La Montagne kurde, scènes de la vie turque en Anatolie

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La Montagne kurde
Albert Eynaud


LA
MONTAGNE KURDE


I

A quelques lieues au nord du lac de Van, sur l’une des routes qui mènent de Tauris à Erzeroum, on rencontre une petite plaine arrosée par un ruisseau et ombragée de vieux chênes. Des voyageurs européens, venant de Perse, arrivèrent un jour en ce lieu solitaire pendant l’automne de 1860, et y firent leur halte de midi. L’un d’eux était un officier anglais, le lieutenant Meredith Gordon Stewart, des ingénieurs royaux. Il ramenait en Angleterre sa cousine, miss Lucy Blandemere, qui s’était mise en route sous la protection d’une vieille dame nommée mistress Morton. Un fonctionnaire ottoman de nation arménienne avait obtenu de se joindre à eux, et plusieurs serviteurs « francs » et indigènes complétaient la caravane.

Lucy Blandemere venait d’entrer dans sa vingt-deuxième année. Toute petite encore, elle avait perdu sa mère. Son père était colonel aux Indes, et ne faisait en Angleterre que de rares apparitions. La jeune Lucy avait grandi dans la famille de son oncle, un nobleman du Westmoreland, qui la laissait à peu près maîtresse d’elle-même ; heureusement mistress Morton, alliée de loin à la famille, s’était trouvée là pour se constituer la gouvernante volontaire de l’enfant et surveiller son éducation. En 1859, Lucy était une belle personne, grande, blonde, à la fois sensible et hautaine, avec une imagination un peu rêveuse et un esprit très résolu ; elle aimait la vieille musique, les récits de voyages lointains et les vers de Thomas Moore. Son père, nommé adjudant-général, avait été chargé d’une mission politique et militaire en Perse, et résidait à Tauris ; elle partit avec mistress Morton pour passer quelques mois auprès de lui. Le pays l’étonna et lui déplut même tout d’abord : ce n’était plus l’Orient des albums ; mais elle se consola vite de ce mécompte en découvrant, au lieu des beautés de convention qu’on lui avait décrites, d’autres beautés plus vives, plus saisissantes, qu’elle était loin de soupçonner. Le lieutenant Stewart, fils de ce grand seigneur chez qui s’était passée l’enfance de Lucy, l’avait précédée à Tauris, où il était venu comme aide-de-camp du général Blandemere. Il ne manqua pas de s’éprendre de sa belle parente. Celle-ci ne l’encouragea pas, mais ne le repoussa pas non plus ; il n’entrait pas dans les vues de miss Blandemere de se prononcer tout de suite. Cependant, comme le lieutenant fut rappelé en Angleterre à l’époque même où Lucy dut y revenir, elle consentit à faire le voyage en compagnie de son cousin.

Aucun incident fâcheux ne marqua les premières étapes. Jusqu’au moment où la caravane franchit la frontière turco-persane, le temps resta constamment beau.

Le jour où nous les trouvons réunis dans la petite plaine, les quatre voyageurs venaient de finir leur déjeuner. Mistress Morton se préparait à faire sa sieste quotidienne ; le lieutenant avait pris dans ses bagages un fusil de chasse qu’on lui avait envoyé un peu avant son départ de Tauris, et, accompagné du fonctionnaire arménien, qu’on appelait Tikrane-Effendi, il sortit pour essayer la portée de son arme. Pendant que la vieille dame s’installait sur des coussins, miss Blandemere s’assit devant l’entrée largement ouverte de la grande tente carrée. Elle vit l’ordonnance de Stewart courir à l’extrémité de la plaine et y planter une haute perche, surmontée d’une planche de bois ; c’était la cible des tireurs. L’Arménien visa le premier, et manqua le but. Le lieutenant ne fut pas plus heureux ; soit que son adresse ordinaire lui fît défaut ce jour-là soit que la cible fût trop éloignée, il ne put parvenir à mettre une seule balle dans la planche, et parut mortifié de cet insuccès.

En détournant ses regards vers le côté opposé de la plaine, Lucy aperçut un petit groupe de voyageurs qui s’était arrêté au bord du chemin, en plein air. L’un d’eux portait le fez et la redingote de Constantinople ; les autres semblaient vêtus assez pauvrement, comme des paysans du canton. Ils regardaient curieusement et avec un peu d’ironie les inutiles essais de l’officier. Bientôt, sur un ordre de son maître, l’un des paysans alla vers les chevaux, qui paissaient à quelque distance, détacha d’une selle un fusil incrusté de nacre, long comme une canardière, et l’apporta. Le maître ouvrit le bassinet, l’essuya avec l’ongle, renouvela la poudre de l’amorce, et attendit patiemment que Stewart et Tikrane suspendissent leur fusillade. Alors il s’agenouilla le long du chemin, fit un petit tas de pierres sur lequel il appuya son arme, se coucha à terre, visa longuement et tira. Du premier coup il troua la cible, bien qu’elle fut placée à une énorme distance.

Une pareille adresse tenait presque du prodige ; les voyageurs surpris se retournèrent tous pour regarder le tireur. Sans s’émouvoir, ce dernier introduisit avec sa baguette un chiffon dans le canon de son fusil et le nettoya consciencieusement ; ensuite il puisa de l’huile dans une petite burette en forme d’encrier que son serviteur lui tendait, oignit les batteries, prit dans une petite poudrière de la poudre d’amorce, dans une plus grande de la poudre à charger, bourra avec un tampon de feutre, força une balle dans le canon, et se coucha pour tirer de nouveau ; ces préparatifs avaient duré deux bonnes minutes. La seconde balle alla se loger tout près de la première.

— Il faut que ce Turc ait des balles fondues par le diable, dit Stewart à l’effendi en jetant son fusil sur l’herbe.

— Cet homme-là n’a pas l’air d’un Turc, répondit Tikrane ; malgré ses habits, ce doit être un montagnard, et même un Kurde.

— Kurde ou Turc, c’est un habile homme, et je m’en vais lui faire mon compliment, reprit le lieutenant, qui, en sa qualité de pur Anglais, éprouvait pour un sportsman aussi distingué une admiration mêlée d’estime.

Il n’eut pas le temps de féliciter son heureux rival. Celui-ci s’était déjà remis en route. Il chevauchait lentement, suivi de ses compagnons. Un détour du chemin le faisait passer près de la tente où Lucy était restée assise pendant cette scène ; bientôt elle put le voir de près. C’était un homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, mince, nerveux, avec un nez en bec d’aigle et des yeux perçans, ces yeux de montagnard ou d’oiseau de proie qui, à une lieue de distance, distinguent une pierre d’une autre dans le lit d’un torrent. Il ne portait pas d’armes, chose étrange dans ce pays, ou les gens les plus pacifiques ne sortent de la ville que le sabre au côté, et ses vêtemens turcs étaient d’une simplicité presque grossière ; mais son cheval, de pure race turcomane, paraissait souple, vigoureux, plein d’ardeur. Les hommes qui composaient son escorte étaient armés de fusils et de camas, larges poignards semblables à l’épée romaine. Il n’aperçut Lucy qu’en arrivant à deux pas d’elle ; mais la vue de la voyageuse produisit sur lui un effet aussi étrange qu’inattendu. Son regard, lorsqu’il fixa les yeux sur elle, exprima la surprise et l’admiration la plus enthousiaste. Le prophète de la légende, pour qui Dieu entr’ouvrit un moment le mur d’airain qui entoure le paradis, ne dut pas être plus ébloui à la vue des merveilles célestes que ne l’était ce Kurde en contemplant la radieuse beauté de l’étrangère. Si cette impression fut vive, elle fut plus rapide encore ; cependant le cavalier n’avait pu réprimer un mouvement violent qui épouvanta sa bête et la fit bondir à deux pieds du sol. Il ne fut pas un moment ébranlé ; d’une main souple et vigoureuse, il ramena à lui la bride ; le cheval reprit immédiatement sa première allure. En passant devant miss Blandemere, le Kurde la salua. Elle n’avait pu rester insensible à l’hommage de cette muette admiration. Souvent on lui avait dit qu’elle était belle, et elle n’estimait guère les flatteries qu’on lui prodiguait dans les salons d’Europe ; mais le langage que parlaient les yeux de cet homme, de ce demi-barbare, ne pouvait qu’être sincère, et ne ressemblait nullement à un compliment banal. Elle rendit au cavalier son salut. Il la regarda une fois encore, puis, prenant le galop avec toute sa troupe, il fut bientôt hors de vue.

Pendant les trois jours qui suivirent, la caravane continua sa route. Les montagnes devenaient de plus en plus escarpées ; les nuits se faisaient froides, et jusqu’à midi le soleil semblait avoir perdu sa chaleur ; l’automne s’avançait. Un matin, l’herbe apparut toute couverte de gelée blanche ; les vents venus des sommets du Taurus aux neiges éternelles soufflèrent sur la campagne et dépouillèrent les arbres de leurs dernières feuilles, pendant que des oiseaux noirs s’envolaient en tourbillonnant dans le ciel.

