La Morale des sports/16

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LES SENSIBLES ET LES VOLONTAIRES

C’est la principale vertu des sports que d’accroître l’énergie, l’initiative, la promptitude de la réflexion, l’audace adroite et perspicace. À tourner savamment les obstacles, à deviner le péril, à s’en préserver, à maintenir l’équilibre du cycle et à diriger délicatement la vitesse de l’automobile, notre esprit se persuade sans cesse de ses mille petites victoires. Ainsi, l’homme prend confiance en soi. Il reconnaît à son individu certaines qualités efficaces. Cela lui vaut de se fier mieux à sa volonté. L’éducation sportive anglaise a pourvu de cet avantage presque toute cette race d’outre-Manche. Les fils de John Bull et mieux encore les fils de l’oncle Jonathan, le Yankee, s’en remettent volontiers à leur caractère pour aller de l’avant. Leur orgueil les pousse à tout oser de ce qui semble lointain, difficile, inaccessible. Au contraire, notre orgueil nous porte à éviter toute aventure où la victoire ne nous semble point sûre d’avance, tant nous avons peur d’être moqués en cas d’échec.

Un Américain ruiné descend à la rue, retrousse ses manches et cire les bottes des passants, avec le ferme espoir d’économiser suffisamment pour regagner une somme, l’engager bien, puis la métamorphoser en capital fructueux. Après la perte de sa fortune, le Latin se suicide, ou tombe dans l’abjection. Son orgueil ne se console pas de la chute. Celui de l’Anglo-Saxon, même âgé, lui certifie que le relèvement est possible, prochain. C’est la différence des deux vanités.

Convaincus de notre valeur propre, nous exigeons d’abord que nos voisins la reconnaissent. Leur jugement favorable nous semble essentiel pour vivre. Notre malandrin lui-même assassine parfois sans profit, afin d’étonner sa bande, afin que le désintéressement de son audace lui attire les louanges de ses pairs. Nous cherchons moins à vaincre qu’à triompher. Aussi la moindre prévision d’insuccès nous détourne de l’entreprise. Avant tout il nous importe d’éviter la raillerie publique abondamment décernée chez nous à qui manque de réussir.

Le Nordique préfère vaincre à triompher. Il lui suffit qu’il se plaise, qu’il constate le fait de son gain, le réel de son acte. Ensuite, il s’enquiert peu du jugement des badauds. Son air flegmatique, le souci de s’isoler par le silence et l’affectation de la froideur l’indiquent assez. Il exige de soi l’impassibilité, comme une preuve de politesse, envers autrui, qu’il entend ne pas importuner de ses douleurs, ni de ses joies, ni de ses conseils. Nous aimons qu’on suive nos avis. Un gentleman ne s’occupe point des autres, et il réclame qu’on le laisse en paix. La civilité anglaise veut que dans un lieu public chacun semble ignorer la présence des autres. Les cockneys ne ricanent pas quand une personne butte et tombe. Ils ne se moquent point si quelqu’un échoue dans sa tentative. L’Anglo-Saxon respecte l’effort malheureux inutile. Nous ne respectons que l’effort heureux. Il s’estime solidaire de quiconque agit, mène sans adresse. Nous nous jetons dans le camp adversaire de celui qui choppe et s’embourbe, pour le décrier. Notre orgueil se flatte du désagrément qui lèse la vanité voisine : c’est un rival de moins. L’orgueil d’un Anglais déplore qu’un être de sa race, éduqué comme lui, selon les mêmes méthodes britanniques, ne mène pas à bien son affaire. Il sait rendre hommage à l’initiative du prochain. En cela, l’Anglais est plus solidaire que le Latin.

Il révère le principe de l’action pour l’action, comme certaines écoles françaises révèrent le principe de l’art pour l’art. Et ce sont là des contraires. L’Anglais n’érige pas en vertu le désintéressement. L’acte doit finir par avoir sa sanction : un gain positif, indiscutable, net. Le chasseur bourgeois du Lancashire ou du Kentucky veut surtout saisir sa proie. Le nôtre tient à ce qu’on vante son adresse ou qu’on approuve son costume : idéologie, esthétique. Pour la plupart des rameurs de la Tamise, leur effort vise un but précis : l’augmentation de la musculature, le sens de s’assouplir, de s’accroître en vigueur. Pour nos rameurs de la Seine, le désir est de parader en maillot de couleur et de goûter la fraîcheur de l’eau, l’arrangement du paysage, le jeu des lumières sur les rives. Nous sommes en quête de sensations, tandis que le bourgeois de Londres est en quête de forces. Nous meublons notre esprit. Il nourrit d’abord sa santé. Nous exerçons notre sensibilité. Il exerce sa volonté.

Bien entendu, cela ne signifie pas que le Latin néglige totalement sa volonté d’agir, ni que le Viking méprise absolument les jouissances de la sensibilité. Non. Mais le principal des souhaits qui incitent à l’action procède chez l’un de la sensibilité, chez l’autre de la volonté. Nous aimons recevoir des impressions venues de l’ambiance. Nos voisins aiment agir sur l’ambiance.

Cette faculté leur a valu de tenter par le monde, depuis deux siècles, les essais les plus téméraires et les plus ridicules. Ils en ont fait aboutir une partie. Et, pour cela, leur influence régit le tiers du globe. L’empire des mers leur appartient. Leurs flottes peuvent interdire toutes relations entre les continents.

