’est l’auto que je devrais à présent redouter.

Il y eut un court silence, comme le 11 novembre, pour les morts de l’Armistice.

La carriole modérait son allure, escaladant l’avenue derrière le Chantecler. Entre les hauts conifères dont les pointes limitaient une allée de ciel bleu, les riches villas brillaient de toutes leurs vitres. Des volets de couleur vive ajoutaient à leur gaieté. Les toits étaient longs, recourbés, ressuscitant la ligne des vieilles maisons. Des panaches de fumée sortaient des larges cheminées et une odeur de résine embaumait l’air. Quelques éclaircies s’ouvraient sur la vallée, révélant soudain le dévalement abrupt et pittoresque de la montagne.

Jeanne attirait l’attention de Madeleine sur les plus beaux aspects du paysage.

— Je commence à le connaître, dit-elle. Tous les jours, nous faisons cette randonnée, comme apéritif, quand il fait beau ! Je ne suis pas aussi heureuse que toi, Madeleine. J’ai de mauvaises jambes. Je dois me contenter de suivre de ma fenêtre les leçons de ski que prennent les autres. C’est regrettable pour Jules qui, lui, a besoin d’exercice. Heureusement, il vient de découvrir un compagnon infatigable. Ils ont marché si longtemps hier soir, que je me suis imaginée qu’ils étaient égarés.

— Nous étions bel et bien égarés, mais pas loin. On se serait cru dans la dangereuse solitude du pôle nord… avec son grand silence blanc.

Présentement, le grand silence blanc se trouait de bruits calmes : la voix du cocher encourageant ses bêtes, le crissement de la carriole sur la neige, le tintement des grelots. La température avait été très basse le matin. Mais le soleil était maintenant brûlant.

— Alors, vous passerez tout l’hiver dans cette blancheur ? Et cela pendant que vos misérables amis regagneront l’enfer de la ville ? Savez-vous que vous êtes malgré tout une femme heureuse ?

— Oui. Pour l’instant ! avoua Madeleine.

La descente s’amorçait et les chevaux trottèrent ensuite en longeant le bout du lac. Mais rien n’indiquait celui-ci, pour ceux qui n’avaient pas vu le paysage en été. Ils pouvaient simplement s’étonner de cet étrange champ plat, nu et sans arbres, où la neige s’étalait comme une nappe sans pli.

La carriole se remit à grimper pour atteindre la rue principale. Elle passa devant le bureau de poste, devant des magasins, des auberges, des villas qu’il fallait admirer. Les hauts conifères donnaient un air de fête à la route. Des skieurs allaient et venaient en bordure, et la coupole transparente du ciel était de nouveau comme un globe de verre, protégeant la magie du spectacle. Les arbres sans feuilles gardaient du dernier dégel une parure glacée où jouaient les couleurs du prisme. Le village dépassé, les bois transformés par ce cristal se multiplièrent. Minces et jeunes bouleaux, touffes de gros sorbiers parmi les pins et les épinettes couverts de verglas, composaient un monde mystérieux qui donnait au chemin rétréci, l’air de conduire au pays des fées.

Mais ce chemin déboucha au sommet d’une côte dominant la vallée. Ils revirent en bas le boulevard laurentien animé du mouvement des autos. La carriole réussit à le traverser, pour fuir vers Mont Rolland, dans une pente qui plongeait jusqu’à la Rivière du Nord. Les vigoureux courants de l’eau contrariée dans sa course, s’enroulaient autour d’énormes rocs couverts de neige, dont la blancheur contrastait avec le noir du flot que, plus loin, la glace recouvrait.

— Je suis venue jusqu’ici, à pied, avec Louise, à l’automne.

— Aller et retour ?

— Non. Pour revenir, nous avons fait un tour en train qui a duré dix minutes et nous a coûté dix cents !

La carriole regagna Sainte-Adèle. La faim commençait à les tourmenter. Ils acceptèrent avec moins de regret la perspective de rentrer.

Les Martin firent visiter leur domaine. Deux pièces qui formaient l’angle de l’hôtel du côté de la montagne. Deux des fenêtres encadraient une forêt apparemment profonde.

— C’est par là que l’on peut se perdre dans la nuit, dit en riant Jules.

— Et de ma chambre, je prends, moi, mes inutiles leçons de ski.

Un professeur guidait justement les évolutions de quelques jeunes. Une large pente descendait jusqu’au lac. Des skieurs la sillonnaient, traçant un lacet de virages que Madeleine pouvait apprécier.

— La belle côte ! s’exclama-t-elle.

— J’aurais dû te le dire. Tu aurais pu apporter tes skis et l’essayer. Mais tu comprends que le ski est loin de ma pensée. Tu reviendras déjeuner, nous ne ferons pas de promenade en carriole, et tu étrenneras nos champs de neige…


Avec ses faux airs rustiques, la salle à manger était attrayante. Les serveuses étaient charmantes avec leurs bonnets normands, leurs jupes paysannes, leur tenue soignée. La table placée près d’une des larges baies, leur permettait de continuer à admirer le paysage et les skieurs les plus persévérants. Madeleine se sentit soudain détendue. Elle parla avec une animation qui ne lui était pas coutumière.

Ils achevaient les hors-d’œuvre quand, se détournant, Madeleine vit un homme en costume de ski qui s’approchait d’eux la figure rouge d’air et de soleil, et un grand sourire aux lèvres.

— Ta table est boiteuse, Jules. Tu devrais m’inviter, chuchota-t-il, tout en saluant Jeanne et en jetant un œil interrogateur du côté de Madeleine.

— Si mes « femmes » n’y voient pas d’objection…

— Sûrement non, dit Jeanne, notre amie Madeleine sera enchantée de connaître le vaillant coureur de bois, qui s’est égaré avec toi, à quarante pas de notre hôtel…

— Un peu plus de quarante pas, tout de même. Mettez-en cent. Ne nous humiliez pas à plaisir. Mais, mon pauvre Jules, c’est tout de même exact que nous avons honteusement tourné en rond autour des mêmes arbres pendant un bon quart d’heure, avant de retrouver… le nord ! Le vent, l’obscurité, cela peut aveugler un homme, et même deux…

— Quelle idée aussi, de vous en aller à l’aventure sur la neige croûtée, qui ne garde pas l’empreinte des pas, au lieu de suivre les pistes, disait Jeanne.

— Ah ! Madame, il est si agréable de s’éloigner de temps en temps des sentiers battus. Ne nous blâmez pas, je vous en prie. Et puisque nous n’étions pas égarés…

— Et que les loups ne nous ont pas mangés…

Les deux hommes riaient au souvenir de leur étonnement quand, se croyant loin, ils avaient aperçu la silhouette de l’hôtel.

— Nous nous croyions perdus sous nos propres fenêtres !

Ce badinage empêcha Jeanne de compléter les présentations. Madeleine n’apprit pas le nom du nouveau convive. Il avait un physique plutôt remarquable, avec des yeux bleus, étonnants dans une figure ridée à force d’être brûlée et asséchée par le soleil ; une figure tannée qui ressemblait à celle d’un laboureur à la fin de l’été. Mais ces rides indiquaient-elles un certain âge ? Il était difficile de le deviner, les cheveux étaient poivre et sel, mais la taille de cet homme était mince et jeune. Il semblait débordant de gaieté. Pourquoi, se demanda la jeune femme, était-il en costume de ski, au beau milieu d’une semaine, que tous les hommes consacraient au travail ? Était-il instructeur ? Il en avait le teint et les allures. Elle réfléchissait sans parler, et elle s’aperçut bientôt qu’il l’examinait dès qu’elle se détournait. Elle rougit en surprenant son regard. Au fond, il avait lui aussi les mêmes raisons d’être intrigué. D’où sortait-elle ? Jeanne s’était contenté de dire :

— Je vous présente notre amie Madeleine Beaulieu, que nous avons retrouvée par hasard, hier, aux Escarpements, sur La Solitaire.

L’inconnu, pour la tirer de son mutisme, s’adressa directement à elle. Il frappa sur la bonne note :

— Si l’on vous a trouvée sur La Solitaire, c’est que vous êtes skieuse ?

— Passionnée ! Si insatiable, que je redoute le printemps. Je ne voudrais plus le voir revenir. L’hiver ici, vaut tous les étés du monde. Et des skis aux pieds, c’est le bonheur.

— Oui, approuva-t-il. Plus de passé, plus d’avenir, un présent que l’on peut savourer sans désirer autre chose.

— Vous exagérez sûrement, dit Jeanne.

— Nous n’exagérons pas, répondirent-ils ensemble, avec une véhémence qui les amusa.

— Vous aussi, alors, ajouta Madeleine, c’est ce que vous ressentez ?

— Tous les véritables skieurs le ressentent.

— Mais ne souhaitez pas les neiges éternelles, je vous en supplie, continua Jeanne. Pensez aux infirmes de ma sorte. Il faut que le printemps revienne, et au plus tôt.

— Que nous le voulions ou non, il reviendra, ne craignez rien, il revient déjà…

— Oui, en février, il est dans l’air. Dès qu’il fait doux, ça sent le lilas !

— Oublie le lilas, mon vieux, rétorqua Jules d’un ton moqueur. Nous arrivons de dehors, et sans les « robes de carrioles », ouf ! Ça ne sentait pas le lilas, mais la neige et le dix sous zéro, même !

En silence, Madeleine se souvint qu’allant un soir de mars ouvrir la porte pour goûter l’air plus doux, elle avait en rentrant annoncé l’odeur des lilas. Sa mère avait aussi protesté : « Tu rêves, ma fille, ils sont encore loin… » Aujourd’hui, pensait-elle, je souhaite qu’ils soient encore loin.

Devant la fenêtre, le paysage de plein midi se déployait. L’azur, les montagnes, les triangles des résineux, le soleil et toutes ces maisons qui escaladaient la colline jusqu’à l’église, et ces skieurs inlassables qui continuaient à évoluer, tout exprimait la joie de vivre. Madeleine admirait, en écoutant les propos des deux hommes mis en verve.

Ils discutaient et se contredisaient avec entrain. Ils avaient pénétré depuis quelques instants, dans le domaine de la politique. Leur argumentation était parfois cocasse.

— Nos discussions ne sont pas courtoises, nous réduisons tes « femmes » au rôle passif d’auditrices. Elles préféreraient prendre part à la conversation, j’en suis sûr.

— Elles ont le droit de vote, qu’elles nous expriment leur opinion.

— Vous ne nous en donnez pas le temps ! déclara Jeanne, c’est comme d’habitude. On accuse les femmes d’être bavardes et ce sont les hommes qui en réalité parlent le plus.

— Nous, c’est qu’il nous faut régler le sort du monde…

— Et Dieu sait si vous y réussissez !

— Pas mal ! Avec des paroles, des projets, des critiques, des enquêtes, des médisances, et des associations qui se nomment A.B.C.D.E.F., etc… Et rien ne se fait, et tout s’envenime. Vous avez raison. Nos discussions ne servent à rien, pas même à nous éclairer. Parlons de ski, plutôt.

— Et c’est Jules et moi, qui n’aurons plus voix au chapitre ! Au moins, parlez-nous de vos chutes, cela pourra nous faire rire !

— Il n’y a pas de chutes… Nous avons du style, depuis que nous sommes aux Escarpements !

— Vous habitez aux Escarpements ? et Jules ne me l’a pas encore dit. Nous sommes voisins.

— Voisins ?

— Oui, et j’en suis ravi. Quand ces gens de la ville seront partis, il faudra partager notre isolement de campagnards et faire ensemble quelques excursions.

— De campagnards ! Écoutez-moi le, interrompit Jules. N’en croyez rien, de son isolement. En toute franchise, Madeleine, je dois vous apprendre que s’il est content de votre voisinage, ce n’est pas parce que vous êtes charmante, c’est parce que vous lui avez révélé que vous aimiez le ski autant qu’il l’aime. C’est sa passion. Elle a failli ruiner sa vie. Ses parents l’ont presque… déshérité, parce qu’il ne voulait pour rien au monde renoncer à ses fins de semaine dans le nord.

— J’ai réglé la question une fois pour toutes, en m’y établissant pour gagner ma vie. Me blâmes-tu d’avoir manœuvré de façon à avoir des loisirs à ma disposition, surtout l’hiver ? Tous ceux qui m’ont critiqué, avouent maintenant que j’ai eu du flair, et qu’en faisant à ma tête, j’ai fait fortune ! Même mon ami Jules…

— Tu as eu de la veine. Ton succès t’a permis d’avoir raison contre tous.

— Même contre ma mère. Elle qui a douté de moi, de mes intentions, depuis qu’elle habite à l’année nos hauteurs, je ne l’ai jamais vue si heureuse. Elle prétend qu’elle rencontre ses amies bien plus souvent que lorsqu’elle vivait à Montréal. Quelques-unes d’entre elles sont en repos, chez les Religieuses de Sainte-Adèle. Elles vont au Salut du couvent ensemble, elles se font de petites réceptions, elles jouent aux cartes ou tricotent pour les pauvres et confectionnent en collaboration des ornements d’église pour les Missions. C’est touchant. Aussi, j’ai le plaisir de déjeuner avec vous parce…

— Que tu as été assez audacieux pour t’inviter toi-même…

— Entendu. Mais aussi parce que ma mère recevait ses sexagénaires à déjeuner chez moi, et que j’ai pensé que ma place n’était pas parmi elles. J’avais également besoin de te revoir, après les émotions que nous avons partagées hier dans la forêt noire ! Badinage à part, il faudra que nous fassions du ski ensemble, un de ces jours, Mademoiselle…

— Madame.