Les voyageurs ne purent continuer à coucher sous leurs tentes. Le soir du quatrième jour, il fallut chercher un asile dans les maisons d’un pauvre village. La seule demeure un peu spacieuse était celle du prêtre arménien de l’endroit ; ils y furent envoyés par le mouktar. Tandis que les étrangers se chauffaient devant l’étroit foyer, le maître du logis, pauvre diable habillé d’une méchante veste de toile bleue, fumait silencieusement sa cigarette dans un coin. Il passait sa vie à cultiver son champ, tout comme ses paroissiens ; il était presque aussi grossier qu’eux, et, sans le bonnet rond entortillé d’une loque noire qui lui couvrait la tête, on l’aurait pris pour un paysan. Il se plaignit de sa misère à Tikrane, en qui il reconnut vite un compatriote. Il prétendait que les Turcs, l’évêque arménien et les Kurdes semblaient s’entendre pour dépouiller le village. — Les Kurdes, dit-il, ne sont pourtant pas nos pires ennemis. Ceux des environs appartiennent à la tribu des Abdurrahmanli ; leur chef, Sélim-Agha, ne s’attaque guère qu’aux voyageurs riches comme vous autres.

La conclusion de ce discours n’était pas rassurante. Tikrane interrogea le prêtre, et apprit que l’agha des Abdurrahmanli dépouillait souvent les caravanes pour se venger du gouverneur de Van, qui le tracassait depuis longtemps. — Ce n’est du reste pas un méchant homme, ajouta le prêtre ; mais, si le gouvernement ne se trouve pas assez fort pour le réduire, il devrait bien ne pas lui chercher querelle. Sélim-Agha est brave et résolu. Le chef de Mekkio, à la frontière de Perse, lui a confisqué au printemps dernier un troupeau avec le berger, sous prétexte que les moutons paissaient dans des pâturages de Khadarli, qui appartiennent aux Kurdes persans. L’Abdurrahmanli n’a rien dit d’abord ; mais, il y a quinze jours, il est parti, habillé en Turc, avec une troupe de quatre ou cinq hommes seulement, est tombé à l’improviste sur les gens de Mekkio, a cassé la tête à plusieurs d’entre eux et délivré son berger. Il a passé hier par ce village en retournant chez lui.

Tikrane découvrit bientôt que le chef des Abdurrahmanli était sans aucun doute l’adroit tireur qu’ils avaient rencontré quatre jours auparavant. Il fit part de ses observations à Stewart. — Bah ! dit le lieutenant, s’ils nous attaquent, nous nous défendrons. Ces Kurdes sont bons tireurs ; mais ils mettent une grande demi-heure entre chaque coup.

Quant à miss Blandemere, la perspective qui alarmait si fort l’Arménien ne l’effrayait pas. Le souvenir du cavalier kurde s’était souvent représenté à sa mémoire, et elle n’aurait pas été fâchée de le revoir de plus près ; d’ailleurs ce n’était pas un brigand vulgaire, et elle avait ses raisons de supposer qu’il ne ferait pas grand mal à une caravane où elle se trouvait. Elle passa donc fort tranquillement cette nuit-là tandis que son cousin était plus inquiet qu’il ne voulait le dire, non pas pour lui-même, mais pour les femmes qu’il s’était chargé de guider. Le lendemain, avant de se mettre en route, il demanda au mouktar une escorte de zaptiés ou gendarmes, il savait à quoi s’en tenir sur la vaillance de ces protecteurs officiels ; mais ils grossissaient la caravane, qui devenait désormais trop nombreuse pour que la tribu kurde n’hésitât pas à lui barrer le chemin.

Pendant deux jours encore, rien ne vint justifier les alarmes de Tikrane-Effendi. Les Européens rencontraient, presque toutes les heures, de longues files de bêtes de charge accompagnées de leurs muletiers, qui semblaient voyager en toute sécurité. On voyait à droite et à gauche de la route des groupes nombreux de villages habités par une population misérable, moitié arménienne, moitié turque. cette pauvreté paraissait inexplicable au milieu de ce pays de pâturages fertiles et de riches terres à blé. Tikrane souffrait de ce contraste. C’était la première fois qu’il traversait l’Arménie, sa patrie d’origine. Né et élevé à Constantinople, il s’était rendu par le Caucase à Tauris, où il faisait partie de la commission internationale dans laquelle le général Blandemere représentait l’Angleterre. — Mon malheureux pays, disait-il, a été le champ de bataille de tout l’Orient depuis les commencemens de l’histoire. Il sert aujourd’hui de campement à cinq ou six races ennemies les unes des autres, et, pour comble de malheur, nos compatriotes vivent pour se quereller entre eux. Pourtant, vous le voyez, tout misérables que nous sommes, nous vivons, et les autres passent. Qui sait s’il n’est pas permis de compter sur un meilleur avenir ?

Son interlocuteur, le lieutenant, l’écoutait d’une oreille distraite : il avait des préoccupations d’une autre nature. En quittant Tauris, il comptait sur les hasards du voyage, sur l’intimité de la vie commune pour le rapprocher de miss Blandemere ; il désirait ardemment s’expliquer avec elle sur un sujet qu’auparavant il n’avait pas encore pu aborder. Cependant les jours se succédaient ; chaque heure ajoutait à la puissance du charme qu’il subissait, et moins que jamais il osait parler. Dans l’accueil que lui faisait Lucy, il n’y avait rien de froid ni de sévère ; mais elle ne paraissait pas soupçonner la nature de l’affection qu’elle inspirait. Elle avait une gaîté douce, bienveillante, communicative, qu’entretenaient les mille incidens d’un voyage qui lui plaisait visiblement ; elle aimait à voir partager par ses amis le plaisir qu’elle éprouvait ; seulement elle restait maîtresse d’elle-même malgré l’enivrement de cette existence vagabonde, et il ne paraissait pas qu’elle voulût se laisser distraire par des soucis d’une autre sorte. L’officier se trouvait presque malheureux, Plein d’énergie et d’activité quand il s’agissait de lutter contre les difficultés de la vie, il redoutait les incertitudes d’un autre ordre. Il avait une confiance imperturbable dans la supériorité des institutions et l’excellence des habitudes nationales de son pays ; il rêvait le bonheur dans le milieu qu’il s’était choisi et dans la paix du foyer domestique. Une femme distinguée et bien née comme sa cousine, une maison peuplée de beaux enfans, l’avancement régulier que lui promettait sa carrière, il ne souhaitait rien en dehors de cela et ne concevait pas que miss Blandemere ne montrât pas d’empressement à se diriger avec lui vers un but si enviable.

Mistress Morton ne s’apercevait guère des agitations morales de Stewart. La brave femme avait dans sa jeunesse parcouru le quart du globe à la suite de son mari, comptable du commissariat de l’armée, et avait vu beaucoup de choses sans trop les regarder. Un jour le comptable, s’étant aventuré loin de ses registres avec une colonne qui poursuivait les Maoris, avait été tué et, disait-on, mangé par les sauvages. Mistress Morton était revenue en Angleterre, s’était attachée à Lucy, alors toute petite fille, et ne l’avait plus quittée. La perspective d’aller en Perse ne l’avait pas effrayée. Le voyage de retour la retrouvait toujours placide ; assise sur son mulet, elle contemplait de tous ses yeux les pays que traversait la caravane, poussait de temps à autre l’exclamation admirative de rigueur, mangeait de bon appétit et dormait de grand cœur à chaque station. Les Turcs qui passaient sur la route s’arrêtaient un moment devant cette grosse dame rose aux yeux calmes, vêtue invariablement d’étoffes claires, et la regardaient avec considération. Pendant les loisirs du voyage, elle confectionnait une merveilleuse tapisserie commencée à Tauris, et inspirée par le souvenir des étoffes persanes couvertes d’oiseaux et de fleurs brillantes.


II

Comme on approchait de Khinis, on trouva la terre couverte de neige ; l’hiver s’était déjà abattu sur ces hauts plateaux, qui pendant six mois de l’année deviennent froids comme la Sibérie. Il fut convenu qu’on se hâterait, de peur de rencontrer les mauvais temps dans les montagnes entre Erzeroum et Trébizonde. Les journées de marche furent donc allongées ; on partait le matin avant l’aube, on s’arrêtait une heure seulement à midi, et on marchait jusqu’à la nuit. Le froid devenait très vif ; un tapis blanc s’étendait sur les plaines, sur les montagnes, sur le lit des torrens gelés. De longues stalactites étaient suspendues sur les cascades, pareilles à la chevelure cristallisée d’une naïade surprise par l’hiver : les rochers verticaux, noirs au milieu de cette immensité blanche, se dressaient comme des monumens funéraires ; les corbeaux, perchés sur leur sommet, battaient des ailes et poursuivaient de leurs cris rauques les imprudens qui ne craignaient pas de troubler par leur présence les silencieux mystères de l’hiver arménien.

Les voyageurs subissaient la contagion de cette tristesse de la nature environnante, les conversations devenaient rares, et dans la caravane on n’entendait guère que le bruit des fourreaux de sabre heurtant à temps égaux les larges étriers. Seule, miss Blandemere conservait sa gaîté sereine et fière. Elle était charmante sous son bonnet d’astrakan, avec ses cheveux tombant en longues boucles sur la fourrure noire de sa pelisse. Elle raillait Tikrane-Effendi à propos de l’enthousiasme discret que lui inspirait son pays. — Vous n’êtes pas patriote, lui disait-elle. Pourquoi vous autres Arméniens ne venez-vous pas tous vous établir dans les cahutes souterraines de ces villages, au milieu de vos neiges nationales ? Il faut avoir le courage de ses opinions.