Les enthousiasmes de notre sensibilité ont créé l’esprit humanitaire de l’Encyclopédie, puis le mouvement apostolique de la Révolution française, qui, continué jusqu’en 1848, soumit les monarques d’Europe au contrôle de leurs peuples. Nous avons fait triompher une idée jusque dans l’Amérique de Bolivar.

Les obstinations de la volonté britannique ont fait prospérer des comptoirs sur le pourtour de la Chine, de l’Afrique, de l’Australie. Les déracinés d’Albion fondèrent la république de la puissance pécuniaire, le plus étonnant des États contemporains, le mieux adapté aux besoins du siècle, l’Union. Et ce mot les définit. Les Anglo-Saxons sont des volontés solidaires. Ils ont fait triompher un système de gain.

M. Demolins et ceux qui nous vantèrent l’éducation d’outre-Manche souhaitèrent joindre à notre sensibilité une dose meilleure de volonté. Ils pensèrent que nous la saurions acquérir en nous entraînant par les méthodes en usage sur les pelouses d’Eton et sur les eaux d’Oxford. Ils nous engagèrent aux jeux violents. Le football devient une occupation de nos lycéens. Maintenant, lorsqu’un champion de vélodrome emporte le succès, des fanfares le saluent en sonnant et en battant aux champs, comme à l’aspect du drapeau national ou à la venue du chef de l’État. On a vu la foule furieuse crosser, assommer, piétiner, expulser à coups de poing un monsieur qui jugeait l’hommage excessif.

Nous avons donc rattrapé l’avance des sentiments anglais à l’égard des sports. Les midinettes ont marché sur Nanterre au milieu d’une émeute délirante. Les portraits des lauréates furent instantanément clichés, publiés dans toutes les gazettes populaires. Quel poète, quel inventeur obtient cette distinction ? Le geste viking nous est devenu familier. Mais le principal est-il atteint ? Avons-nous véritablement gagné, à ces jeux, de la volonté efficace, de la volonté qui se traduira par l’expansion coloniale ou par un esprit de risque meilleur dans les affaires commerciales, industrielles, agricoles ?

Il n’y paraît guère. Nos capitalistes demeurent aussi timides. Ils gâchent les plus belles entreprises. Ils conservent la mauvaise habitude de confier l’argent par petits paquets, de le gaspiller en détail, au lieu de vaincre d’un coup avec l’afflux des ressources. Exemple. Depuis des années il est reconnu qu’un chemin de fer devrait être établi pour relier les régions de l’extrême Sud-Oranais au centre de la province algérienne. Il importerait de voter une somme ronde de millions. On ne s’y décide point. Or, à partir du jour où le projet fut décrit, la même somme a été dépensée, semestre par semestre, à subventionner les convois de caravanes. Nous avons dilapidé le total d’argent nécessaire à la construction de la voie, à l’acquisition du matériel, et nous ne possédons rien que le sable avec les pierres. De graves combats entre nos troupes et les Berabers ont suffisamment indiqué l’importance de la faute. Mais l’absurde économie française, la poltronnerie du capital s’étaient satisfaites. Chambres et banquiers se louaient de leur prévoyance grâce à laquelle, ayant versé l’or, ils n’avaient rien fondé.

Jules Ferry, qui connaissait son Parlement, n’osa jamais, avant la conquête de l’Indo-Chine, lui demander le chiffre d’hommes et de crédits indispensable pour terminer la chose en une fois. Il fallut recourir à la politique des « petits paquets ». Résultat : la défaite de Langson, et les pertes énormes de numéraire. Puis l’obligation s’imposa de verser tout de même la grosse de millions. Notre économie avait doublé la dépense.

La leçon reçue au Tonkin n’a guère modifié l’esprit de France. Nous agissons pareillement au Sud-Oranais et même, là-bas, pour le chemin de fer du Yunnan, qui enrichirait le Tonkin, pays de transit direct entre les opulentes provinces nord-occidentales de la Chine, et la mer, route de l’Europe acheteuse, vendeuse.

L’esprit de la volonté qui se décide, qui ose et qui risque, ne florit pas encore parmi nos élites. Nous craignons trop le ridicule consécutif à l’échec. Notre vanité tremble. L’orgueil yankee ne doute pas, lui, de son excellence, même au milieu des désastres.

Peut-être les sports finiront-ils par nous valoir cette confiance en nous. Il importe que nous affranchissions nos âmes de la peur, que nous devenions libres et actifs, que nos sensibilités s’apparentent à des volontés, que l’action extérieure nous séduise au détriment de la contemplation, que nous fassions succéder, en nous, à la raillerie des efforts malheureux le respect de toute tentative énergique, triomphante ou vaincue. Tâchons aussi d’être plus solidaires, de nous entendre mieux avec le voisin. Ne veuillons plus détruire les rivaux, mais produire avec eux davantage. Ne persécutons pas les faibles, malgré l’exemple des politiciens. Ne cherchons pas à triompher de notre concitoyen, mais à vaincre les difficultés communes en unissant les efforts. Car nous ne sommes pas encore délivrés de l’envie, ni de la haine, ni de la malignité, ces tueuses de nos vigueurs.