— Ah ! fit-il.

— Ne te mets pas martel en tête, lança étourdiment Jules Martin, Madame, mais libre. Tu peux réitérer ton invitation.

Il se mordit les lèvres, craignant d’avoir manqué de tact à cause du deuil si récent de la jeune femme. Il n’osa pas prolonger l’explication.

Un chasseur vint à point prévenir celui qu’en elle-même, Madeleine nommait l’inconnu, qu’on le demandait au téléphone. Il se leva, s’excusa et partit. Mais elle n’eut pas le temps de s’informer de son identité qu’il était déjà revenu.

— Désolé de vous quitter en sauvage, avant le pousse-café ! Je reviendrai ce soir, Jules. On m’attend au bureau. Au revoir, mesdames…


— Vous ne m’avez même pas dit son nom !

— Il vous plaît ? questionna Jules, taquin.

— Oui, plutôt. Mais il m’intrigue surtout.

— Pourquoi ?

— Pour tout. Parce que, Montréalais, il est établi dans le Nord. Parce qu’il a l’air à la fois vieux et jeune. Il est si vif, qu’on ne peut pas lui donner d’âge. Est-il autre chose qu’un sportif enragé ?

— Il est architecte. Il se nomme Alain Chartier, comme le poète du Moyen Age, un nom qui pullule dans les Laurentides. Il a des lettres, le nôtre aussi, mais je me demande comment il réussit à en avoir. C’est surtout un grand homme d’affaires. Il vit ici à l’année, mais en se mêlant à des entreprises importantes dans la métropole. Il est célibataire, probablement à cause des circonstances, plus que par disposition. Je ne suis pas certain qu’il en soit heureux, malgré son indépendance. Mais il est sûrement trop occupé pour s’en apercevoir. Quel type ! Mêlé à la politique, et aux bonnes œuvres, avec le même cœur. Il prétend que l’on doit s’occuper de politique, si l’on peut empêcher le pire, même si on se fait arracher quelques plumes dans la lutte. Il est différent de beaucoup des gens qu’il fréquente. Vous auriez dû accueillir avec plus d’entrain son projet de faire du ski avec vous. Il vous plairait et en même temps, nul meilleur guide pour les pistes des alentours, celles qui vont d’un village à l’autre. Mais vous avez dit Madame d’un tel ton !

— Est-ce que je pouvais dire autre chose ?

— Mais oui. On répond par une question, comme si l’on n’avait pas entendu. En tous cas, j’aurai tout de suite ce soir l’occasion de remettre les choses au point.

— Eh bien, voilà vraiment une sorte d’homme que j’admire, si parce que je m’appelle madame, il se retire discrètement.

— C’est un as, je vous le jure, et sur toute la ligne !

Madeleine ne fit aucun commentaire et la conversation dévia. Un peu plus tard, rentrant seule aux Escarpements, elle comprit cependant que les Martin voyant surgir Alain Chartier à leur table, avaient tout de suite songé pour elle à un remariage. Les humains avaient donc tous le désir d’arranger la vie des autres ? Même les plus intelligents n’y échappaient pas ?

Or, Madeleine ne désirait pas se créer de nouveaux liens. Elle aurait accueilli une amitié masculine, mais le danger de s’attacher était trop grand. Et c’était prématuré. Sa sœur Hélène déclarerait qu’elle était encore trop jeune et trop belle pour jouer avec le feu. Toutes les deux étaient d’ailleurs « vieux jeu », à cause de leur éducation. Malgré la liberté d’allures du monde actuel, Madeleine aurait considéré comme inconvenant d’accepter si tôt la compagnie d’un homme pouvant faire figure de prétendant. Le deuil d’une veuve, elle ne s’était inquiétée ni de ses lois, ni de sa durée. Elle se libérait du conformisme. Mais au fond de sa sauvagerie, une impression la guidait ; avoir été malheureuse en ménage, et avec un être dont les goûts, la formation et l’éducation étaient identiques aux siens, avait tué en elle toute foi en l’amour et jusqu’au désir d’être aimée.

Cet état d’esprit, laissait sans espoir une femme redevenue libre si jeune et sans enfants. La vie conjugale avait été pour Madeleine trop différente de ce qu’elle avait imaginé. Jean avait cessé trop vite d’être aimable et tendre. Elle, en butte à ses cruautés, même si elle les savait involontaires, ne s’était plus souvenue de leurs bons moments, de leur entente, de leur affinité. Elle avait méconnu ce qui les unissait pour s’appesantir sur ses déceptions, ses rancœurs, l’injustice de tant de paroles, de tant de moments d’humeur inexpliqués et inexplicables, dont son mari chaque fois paraissait lui attribuer la responsabilité.

Madeleine s’était révoltée. Elle n’avait pas accepté le rôle de bouc émissaire.

Aujourd’hui, elle se reprochait de n’avoir pas su aimer son mari par-dessus tout. D’autres pardonnent toutes les offenses. Était-elle donc incapable d’une pareille générosité ?

Lorsque Jean revenait à elle, il semblait avoir tout oublié de ses fougueuses scènes. Il n’exprimait aucun regret. Il changeait simplement d’humeur. Avait-il donc l’impression que son retour à la normale abolissait tout ?

Pas pour sa femme. Les accusations, les griefs en elle s’éternisaient, ineffaçables. Jamais, en quinze ans de ménage, Jean ne s’était excusé. Depuis sa mort, Madeleine y réfléchissait et elle saisissait enfin que tout cela avait tenu à cette incapacité de parler à cœur ouvert, qui caractérisait son mari.

Pendant que Jean vivait, elle n’avait pas compris cette disposition d’esprit incurable. Elle ne pouvait que simuler l’oubli. Qu’après ses violentes crises Jean n’exprimât chaque fois le retour de sa tendresse qu’en reprenant ses droits sur elle, la bouleversait. Il la trouvait pourtant soumise, tendre, si désireuse de faire la paix, de posséder la paix, qu’elle manifestait sincèrement une sorte de joie. Mais au fond de son âme, l’amertume, la tristesse, l’indignation subsistaient, latentes. Pour la jeune femme, l’amour devait être avant tout la confiance. Le bonheur devait d’abord venir du cœur. Autrement, il ne serait jamais le bonheur. Les images des jours de colère et de mauvaise humeur, l’entravaient. Les expressions de fureur, les yeux méchants, la bouche cruelle, aux aguets dans le souvenir, menaçaient sans cesse le calme des jours apaisés. Ces moments terribles qui évoquaient la peur de la folie, du suicide, d’une fuite définitive, de l’abandon, de l’irrémédiable sous toutes ses formes, faisaient tout redouter.

Ce n’est qu’au contact de Louise que la jeune femme apprenait peu à peu que même les pires heures peuvent se transformer en grâces. Elle avait toujours prié, mais uniquement pour solliciter un soulagement immédiat à sa propre peine. Elle ne priait donc que pour elle ? Elle s’en voulait de n’avoir pas prié pour Jean. Il traversait évidemment des crises maladives. Et elle se revoyait dans un coin obscur de l’église, courbée sur son malheur, remplie de pitié pour sa vie à elle, suppliant pour obtenir sa délivrance et le retour au calme. Elle. Toujours elle.

Le calme revenait aussi rapidement qu’il avait été troublé. Mais l’amour ? Apparemment, oui. Toutefois, Madeleine ne cessa bientôt plus de pleurer intérieurement sur cet impardonnable gâchis que Jean faisait de leur intimité et de son affection. Elle souhaitait constamment pouvoir s’expliquer, dire ce qu’elle ressentait. C’était impossible. Elle avait trop peur du sursaut de fureur et d’incompréhension que pourrait provoquer le rappel du sujet brûlant. Mieux valait la paix précaire, encore douloureuse. Ses larmes pouvaient au moins sécher. Pendant la trêve, d’ailleurs, elle constatait à des impressions subtiles que Jean l’aimait toujours, qu’il s’inquiétait si elle paraissait malade ou triste. Mais comment aurait-elle pu comprendre les retours subits de mauvaise humeur, pires que les premiers parfois, et qui renaissaient pour des vétilles ? D’où venaient les curieuses interprétations que Jean donnait à des paroles qui ne comportaient ni mystère, ni sous-entendu ? Quelle en était la cause ? Les contrastes de leurs natures qui, au moment de leur coup de foudre et de leur union, les avaient fortement rapprochés, jouaient-ils à présent contre eux ? Plus probablement, pensait-elle maintenant, tout cela découlait de la faute originelle, à laquelle notre monde déchristianisé cesse trop de penser ; cela, et toutes les misères humaines et les énervements sans fin de ce monde. Madeleine croyait aussi dur comme fer, que la femme avait été la plus coupable ; pas besoin de dogme pour la convaincre, la punition était évidemment plus pénible pour la sensibilité de la femme.

En tous cas, elle était bien décidée. Elle ne prendrait plus le risque de charger ses épaules du difficile bonheur d’un homme. Elle souffrirait de sa solitude, s’il le fallait, mais sa paix ne dépendrait dorénavant que de sa propre humeur.


En rentrant, Madeleine trouva la maison vide. Personne ne reviendrait avant l’heure du souper, lui dit la bonne Marie. Elle eut un serrement de cœur. Sa brève incursion dans le monde l’avait désorientée. Les réflexions qui l’avaient occupée pendant le retour, l’obsédaient de leur tristesse. Elle comprit que si elle demeurait seule avec ses idées, elle s’enfoncerait dans le noir. Un sourd mécontentement menaçait de grandir en elle. Rapidement, elle abandonna le livre qu’elle avait d’abord essayé de lire, elle monta mettre son costume de ski et elle sortit.

Il n’était que quatre heures. Elle partit à travers champs, voulant éviter les endroits fréquentés. L’important serait de faire de l’exercice pour se désintoxiquer.

Elle longea lentement le pied des montagnes vers l’ouest, sans rien voir ; son malaise la tenait encore. Elle allait, plongée dans un demi-rêve mélancolique, absente du monde extérieur, le cœur angoissé, sans nouvelle cause, à vrai dire. Était-ce uniquement parce qu’elle avait dérogé pour la première fois à des habitudes qui dataient maintenant de quelques mois ?

Elle tourna le dos à La Solitaire. Elle ne désirait rencontrer personne, ne souhaitait que le silence. Les mouvements rythmés, l’air pur, le glissement si doux des skis, peu à peu produisirent leur effet. Le bien-être se substituait au malaise, ses pensées s’allégeaient. Elle accéléra sa course. Elle aspira plus profondément et ses yeux s’attachèrent d’abord à l’exactitude des empreintes que ses piolets imprimaient dans la blancheur de la neige intacte. Puis, elle se détourna pour admirer la parallèle que traçaient derrière elle ses skis. Du même coup d’œil, elle embrassa tout le village et fut saisie de sa beauté. Le soleil déjà caché par la montagne, éclairait encore le groupe coloré et brillant des maisons juchées sur leur colline au centre de la vallée.

Le cœur de Madeleine se gonfla cette fois de reconnaissance, à cause de la splendeur des choses. Elle murmura tout bas : « Que c’est beau ». Lorsqu’elle reprit sa marche, une joie subtile augmentait son entrain. Elle glissa plus vite à travers les champs ondulés.

Délices du ski, délices du ski ! Sans ce costume devant lequel m’arrêta à l’automne,… l’ange de ma douleur ! que serais-je devenue ? pensait maintenant Madeleine. Parce qu’un incident si minuscule avait suffi à l’orienter, elle recommençait à être confiante.

Elle regarda l’heure. Elle avait rejoint l’extrémité du village où le chemin de fer s’insinue entre deux sommets. Elle pouvait rentrer. Son malaise était dissipé. N’était-il donc que physique ? Elle fredonnait en rebroussant chemin, se rendant compte de ce qui l’entourait et s’extasiant. Le ciel, curieusement, lumineusement nuageux, ressemblait à une opale au-dessus du village encore ensoleillé. Translucide, bleuté, nuancé de lisérés d’or, il s’appuyait à la belle couronne de monts. Sous ce dôme, sur la butte dressée au centre de la vallée, s’échelonnaient les pignons de couleurs vives, les cheminées à panaches de fumée, les toits ouatés d’une épaisse couche de neige. Quelques ormes, qui se hissaient apparemment plus hauts que les sommets, dessinaient le filigrane de leurs ramures sur l’horizon.

Cette ravissante vue du village, allait maintenant l’accompagner jusque chez elle. Et c’est alors qu’elle vit au-dessus des maisons, le clocher qui tranquillement se promenait. Soudain sa croix d’argent marchait sur les toits. Madeleine s’immobilisa. Le clocher se planta en plein centre du grand hôtel qui prit un air de couvent. Il demeura là pendant qu’une fois de plus Madeleine admirait le village encore illuminé, si paisible, si protégé, même sans son église dont on ne voyait plus le gros dos gris, le clocher l’ayant abandonnée pour se remettre à marcher…

Il suivait maintenant la jeune femme de haut et à distance. Si elle s’arrêtait un instant, il s’arrêtait aussi. Au signal des skis reprenant leur doux bruissement, le clocher repartait, se posant tour à tour sur les maisons qu’il dépassait. D’un chalet suisse, il faisait momentanément une chapelle de mission. Il se juchait sur la pointe d’un pignon rouge, marchait tout le long d’une couverture, enjambait un espace et s’accrochait à la cheminée d’une minuscule maison canadienne qui, par ce sortilège, devenait l’antique image des écoles de la colonie d’antan. Marguerite Bourgeoys aurait pu en sortir avec quelques petites Indiennes. Madeleine s’immobilisa pour en rêver, et quand elle reprit sa marche, le clocher sauta dans un bout de ciel libre. Il cessa d’être un pauvre clocheton, il se dressa dans toute sa longueur, retrouvant ses arches ouvertes sur la soie lustrée du firmament. Madeleine s’attendit à voir aussi reparaître le dos lourd de l’église, mais une autre villa s’interposait, tendant son moelleux toit enneigé et le clocher s’y appuya.