Vers trois heures du soir, la neige tomba plus épaisse. On traversait alors des gorges absolument désertes, et le gîte était encore éloigné. Les chevaux n’avançaient plus qu’avec peine ; les voyageurs se sentaient glacés sous leurs épaisses fourrures. A quatre heures, le vent d’ouest se leva. Il tourbillonnait entre les murs de rocher qui bordaient le sentier, soulevait la neige et la divisait en particules impalpables : on eût dit autant de pointes d’aiguilles gelées qui s’introduisaient dans le nez, dans les yeux, dans les oreilles et empêchaient de respirer, de voir et d’entendre. Le lieutenant marchait un peu en avant des deux femmes ; Tikrane s’approcha de. lui et dit à demi-voix : — Je crois que nous sommes en danger. Ceci est le commencement d’un tipi ou tempête de neige. Je n’en avais pas encore vu, mais on m’en a souvent parlé, et il paraît que c’est terrible.

— Quelle est la nature du danger ?

— D’abord les animaux refusent d’avancer, et les hommes eux-mêmes, aveuglés par la neige tourbillonnante, n’y voient plus à deux pas devant eux. Toute trace de route ayant disparu, on est forcé de s’arrêter où l’on se trouve, et on attend, à la grâce de Dieu, la fin de la tempête.

— Combien de temps dure-t-elle d’ordinaire ?

— Cela varie : quelquefois deux heures, quelquefois deux jours, répondit l’Arménien, devenu subitement très grave et s’effrayant de ses propres paroles. On prétend que le simoun d’Arabie n’est rien en comparaison.

Au même moment, le lieutenant vit que le chef des muletiers s’était arrêté et conférait avec ses hommes. Stewart, qui avait appris le persan à Tauris, ainsi que sa cousine, alla lui demander de quoi il s’agissait. — Ne voyez-vous pas le tipi ? répondit le muletier en secouant la. neige qui couvrait sa barbe et ses épais sourcils.

— Que faut-il faire ?

— Nous n’avons pas l’embarras du choix. Ni les hommes ni les bêtes ne pourraient faire dix pas maintenant, et dans une demi-heure ce sera bien pis. Si l’orage dure, je crois bien que nous sommes en grand péril.

Stewart alla dire aux femmes qu’il fallait s’arrêter un moment. Mistress Morton, qui n’avait pas conscience du danger, descendit de sa mule de la meilleure grâce du monde ; mais Lucy avait lu plus d’une description de ces sinistres ouragans, elle comprit la vérité et devint pâle. Stewart se sentit le cœur serré : l’angoisse de son amour se doublait du sentiment de sa responsabilité.

Les voyageurs d’une caravane sont comme l’équipage d’un navire, et l’expérience a tracé la ligne de conduite que doit suivre chacun d’eux au milieu des tempêtes de montagnes, comme elle a déterminé les devoirs des marins à l’heure des ouragans de mer. Le katerdgi-bachi ou chef des muletiers, devenu le véritable capitaine de la troupe, ordonna de décharger les bagages, et y fit prendre tout ce qu’on put trouver de couvertures. Un large tapis fut étendu à terre au pied d’un rocher ; puis tous les voyageurs se réunirent en un seul groupe, s’assirent le plus près possible les uns des autres et étalèrent au-dessus d’eux les couvertures comme une voûte. Ils formaient ainsi une sorte de monticule vivant que la neige ne tarda pas à recouvrir. L’un des muletiers avait soin de ménager, au-dessus de leurs têtes, un passage pour l’air du dehors. On raconte que des voyageurs surpris par le tipi ont survécu à vingt, trente et même quarante heures de cet ensevelissement. Si la tempête dure plus longtemps, le froid et la faim font leur œuvre. Au printemps suivant, les premiers passans qui traversent le pays lors du dégel retrouvent les cadavres intacts, dans la situation où la mort est venue les prendre. Il n’y a pas de désespoir qui tienne contre la fatalité d’une telle situation. Les plus impatiens comprennent que la lutte est impossible et se résignent. D’ailleurs ceux qui ont vu de près la mort sous cette forme prétendent qu’elle est presque douce : le froid engourdit avant de tuer, et l’on ne se sent pas finir. Un sommeil profond, invincible, épargne au mourant les horreurs de l’agonie.

Quand la nuit tomba, la tempête était plus violente que jamais. Lucy était assise entre son cousin et mistress Morton. Celle-ci avait enfin compris que l’existence de la caravane courait des risques sérieux, et elle pleurait, non pas sur ce qui allait être enlevé de ses vieilles années, mais sur la jeunesse si douloureusement abrégée de sa fille d’adoption. Stewart songeait qu’après tout, s’il fallait mourir, il lui serait doux de mourir auprès de ce qu’il aimait le plus au monde. Lucy, à qui les terreurs même d’une pareille situation ne pouvaient enlever sa sérénité d’esprit, récitait tout bas ses prières. Quant à l’Arménien et aux muletiers persans, ils avaient pris leur parti. Les Orientaux voient venir la dernière heure sans larmes et sans plaintes, comme les petits enfans.

Les voyageurs ne souffraient pas encore trop du froid : la chaleur de ces corps réunis sur un étroit espace entretenait autour d’eux une température plus élevée que celle du dehors ; mais la neige tombait toujours, et pouvait tomber ainsi le lendemain, le surlendemain, toute la semaine ; un moment arriverait où elle s’accumulerait en lourde masse et où l’on ne pourrait plus ménager un accès à l’air extérieur. Les heures passaient, longues comme des siècles ; la faim commençait à se faire sentir. Européens et indigènes, tous se taisaient. On n’entendait que les sifflemens du vent et le bruit sourd des masses de neige qui, de temps en temps, tombaient du haut des rochers dans la vallée. Un muletier se leva en silence, et se dressa de toute sa hauteur pour dégager l’ouverture supérieure de la prison de neige ; mais, au lieu de se rasseoir ensuite, il resta debout plusieurs minutes, observant ce qui se passait au dehors. — Que vois-tu ? demanda le katerdji-bachi.

— Donne-moi ton pistolet, répondit l’homme. Un ours rôde autour de nous. — Et il tira un coup de feu dans la nuit.

Personne n’avait pensé encore à ce nouveau danger. La perspective en parut trop horrible à la pauvre Lucy. Sa fermeté d’âme lui permettait de se résigner à rester ensevelie sous le blanc linceul de la neige ; mais l’idée de cette bête fauve qui la guettait comme une proie, qui bientôt peut-être ouvrirait avec ses pattes le toit de neige et choisirait une victime parmi les malheureux voyageurs, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Peu à peu elle se sentit défaillir, et perdit enfin toute conscience d’elle-même.

Quand le sentiment lui revint, elle se trouvait en pleine nuit, portée sur les bras de quelqu’un dont elle ne pouvait distinguer les traits. La neige tombait toujours, et le vent lui fouettait le visage ; ce furent sans doute ces âpres caresses de la tempête qui la ranimèrent. Elle ne souffrait pas, mais elle se sentait envahie par une sorte de torpeur qui ne lui permettait pas de parler et de s’enquérir de sa situation. Au bout de quelques instans, elle se sentit déposer à terre ; plusieurs personnes auprès d’elle s’entretenaient à voix basse. Elle ouvrit les yeux et vit mistress Morton, qui se jeta dans ses bras. — Je t’ai crue morte, ma chérie, disait sa vieille amie en la couvrant de baisers. — Stewart, Tikrane et les gens de la caravane étaient tous là ; plus loin, des hommes portant le costume du pays se pressaient devant un grand feu. En promenant ses regards autour d’elle, elle distingua des voûtes sculptées, des arcades, des colonnes ; l’endroit où tout ce monde se trouvait assemblé était une église à demi ruinée.

— Comment sommes-nous venus ici ? demanda-t-elle à son cousin.

Stewart raconta que le muletier avait tiré sur l’ours, et l’avait manqué : deux circonstances également heureuses, car, si la bête féroce avait été atteinte, elle aurait assiégé la cave de neige qui servait de retraite aux voyageurs, au lieu de s’enfuir comme elle l’avait fait en entendant le bruit du coup de pistolet qui ne l’avait pas touchée ; d’autre part, ce même bruit avait amené auprès d’eux leur sauveur. — Le voilà dit le lieutenant en allant chercher un homme qui se tenait à l’écart, devant le feu. — Miss Blandemere reconnut Sélim-Agha.

Il s’approcha lentement. Mistress Morton courut à lui, et lui sauta presque au cou en s’écriant qu’elle lui devait la vie. Le Kurde s’arrêta, étonné de ces démonstrations de reconnaissance et de ces discours dans une langue qu’il ne comprenait pas. — Les dames veulent te remercier du service que tu nous as rendu à tous ; c’est Dieu qui t’a conduit sur notre chemin, dit Stewart en persan.

— Chaque homme a sa destinée écrite sur son front, répondit l’agha. Je dois plus remercier mon étoile de m’avoir amené ici que vous ne devez remercier la vôtre de m’y avoir rencontré, ajouta-t-il, ses yeux noirs fixés sur ceux de Lucy.