La skieuse se trouvait maintenant tout à fait à l’ombre de la montagne. Elle n’apercevait plus le soleil. Mais il était là, derrière, et à travers les arbres plus espacés d’un sommet, il dardait comme un réflecteur à feu rouge, les maisons multicolores qui soudain brillaient davantage.

Puis, l’opale grisonna et l’illumination du village s’éteignit. Madeleine décida de se hâter et le clocher en fit autant. Il ne se posa plus nulle part. Elle eut à peine le temps de le voir bénir la maison de Louise. Brusquement, tout se ternit. La lance et la croix d’argent se confondirent avec les ombres.

Madeleine resta un moment encore à contempler ces ombres. Elle rentra contente, et elle embrassa Louise en disant gaiment :

— Je me suis ennuyée de vous !

Ses yeux luisaient dans son visage bronzé d’une beauté si régulière.


— VI —


— Cousine Louise, croyez-vous que Marie voudrait de nouveau me donner de son excellent pâté ? J’en ai mangé la moitié à moi tout seul, mais j’ai toujours faim.

Marie avait entendu à travers la porte ; elle survenait avec le plat.

— Ouf ! Il m’en faut, vous savez. Il faut dire que j’ai pris le bon moyen de m’ouvrir l’appétit. Je suis venu par le chemin des écoliers. J’ai parcouru au moins douze milles à travers champs. Des amis désiraient faire la piste Sainte-Marguerite-Sainte-Adèle. Nous nous sommes rendus en chemin de fer, nous avons fait route ensemble jusqu’à Sainte-Adèle, d’où je suis revenu seul. C’était beau, je vous prie de le croire. Le nord, en hiver, pour moi, rien ne lui est comparable. Ma joie a débuté en sortant du train et elle ne m’a pas quitté depuis. Après la ville boueuse, quel éblouissement. De la station de Sainte-Marguerite à l’Alpine, j’ai constaté dans la première descente, que j’étais en forme, que j’avais des ailes et ne ferais pas de chutes de toute la journée. Monter, descendre, tout semblait facile. Et quels paysages, quelle clarté. La neige était de qualité telle, que les virages s’exécutaient comme par magie…

— Avec cela, dit Madeleine, que vos virages, vous les faites sans effort.

— Vous m’avez vu ? Que je suis flatté.

— Il n’y a pas de quoi. Pas un chat, cet après-midi, sur La Solitaire.

— Alors, quand vous en avez vu un, vous l’avez regardé ! Mais au fait, vous êtes donc la petite dame qui s’exerçait à déraper dans l’à-pic ? Je vous ai remarquée, moi aussi, mes compliments.

Grâce à ce jeune homme, la maison changeait de ton. Georges y passait une quinzaine tous les hivers, il faisait partie de la famille, il était à l’aise comme chez lui. Après le repas, il rebâtit le feu dans l’âtre, pendant que Louise servait le café. Et assis sur le tapis, sa tasse à la main, il se remit à parler.

— L’amour du grand air, du sport, je le tiens de ma mère. Elle m’a enseigné à nager, à pédaler, à jouer au tennis, à aller en ski. C’est avec le ski qu’elle a eu le moins de succès. Il paraît qu’elle s’y est pris trop tôt. Je marchais à peine qu’elle m’en a acheté une paire et a essayé de m’amener avec elle.

« Tu comprends, m’a-t-elle avoué, si tu avais tout de suite voulu me suivre, j’aurais pu aller en ski tous les jours. Je n’aurais pas été forcée de rester à la maison pour te surveiller. Le ciel m’a punie. J’étais trop intéressée. Forcé de m’accompagner, tu as refusé de trouver cela drôle ! »

— Depuis, il faut dire que j’ai repris le temps perdu, et que je l’ai dédommagée. Nous habitons près de la montagne. Presque chaque soir d’hiver, elle y vient une heure avec moi. Le paysage ne vaut pas celui que nous avons ici, mais il a un autre charme. La rumeur de la ville qui accompagne nos descentes, sa lueur et les jeux lointains de ses néons !… Et c’est encore ma mère, qui, comme blonde, me donne le moins de trouble. Elle est comme vous, cousine, elle n’est jamais fatiguée, et je ne sais pas comment elle s’y prend, mais elle ne tombe jamais. Mon père, lui, n’est pas sportif. Cent pour cent intellectuel. Sédentaire. Heureusement qu’il est rempli d’indulgence pour nos prouesses, même si notre exemple ne l’entraîne pas. C’est dommage pour ma mère. Aussi, ai-je décidé, moi, d’épouser une femme qui aimera le sport. Si c’est épatant d’aller en ski avec sa mère, imaginez le délice d’y aller avec sa bien-aimée ! Partager toute cette exaltation : le paysage, l’air, la joie des descentes réussies. Jusqu’ici, je n’ai pas été chanceux dans mes amours. Mes bien-aimées sont intelligentes, mais elles ont de tendres mères excessivement citadines, qui craignent tout. Comme si on ne pouvait pas se casser le nez ou les jambes ailleurs que dans la montagne. C’est heureux d’un côté. Cousine Louise ne m’accepterait pas dans sa maison avec ma « blonde ». Pas de couples sans bénédiction nuptiale !

— Mon petit Georges, c’est assez de te nourrir, sans avoir à te chaperonner.

— Me permettrez-vous de faire du ski avec Madame Madeleine ? Maintenant que je l’ai vue pratiquer le dérapage, je crois qu’elle est assez habile pour me suivre.

— Avec elle, tu te promèneras tant que tu voudras.

— Au fond, je ne pourrais pas avoir de plus jolie partenaire.

— Écoutez-moi ce galant en herbe !

— Merci du compliment, dit Madeleine.

— Il est sincère, vous savez. Il vous fait plaisir au moins ? Il vous dispose en ma faveur ?

— Disons oui, une fois pour toutes. Parce que j’ai passé l’âge des marivaudages !

— C’est un fait, que vous ne semblez pas coquette. Vous n’avez pas de rouge, et l’on ne peut pas dire que vous faites des frais, parce qu’il y a maintenant un homme dans la maison. Mademoiselle Maryse est différente. Elle se poudre derrière nous, pendant que nous regardons le feu. Elle se remet du rouge, parce qu’elle l’a perdu en buvant son café. Une vraie femme !

— Je ne fais pas de ski, moi, dit Maryse, il faut bien que je m’amuse autrement. Sans compter que vous êtes si bavard que vous me condamnez au silence. Ce qui n’est pas poli, vous savez…

— Je redeviendrai poli, quand mon contentement sera modéré. Que je vais être heureux, cousine Louise. J’ai vraiment été bien inspiré de venir sans amener d’ami. J’aurai toutes les attentions…

— Exactement ! dit Louise. Pour commencer, va donc à la cave chercher quelques bûches, nous en manquons.

— Hum ! comme attention, ce n’est pas ce que j’espérais ! J’y vais quand même et de bon cœur. Après le repas que je viens de prendre, j’ai vraiment besoin d’exercice.

Il bondit, toucha presque le plafond de ses deux bras tendus. Il était beau et ne semblait pas le savoir.

Pendant qu’il n’était pas là, Maryse s’exclama :

— Quel jeune dieu ! Dommage qu’il ne soit encore qu’un nourrisson ! Autrement, je me mettrais sur les rangs…

— Mais tu n’aurais pas de chance. Tu n’aimes pas le ski.

— C’est égal. Il ajoute de l’intérêt à l’atmosphère. Il a de la vie. J’aime cela.

Ce fut cependant Madeleine qui profita le plus du séjour de Georges. Elle connut bientôt toutes les pistes des alentours, où seule, elle n’avait pas jusqu’ici osé se risquer. Le jeune homme, comme tous ceux de sa génération, aurait probablement préféré le remonte-pente et les innombrables descentes vertigineuses. Mais la neige était damée, les côtes trop fréquentées, glacées et dangereuses, tandis que dans les sous-bois, les pistes étaient parfaites. Celles que Georges choisissait étaient d’ailleurs accidentées et ajoutaient au plaisir des promenades au cœur de la forêt, celui de nombreuses descentes.

Tous les jours, ils skiaient trois ou quatre heures. Ils allèrent d’abord, par un sentier de bûcheron qui traversait la montagne, jusqu’au petit village de Prévert. Deux traces de ski bien nettes, conduisaient par les sommets, d’une agglomération à l’autre. De l’est, le village apparut à Madeleine sous un angle nouveau. Il semblait totalement cerné par des remparts aux cimes barrées de sapins drus. Entre les montagnes, aucune dépression ne paraissait assez profonde pour servir de passage.

— Plus d’entrée, plus de sortie… Je désirerais vraiment qu’il en soit ainsi, qu’il n’y ait pas d’issue, que nous restions enfermés, protégés,… déclara Madeleine avec une étrange ardeur.

— Vous souhaitez la prison ?

— Oui, la prison « sans barreaux… »

— Pas moi, tout de même. Que diraient mes « blondes » ? Je ne les verrais plus ? Et puis, il me faudrait des neiges éternelles, et si vous m’en croyez, l’hiver ne durera plus très longtemps. Regardez là-bas. C’est une corneille qui passe ?

— Une corneille ? Ah !

Il y avait un tel regret dans la voix de la jeune femme que Georges n’osa plus plaisanter.

Ils se détournèrent pour s’engager dans le sentier qui traversait la forêt. La région était sauvage et belle. Souvent, ils s’arrêtaient pour admirer les triangles parfaits des grands et petits sapins entre lesquels poussaient des bouleaux. Ailleurs, des pins tendaient leurs rameaux alourdis de neige.

— Les épinettes forment une armée de clochetons…

— Et ce ciel. Peut-on imaginer pareil bleu. On dirait un lac. Avez-vous la même impression ? Avec cette bordure ininterrompue de montagnes, c’est à un lac que ce ciel me fait penser chaque fois qu’il est aussi bleu, aussi pur…

— Et ce sont les corneilles qui naviguent… Tenez, cinq à la fois… À pleines voiles, dit Georges.

— Ah ! Ne me reparlez plus des corneilles. Je ne veux plus les voir.

Mais rien n’empêcherait plus les corneilles de voler d’une montagne à l’autre, s’égosillant pour annoncer leur retour et celui du printemps.

La piste longeait une dépression entre deux grosses collines jumelées. Une paroi était hérissée de conifères. L’autre était rocheuse et brillante d’eau, que le gel avait figée dans sa chute. Le soleil luisait, la neige étincelait.

— Ça semble idiot de tant le répéter, mais c’est vraiment cela : des étincelles dorées, bleues, roses. Quel mirage, dit Madeleine.

À un carrefour, du bois vert était fraichement cordé, et ensuite, ils suivirent un chemin de voiture qui descendait vers la vallée. Les pins plus élevés bruissaient dans le vent revenu. Les skieurs dépassèrent quelques barrières ouvertes, ils aperçurent des maisons accrochées au flanc de la montagne, puis, entendirent un grondement pareil à celui d’un invisible torrent.

Ce bruit montait de la grande route qui contournait la montagne. Comme des bolides y passaient continuellement camions, autocars, voitures.

— L’enfer est proche, dit Georges. Regardez les hommes se précipiter vers la ville.

— La porte de notre prison est ouverte !

Ce qui fascinait le regard, de la hauteur où ils se trouvaient, c’étaient les deux larges rubans de la route, dont l’asphalte rayait de noir le blanc de tout le pays. La ligne du chemin était aussi sinueuse que la ligne boisée qui, au plus profond de la vallée, indiquait les méandres de l’invisible Rivière du Nord.

Ils approchaient de Prévert et ils devaient entreprendre la descente. En plein élan, ils auraient un virage brusque et au bout, un arrêt tout aussi brusque, à cause d’un chemin très fréquenté qui coupait la piste.

Sur ce chemin qu’ils côtoyèrent ensuite un moment, des chalets de touristes étalaient de nouveau leurs pignons multicolores, leurs toits gonflés de neige. Vite, ils cherchèrent un autre sentier pour rentrer à travers bois.

— Ce pays est vraiment pittoresque, déclara Georges, se mettant à chanter dans la solitude retrouvée.

Madeleine avançait en silence, accordant sa pensée au rythme facile de la chanson. Voilà, songeait-elle, les gens vous regardent comme des bêtes curieuses, parce que vous aimez le ski. Ils ne comprennent pas. Pourtant, quels instants valent plus que ceux que vous vivez ainsi dans ces paysages ? quel air plus savoureux, quel spectacle que celui de la forêt en hiver ? Le contact avec la nature est si salutaire. Elle en sait quelque chose ! Aller en ski, c’est baigner de longues heures dans la lumière, dans la splendeur ; c’est goûter un des plus purs bonheurs de l’existence. Bonheur unique, intense, simple et complexe à la fois. Jamais Madeleine n’éprouve plus de confiance, plus d’ardeur, plus d’amour et plus d’enthousiasme qu’elle n’en ressent à de pareils moments. Les délices du ski lui font tout pardonner à la vie. Il n’y a pour un temps ni passé, ni avenir. L’habituelle, la torturante impression d’attente et de désir cesse. Le présent comble. Elle voudrait l’éterniser.