La jeune voyageuse voulut se lever pour aller, elle aussi, exprimer sa gratitude à l’agha ; mais malgré l’aide de son cousin elle ne put se tenir debout. — La cadine doit avoir eu les pieds gelés pendant que je la portais, dit Sélim. Il faut les lui frotter avec de la neige. — Mistress Morton s’empressa de déchausser sa jeune amie, et vit qu’elle avait les pieds blancs, inertes et froids comme du marbre. On apporta de la neige, et la bonne dame commença ses frictions. — Ce n’est pas ainsi qu’on doit frotter un pied gelé, dit le Kurde à Stewart, et il fit un mouvement comme pour montrer à la vieille Anglaise la manière de s’y prendre ; mais tout à coup il s’arrêta, retenu par une pensée subite. Il avait compris que l’assistance d’un homme, d’un inconnu, pourrait bien, en dépit de la gravité des circonstances, être gênante pour la voyageuse étrangère. — Viens ici, Aïcha, dit-il en se tournant vers le groupe réuni devant le feu. — Un garçon d’une douzaine d’années répondit à cet appel. Sélim-Agha lui dit quelques mots en kurde, et l’enfant, s’agenouillant près de Lucy, reprit la besogne si mal commencée par la veuve du comptable. Au bout de quelques minutes, les pieds de la jeune fille étaient redevenus roses, et le sang y circulait ; mais on ne lui permit pas de s’approcher du feu. Elle prit à la hâte quelques alimens, une toile fut tendue entre deux colonnes, et les deux femmes allèrent chercher derrière ce rempart improvisé un repos bien nécessaire après tant d’émotions.

Tikrane et le lieutenant demandèrent alors au Kurde comment il s’était trouvé si à propos sur leur route. — J’ai été surpris comme vous, dit Sélim, par le tipi ; mais je connaissais depuis longtemps cette église, et je m’y suis réfugié. Ainsi que tu as pu le voir, elle est éloignée d’une centaine de pas seulement du lieu où vous avez fait halte ; la neige et les tourbillons vous ont empêchés de la découvrir. J’ai trouvé en arrivant ces paysans qui sont là devant nous : ils s’étaient arrêtés également dans l’église avec leur âne chargé de petit bois qu’ils allaient vendre sur le marché de Khinis ; c’est ainsi que nous avons pu avoir du feu. Au moment où nous allions nous endormir, un de mes hommes resté en sentinelle est venu m’avertir qu’il avait entendu la détonation d’un pistolet. Pensant que ce coup de feu était l’appel de quelque voyageur égaré, nous sommes allés à la découverte. Voilà tout. Demain, si l’orage diminue de violence, je me rendrai à mon village d’Abdurrahmanli ; j’en ramènerai du monde avec ce qu’il vous faut pour vous remettre dans votre route ; mais j’espère qu’avant de partir pour Erzeroum vous viendrez passer quelque temps chez moi. Tout pauvres que nous sommes, vous trouverez dans ma maison de quoi vous reposer de vos fatigues. — Stewart et Tikrane acceptèrent cette offre avec reconnaissance. Quand ils s’éveillèrent le matin, ils ne trouvèrent plus le Kurde, il était parti avant le jour.

Un rayon de soleil, pénétrant au travers du mur de toile, éveilla Lucy. Elle fit rapidement sa toilette, et vint s’asseoir avec ses compagnons devant un déjeuner aussi frugal que le souper de la veille. Il consistait en pastourma ou viande conservée, en un peu de lait caillé et de pâte d’abricot séchée au soleil. Mistress Morton se fit ensuite apporter la boîte contenant la fameuse tapisserie qu’on avait retrouvée sous la neige, ainsi que les autres bagages, et elle se mit imperturbablement au travail. Tikrane entreprit de montrer l’église au lieutenant et à Lucy. C’est un monument illustre entre tous, contemporain, dit-on, de saint Grégoire l’Illuminateur ; les Turcs l’ont appelé Sarmadjik Kilissè à cause d’un lierre qui court sur les sculptures de la façade. Miss Blandemere ne songeait guère à admirer les trois coupoles de pierre, les arcades hardies, les figures de saints qui ornent l’antique église. Elle pensait aux événemens de la veille, à la mort qu’elle avait vue de si près, à ce sauveur inattendu qui, au risque de tomber dans un trou de neige ou de s’égarer dans les ténèbres, l’avait arrachée au plus terrible des dangers. C’était, disait-on, un brigand ; mais les idées de l’Orient ne sont pas les nôtres, et d’ailleurs les parens de Lucy se vantaient de connaître plusieurs brigands pareils dans l’histoire de leur famille. Les Blandemere qui au moyen âge pillaient les navires échoués au pied de leur château étaient sans doute moins scrupuleux que le chevaleresque bandit de la montagne kurde. Ces Normands féodaux n’avaient pas à coup sûr la nature fine, élégante, l’élévation de sentimens dont l’Abdurrahmanli avait donné plus d’une preuve. Comment reconnaître un tel service rendu par un tel homme ? Miss Blandemere se sentait fort embarrassée.

Vers le milieu de la journée, elle fit apporter des coussins sous le porche de l’église. Le ciel avait repris toute sa sérénité ; le soleil brillait sur cette neige perfide, si calme maintenant, et qui, la veille, promenait de la terre au ciel ses vagues impalpables. Miss Blandemere était heureuse de revoir la lumière ; au sortir d’un grand péril, on éprouve cette calme ivresse du convalescent qui renaît à la douceur de vivre. En promenant ses regards sur la campagne déserte, Lucy vit une troupe lointaine de cavaliers qui venaient des montagnes, du côté du nord. Ils avançaient aussi vite que le permettait l’épaisse couche de neige étendue sur le sol. Sêlim-Agha chevauchait à leur tête ; mais Lucy ne le reconnut pas tout d’abord. Il avait quitté les vêtemens turcs qui lui servaient de déguisement lors de son expédition de Mekkio, et il reparaissait sous le brillant costume de guerre de sa nation. Un turban blanc, étroit et haut comme une tiare, remplaçait le fez constantinopolitain ; sa veste bleue étincelait de broderies d’argent, et sur son kilt, semblable à celui des montagnards d’Ecosse, pendait un arsenal compliqué de petits instrumens d’argent ciselé dont les Kurdes se servent pour charger leurs armes à feu. Deux longs pistolets se perdaient dans l’écharpe de cachemire qui lui entourait la taille ; un de ces sabres anciens à lame presque droite, devenus si rares aujourd’hui, était suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rouge à glands d’or. Agile comme un cerf, son cheval turcoman enfonçait à peine dans la neige. Ce Kurde avait une beauté vraiment noble et intelligente ; ses mouvemens décelaient une vigueur nerveuse et souple, la vigueur de ces panthères apprivoisées que la mythologie hellénique donnait pour montures aux compagnons du Bacchus indien. Derrière lui marchaient une trentaine de Kurdes, équipés à peu près de la même manière et armés de longues lances à houppes de soie flottantes. L’étincelante lumière de ce beau jour d’hiver se reflétait sur l’acier poli des sabres et des lances, et se décomposait en petits arcs-en-ciel dans la poussière neigeuse que soulevaient les pieds des chevaux. — Very beautiful indeed ! s’écria Stewart à ce spectacle, en répétant sans y prendre garde la célèbre exclamation du duc de Wellington.

On arracha mistress Morton aux délices de sa chère méridienne ; les préparatifs du départ furent bientôt terminés, et l’on se mit en route pour Abdurrahmanli. Les chemins étaient peuplés comme à l’ordinaire ; les katerdgis, que la tempête avait retenus la veille dans les villages, recommençaient leurs voyages, et les Européens en rencontraient plus d’un accroupi sur les ballots, chantant la lente complainte des cruautés de la belle Dériko. — J’aime l’Arménie, dit Lucy à l’effendi, malgré sa neige et ses longs hivers ; mais vous avez beau dire, elle restera toujours pauvre. — Ne le croyez pas ; elle est riche au contraire, seulement cette richesse reste stérile. Le blé qui dort là sous la neige, couvrira au printemps ces plaines d’une moisson suffisante pour nourrir la moitié de l’Europe. Comme les routes manquent, on ne peut expédier le grain à l’étranger, et parfois il pourrit dans les granges ; mais nous tenons la terre, et nous la garderons : c’est là pour les Arméniens, le meilleur gage d’avenir.

A côté d’eux, Sélim-Agha cheminait en silence. — Qui te rend triste ? lui demanda Lucy. — L’Abdurrahmanli ne répondit que par le grave sourire qui lui était habituel. Miss Blandemere ne se tint pas pour battue ; elle se mit à interroger l’agha sur sa famille, sur son passé, sur sa vie présente. Il sortit peu à peu de sa réserve, et lui décrivit, avec une simplicité presque éloquente, les plaisirs et les dangers de son existence nomade, les longs loisirs de l’hiver dans les maisons bien closes, les voyages à la suite des troupeaux, pendant la belle saison, lorsque la tribu plantait successivement ses tentes sur toutes les montagnes de l’immense plateau du Taurus ; puis les luttes avec les clans rivaux, les razzias, les escarmouches au bord des torrens et des précipices. Par momens, au milieu de son récit, il fixait les yeux sur Lucy, s’oubliait à la contempler, et chevauchait plongé dans une silencieuse rêverie. Lucy n’était pas une coquette, mais elle ne pouvait observer sans un secret plaisir l’émotion de l’Abdurrahmanli. — Ce n’est pas jouer avec le feu, pensait-elle. Dans trois jours, nous serons bien loin l’un de l’autre. — Après un de ces intervalles de silence, elle demanda de nouveau à Sélim ce qui le rendait rêveur. — As-tu donc des chagrins ? dit-elle.