Elle avait discuté cet état d’âme particulier devant Alain Chartier, l’autre jour, au Chantecler, pour convaincre ses amis Martin. Elle l’analysait avec Georges Harel, maintenant. Tous les deux s’exaltaient comme s’ils avaient été du même âge.

Cette entente incita Georges à conduire Madeleine dans d’autres chemins qu’il aurait en même temps le plaisir de revoir. Ils prirent l’autocar pour Sainte-Adèle, un matin, apportant une collation dans leur havresac. Ils casseraient la croûte, quand la faim se ferait sentir, en pleine montagne. Dieu était bon pour eux. Le temps se maintenait ensoleillé, et presque chaque nuit tombait une mince couche de neige. À travers les champs, leurs skis glissèrent sur une surface neuve, jusqu’à l’amorce d’une route ornée d’une flèche indicatrice que Georges cherchait. La piste plongeait au fond d’une étroite vallée, traversait un boqueteau, remontait à pic. Ils la gravirent en traçant avec les empreintes de leurs skis, une gigantesque arête de poisson. C’était le moyen le plus rapide pour atteindre un sommet et ils avaient hâte de découvrir le spectacle de là-haut.

Un plateau rond, bien plat, formait un observatoire magnifique.

— Dommage que je n’aie pas déjà faim, dit le jeune homme. Le lieu serait épatant pour notre pique-nique. On peut toujours fumer une cigarette…

Les montagnes se chevauchaient, blanches, piquées des cônes sombres des résineux et poudrées de lumière. Avec les vallées scintillantes où s’éparpillaient les maisons, elles composaient un tableau magnifique.

Ils reconnaissaient les routes, mais ils préféraient imaginer qu’elles représentaient l’inconnu. Des villas se perchaient partout sur les flancs abrupts, et dans leurs arpents de solitude, ressemblaient à des jouets. Quelques chalets modernes rompaient l’ensemble harmonieux où dominait la ligne des maisons ancestrales : toits penchés, lucarnes, larges cheminées. Des volets aux tons vifs adoucissaient la sévérité qu’avaient autrefois les vieilles demeures. De grandes baies remplaçaient les petites fenêtres de l’ancien temps, et dans le paysage immaculé, riaient des pignons rouges, bleus, verts, roses. Autour, les sapins garnis de neige donnaient l’impression que cette campagne célébrait une perpétuelle fête.

— Cela me rappelle un mot du petit neveu de Louise, l’autre jour. Tu es chanceuse, toi, ma tante, lui dit-il, ton jardin est rempli d’arbres de Noël !

Ils prolongeaient la halte. Ils ne pouvaient pas se lasser d’admirer. À leur gauche, dans une dépression, serpentait la Rivière au Mulet, dont les cascades continuaient à murmurer en dépit du gel. Quand ils se remirent en route, ce fut sur une piste descendante toute en douceur, sans tournants. Ils se laissèrent entraîner, ployant les genoux, penché en avant, balançant légèrement la taille et les épaules pour en épouser les courbes. Georges fredonnait. Madeleine était heureuse. Elle savourait dans son cœur cette béatitude. C’était un don de Dieu, cette étendue éblouissante sous ce ciel totalement bleu. Un don, et le secret de Dieu, en regard du chaos du monde, des guerres jamais éteintes, du triomphe apparent du mal et de la misère.

Madeleine constata qu’elle avait intérieurement adopté la façon de Louise ; sa joie souvent se transformait en prière, en oraison plutôt. Mais l’oraison, était-ce cela ? Elle l’ignorait.

Même pour Georges si jeune, la beauté de l’heure tenait du divin. La longue et douce pente achevée, ils s’arrêtèrent. Le jeune homme s’exclama :

— Quelle impression ! C’était trop beau. Ah ! le ski, je l’aime de plus en plus.

— Plus que vos « blondes »…

— Autant, ma foi…

Il s’appuya à une clôture, allumant une cigarette. Le soleil de midi leur chauffait le dos. Un chien aboya, puis le silence se reforma. De loin, ils entendirent plus tard sonner l’angelus, mais sans voir de clocher. Ils repartirent, dépassant des villas, quelques fermes, puis un étroit chemin communal que la piste traversait. D’un ponceau, ils se penchèrent au-dessus d’un bout de torrent libéré de glaces, et tout joyeux de l’être.

Des flèches de toutes les couleurs indiquaient à l’entrée d’une cour, où s’en allait la piste. Ils étaient au bas d’un grand versant déboisé, d’une blancheur intacte. Ils le gravirent lentement, mais eurent ensuite le goût de le redescendre. La neige y était souple et moelleuse et la joie de s’y laisser emporter par la vitesse, valait la peine que comportait l’ascension. À mi-côte, ils ne sentaient pas de vent, il faisait chaud. Ils décidèrent d’y rester pour manger. Sans enlever ses skis, Georges parvint à se mettre à cheval sur une clôture de perches.

— C’est comme en été, dit-il ensuite, ôtant un chandail et le nouant à sa taille.

— Mais la neige a l’odeur de l’hiver et le soleil brûle. Quel bon mélange. Trois saisons dans une. Moins les fleurs…

— Moins le chant des oiseaux, mais je peux y suppléer.

Le jeune homme imita le merle.

— J’ai trop faim. J’aime mieux manger. Tout est beau et bon. Je viendrai avec ma femme un jour, et nous parlerons de vous. Ah ! parfois, que j’ai hâte de savoir ce que je deviendrai plus tard… plus tard…

Un court instant, le front de Madeleine se rembrunit. Elle avait follement désiré autrefois connaître ce que lui réservait l’avenir. Georges était donc trop jeune pour profiter uniquement de la béatitude actuelle ? Et plus tard, eh ! bien plus tard, il aurait comme elle dans son souvenir des chagrins, des désirs, des rêves saccagés et des morts !

— Savourez le présent et votre jeunesse, mon petit Georges, et oubliez l’avenir. Un jour, vous saurez qu’on regrette d’avoir gâché ses plus belles heures, avec cette hâte folle d’avancer, d’être plus loin, plus vieux. Le bonheur du ski et un temps pareil, moi je ne désire rien de plus. Faites-en autant…

— Vous avez bien raison. Mais rien ne peut empêcher que moi, je ne puisse rester une minute sans combiner mon avenir. Pour les hommes, c’est peut-être plus nécessaire. Je pense à ma profession. Je pense à ma future femme, à mes enfants, à ma maison, à la fortune que je chercherai à édifier. Non que je sois attaché à l’argent, non, mais il y a des choses qui m’irritent dans le monde et l’argent pourrait les modifier. Dans les villes, par exemple, les logements qui ne logent que trois personnes. Et ceux où l’on refuse même un seul enfant. Moi, j’ai décidé d’une chose. Je tenterai de devenir propriétaire au plus vite, de construire des maisons, et en ma qualité d’architecte, j’orienterai les plans vers des appartements commodes pour des familles. Quand ma première maison de rapport sera terminée, je me payerai le luxe de l’annoncer en gros caractères dans le…, Star, où nos bons Canadiens français cherchent toujours ce dont ils ont besoin ! Et mon annonce, savez-vous comment elle sera conçue ? « Logements à louer uniquement à des familles ayant plusieurs enfants. »

Tout en développant ses beaux projets il mangeait avec appétit. Sa jeunesse émouvait Madeleine. Ils ouvrirent la bouteille Thermos, et avalèrent leur café. Puis, Georges s’étendit de tout son long, sur le moelleux matelas de neige, sous prétexte qu’il ne fallait pas faire tout de suite un exercice violent, comme celui de remonter au sommet. Il avait trop mangé. Et comme c’était agréable de se laisser brûler la figure.

— Les gens de la ville ne me croiront pas, quand je leur dirai qu’ici le soleil brûle, en hiver.

Quand ils se furent bien reposés, et que Georges eut beaucoup parlé, ils décidèrent de ne point se rendre jusqu’à Sun Valley. Cette vaste côte, face au soleil, était merveilleuse, sans vent, et si neuve. Ils la redescendirent, la remontèrent, Georges achevant d’énumérer ses plans d’avenir, et oubliant l’effort qu’il devait faire. Partant du sommet, ils traçaient de beaux virages dans la neige neuve, et des arabesques et des lignes parallèles. Leurs skis, lorsqu’ils laissaient finalement la vitesse les emporter, soulevaient à leurs pointes une gerbe poudreuse, comme celles que Madeleine admirait quand au cinéma, elle voyait des films d’hiver.

Deux heures durant, ils montèrent, descendirent. Georges continuait à parler pendant qu’ils escaladaient lentement la côte. Il oubliait qu’il n’y avait pas de remonte-pente, il semblait de plus en plus emballé. Pendant qu’ils évoluaient ainsi sur le flanc de montagne, des skieurs passaient sur la piste tracée à la lisière du champ. Chaque fois s’élevait soudain quelque voix joyeuse. Eux aussi fredonnaient. Personne ne pouvait s’en empêcher.


Ils rentrèrent à cinq heures, recrus de fatigue et débordants d’entrain. Louise et Maryse les accueillirent avec des questions qui leur permirent d’exprimer leur contentement. Le feu les accueillait aussi, avec sa bonne odeur de fumée et de résine. Rendus frileux par l’excès de grand air et de lassitude, n’ayant enlevé que leurs bottes et leurs parkas, ils s’allongèrent devant l’âtre. Georges rêvait encore à son avenir :

— Chez nous aussi, nous aurons une cheminée comme la vôtre, cousine. En pierres, comme celle-ci, le foyer sur un palier plus élevé que le plancher.

Les bûches s’entouraient de larges écharpes de flammes qui tournaient, enveloppaient bientôt le bois tout entier, puis, se déroulant d’un coup sec, montaient brusquement, comme un rideau qu’on lève.

— Le spectacle va commencer, dit Georges. Guettez.

Les bûches devenaient le plateau sur lequel évoluaient les figures de ballet. D’un bout à l’autre, coururent les minuscules danseuses, vêtues de voiles bleus, de voiles roses, de voiles verts, jaunes, mauves. Elles passaient, repassaient, virevoltaient, disparaissaient pour surgir ailleurs avec un inimitable imprévu.

— Maryse, ma belle Maryse, vous qui n’êtes point fatiguée, allez donc mettre le disque des Sylphides. Je me sens romantique. Cette musique conviendrait bien à nos danseuses en flammes… supplia Georges.

Maryse échappa son grand rire et elle obéit. Georges se tut pour écouter Chopin, l’éternel Chopin. Et les flammes vives, gracieuses, se déployèrent au son de la douce et suave musique. Jamais une figure de cette danse ne copiait exactement la précédente. Les bûches devinrent incandescentes, les petites danseuses y creusèrent des grottes, s’y cachèrent, reparurent en se poursuivant pour se transformer subitement en feux-follets et monter vite au fond de l’âtre où elles s’évanouissaient.

Ne remuant plus, Georges et Madeleine sentaient leur extrême lassitude et ils admiraient sans parler. Maryse voulut allumer une lampe. Ils protestèrent.

— Pas de lumière ! avec ce feu.

— Et bien, parlez, alors, si vous ne voulez pas que j’allume pour lire.

— Maryse, dit Georges, vous êtes plus belle à la lumière du feu. Vos cheveux sont alors terriblement noirs et brillants.

— C’est cela, nourrisson, faites-moi des compliments pour que je me soumette à vos caprices, et que je vous croie sincère. J’allume…

— Non ! non ! The end of a perfect day ! N’en gâtez rien. A perfect day, sans mes blondes ! C’est incroyable ! Mais on ne peut pas tout avoir. J’ai déjà trois femmes à mon service. Et Madeleine, pour le ski, c’est la compagne d’élite. Vous Maryse, vous seriez épatante au bal. Mais Madeleine a toutes les qualités sportives que je voudrais trouver chez mon élue. Elle va son petit bonhomme de chemin avec un peu d’indépendance, elle ne me demande pas d’ajuster ses skis, ou de nouer la courroie de sa chaussure. Elle n’a ni trop froid, ni trop chaud. Elle ne crie pas de désespoir quand il faut sauter une clôture ou descendre une côte trop à pic, elle ne minaude pas…

— Il ne manquerait plus que cela, que je me mette à minauder, et au grand air !

— Quoi, vous êtes encore assez jeune et assez jolie pour le faire. Maryse minauderait, j’en suis certain.

— Effronté page ! Rétractez…

— Ne dites rien. C’est à Madeleine que je parle. En somme, c’est une sorte de déclaration que je veux lui faire. Elle est extraordinaire. Elle n’a pas son pareil pour le cross-country. Elle n’est jamais fatiguée.

— Pas pendant la promenade, mais après ! Ouf ! Comment pourrais-je me lever pour me rendre à table…

Le gong sonna et d’un bond, démentant ses paroles, elle était debout. Tandis que Georges s’étirait et disait :

— Moi, je ne serai pas capable tout seul…

— Il minaude, dit Maryse, vite allons l’aider.

Elles tirèrent chacune sur un bras, et avec des efforts simulés, il se déplia, se dressa.

— Voilà ce que j’appelle des attentions. Cousine Louise, elle, me demanderait d’aller chercher des bûches. J’pense que je ne pourrais pas remonter, je dormirais dans la cave…

— Sur le tas de bois, vous ne seriez pas si mal…


— VII —


Au village, la neige allait disparaître tout à fait. L’eau coulait au bord des trottoirs ; les enfants, la figure brûlée par le soleil, rejetaient leurs capuchons et couraient tête nue. Les érables étaient entaillés, les vacances de Pâques bientôt commenceraient. Louise Janson, sur la bande de terre découverte près de la maison, guettait avec inquiétude les pousses trop précoces de ses tulipes. Chaque soir, redoutant le froid cruel de certaines nuits de mars, elle leur mettait des bonnets de papier.

Cependant, sur La Solitaire, de nombreux skieurs prolongeaient le grand jeu. Madeleine en était tous les matins. Mais la joie du ski n’abolissait plus pour elle l’avenir. Elle ressentait la même impression qu’autrefois, lorsque les vacances finissaient : les derniers jours étaient moins heureux, parce qu’ils étaient les derniers jours. L’inexorable fuite d’un temps qui avait été merveilleux, l’attristait malgré elle. Dans les yeux noirs de la jeune femme, Louise surprenait parfois une farouche lueur. Le fruit d’un si bel hiver serait-il perdu ? Le serait-il surtout pour Maryse, que rien, apparemment, ne changerait jamais ?

Maryse, curieux et inexplicable mélange d’intelligence supérieure et de légèreté. Maryse, d’une lucidité pénétrante et qui affichait des dehors frivoles. Elle se savait irrémédiablement menacée, et elle ne semblait toujours songer qu’à tuer le temps, à le remplir à pleins bords d’agitation, de mondanités. Elle ne supportait pas une heure de solit­ude. Elle recherchait sans cesse quelqu’un pour rire, même à ses dépens. S’imaginait-elle, si elle n’y arrêtait pas sa pensée, échapper à son destin ? Elle donnait l’impres­sion d’une jeunesse qu’en réalité elle ne possédait plus. Jouait-elle la comédie pour sa mère et pour ses amis ? Sur sa table de chevet, son chapelet, une Imitation, des livres de spiritualité, contredisaient son comportement, ses idées mondaines, ses plaisirs vides, ses apparentes illusions.

Quelques années auparavant, elle avait rencontré un homme dont elle appréciait beaucoup la culture et les qualités d’esprit. Par snobisme, elle avait refusé cet excellent parti. Il n’était pas de ce qu’elle appelait « son monde ». Il demeurait malgré tout son ami, son chevalier servant. Un jour de fatigue et de mauvaise humeur, elle lui signifia qu’il valait mieux en finir. Elle le lui signifia de façon choquante, franche au point de dire des choses qu’il aurait mieux valu taire. Elle l’avait amené ce jour-là dans sa propre voiture, il l’avait attendue plus d’une heure, pen­dant qu’elle était chez son médecin. Lui non plus, sans doute, n’était pas de très bonne humeur. Elle le déposa près de sa maison, sans le ramener souper chez elle, comme elle le faisait le plus souvent. Cette fois, il la prit au mot. Il cessa totalement de la voir, de lui écrire.

Ce que le médecin avait dit à Maryse, cet après-midi-là, avait-il influencé sa subite façon d’agir ? En rentrant, elle avait dû s’aliter pour quelques jours. Elle raconta tout cela à Louise, cachant l’extrême fond de sa pensée sous un continuel badinage.

— Il faut dire que ma mère, plus snob que moi, ne l’avait jamais accueilli bien tendrement. Elle fut fort contente d’être délivrée des petits soupers faits aux frais de son garde-manger !

Elle riait, mais elle ressentait maladivement la perte de cette affection. Elle se persuadait maintenant qu’elle aimait Charles plus que tout au monde, et qu’elle aurait été heureuse de l’épouser.

— Avoir enfin une vie normale, un foyer à moi, un mari à moi ! Ma seule possession, présentement, c’est mon auto. Avoir une vraie maison comme la vôtre, Louise, et à la campagne, même. Il me semble que ce serait le bonheur.

Elle occupait ses loisirs à faire des plans pour retrouver cet ami, le reconquérir, se promettant de dire oui, cette fois, à ses propositions. Elle ne parlait guère d’autre chose lorsqu’elle était seule avec Louise. Même si celle-ci ne l’encourageait pas, et l’invitait plutôt à un examen réaliste de la situation, lui représentant l’inutilité de ce chagrin à retardement. Celui qu’elle avait dédaigné et qui était assez intelligent pour le ressentir, ne lui reviendrait plus. Ce qu’elle devait faire aujourd’hui, c’était d’abord récupérer ses forces, sa santé, autant que la chose était encore possible. Malade comme elle l’était, comment pouvait-elle envisager le mariage et ses obligations ? Le médecin lui ordonnait de demeurer au lit jusqu’à midi. Pourrait-elle tenir une maison ?

— J’aurai une servante, rétorquait-elle.

— Une servante ? Tu oublies que de nos jours, c’est un oiseau rare. Et qui se paie le prix fort. D’après tes confidences sur les ressources de celui que tu crois aimer, ce serait partir du mauvais pied.

Maryse argumentait, mais tellement en marge de la réalité, que Louise parfois s’impatientait :

— Pourquoi, belle comme tu l’étais, — et tu l’es encore suffisamment ! — pourquoi n’as-tu pas cherché à te marier quand tu étais jeune et en santé ? Ce n’est plus le temps, je te le dis. Guéris-toi. Et d’ici-là, prie le ciel de t’aider et de t’inspirer.

— Je sais. Je sais. Vous faites de votre mieux, pour m’apprendre à vivre raisonnablement, à m’élever au-dessus de ma puérile amertume, mais je suis réfractaire à votre science. Vous ne vous en apercevez pas, je ris tout le temps quand nous parlons, mais intérieurement, je pleure, je pleure, je pleure comme une fontaine. Et je retournerai chez nous dans deux semaines, et je continuerai à désirer le retour de Charles. Ma pauvre mère, devant mon visage de Mater dolorosa, et mon manque d’appétit, ne saura plus que faire pour moi. Elle boudera, tout en trouvant le tour de m’offrir à prix d’or, des filets mignons, des asperges, des fraises hors saison. Son espoir de voir enfin un peu plus de chair sur mes os sera vain…

— Comme est vain le mien…

— Pas tant que cela. Ici, j’ai faim. J’ai repris cinq livres. Ce n’est pas si mal. Mon docteur sera moins désespéré. La dernière fois que je l’ai vu, il levait les bras au ciel en disant : « Je parle dans le vide. » Et le bon Père Jésuite que je vais voir parfois, me regardait avec tristesse, et lui aussi se plaignait : « Mes paroles glissent sur vous comme l’eau sur le dos d’un canard… »

— Ah ! tu te donnes la peine d’aller consulter un Père ? Ton cas n’est donc pas absolument sans espoir…

— Je vais même voir régulièrement une religieuse qui s’appelle Sœur Candide-de-Jésus. Celle-là, ce n’est pas pour des raisons théologiques. C’est parce qu’elle est ravissante. Et puis, elle m’aime, me trouve fine, et cela me flatte. Je l’amuse. L’autre jour, quand je suis allée lui dire au revoir, avant de venir ici, je l’ai tellement amusée, qu’elle s’en tenait les côtes et me suppliait de cesser. Et pendant qu’elle riait, tout à coup, je me suis mise à pleurer. Ah ! si vous saviez comme je m’ennuie ! La compagnie d’un ange gardien ne me suffit pas, il me faut quelque chose en chair et en os ! Et quand je serai retournée à la solitude de ma chambre, le souvenir de Charles va recommencer à m’obséder de nouveau et je passerai des jours à composer pour lui des brouillons de lettres… Des brouillons de lettres qui ne trouveront jamais la forme finale, mais il me plaît de converser par écrit avec mon ancien amoureux…

— Ah ! reprenait-elle, je ne sais pas si Marcel Proust a parfois pensé aussi intensément à son Albertine disparue, que moi à mon Charles ! J’en suis saturée. Mais il n’est plus jamais auprès de moi et je me retrouve toujours côte à côte avec ma misère. Chez nous, je recommencerai à m’ennuyer et j’accepterai des invitations et des invitations, même celles qui m’embêteront. J’irai à des dîners splendides, précédés d’apéritifs, accompagnés de vins, et dans le tralala des argenteries, du verre coupé, des toiles brodées. Et tout cet étalage, souvent, uniquement pour quatre vieilles filles dont je serai ! Non, c’est, trop navrant. Ah ! je rirai quand même, je prodiguerai ma verve, mon ironie, je mettrai le fion à mes petites histoires, comme pour amuser Sœur Candide, mais la tristesse pèsera sur mes épaules et m’écrasera. Ah ! vivent les hommes, Louise, vivent les hommes, même s’ils sont vieux comme le colonel.

Maryse, en effet, allait maintenant chercher une compagnie masculine chez le voisin, au risque d’être accusée d’intentions matrimoniales, par la ménagère du vieillard.

À son arrivée aux Escarpements, séduite par le calme, la beauté des montagnes, la lumière, l’air, Maryse n’avait eu besoin de rien de plus. Chaque matin, elle descendait de sa chambre en répétant : « Que je suis heureuse ! Que je suis bien chez vous, Louise. Que j’y dors bien. » Elle parut satisfaite des jours solitaires et vides d’événements. La plupart du temps, seule Louise lui tenait compagnie, les autres pensionnaires faisant du ski.

Le coin du feu, les bains de soleil en face du paysage d’hiver, tout agissait comme sédatif. Un peu de lecture, beaucoup de conversations achevaient l’enchantement. Maryse se remettait vraiment ; elle récupérerait définitivement les forces perdues, pensait-elle. Elle n’avait plus la larme à l’œil, ni la main tremblante comme à son arrivée. Son misérable état s’améliorait. Obligée depuis tant d’années à se lever tôt tous les jours pour son travail, elle avait quand même persisté à courir le monde chaque soir. Elle ne manquait aucune pièce de théâtre, aucun concert à la mode. Elle rentrait aux petites heures, surexcitée, et s’endormait difficilement. À la maison, en plus, elle n’avait jamais d’appétit, elle vivait pratiquement sans manger, ce qui était un inépuisable sujet de discussion avec sa mère affolée. Le monde lui était un puissant stimulant ; ailleurs que chez elle, entourée d’amis, de rires, de gaieté, elle retrouvait la faim, ne sentait plus ses malaises, sa lassitude ; elle s’amusait et se laissait dangereusement entraîner d’une réception à une autre.

Elle dépassa toute mesure, jusqu’à cette crise qui contraignit le docteur à un diagnostic cruel.

Pendant qu’elle demeurait dehors avec Louise, confortablement enveloppée d’une couverture de laine, le bien-être lui faisait retrouver sa drôlerie accoutumée. Elle commentait de nouveau ses sentiments, avec le pittoresque comique qu’elle pouvait donner à n’importe quel récit. Elle se promenait du présent au plus lointain passé, et elle cherchait les causes de ses manquements et de ses sottises. Elle demandait des conseils. Elle affirmait qu’elle était décidée à les suivre, à vivre désormais suivant les données de la raison… Mais oui, puisque tout son temps lui appartiendrait, et qu’un régime plus sévère l’obligerait à moins sortir, il lui faudrait occuper ce temps avec un travail intellectuel.

— Si je m’amende, ma mère sera heureuse.

Elle adorait sa mère, ne trouvait personne d’aussi extraordinaire, et, cependant, elle la fatiguait, la tourmentait sans répit. Si bien, que pour des étrangers, elles pouvaient toutes les deux parfois sembler vivre dans la mésentente. Pourtant, aucune affection n’était plus profonde, et elles possédaient le même humour, la même façon de s’amuser de tout ce qui était cocasse ou bizarre.

— Je grogne contre ma mère, disait Maryse, mais je ne la changerais pas pour tout l’or du monde. Si elle meurt avant moi, je ne sais ce que je deviendrai.

Elle disait encore :

— Maman se fatigue de me voir fatiguée, et moi, j’ai mal de la voir avoir mal. Quand elle souffre de son rhumatisme et que je la vois faire semblant de ne rien sentir, je jure devant témoin de ne plus jamais la contrarier… Mais hélas, le ciel ne me donne pas souvent la force de me maintenir dans ce bel état d’esprit. C’est surtout quand elle m’a préparé un bon repas et que je laisse tout dans mon assiette, que nos guerres éclatent. Ma mère est désespérée de voir que les quelques rondeurs qui me distinguaient de mes frères les hommes, soient en train de se résorber !

Et Maryse ponctuait sa phrase d’un grand éclat de rire.


Les longues courbes des montagnes s’appuyaient sur un ciel si bleu, les sommets encore blancs étaient si beaux que Maryse changeait de sujet et s’exclamait.

— Que vivre ici constamment me plairait ! Vous n’en croyez rien, mais c’est vrai. Avec ma voiture, bien entendu, pour aller en ville souvent. Et avec une mère consentante à recevoir à mon gré mes amis, ou mieux, avec l’épaule de Charles retrouvé !