— Peut-être, répondit celui-ci.

— Allons, je vois que les chagrins sont une maladie de tous les climats. Heureusement qu’il est toujours possible de s’en guérir, d’après ceux qui s’y connaissent.

Le Kurde la regarda avec son sourire mélancolique. Leurs compagnons étaient restés un peu en arrière ; il se pencha vers miss Blandemere, et, presque à l’oreille, lui dit ces vers d’une vieille anthologie persane :


— Féridoun, tes pensées sont tristes comme les pleureuses des funérailles.
— Ma sœur, les cheveux blonds de l’étrangère sont des rayons de soleil ;
Les rayons me sont entrés au cœur, et ils me brûlent.
— Féridoun, les filles de notre pays ont des remèdes pour ces maux.
— Ma sœur, on n’oublie le mal dont je souffre
Que sous les cyprès funéraires, aux portes de la ville.


Miss Blandemere devint fort rouge. — C’est ma faute, pensa-t-elle. Mes questions ont été imprudentes, et je devais prévoir cette réponse. — Comme en même temps Stewart et l’Arménien les avaient rejoints, Sélim put mettre son cheval au galop et s’éloigner de Lucy. Elle ne songeait pas à lui en vouloir ; cet aveu, qu’elle avait involontairement provoqué, était fait d’un ton de tristesse résignée qui l’empêchait de paraître audacieux. Pendant tout le reste de la journée, le Kurde se tint loin de miss Blandemere ; mais celle-ci ne put s’empêcher de rêver souvent aux étranges métaphores de cette poésie persane, pour qui « les cheveux blonds de l’étrangère sont des rayons de soleil. »

Tourmenté par les incertitudes et les préoccupations de son amour, le lieutenant n’avait pu remarquer sans dépit le long entretien de sa cousine et de l’agha : ce n’était pas qu’il voulût voir en Sélim un rival ; il aurait été jaloux à l’occasion du dernier cornette de sa compagnie, mais ne pouvait l’être d’un Kurde. En s’approchant de miss Blandemere, il lui dit d’un air un peu contraint : — Ce que vous racontait Sélim-Agha était donc bien intéressant ?

— Très intéressant, répliqua presque durement Lucy, à qui la question avait déplu.

La conversation en resta là jusqu’au moment où l’on arriva en vue d’Abdurrahmanli.


III

Le chef des Abdurrahmanli était sincère quand il disait « qu’on n’oublie qu’au tombeau le mal dont il souffrait. » En voyant Lucy pour la première fois, il avait été ébloui. Cette beauté si différente de celle des femmes du pays avait produit sur le Kurde l’effet d’une révélation. Il ne soupçonnait pas qu’il pût exister au monde une chevelure aussi blonde, des joues aussi fraîches, des yeux bleus d’un éclat aussi pur. Lorsque le hasard le remit en présence de cette merveilleuse créature, il sentit s’allumer en lui un amour dévorant, irrésistible, comme l’étaient toutes les passions de sa nature indomptée. Il était complètement subjugué. Miss Blandemere fût-elle venue chez lui comme captive au lieu d’y accepter l’hospitalité qu’il ne se fût pas montré moins respectueux pour elle ; il reconnaissait l’ascendant d’un être d’ordre supérieur, différent de tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.

Quoiqu’il ne raisonnât guère ses impressions, il comprit qu’il était rejeté hors de toutes les voies à lui connues, et se sentit perdu. Il était dans la situation d’un homme qui, au bord de la mer, n’aurait jamais marché que sur des plages solides, et qui tout à coup serait transporté au milieu des sables mouvans. Seulement en pareil cas un Européen se débat, lutte contre le danger même inconnu et mystérieux ; un Oriental accepte silencieusement la destinée qui lui est faite. Souffrir et subir, c’est la devise des races fatalistes. Après que son cœur lui eut révélé qu’il aimait et que son instinct l’eut averti qu’il n’avait pas d’espérance à concevoir, il ne trouva pas d’autre parti à prendre que celui de s’abandonner aux événemens. — J’ai encore, pensa-t-il, quelques heures, quelques jours peut-être à la voir. — Ce fut là toute sa consolation ; quant à ce qui adviendrait après le départ de l’étrangère, ce n’était pas son affaire à lui, cela regardait le destin. Il sentait confusément qu’elle avait fait un grand ravage dans sa vie, que, lorsqu’elle ne serait plus là il ne pourrait plus revenir à son existence ordinaire ; mais il remettait à l’heure à venir le souci de prendre une détermination.

Il ne faisait pas encore nuit quand l’Agha et ses hôtes arrivèrent à Abdurrahmanli. C’était un groupe d’habitations à demi souterraines qui s’échelonnaient sur la pente assez raide d’une sorte de promontoire entouré de trois côtés par un torrent alors gelé. Les maisons, fort spacieuses, étaient toutes adossées à cette pente, de manière que les portes des plus hautes s’ouvraient sur le toit en terrasse des plus basses. Quand on dépassait le seuil, on trouvait devant soi une sorte d’escalier de pierre qu’il fallait descendre pour arriver au sol de l’appartement, taillé en partie dans le rocher. Ce sont bien toujours « les demeures souterraines, pleines de grands vases de cuivre, et où les montagnards vivent avec leurs bestiaux, » que décrivait, il y a deux mille ans, le chef des mercenaires de Cyrus le Jeune.

On sait que les Kurdes ne sont guère musulmans que de nom, et que leurs femmes ne se voilent pas comme les Turques en présence des étrangers. Quand l’agha introduisit les Européens dans sa maison, ils y furent reçus par sa sœur ; c’était une femme jeune encore, veuve d’un Kurde de la même tribu. Comme tous les Abdurrahmanli, dont l’existence nomade se passe en Perse autant qu’en Turquie, elle parlait assez bien le persan. Elle accueillit miss Blandemere avec une politesse un peu hautaine ; elle semblait habituée à commander dans la maison, et n’avait rien de la timidité des femmes du Levant. En réalité, c’était elle qui menait les affaires de la tribu, et qui inspirait les résolutions prises dans cette petite république dont l’agha était le président.

Elle présenta à miss Blandemere sa fille, toute jeune encore, et qui, par suite d’un étrange caprice de la nature, était blonde comme une femme du nord. Lucy lui demanda son nom. — On m’appelle Frandjik (la petite Franque), répondit l’enfant. On m’a donné ce nom à cause de la couleur de mes cheveux, qui ressemblent aux tiens, ajouta-t-elle en baisant une des tresses flottantes qui tombaient sur les épaules de miss Blandemere.

Le repas du soir fut somptueux. On y servit un mouton apprêté à la manière du pays, un rôti de forêt, comme l’appellent les gens de l’Anatolie, puis des volailles presque grasses, chose rare en Turquie, des fruits conservés et toute sorte de crèmes. Pendant le dîner, un vieux musicien, qui était à la fois le poète et le sorcier de la tribu, chantait des chansons dans les trois langues des Abdurrahmanli, le kurde, le turc et le persan. Il était aveugle comme Homère, et tenait en main un instrument composé de trois cordes de métal tendues sur une planche de bois. La lyre de ces ménétriers ambulans qui furent les pères de la poésie hellénique ne devait être ni beaucoup plus compliquée, ni beaucoup plus harmonieuse. Quand on quitta la table ou plutôt le large plateau d’étain ciselé qui en tenait lieu, le vieillard déposa près de lui sa guitare, et, prenant un neil, sorte de flûte aux sons doux et mélancoliques, il fit entendre les premières mesures de l’air sur lequel on chante les vers persans de la Douleur de Féridoun[1]. L’agha l’interrompit brusquement, lui dit que c’était assez de musique comme cela, et parut, pendant le reste de la soirée, plus songeur et plus préoccupé que jamais.

La sœur de Sélim conduisit elle-même les deux étrangères dans une maison voisine qui avait été préparée pour les recevoir. — Ma fille restera ici, dit-elle, et passera la nuit auprès de vous. — La chambre à coucher était grande, fort propre, et égayée par la lueur d’un beau feu flambant. Sur le plancher étaient étendus des matelas recouverts d’épaisses couvertures à larges raies de couleur. Mistress Morton, qui tombait de sommeil, se coucha la première. Elle fut satisfaite de la manière dont les Kurdes entendaient les conditions matérielles de l’existence, et déclara que depuis longtemps elle n’avait pas trouvé de si bon lit. Cinq minutes après, elle dormait du plus profond sommeil. Lucy se déshabilla, mais ne parut pas aussi pressée de partir pour le pays des rêves ; elle resta longtemps éveillée, causant avec Frandjik. Elle s’était sentie prise d’une subite affection pour cette petite Kurde, blonde comme elle-même, et en qui elle croyait retrouver une compatriote. L’enfant n’avait pas hérité de la nature impérieuse de sa mère ; elle se montra dès l’abord confiante et affectueuse à l’égard de la belle Anglaise.