Sa franchise était désarmante ; elle avouait tous les jours sa déception de n’être pas mariée. Ceux qui la rencontraient pour la première fois, s’étonnaient en effet de son célibat. Elle avait tout pour elle. C’était une fort belle femme et son esprit, sa culture, son instruction, dépassaient de beaucoup la moyenne. Soigneusement maquillée, bien coiffée, elle demeurait jeune d’aspect, malgré la quarantaine entamée. Si elle s’arrangeait méticuleusement devant son miroir, elle n’étudiait ensuite aucun de ses gestes, et elle était d’une simplicité et d’un naturel agréables. En société, elle prenait souvent l’avant-scène, mais sans recherche. Elle la prenait, parce qu’elle avait quelque chose à dire, et la verve qu’il fallait pour captiver l’attention.

Quand elle revenait de ses visites chez le Colonel, elle rapportait un plein panier d’anecdotes, et à table, elle faisait rire tout le monde. Il faut dire qu’elle flirtait un peu avec cet homme de soixante et quinze ans.

— Ça lui fait plaisir. Ça le rajeunit. Il reprend les manières galantes de son époque, il me les prodigue. Son esprit est encore vif. Mes badinages le stimulent jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce que… ? demandait Louise, les sourcils froncés…

— Jusqu’à ce que je le fasse bondir et se fâcher noir ! Mais je le flatte ensuite dans le bon sens, et il revient vite à sa bonne humeur, et nous recommençons à nous raconter mutuellement nos vies. Décidément, je l’aime bien, et c’est dommage qu’il ne soit pas plus jeune. Il a l’esprit très fin.

— Et il est riche, ce qui le rend encore plus fin, insinuait Louise, malicieuse. Et il est allié à celui-ci et à celui-là, il a fait ses études en Angleterre, ce qui donne du prix à sa personnalité, hein, Maryse ?

— Ne vous moquez pas de mon snobisme. Je suis sincère. Je l’aime. Pas autant que mon beau Charles, mais je l’aime !

Toute la maisonnée était maintenant au courant de ses amours interrompues. Elle en badinait comme du reste. Mais c’était du Colonel qu’elle s’occupait présentement :

— Quelle existence il a vécue. Je n’en reviens pas. Il a eu de la veine.

— Pour cela, oui. Mais le moment viendra vite où tu en auras assez de la lui entendre chanter ! Il recommence volontiers les mêmes histoires. La deuxième fois, tu y découvriras de nouveaux détails passionnants. La troisième fois, tu pourras lui aider à raconter certains faits. S’il bute sur un nom, tu le lui souffleras et il ne s’en apercevra même pas… La quatrième, tu penseras à autre chose, la cinquième, tu murmureras : Ah ! la barbe !

— Vous exagérez, vous êtes une mauvaise chrétienne, sans charité…

— C’est vrai. Je devrais dire que j’exagère, que j’essaie de t’imiter et de mettre le fion, mais hélas, pour moi, il y a eu des sixièmes, des septièmes…

— Préparez-vous donc à la patience. Il y aura une huitième fois. Il m’a promis qu’il nous amènerait toutes les trois dîner au Mont Gabriel, un soir de la semaine prochaine.

— Ne te réjouis pas trop vite. Il oublie ses promesses.

— Je m’arrangerai pour lui rafraîchir la mémoire…

— Ne t’y risque pas, il serait insulté. Il faut attendre le moment où il est disposé à tenir parole.

— C’est vrai qu’il se fâche ! Il s’est fâché cet après-midi. Deux fois, il a mal pris mes plaisanteries.

— Des énormités ?

— Peut-être.

— Ne te montre pas telle que tu es parfois…

— Comment ?

— Avec ton caractère léger, ta religion faussée…

Maryse rit de nouveau. Elle paraissait avoir fréquenté en vain le bon Père dont elle avait parlé à Louise. Il lui arrivait de dépasser la mesure en badinant sur des sujets religieux, soit en niant la présence de son Ange Gardien, soit en se moquant des Indulgences. Elle aimait à se donner figure d’hérétique. Et le Colonel, qui n’avait pas été sans péché, était quand même d’une sévérité janséniste sur ce chapitre. Cela surprenait Maryse qui, au fond, considérait comme une marque de supériorité d’être au-dessus de ce qu’elle appelait des naïvetés.

— Saint Augustin, saint Thomas, saint Jean Chrysostome, etc., tous des naïfs, disait Louise avec ironie… Et combien d’autres !… Mais pas Maryse, par exemple, Maryse ne s’en laisse pas conter…

Parfois, par ailleurs, Maryse exprimait des idées si païennes que Louise à son tour se fâchait. Certains soirs, malgré les rires qui ponctuaient les discussions, l’air devenait orageux. Maryse exprimait des opinions d’une irrévérence si terrible, que Louise s’indignait. Maryse s’obstinait, paraissait ne rien comprendre.

Louise déclarait :

— C’est une infirmité mentale. Tu n’es peut-être pas responsable. Si l’on te parle de sanctification, de mérites, d’offrande, de Communion des saints, tu es,… pardonne-moi le mot vulgaire… tu es absolument bouchée. C’est vraiment une infirmité, je te le répète.

Maryse évidemment ravie de l’insulte, ou contente d’avoir fait marcher son hôtesse, riait de plus en plus.

— Tu es bachelière. Tu as fait des études philosophiques. Il ne t’en est pas resté pour cinq sous de logique. Tu me désespères. Mais au moins, souviens-toi de l’Évangile des talents. Ceux que tu as reçus, qu’en fais-tu ?

— Ah ! Louise, ne me rappelez pas l’Évangile ! Ayez pitié de mon cœur malade. Je suis ici pour me reposer, me rebâtir. Je ne veux pas de leçons de morale.

— Mais justement, c’est ce qu’il te faudrait pour guérir. Au physique et autrement, la résignation à l’existence telle qu’elle est…

— La résignation ! C’est pire ! la résignation ! une plaie d’Égypte…

— Ça dépend de ce que tu entends par résignation. Dis acceptation, si tu aimes mieux…

Toute discussion paraissant inutile, Louise s’empressait de détourner la conversation. Et elle n’attaquait jamais la première ces sujets brûlants.

Elle ne considérait pas le bonheur terrestre comme le but de la vie. Maryse pourchassait ce bonheur, malgré sa santé ruinée, ses illusions détruites. Même si l’apparence de la jeunesse demeurait son partage, il n’y avait de miracle pour personne sur ce chapitre. Maryse, comme Louise, redescendait le versant qui ramène à la terre.

Cet ennui, qui rendait un son si tragique, quand subitement Maryse cessait de rire pour l’exprimer, n’était pas uniquement l’écho de son nostalgique regret d’amour humain, mais la peur de la vérité. Maryse vivait sous la menace d’une crise cardiaque. Acculée à ce mur, elle ne pouvait pas le dépasser et tournait en rond, à toute vitesse pour n’avoir plus le temps de penser à son destin.

Elle disait à Louise, parfois :

— Cela me sera égal de mourir. Je m’ennuie trop.

Attendrie, celle-ci entreprenait alors de la remonter, de l’orienter vers plus d’espoir.

— Tout n’est pas perdu, Maryse. L’avenir dépendra de toi. Arrête-toi. Écoute enfin ton médecin. Des cardiaques prudents vivent jusqu’à une vieillesse avancée. Organise ton existence pour moins t’agiter. Et si tu utilises enfin tes dons intellectuels, tu pourras même espérer la gloire ! Quand je t’écoute, comme tout à l’heure, nous reconstituer les petites scènes de comédie que tu joues avec le Colonel, je suis encore plus convaincue du gaspillage que tu fais de tes talents. Tu as besoin de beaucoup d’argent pour être heureuse ? Une mine d’or est à ta portée. J’en suis certaine. Tu es condamnée à moins sortir, à ne plus marcher ? Tu dois te reposer physiquement ? Dors douze heures par nuit, si tu veux, mais consacre chaque jour deux ou trois heures à l’écriture. Retrouve dans ton étonnante mémoire, ces petits tableaux de mœurs que tu sais si bien rendre vivants, inventes-en pour les compléter. À la Télévision, ton humour aurait un succès certain. Il y a une technique à connaître, une étude à faire, tu es assez brillante pour l’entreprendre.

— Je déteste la télévision, l’écran. Je suis venue chez vous parce que vous n’en aviez pas. Les maisons de mes amies sont devenues embêtantes, depuis qu’il y faut passer les soirées à regarder et à écouter des niaiseries accompagnées de mauvais langage. Je suis contre !

— Tu es injuste. Il y a du bon et du très bon. Et, en tous cas, tu pourrais justement enrichir le répertoire, avec des textes qui représenteraient la classe que tu fréquentes. Ce serait une bonne action. Et qui te sauverait. À ton retour chez vous, va passer des soirées devant l’appareil que ta mère vient d’acheter…

— Pour se consoler de mon absence…

— Et elle sera contente de ta compagnie, de tes réflexions, elle t’aidera d’ailleurs de son intelligence. Écoute, observe les meilleurs sketches. Remarque les procédés qui les rendent intéressants. Les continuels changements de scène, les dialogues vifs et courts, l’élément surprise ou inquiétude ; et encore, les longs moments où l’auteur n’a même pas de dialogue à composer, mais uniquement des tableaux, des rues, des tramways, et dans une suite d’images, l’expression d’un acteur ou d’une actrice qui marche, pédale, ou qui, comme toi, au volant de ta voiture, est animée d’une émotion particulière… Ce doit être passionnant tout cela. Je te jure que tu réussirais. Si j’avais ici une machine enregistreuse, je la mettrais en marche, quand tu nous racontes une de tes expériences, et tu verrais à quel point les innombrables dialogues que tu rapportes de tes aventures, sont du véritable théâtre. Le mot de la fin n’y manque jamais. Je ne veux pas te porter aux nues, rien ne se gagne sans peine. Il faudrait que tu travailles. Mais si tu le faisais, je suis convaincue que tu serais une acquisition pour notre vidéo. Et ton sac à main se remplirait d’argent. Tu en oublierais les charmes de Charles. Et tu pourrais même te servir de quelques unes des scènes que tu m’as déjà racontées, dont vous étiez les acteurs…

— Vous croyez vraiment que mon esprit n’est pas devenu trop faible, trop errant ?

— Tu le disciplineras. Tu es encore capable de beaucoup d’enthousiasme. Au lieu de t’en servir en pensant à un coquetel, ou à une robe, tu l’utiliseras pour monter tes pièces…

***

Madeleine assistait parfois à de pareils entretiens. Elle les écoutait, silencieuse, se mêlant très peu à la conversation. Lorsque, seule, elle s’en allait ensuite en ski, elle réfléchissait à ces contrastes qui distinguaient si profondément ses compagnes d’infortune. Maryse était en apparence privilégiée, et plus gaie que Louise Janson, mais une fois écaillée la surface brillante du rire dont elle s’enveloppait, n’était-ce pas au fond d’elle-même, la désolation et la misère ? Tandis que Louise, sereine et sans éclat, savait exactement où elle allait et quelle richesse elle appréciait. Elle n’attendait ni mission extraordinaire, ni bonheur exceptionnel, elle acceptait au jour le jour les occasions d’être utile et aussi, les peines et les joies.

« Ainsi, pensait Madeleine, elle m’a reçue chez elle, elle s’est embarrassée de mon chagrin, elle m’a traitée en sœur, elle m’a guérie avec l’air de n’avoir rien fait pour y arriver. Son apostolat ne comprend guère de sermon. Elle nous conduit devant les choses qui sont belles et nous sont données gratuitement. Sa méthode est une méthode de paix, de sourire, d’indulgence, d’oubli de soi, et inconsciemment, d’exemple. La voir solide, fiable, dévouée et d’humeur égale, la voir détachée et en même temps heureuse comme pas une devant les objets qu’elle aime, c’est une leçon efficace. Louise est si attentive aux choses et aux gens. Quand je suis arrivée, elle se penchait sur son cyclamen pour en faire durer la floraison. Maintenant, je la vois soucieuse de protéger celle de ses tulipes. Elle écoute tous les bruits de la nature, et elle a les yeux grands ouverts pour ne rien manquer des spectacles que les heures et les couleurs du ciel peuvent offrir. Maryse, elle, se plaint en riant, mais se plaint sans cesse parce qu’elle s’ennuie, et pourtant, elle possède encore sa mère, à un âge où il est normal de l’avoir perdue ; elle est donc moins seule, elle n’a pas de responsabilités, elle ne s’occupe ni de finance, ni de maison, elle est libre de ne penser qu’à elle, du matin au soir. Au fait, le mal est peut-être là. Ou s’il provient de ce que, pour elle, Dieu existe quelque part, mais très loin, et qu’Il lui est actuellement inutile ? Ce qui lui tient à cœur, c’est le siècle, le luxe, la mode, la course aux plaisirs du monde. Qu’ils soient fugaces et impossibles à saisir, que son effort n’aboutisse qu’à un vain remplissage du tonneau des Danaïdes, elle n’a jamais l’air de le constater. Louise, au contraire, aime tout, mais d’une autre façon. Comme une religieuse, elle a appris que l’apaisement parfait, permanent, de notre soif de joie, ne viendra que le jour « où l’exil s’achèvera dans la gloire. »

— Par quel éclat de rire Maryse accueillerait cette réflexion, si je la faisais à haute voix devant elle ! « Laissez-moi tranquille avec votre exil et votre gloire », dirait-elle. Et Madeleine souriait malgré elle, tellement ce rire de Maryse était contagieux.

Où suis-je entre ces deux femmes ? se demande-t-elle encore, faisant glisser doucement ses skis, dans le paysage blanc. Où suis-je ? Je n’aime pas le monde, mais j’étais à l’automne plus près de Maryse que de Louise. Maintenant, je penche plus vers mon hôtesse. Je crois que l’on est plus heureux en dehors du moi égoïste. J’ai été parmi les tièdes. Quand j’ai souffert, au lieu de compatir à la souffrance de Jean, c’est dans l’irritation que je me complaisais. J’aurais pu adoucir notre existence commune, me sanctifier. Me sanctifier ! Encore un mot qui ferait pouffer de rire notre Maryse.

— Trois femmes sans hommes, dans une galère ! se dit finalement Madeleine.

Songeant subitement que la saison de ski touche à sa fin, elle cesse de rêver et se met avec ardeur à monter et à descendre La Solitaire. Elle maîtrise tous les virages. C’est une joie, à en oublier tout le reste, même les corneilles qui voyagent en croassant d’une montagne à l’autre.

Le soir, le dialogue de Louise et de Maryse reprit autour des grands problèmes. Madeleine écoutait, sans vouloir apporter le témoignage de son expérience. Maryse était évidemment convaincue que son manque de stabilité et de bonheur découlait uniquement de son célibat. Mais Madeleine avait fait un mariage d’amour et, avant d’être vraiment malheureuse, ne ressentait-elle pas quand même cette faim inassouvie d’une félicité que la vie ne donnait pas ? Et elle savait que cette faim impossible à combler aurait subsisté, sans le caractère difficile de Jean.

Louise Janson la qualifiait de faim de Dieu, faim des choses éternelles pour lesquelles nous avons été créés.


— VIII —


— Je l’avais bien entendu vanter le ski de printemps, mais je n’imaginais rien d’aussi merveilleux, déclarait Madeleine.

Les nuits restaient froides ; le matin, l’air se faisait doux et sur les champs de neige, la fête commençait.

Une joie contagieuse s’emparait des skieurs de tous les âges, que l’élan, la lumière, la splendeur du paysage enivraient. Graduellement, les pentes que le soleil baignait si généreusement, se couvraient de leur mouvement rythmé et constant. Les silhouettes se croisaient, montaient, descendaient, vives, agiles, traçant des figures qui ressemblaient à celles de la danse, ou parfois, au vol d’une escadrille. Certains recherchaient la vitesse vertigineuse des plongées abruptes aménagées pour ces prouesses. Les bras levés comme des ailes, ils s’élançaient, planaient un instant et filaient ensuite rapidement, tandis que d’autres, au contraire, ralentissaient volontairement leur course, allaient de gauche à droite, de droite à gauche, comme bercés d’une musique secrète que personne ne pouvait entendre.

De proche, on voyait tous les yeux briller, on entendait des cris d’exaltation. Bientôt, les « cables » tiraient une file ininterrompue et serrée de skieurs qui s’éparpillaient au sommet pour la descente, comme une volée d’oiseaux multicolores. Le bonheur du ski s’étalait dans sa gloire. Tout était magnifique, lumineux, allégresse de transfiguration.

Ceux qui tombaient ne se relevaient pas immédiatement. Ils faisaient pivoter leurs skis et s’allongeaient face au firmament bleu, savourant la qualité unique de l’heure, l’ineffable climat, la clarté, l’odeur de la neige sur laquelle, entre les cils, les regards éblouis discernaient partout des points d’or.

Pour mieux profiter de la chaleur du soleil, quelques-uns, fatigués ou alanguis, cessaient de remonter. Grâce à une savante technique, ils faisaient de leurs skis posés à l’envers sur leurs bâtons solidement ancrés dans la neige, des planches obliques sur lesquelles ils s’appuyaient, face tendue vers les rayons. Les visages huilés brunissaient pendant que sur la blancheur du sol s’éparpillaient peu à peu les taches rouges, bleues, jaunes, des chandails superflus jetés au hasard.

Un peu plus tard, autour du Casse-Croûte, tout le monde se reposerait, dévorant des sandwiches, buvant du café et admirant le village qu’ils dominaient de la terrasse où s’alignaient les tables.


Aujourd’hui, le programme de Madeleine comportait un changement. Elle conduisait un groupe de touristes vers La Solitaire. Ils escaladeraient la montagne, en exploreraient le sommet et mangeraient en plein air. Un petit garçon battait la marche, charmant, un peu tyrannique. Quand sa mère le rappelait à l’ordre, — et l’excusait disant qu’il n’avait personne avec qui jouer, — malicieux, François protestait :

— J’ai quelqu’un. J’ai madame Madeleine.

La caravane traversait présentement les champs pour atteindre le remonte-pente, ces champs d’où l’on apercevait le clocher se promenant sur les toits.

L’enfant imitait une locomotive et Madeleine devait le suivre à la vitesse qu’il lui imposait.

C’était tout ce qu’il exigeait d’elle, très absorbé en réalité par les jeux de son imagination. Madeleine était ravie de ce rôle passif. Elle pouvait se taire et suivre ses propres pensées, pour une fois réconfortantes. À la messe, le matin, son Missel s’était ouvert à cet épître qui chaque fois l’émouvait extrêmement. Le passage des Actes des Apôtres, où Philippe baptise l’Éthiopien. « Et ensuite, dit le récit, l’Éthiopien continue son chemin plein de joie et il ne s’aperçoit pas que Philippe est disparu ». Continuer son chemin plein de joie. Momentanément, Madeleine croit qu’elle pourra désormais le faire. Bien entendu, il lui faudra se résigner à souffrir encore et toujours, des multiples contrariétés que suscitent les jours qui passent, mais elle les envisagera différemment. Et une chose prodigieuse se produit. Elle a cessé de songer aux mauvais moments de sa vie avec Jean. Pendant qu’il était là, elle n’avait pas deviné la tendresse qu’il avait gardée pour elle malgré ses humeurs noires, et voilà qu’elle la découvre présente, attentive, vigilante et mystérieuse.

« Jean est avec moi, pense-t-elle. Tout s’arrange. Tout s’est arrangé. Et depuis l’instant où j’ai été conduite sans le vouloir devant ce costume de ski qui m’a orientée vers Louise. Tout s’est agencé comme si quelqu’un dirigeait mes pas et mon destin. À la grâce de Dieu, donc, pour le reste ! »

Elle ignorait encore ce qu’elle ferait plus tard, mais ne redoutait plus l’avenir.

— Inutile de chercher midi à quatorze heures, lui répétait sans cesse son hôtesse. Dieu n’exige qu’une chose. Que l’on soit disponible, confiant. Sûrement, il ne nous dispense pas de l’angoisse, l’angoisse est une grosse partie de notre condition humaine. Il faut l’offrir avec les maux. Et prier, puisque même les gens qui ne sont pas catholiques concèdent la grande puissance de la prière. Les motifs ne manquent pas. Prier pour le monde, prier pour les prêtres, pour les jeunes qui traversent à leur tour dans l’illusion, les heures difficiles où l’on choisit ! Où l’on choisit ! dans un monde où les idées sont si mêlées et si dangereuses !

Une fois, en exprimant le désir de connaître un travail qu’elle ne savait point faire, Louise avait dit : « Ma mère m’a toujours recommandé d’approfondir tout ce que je pourrais étudier, afin d’être plus utile aux autres ».

Le rouge au front, Madeleine s’était souvenue de tout ce qu’elle avait évité d’apprendre, pour justifier son égoïsme.

Louise disait aussi parfois :

— La chose la plus étonnante, dans la vie, ce sont les moments de félicité parfaite qui nous envahissent, pour de toutes petites causes. Souvent, parce que nous avons simplement achevé une tâche qui nous semblait d’avance difficile et qui nous pesait. Ou bien, pour un problème qui se règle.

La voix de sa locomotive tira la jeune femme de sa rêverie. Derrière elle, elle réentendit les rires de ceux qu’elle dirigeait, pendant que le petit François protestait :

— Eh Madame Madeleine ! vous êtes supposée rester proche de moi. Tchou, tchou, tchou…

Ils atteignirent le remonte-pente. Idéal, celui-là, avec son bras sur lequel vous vous appuyiez solidement le dos, et qui vous tirait lentement sur vos skis jusqu’au sommet. Plus lentement que le « câble », trop lentement même, au gré des plus jeunes, mais vous vous éleviez et, peu à peu, la vue du paysage changeait.

En haut, tout le monde se groupa un instant pour admirer les brillantes couleurs du village niché dans le creux blanc de la vallée.

— Une image comme celle que Walt Disney invente, déclara quelqu’un.

Les sentiers inconnus attiraient. Une jeune fille enthousiasmée partit la première, entonnant d’une voix contenue l’Hymne à la Joie, de la 9ème Symphonie.

« Coïncidence heureuse, se dit Madeleine. Voilà une belle réponse à mes réflexions ».

Le chant cessa d’être timide, la voix remplie d’ardeur s’amplifia. La veille, le tourne-disque avait répété jusqu’à satiété ce chœur magnifique.

La clarté du sous-bois était moins grande que celle qui avait baigné La Solitaire, mais les courtes ombres de l’heure, semaient la neige vierge de plaques bleutées. L’étroite piste fut bientôt enserrée par de minces bouleaux. Le plaisir du ski différent, était également savoureux. Souvent, le skieur se sentait emporté dans une faible pente par le sol subitement accidenté.

Le chœur achevé, auquel s’étaient mêlées presque toutes les voix, ce fut l’enchantement du silence. Même l’enfant s’était tu.

Du village montèrent les sons de l’angelus ; ils réentendirent le grincement du remonte-pente. François aperçut sur la neige neuve, des traces de pattes. Madeleine redevint son esclave. Il lui fallut se pencher pour les sentir. L’enfant soupçonnait le passage d’une mouffette.

Le sentier conduisait à une clairière entourée de rochers gris aux formes diverses : on pouvait imaginer ici l’entrée de mystérieuses cavernes, où des fées cachaient leurs secrets.

Cette clairière dépassée, ils atteignirent une sente où il fallait constamment se courber, pour passer sous les rameaux des résineux. Personne ne savait où les conduirait ce chemin. Ils gravirent une montée plus abrupte et aboutirent sur un plateau qui surplombait le flanc de la montagne. La vue embrassait toute la vallée. À leur gauche s’étalait le village soudain silencieux. Les remonte-pentes avaient cessé de grincer, l’angelus, fini de sonner. Un chien aboya au loin. L’heure du repas était arrivée. L’endroit était excellent pour un pique-nique. Ils ouvrirent les havresacs. De grosses roches chauffées par le soleil émergeaient de la neige et servirent de table où mettre les provisions.

— On est les plus heureux du monde ! cria tout à coup l’enfant.

Madeleine n’aurait pas osé le dire, mais elle aussi se sentait heureuse : heureuse, prête à affronter tout, comprenant la vie, et pour la première fois peut-être, en accord avec les exigences de ce bienfait. Dans la montagne, la joie était devenue un composé extrêmement simple. Le paysage, l’air magique, pur, parfumé de froid, le ciel, le soleil, l’insinuaient dans vos veines. Un peu de vent s’entendait comme une voix, et en réponse, bruissaient les petits cornets secs et fragiles, qui avaient été des feuilles vertes et étaient demeurées tout l’hiver aux branches.

La faim s’apaisait parmi les rires et les gais propos. Le repas achevé, ils se remirent à glisser dans l’inconnu de la forêt de plus en plus profonde, choisissant au hasard parmi les multiples traces de skis. Ils descendirent, remontèrent, allèrent de gauche à droite, parlant de moins en moins, s’arrêtant souvent pour admirer un rocher plus bizarre, une tête sculptée par la nature dans le tronc d’un arbre, une épinette particulièrement haute et pointue.

Jusqu’à ce que, levant le front, François se fut exclamé :

— Une goutte de pluie sur mon nez. Il pleut, maman.

Ils remarquèrent alors que la forêt paraissait plus sombre, parce que le soleil était disparu. L’enfant insista :

— Il pleut, maman. Je t’assure qu’il pleut.

Il fallut se rendre à l’évidence. Heureusement, ils étaient revenus à peu près au point de départ. En cinq minutes, ils furent sur La Solitaire. Le remonte-pente était arrêté, la côte, déserte. Les skieurs s’étaient envolés et les couleurs du beau village se voilaient sous la pluie.

Trois grosses corneilles croassantes passèrent. L’hiver était fini.

Lorsqu’ils atteignirent la maison, Louise les attendait sous le porche.

— Que s’est-il passé ? se demanda Madeleine, elle semble troublée.

Pourtant Louise les accueillit apparemment gaie. Quand les autres regagnèrent leurs chambres, elle retint Madeleine et ne cacha plus son bouleversement :

— Maryse est morte ce matin.

— Maryse, morte !

— Oui, à onze heures. On vient de me téléphoner.

— Maryse morte !

— C’est difficile à croire. Je la vois avec nous, il y a quinze jours, si vivante, si joyeuse. Il me semble que son rire est resté dans la maison et que je l’entendrai toujours…

— Maryse, morte ! répétait Madeleine consternée.

— Elle a fait une embolie, il y a trois jours. À l’hôpital, plus tard, elle a repris connaissance, on a cru qu’elle s’en tirerait. Un tout petit peu de paralysie faciale subsistait seulement… Quand sa mère l’a retrouvée le lendemain de la crise, elle avait une expression de bonheur que Madame Gérin lui avait rarement vue. Elle ne souffrait pas, elle se sentait si normale qu’elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé. Elle resta joyeuse même après l’avoir appris. Et elle avait déjà la force de plaisanter.