Frandjik n’était pas sans quelque ressemblance avec Sélim-Agha ; c’étaient les mêmes yeux noirs doux et pleins de flammes, les mêmes élans passionnés promptement contenus, les mêmes accès de mélancolie intermittente, et miss Blandemere ne lui sut pas mauvais gré de la ressemblance. Le nom du chef abdurrahmanli revenait à chaque instant sur les lèvres de l’enfant. — Elle l’aime déjà sans doute, pensait Lucy, ou elle l’aimera bientôt. — Peut-être Lucy ne se trompait-elle pas. Frandjik était très-jeune, mais les courts et brûlans étés de l’Arménie mûrissent vite la jeunesse des filles, et quand la nièce de Sélim-Agha, par les belles matinées d’hiver, interrompait son travail de broderie pour regarder courir les nuages au bord du ciel, il y avait dans ses yeux une expression de méditation inquiète qui n’était déjà plus de l’enfance.

Miss Blandemere lui avait demandé pourquoi elle se teignait le bord des yeux avec cette couleur noire qu’on appelle le surmeh. — Nous autres gens de la montagne, nous sommes obligés de nous peindre ainsi les paupières, avait répondu Frandjik. Ce n’est pas pour paraître plus beaux, mais parce que la petite ligne noire que vous voyez rend les yeux moins sensibles à la réverbération des neiges. — Cependant le lendemain, quand elle vint retrouver Lucy, toute trace de surmeh avait disparu ; je ne sais comment elle s’y était prise pour l’enlever, car il est, dit-on, très difficile de se débarrasser de cette teinture.

Ce jour-là Sélim-Agha fit visiter le village à ses hôtes. Les Abdurrahmanli étaient relativement peu nombreux, mais assez riches, plus riches même que les Haydéranli, dont ils sont un rameau détaché. Presque toutes les maisons étaient commodes, sèches et chaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaient de propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraites d’hiver : on voyait là des bœufs, assez petits et maigres à la vérité, des moutons magnifiques à large queue, des chèvres à longs poils tombant jusqu’à terre. Ces troupeaux avaient pour gardiens de terribles chiens efflanqués, hauts sur jambes, habitués à combattre l’ours et à étrangler un loup d’un coup de dent. Des filles aux cheveux nattés, à l’air un peu sauvage, sortaient de la bergerie avec de grands vases de cuivre poli pleins de lait écumant, et jetaient en passant sur les étrangers un regard effarouché.

Partout où ils allèrent ce jour-là ils trouvèrent le nom de Sélim dans toutes les bouches. Un agha ne peut exiger des Kurdes l’obéissance un peu servile ni l’aveugle soumission avec laquelle on exécute les ordres des grands parmi les Orientaux. Le pouvoir d’un chef de tribu est fondé moins sur le respect qu’inspire son origine que sur son courage, son habileté et son mérite personnel. Les aghas sont au milieu des leurs comme étaient au moyen âge les capitaines, souvent héréditaires, des villes italiennes. Sélim possédait à un haut degré les vertus et les défauts de son peuple ; il était loyal, chevaleresque, intelligent et bon, mais aussi superstitieux et prompt à la vengeance. Il se montrait à l’occasion un terrible justicier. Un villageois arménien de passage à Abdurrahmanli raconta l’histoire suivante à Tikrane. Le cadi de Kara-Aghatch avait battu et dépouillé de ses biens un pauvre paysan chrétien des plaines coupable d’avoir défendu sa femme qu’un soldat outrageait odieusement. Sélim-Agha traversait alors le pays, au retour d’une expédition contre son éternel ennemi le chef de Mekkio. Le paysan vint se plaindre à lui. L’agha ouvrit, de son autorité privée, une enquête sommaire, alla prendre le cadi dans sa maison, lui fit couper la tête, et abandonna au paysan une grosse part du butin provenant de la razzia. L’autorité, pour diverses raisons qu’il serait trop long de rapporter, ne tira pas une vengeance immédiate de la mort du cadi, et le chef des Abdurrahmanli eut depuis ce jour dans la province une haute réputation de défenseur des faibles et de redresseur de torts.

Il était heureux de montrer à miss Blandemere sa rustique opulence ; mais il ne dit pas un mot qui pût trahir les sentimens dont la veille il avait laissé échapper l’aveu. Il se contentait de regarder Lucy et d’admirer longuement, quand elle marchait devant lui, la souplesse de sa taille et la grâce de sa démarche. Miss Blandemere finissait par ressentir les effets de la sympathique attraction que le Kurde semblait exercer sur tout le monde, elle se plaisait à l’entendre parler, et, quand elle lui répondait, sa voix avait des accens d’une caressante douceur.

Les deux compagnons de miss Blandemere voyaient Sélim-Agha d’un œil moins favorable. L’Arménien se sentait mal à l’aise auprès de ce représentant d’une race conquérante qui avait constamment battu la sienne. Un raïa, quel qu’il soit, ne peut que haïr un musulman. D’ailleurs, quoique Tikrane fût traité courtoisement par tout le monde, il était clair que sa situation d’effendi chrétien ne lui valait pas grande considération de la part des gens de la tribu, et ces prétentions même tacites à la supériorité de race sont horriblement blessantes pour ceux qui doivent les subir ; mais le plus malheureux des deux voyageurs était sans contredit le lieutenant Stewart. Depuis que ce Kurde était là l’officier croyait se sentir plus loin du cœur de sa cousine. Tout le voyage n’avait été pour lui qu’une longue série de déceptions, et pour comble de malheur il ne pouvait se dissimuler que Lucy accordait à leur hôte une attention qui ressemblait beaucoup à de la sympathie. En ce moment, Stewart trouvait dur d’être l’obligé de l’Abdurrahmanli. S’il avait cru pouvoir payer avec deux mille livres sa dette de reconnaissance, il aurait tiré de sa poche son carnet de chèques avec un joyeux empressement.

Le soir, il prit Lucy à part et lui demanda quand elle comptait qu’il conviendrait de repartir. — Vous êtes bien pressé, répondit-elle. Nous devons assez à l’agha et à ses compagnons pour leur faire l’honneur de passer quelques jours chez eux.

— Il semblerait que vous avez des raisons pour désirer cette prolongation de séjour.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, si cet homme n’était pas un Kurde, on pourrait croire qu’il ose vous aimer, et que vous ne faites pas ce qu’il faut pour le ramener à des idées raisonnables.

A peine le lieutenant eut-il dit ces mots qu’il les regretta de tout son cœur ; mais ils avaient été entendus. Miss Blandemere s’en crut d’autant plus offensée qu’elle ne se sentait pas complètement innocente. — Quand il en serait ainsi, dit-elle, je ne vois pas ce qui vous autorise à me demander des comptes. Je n’ai d’engagemens avec personne, et je suis maîtresse de moi-même. — Elle se leva brusquement, traversa la chambre d’un air irrité, et sortit.

Il était déjà assez tard. Quand elle entra dans son appartement, elle trouva mistress Morton couchée et endormie. Elle s’assit devant le foyer. Stewart l’avait profondément blessée ; elle ne lui avait pas donné le droit d’être jaloux, se disait-elle. Et d’ailleurs pourquoi parler de Sélim avec ce mépris ? Lucy devait s’avouer à elle-même qu’elle n’était pas restée insensible aux séductions de ce Kurde, comme l’appelait son cousin, et quelque chose des dédains de Stewart remontait jusqu’à elle.

Pendant qu’elle regardait tristement la flamme qui dansait au-dessus de l’immense fagot de broussailles, la porte s’ouvrit ; c’était Frandjik qui entrait. Voyant Lucy plongée dans ses pensées, elle ne voulut pas l’en distraire. Elle s’assit à ses pieds, et resta silencieuse jusqu’au moment où miss Blandemere s’aperçut de sa présence. — Tu étais là ? lui dit celle-ci en l’embrassant. — Lucy se sentit heureuse de voir la petite Kurde auprès d’elle. L’enfant la tirait de son isolement : mécontente d’elle-même et des autres, miss Blandemere trouvait pénible cette solitude où la poursuivaient ses tristes pensées.

Frandjik était une étrange créature : douce, tendre et craintive, elle étonnait les rudes montagnards parmi lesquels le hasard l’avait fait naître. Elle toussait souvent, et on se demandait comment sa petite poitrine pouvait respirer l’air vif de la montagne. Plus jeune, elle n’aimait pas les jeux bruyans des enfans de son âge, et maintenant on ne pouvait deviner à quoi elle songeait quand elle restait des heures entières assise sur un rocher, suivant d’un œil rêveur les lignes capricieuses des sommets qui bordent le ciel comme les rivages de l’infini.

Elle appuya sa tête sur les genoux de Lucy, et toutes deux se mirent à causer. Elles passèrent ainsi une partie de la nuit. Frandjik, que sa mère ne choyait guère, la regardant comme un peu folle, trouvait un plaisir inexprimable à ces entretiens. Elle s’ignorait trop elle-même pour beaucoup apprendre sur son propre compte à sa nouvelle amie ; mais son cœur était tout plein, et elle avait besoin de l’ouvrir. N’ayant jamais quitté ses montagnes, ne connaissant même pas les villes voisines, elle ne pouvait se plaindre de la destinée qui lui était faite ni en souhaiter une meilleure ; mais son oncle était le seul être qu’elle aimât véritablement, et elle comprenait d’instinct qu’il y avait ailleurs des cieux plus doux que le ciel de ses campagnes natales. Elle aurait voulu suivre Lucy, et se désolait à la pensée de la quitter. Puis elle reparlait de son oncle, des bontés qu’il avait pour elle ; jamais il n’avait dit, ce que répétaient tous les autres, que les djadés (magiciennes) avaient jeté un sort à la petite Franque. Elle finit par éclater en sanglots. Lucy lui demanda la cause de ses larmes ; Frandjik ne pouvait la dire, car elle-même ne la savait pas. Miss Blandemere la fit asseoir auprès d’elle, sur le lit, et tâcha de la consoler ; peu à peu ses larmes tarirent, et elle s’endormit comme un enfant dans les bras de son amie.