Sa mère est revenue chez elle rassurée. Dans la nuit, pourtant, la malade dut s’éveiller et oublier la gravité de son état. Au lieu de sonner, elle s’est levée. L’infirmière de garde entendit dans le silence le bruit d’une chute. Elle trouva Maryse étendue sur le plancher et de nouveau inconsciente. Le médecin rappelé à la hâte constata qu’aucun espoir n’était plus possible.

Sa mère ne la revit que sous la tente d’oxygène, venant d’être administrée, un crucifix noir entre les mains. Quelle douleur ! Déjà morte, en somme, pour toutes les choses de la terre qu’elle avait aimées et qui l’avaient aimée. Déjà morte, mais si la mort était là, le dernier souffle tardait et sans aucun espoir, l’horrible attente se poursuivit pour la mère qui repassait dans son cœur tout ce que cette vie lui avait coûté de soins, de peines, d’anxiétés, de travail, et aussi d’orgueil et de fierté. Car Maryse jeune fille et adulte était une réussite humaine. Tout cela qui finissait si tristement, et la laissait les mains vides, le cœur gonflé de regrets et si seule, si seule.

— Maryse morte ! répétait encore et toujours Madeleine.

Louise s’était ressaisie et cherchait un moyen d’approuver Dieu.

— Au fond, son cas était si difficile. Dieu l’a réglé. Elle aurait trop souffert de la vie diminuée qu’elle devait désormais adopter. Les beaux projets que je lui avais mis en tête, je comprends à présent qu’elle était trop gravement atteinte, pour avoir la force de les exécuter…

Louise parlait et Madeleine revit Maryse, telle qu’un soir, où côte à côte, elles s’étaient penchées au-dessus d’un journal ouvert sur la table. Madeleine l’avait subitement mieux regardée, et elle avait été saisie de la grande finesse de ses traits. Elle s’était dit : « Comme elle est encore belle ». Ses cheveux noirs et courts, bouclaient autour de l’oreille nacrée, épousaient ensuite la forme exacte de la tête. Le nez était mince et droit, la plume minuscule des sourcils marquait un arc parfait sur la peau mate, les cils noircis retroussaient.

— Ce n’est pas naturel, disait Maryse. Je les frise, je les assombris.

Elle disait aussi :

— Je ne m’habitue pas à cette tête que m’a fait mon coiffeur. À vrai dire, je ne me reconnais pas.

Madeleine, qui ne l’avait pas vue au temps de sa coiffure sévère et de ses cheveux lisses, avait été à cet instant là, frappé par la jeunesse et la beauté de son profil, par sa distinction rare. Elle s’était répété : « Que Maryse est belle. » En même temps, cette image se gravait singulièrement en elle, comme s’il était très important, très significatif, d’en conserver le souvenir. Elle avait ressenti un étrange petit choc qu’elle ne s’était pas expliqué.

C’était donc un pressentiment ? Cette Maryse, elle ne la reverrait plus.

Nerveuse, Louise continuait à penser tout haut :

— Je la connaissais depuis qu’elle était au monde. Toute petite, elle était déjà très personnelle et rien, jamais, n’a réussi à lui faire perdre son enthousiasme pour une multitude de choses. Fillette, elle faisait enrager sa mère quand j’allais chez elle, sortant toutes ses robes pour me les faire admirer, quand celle-ci aurait aimé que nous causions en paix. Causer en paix ! Avec Maryse enfant, il n’en était pas question.

— Elle m’a fait beaucoup discuter, elle s’est amusée à me faire marcher sur les sujets qui me tiennent à cœur, mais le fond de sa pensée, je crois qu’elle l’a toujours gardé pour elle. Elle se prétendait moderne, elle se disait bavarde, mais elle pratiquait la pudeur dans tous les sens du mot. Que de contrastes en elle…

— Nos gens partent tous ce soir, par l’autocar de huit heures. Je pourrai donc quitter la maison demain. Viendras-tu ?

— Je vous accompagnerai.

Les liens qui unissaient Madeleine à Maryse étaient fragiles et neufs. Pourtant, cette mort la touchait vivement. Elle s’était attachée à son rire, à son humour, à sa franchise, elles avaient échangé des promesses de revoir, elles avaient résolu d’unir souvent leurs deux solitudes. Maryse cherchait constamment la compagnie de quelqu’un et Madeleine seule, serait toujours disponible.


Dans sa chambre, un peu après, la jeune femme s’étonna de s’être sentie si heureuse au moment précis où Maryse mourait. Était-ce un message ? Y avait-il une relation entre cet état d’âme insolite et le retour à Dieu de son amie d’un jour ?

Maryse était retournée à Dieu sans avoir pourtant souhaiter de Le voir, de Le connaître au plus tôt. Elle n’était qu’humaine, elle ne s’était pas, en apparence du moins, avancé suffisamment dans la mystique pour cesser de redouter les secrets de l’Éternité.

Pourquoi la mort nous faisait-elle si peur ? Parce que c’était une punition ? L’Éthiopien de l’Épître poursuivait son chemin plein de joie ; il avait immédiatement compris la grâce insigne du baptême. Illogiques, nous ne la comprenons pas, nous sommes incapables de l’apprécier à sa valeur. La mort continue à nous effrayer autant, même si nous savons que la fin de la vie, ne doit représenter pour nous que l’espérance d’un bonheur enfin totalement éclairé. Mais hélas, pensait Madeleine, quelle frayeur physique nous ressentons.

L’Éthiopien pouvait poursuivre son chemin plein de joie. Il avait compris. Nous ne comprenions qu’à demi. Maryse était retournée à Dieu sans avoir le temps de consentir vraiment au départ définitif, mais avec une confiance qu’elle avait maintes fois exprimée. Elle se présentait à Lui avec son cœur franc, son honnêteté, la secrète piété qu’elle avait dissimulée et que son chapelet, son missel toujours à portée de sa main, sur la table de chevet, révélaient. Maryse taquinait Louise sur les Anges gardiens, mais souvent celle-ci l’avait entendu dire : « Maman et moi, nous devons remercier le Ciel d’avoir tant de fidèles amis ».

Dieu avait aimé Maryse et Il était venu aujourd’hui la délivrer de ce qu’elle redoutait le plus, l’approche de la vieillesse, et au moment où intimement terrifiée, elle cherchait par tous les moyens à fuir son destin de malade.

Maryse. Sa beauté. Ses robes superbes, si importantes pour elle. Ses costumes, ses chapeaux amoureusement choisis. Son impeccable élégance, son enthousiasme pour les réceptions, les sorties, et son monde qu’elle aimait tant. Son esprit vif, son humour, son rire qui éclatait, jaillissait comme un feu d’artifice, tout cela, depuis ce matin, à jamais évanoui, irrémédiablement détruit ? Une vie était coupée, comme une fleur arrachée à sa tige et dont les pétales fanés volent au vent, disparaissent, cessent d’exister. Toutes nos vies étaient à un moment ainsi tranchées. Nous ne possédons rien par nous-mêmes, ni souffle, ni pensée. Nous n’étions sûrs de rien. Et tous ces efforts que nous faisions, pour organiser à notre gré un avenir que nous ne vivrions peut-être pas. Nos rêves de fortune, de gloire, de joie. Pour Jean, c’était un accident qui avait déchiré d’un coup sec la trame des jours. Pour Maryse, le cœur avait manqué. Notre sensation d’attente perpétuelle nous poussait à dépenser nos heures à la hâte, à courir, à nous agiter, à désirer, à nous réjouir ou à pleurer. Mais constamment, la mort était là, au bout de tout. Ce qui avait été si important cesserait de l’être, tandis que nous avions négligé ce qui l’était davantage.

Si nous regardions en arrière, combien de nos ardeurs, de nos chagrins avaient été ressentis pour des choses que nous considérions maintenant comme vaines, ou pour des gens qui avaient cessé de compter pour nous ? Pourtant, pour que la mort cessât de nous terrifier, pour que nous la regardions d’avance avec la foi et les bonheurs du chrétien, il faudrait aimer la vie, mais en être en même temps détaché ; penser toujours qu’elle n’est qu’un passage. Mais même malheureux, nous y tenons. Le connu nous séduit plus que l’inconnu dans cette voie. Est-ce cela, l’obstacle qui empêche une conception plus réelle, plus lumineuse du Dieu éternel et père ? Nous avons besoin de voir avec nos yeux. Même si nous avons la Foi et la confiance en Lui, Dieu demeure abstrait. Abstrait, malgré tous les jours où visiblement Il est venu à notre aide, nous a protégés, secourus.


La joie de la montagne soudain fit défaut à Madeleine. Elle échappa un sanglot de pitié. Elle pleurait sur elle autant que sur Maryse et sur Jean. Elle se sentit lâche. Quand elle avait parfois désiré mourir, ce n’était pas pour l’amour de Dieu, mais pour être débarrassée de ses épreuves, de ses maux. Elle avait elle aussi, souhaité la fin de la fidèle angoisse des matins qu’elle imaginait désormais sans renouveau, sans amour et sans imprévu. Des matins qui aggraveraient sa solitude, et lui apporteraient la maladie, les rides, la faiblesse, les cheveux gris, les douleurs, les membres tremblants, le cerveau ralenti, les pas mal assurés et pénibles, et en plus, toutes les sortes de peines et de malentendus qui vous assaillent à tout propos, vous brisent le cœur tant que vous êtes du monde des vivants.

Ce matin, dans la montagne, Madeleine s’était crue à jamais heureuse, et prête à tout comprendre et à tout supporter. Pourquoi ce soir cette attaque violente contre sa joie et sa paix reconquises ? Pourquoi cette sensation de douleur et de crainte, que jetait soudain le mot de mort dans son âme en désarroi ? Si nous vivons proches de Dieu, ne demeure-t-il pas notre guide, notre soutien ? Que me dirait Louise ? Que nous n’aimons pas assez Dieu pour aimer la mort ? Que la faute originelle a obscurci notre intelligence, diminué notre faculté d’aimer ? Nous ne pouvons plus pressentir la lumière éternelle qu’à de rares instants ? Que la condition humaine, l’angoisse des jours, la peur de la mort font partie de la punition ? Qu’il faut patienter, prier, espérer et attendre, attendre, mais en agissant toujours pour le mieux et en servant les autres.


— Qu’est-ce que je ferai, moi, pour servir ?


Quand, à la veillée, Louise et Madeleine furent enfin seules au coin du feu, où Maryse était encore présente, elles parlèrent d’elle. Puis, Madeleine avoua :

— J’ai affreusement peur de la mort. Vous ?

— Moi aussi. C’est un sentiment naturel. Comme il est naturel que nous n’aimions pas Dieu d’un amour sensible comme celui que nous ressentons pour les humains. Nous avons besoin de toucher, de voir. Et la peur de la mort et l’imperfection de notre amour, cela se tient. Autrement, notre confiance au Père devenue parfaite, perpétuelle, nous serions déjà heureux et tranquilles ici-bas.

— C’est physiquement que j’ai peur. J’ai peur du saut d’un monde dans l’autre. Où est Maryse ce soir ? Qu’en pense-t-elle ? Nous voit-elle ?

— Tout est mystère. Mais croyants, nous devons essayer d’être constamment sans inquiétude. Ce saut dans l’inconnu qui te fait trembler, dont Maryse avait peur, et qui m’effraie aussi, pour me rassurer, je le compare à une démarche que je dois parfois faire et qui est d’avance, pendant des jours, un cauchemar, une torture. Puis, le moment venu d’agir, la démarche est facile, simple. Mourir sera simple. Nous sommes dans la main de Dieu.

***

Dans sa chambre, Madeleine accroche à un cintre son costume de ski, et elle revoit le splendide matin de neige qui a précédé ce jour allongé et assombri par la mort de Maryse.

Pour les bonheurs, pour les chagrins, pour les maladies, la richesse, la pauvreté, nous sommes dans la main de Dieu. Le bien le plus grand du monde, et l’essentiel de tout, c’est la foi.

— Mais quelle lampe fumeuse et inutile était ma foi, avant que je vienne ici, se dit Madeleine.

La splendeur du matin était la promesse de la magnificence éternelle des choses que Dieu voulait de nous. Elle se jette au pied du lit, elle prie cherchant à rejoindre Maryse, à la mieux comprendre, à l’aider avec ses intercessions, si Maryse n’a pas encore complété ce saut qu’elle redoute tant elle-même, ce saut d’un monde à l’autre.

Longtemps, elle reste éveillée. Mais ensuite elle rêve. Jean est là. Il répète avec une voix, insistante et douce et obsédante : « Ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète jamais ».

Elle rêve aussi que l’hiver n’est pas achevé et qu’elle descend sur ses skis un long flanc de montagne, velouté, interminable, et la descente est une extase. Le soleil est d’or, le ciel bleu et sa félicité grandit tellement que sa violence l’éveille.

Éveillée, Madeleine persiste à ressentir cette félicité inconnue et infinie. Maryse est morte. Jean est mort. Made­leine aussi va mourir un jour. Mais comme l’Éthiopien, elle peut maintenant continuer son chemin plein de joie.

Elle sait désormais bien définitivement où elle va.


Percé,
8 septembre, 1960.