À ce moment, il semblait à miss Blandemere que le sort s’était trompé dans le lot qui lui était destiné, de même qu’il avait mal choisi celui de Frandjik. Elle n’aurait pas vécu sans plaisir dans cette sauvage contrée, dont les horizons nobles et sévères et dont les violens contrastes charmaient les fantaisies de sa nature ardente et sérieuse tout ensemble. Elle aurait trouvé ici, pensait-elle, une foule de satisfactions intimes qui lui manqueraient peut-être dans un milieu plus civilisé : quant à la simplicité de la vie pastorale, qui aurait épouvanté une autre Européenne, elle s’y serait faite sans regret.

Comme elle ne pouvait dormir, elle prit sur une tablette un narghilé qui était là tout préparé pour elle. Le tombéki qu’on brûle dans ces narghilés est une herbe aromatique qui n’a rien de l’âcreté de notre tabac ; il plaît à presque toutes les femmes qui habitent l’Orient, même aux Franques, et Lucy avait pris, à Tauris, l’habitude de le fumer. Seulement il se trouva que les feuilles de ce tombéki étaient mélangées d’un peu d’opium. Il n’y en avait pas assez pour enivrer complètement miss Blandemere ; mais sous l’influence de ce narcotique, si faible qu’il fût, ses pensées devinrent plus libres, plus légères en quelque sorte, et s’envolèrent plus facilement vers les régions de la fantaisie. Tout en fixant ses yeux sur les fines découpures de bois du plafond doré par les derniers reflets de la flamme expirante, elle commença tout éveillée un rêve plus aventureux peut-être que ceux du sommeil. Elle se figurait qu’elle était la maîtresse de ces demeures, que sa vie devait dorénavant se partager entre les travaux de l’hiver dans les grandes habitations souterraines et la pastorale nomade des longs mois d’été. Comme sa compatriote lady Esther Stanhope, elle serait la reine des tribus. Frandjik deviendrait sa fille, et celui qui l’avait sauvée la remerciait de le sauver à son tour « du mal pour lequel n’ont point de remède les filles de ce pays. » Ces pensées vagues se succédaient dans son esprit comme des flots qui lentement, l’un après l’autre, viennent déferler sur une plage et se confondent en expirant.

Le feu allait s’éteindre, elle se leva pour le ranimer ; mais elle se sentit la tête pesante. — Cette chambre manque d’air, se dit-elle. — Elle se dirigea vers la porte, et l’ouvrit. Dans la nuit silencieuse, on entendait l’aboiement des chiens de garde courant autour des bergeries. Lucy voyait comme à travers un nuage le calme paysage d’hiver ; mais les étoiles, petites et un peu pâles, lui semblaient rayonner dans une atmosphère plus douce qu’à l’ordinaire. A la clarté de la lune, elle aperçut une ombre qui se, promenait au milieu de la neige, sur les terrasses supérieures : elle crut reconnaître Sélim-Agha. C’était bien lui. Depuis qu’il avait rencontré l’étrangère, il n’avait pas eu deux heures de sommeil calme : en se rapprochant de l’habitation de Lucy, il croyait donner le change aux préoccupations qui le tourmentaient. Il vit miss Blandemere, qui, blanche comme un fantôme, s’appuyait à l’un des piliers de bois placés de chaque côté de la porte. Le Kurde ne pouvait supposer que ce fût bien elle qu’il trouvait là dehors, à une pareille heure ; il pensa d’abord qu’une des aïeules de la tribu était sortie de son tombeau pour revoir les lieux où s’était passée sa jeunesse. La rencontre d’un revenant est, pour un vivant, le gage d’une mort prochaine : l’apparition n’effraya pourtant pas Sélim ; il lui semblait naturel que cette messagère d’outre-tombe vînt lui annoncer la fin d’une souffrance qu’il lui semblait impossible de supporter longtemps. Il s’arrêta et attendit. La présence imprévue de l’agha était, pour Lucy, la continuation de son rêve : elle quitta le pilier, traversa la ruelle d’un pas de somnambule, et se dirigea vers lui. Aux rayons de la lune, Sélim distingua les traits de la voyageuse ; mais ils lui parurent animés d’une expression étrange qu’il ne leur avait jamais vue encore. Elle porta la main à sa tête et chancela : d’un bond, le Kurde fut près d’elle et la soutint dans ses bras. En sentant le cœur de la jeune fille battre contre sa propre poitrine, le Kurde fut plus épouvanté qu’il ne l’avait été à la perspective d’un tête-à-tête avec un fantôme. Il est bien connu dans tout le pays kurde que les morts se plaisent à sortir de l’étroite prison du tombeau, mais cette évocation d’une vivante, d’une Franque imposante, noble et froide comme l’était Lucy, c’est là un prodige qui dépasse la puissance de l’amour même le plus ardent. D’ailleurs ces yeux démesurément agrandis, ces frémissemens qui faisaient palpiter la poitrine de l’étrangère, montraient qu’elle subissait une inexplicable et mystérieuse influence. Silencieuse, elle appuyait son front sur l’épaule de l’Abdurrahmanli. Celui-ci inclina la tête vers elle, et, sans peut-être qu’il le voulût, sa bouche effleura la joue pâle de miss Blandemere. Elle frissonna à ce contact ; en même temps une brise passa sur le village, une de ces brises froides tout imprégnées de l’humidité des neiges. Lucy s’éveilla ; peu à peu l’air glacé rafraîchit son front et calma l’exaltation nerveuse que l’opium avait fait naître. Effrayée de se retrouver dans les bras du Kurde, elle le repoussa brusquement. Le souvenir de tout ce qui s’était passé lui revint à l’esprit ; mais elle ne comprenait pas encore comment de vagues songeries commencées au coin du feu l’avaient conduite jusque-là Pendant quelques secondes, elle resta debout devant Sélim sans lui parler ; puis elle lui dit : — Je dois vous sembler bien étrange ! Je suis moi-même étonnée de me voir ici. L’atmosphère trop chaude de ma chambre m’avait rendue souffrante ; j’ai voulu respirer un moment dehors ; mais le froid m’a surprise et j’allais perdre connaissance au milieu de la neige, si vous ne vous étiez encore trouvé là pour venir à mon secours. Je me sens mieux maintenant.

Lucy revint vers la maison et rentra. Quand la porte fut refermée, elle se sentit émue et tremblante comme une personne qui vient d’échapper à un grand danger. — Ah ! dit-elle tout bas en passant devant sa vieille compagne endormie, tu ne sais pas quelle folle tu as élevée ! — L’air de la chambre était chargé de vapeurs étranges, plus pénétrantes que celles du tombéki : Lucy reconnut l’odeur particulière à l’opium, tout lui fut expliqué. Elle ranima le feu, et ouvrit un moment le châssis de papier qui servait de fenêtre.

Miss Blandemere, en repassant dans son esprit les événemens de la soirée, se jugea sévèrement. Elle se reprocha ses imprudentes rêveries ; elle se trouva cruelle d’avoir joué avec l’amour du Kurde et avec l’inquiète affection de son cousin. Ce roman de vie nomade qui l’avait un moment séduite lui parut odieux et absurde : qui sait où il aurait pu la mener, s’il y avait eu un peu plus d’opium dans le narghilé, si le souffle du vent d’hiver n’avait pas dissipé son ivresse ? Elle ne songeait plus maintenant qu’à s’éloigner du village kurde, comme on s’éloigne du bord d’un précipice.

Frandjik était plongée dans un calme sommeil, mais une larme pendait encore à l’extrémité de sa paupière close. Lucy sécha cette larme avec un baiser ; puis, s’agenouillant devant son lit, elle commença sa prière du soir. Dans ce qu’elle demandait à Dieu, il y avait des souhaits de bonheur pour cette petite amie d’un jour qu’elle allait quitter, et qui, seule désormais, resterait livrée aux caprices de cette destinée qui joue avec la vie des hommes comme le vent avec les feuilles tombées. La prière finie, elle se coucha auprès de Frandjik ; leurs chevelures blondes se confondirent sur l’oreiller, et l’on n’entendit plus dans la chambre que le cri d’un grillon caché parmi les cendres de l’âtre.


IV

Quand le lendemain matin miss Blandemere rencontra Stewart, elle lui tendit la main. — Pardonnez-moi, dit-elle, j’ai été injuste envers vous hier soir, et je le regrette. J’ai un bien mauvais caractère, je tâcherai que vous vous en aperceviez moins souvent à l’avenir. Nous ne reparlerons plus de cela, n’est-ce pas ? Et, pour vous donner une première satisfaction, nous partirons demain.

Erzeroum est à deux journées de caravane d’Abdurrahmanli ; mais les chevaux, de solides bêtes choisies exprès pour le voyage, étaient reposés maintenant, et on pouvait sans trop de difficulté leur faire faire le trajet en un seul jour. Il fut convenu qu’on se mettrait en route avant le lever du soleil. Lucy se chargea d’annoncer à Sélim-Agha cette détermination. — Mon cousin, dit-elle, est forcé de hâter son retour en Europe. Moi-même je crois que j’aurais tort de séjourner davantage dans un pays aussi froid que l’Arménie. Vous avez pu voir que j’étais souffrante, je craindrais les suites d’une crise nerveuse comme celle d’hier.

Le Kurde, qui ne s’attendait pas à un si brusque départ, sentit que son cœur se brisait ; mais il ne manifesta aucune émotion. — Il sera fait comme vous le désirez, répondit-il. Je vais donner des ordres pour que tout soit prêt demain matin.

La journée se passa tristement ; Frandjik ne quittait plus miss Blandemere, et pouvait à peine retenir ses larmes. Le lieutenant voulut laisser à la tribu un souvenir de son passage : il payait magnifiquement les moindres services. Il prit à part le vieux barde aveugle, et lui remplit les deux mains de medjidiés d’or. Celui-ci, fier et gueux comme un poète, accepta cette libéralité du même ton que l’aède Démodocus recevait les présens des rois. — Je composerai un poème en ton honneur, dit-il, et ton nom vivra longtemps parmi les fils des Abdurrahmanli.

Miss Blandemere ne dormit pas de toute la nuit. Vers quatre heures du matin, elle et mistress Morton se levèrent et se préparèrent au départ. Quand elles sortirent de la maison, les deux femmes ne trouvèrent pas devant leur porte les chevaux et les muletiers qu’elles s’attendaient à y voir ; en revanche, tout le village était sur pied et présentait l’apparence de la plus grande congusion. — Qu’arrive-t-il ? demandèrent-elles à Stewart qu’elles aperçurent alors à la clarté indécise du crépuscule.

— Les Kurdes sont en grand émoi, répondit l’officier. L’agha a disparu, et on le cherche inutilement depuis une demi-heure.

Les étrangers apprirent bientôt que les serviteurs de Sélim, lorsqu’ils étaient entrés chez leur maître pour le prévenir que l’heure du départ de ses hôtes était proche, avaient trouvé la chambre vide. Son cheval favori n’était pas à l’écurie, et on ne voyait plus ses armes à leur place habituelle. Il lui était souvent arrivé de partir à l’improviste pour une expédition ou un voyage ; mais alors il se faisait accompagner par quelques-uns de ses hommes et prévenait sa sœur de sa résolution ; cette fois il n’avait rien fait de pareil. Un aussi brusque départ semblait inexplicable ; s’il n’alarmait pas encore la tribu, il l’étonnait singulièrement.

Le jour ne tarda pas à paraître ; on put suivre sur la neige les traces de pas laissées par la monture du chef. Elles se dirigeaient vers le sud-est, c’est-à-dire du côté de la route de Perse. Plusieurs hommes montèrent à cheval pour courir après l’agha. Les Anglais ne voulurent pas partir avant d’être rassurés sur le compte de leur hôte, et ils restèrent au village, attendant les nouvelles. Miss Blandemere était rentrée dans sa chambre. Par la fenêtre entr’ouverte, elle entendait les conversations des gens, qui passaient sur le chemin ; elle ne les comprit que très imparfaitement, mais il lui sembla qu’on imputait aux étrangers l’événement qui troublait toutes les têtes de la tribu ; en bien des circonstances, les sortilèges des Francs sont pour les hommes de l’Anatolie une explication toute simple des incidens extraordinaires. Un pressentiment avertissait Lucy que ces Kurdes ne se trompaient qu’à demi dans leurs conjectures ; elle craignait que le chef des Abdurrahmanli ne fût resté sous l’empire du charme fatal qu’il subissait, et n’eût pris quelque résolution désespérée. Elle connaissait trop bien l’Orient pour supposer qu’il voulût se délivrer lui-même d’une existence devenue intolérable ; mais qui dira combien d’autres folies un homme peut commettre sous l’influence de la passion ? Cependant le soir arriva sans que l’on apprît rien de nouveau. Lucy passa une partie de la nuit à consoler la petite Frandjik, qui ne savait ce qui lui causait le plus de chagrin du prochain départ de son amie ou de la disparition de l’agha. Quand le jour parut, les cavaliers n’étaient pas encore revenus. La caravane ne pouvait suspendre indéfiniment son voyage ; il fut convenu que l’on se remettrait immédiatement en route ; seulement, comme les étrangers devaient s’arrêter quelques jours à Erzeroum, ils prièrent la sœur du chef de leur envoyer dans cette ville un messager pour leur donner des nouvelles aussitôt qu’il en arriverait. Lucy fit ses adieux à l’inconsolable Frandjik, à qui elle laissa comme souvenir de son passage un bracelet de turquoises, présent de la femme du vice-roi de Tauris, et une partie de la tribu accompagna pendant une heure les étrangers, tout sorciers que les supposaient les fortes têtes du village.

Le voyage se fit sans encombre par un assez beau temps. Le matin du troisième jour, la caravane sortit d’une gorge étroite, et vit devant elle une vaste étendue de pays. C’était une grande plaine semblable au bassin d’une mer d’où les flots se seraient retirés. Des montagnes en amphithéâtre, disposées comme les gradins d’un cirque démesuré, l’entouraient de toutes parts ; des pics élevés dépassaient çà et là les lignes dentelées des cimes inférieures. La plaine était blanche de neige ; des taches brunes, au-dessus desquelles flottaient des fumées, marquaient la place de nombreux villages. Dans le lointain, à mi-côte des dernières hauteurs, on distinguait une tache sombre plus large que les autres ; c’était Erzeroum. Environnée par les immenses nappes de neige que le soleil colorait de teintes bleues et roses, à demi voilée par une brume légère que perçaient, les pointes des minarets, elle apparaissait comme ces villes fantastiques, suspendues entre le ciel et la terre, qui servent de demeures aux génies.

Erzeroum, c’était déjà presque l’Europe ; mais, si heureuse que fût miss Blandemere de se retrouver ainsi à portée des pays civilisés, il lui aurait coûté de continuer son voyage sans apprendre ce qu’était devenu son hôte de la montagne : pourtant les jours se passèrent, et le messager promis ne vint pas. Il fallut partir pour Trébizonde, et de là pour Constantinople. Dans cette dernière ville, les voyageurs anglais se séparèrent de Tikrane-Effendi ; quinze jours plus tard, ils arrivaient à Londres.


Une année s’écoula. Lucy, qui avait épousé Stewart, était assise à la fenêtre de sa chambre, dans le grand château du Westmoreland. L’hiver était revenu : les pelouses du parc, les campagnes et le lac gelé disparaissaient sous la neige. Ce tableau lui rappela les solitudes de l’Arménie. On lui apporta une lettre couverte de timbres multicolores : elle rompit le cachet, qui portait, en lettres arabes, le monogramme de Tikrane-Effendi, et lut ce qui suit :


« Constantinople, 26 octobre 1861.

« Madame, vous m’aviez chargé de vous donner des nouvelles de nos amis de la montagne kurde ; si ces nouvelles vous parviennent tardivement, excusez-moi, je vous prie, en songeant qu’il est difficile de savoir à Constantinople ce qui se passe à Abdurrahmanli. Voici ce que j’ai appris tout récemment d’un voyageur qui vient de traverser le Kurdistan.

« Sélim-Agha n’a jamais reparu parmi les siens ; les cavaliers qui s’étaient mis à sa poursuite ont perdu ses traces à la frontière de Perse, et pendant plusieurs mois on n’a plus entendu parler de lui. Au commencement de cette année, le bruit s’est répandu qu’il avait été rejoindre les tribus kurdes établies aux frontières du Khorassan ; enfin, il y a quelque temps, un derviche voyageur venu de Méched a rapporté que ce malheureux Sélim-Agha s’est fait tuer dans une rencontre avec les Uzbeks du désert de sable rouge. On ne sait pas les motifs de l’étrange résolution qu’il a prise : les siens disent qu’il y a de la magie dans tout cela ; quant à moi, je me perds en conjectures.

« Vous aviez laissé à Abdurrahmanli une amie qui parlait sans cesse de vous, la petite Frandjik ; malheureusement la pauvre enfant est tombée malade au commencement de l’hiver. Elle avait toujours eu une faible santé ; le chagrin que lui a causé le départ de son oncle ne lui a pas été moins fatal que les rigueurs du climat, et elle est morte avant le printemps. Elle a demandé à sa mère d’être enterrée avec le bracelet que vous lui aviez donné… »

— Pauvre Frandjik ! pauvre Sélim ! dit Lucy en laissant tomber la lettre. Elle resta longtemps debout devant la fenêtre sans détacher sa pensée du sujet de sa méditation silencieuse, sans détourner ses yeux de ce paysage d’hiver, si semblable aux sites du pays kurde. La seule verdure au milieu de la neige était celle d’un petit cimetière isolé au bas de la plaine. Ces cyprès lui rappelèrent une fois encore les stances mélancoliques du poète persan ; elles chantaient à son oreille comme un adieu plein de tristesse résignée. Depuis lors Lucy songea souvent aux deux tombes où dormaient dans le fond de l’Orient ceux qui l’avaient aimée.


ALBERT EYNAUD.


  1. Féridoun est le héros légendaire de plusieurs poèmes héroïques persans très anciens. Les improvisateurs prennent volontiers, aujourd’hui encore, ses aventures pour sujet de leurs récits.