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La Morale des sports/21

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la Librairie mondiale Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 174-179).


LES MUSES ET LES SPORTS

Œuvre anonyme, probablement d’origine allemande ou bien helvétique, une estampe du seizième siècle représente, sortant des ondes, un Pégase étrange pourvu d’ailes comme il sied, mais, en outre, de nageoires et d’une queue de poisson. Sur son dos, Calliope, debout, brandit le glaive des épopées. Elle pourchasse tritons éperdus, mouettes, pingouins, renards et sangliers épars sur la grève. À ses côtés, farouche, glorieuse, émerge Clio munie d’un bouclier, d’une lance, et qui ressemble, sous cet appareil, aux conquérants fauteurs de l’Histoire. Les autres Muses se groupent derrière celles-ci, et, de même, se précipitent hors des flots vers la falaise qui se dresse au flanc d’un Parnasse fabuleux. Chacune porte un attribut différent de ceux qui leur sont ordinaires. D’un bras nu bossué par les biceps, une très rieuse Thalie soulève, en se jouant, le double poids comique d’un fol et de sa commère. Melpomène fronce les sourcils, crache une injure meurtrière, et, dans un geste tragique, perce de son estoc un triton barbu. Chantante, légère, naïve, les pieds ailés, une gracieuse Érato vole, ses yeux au ciel. Cependant, nue sur une grande roue de flammes échevelées, Polymnie entraîne, par l’éloquence de son geste et de sa physionomie, une troupe de pécheurs qui laissent leur barque pour la suivre, le harpon au poing. Sur la pente du mont sacré, déjà, Terpsychore danse et s’élance devant trois coureurs juvéniles tendus vers le but. À la fin du cortège, Uranie consulte les astres en agissant sur le gouvernail de sa nef qui vogue dans le sillage de Pégase atterrissant. Parmi les mêmes vagues nage, d’une main, l’harmonieuse Euterpe, tandis que, de autre, elle fixe contre ses lèvres la double flûte et, par ses souffles, imite les mélodies du flot épanché. Ainsi les Neuf Sœurs s’efforcent autour de Pégase, dont la queue écailleuse fouette encore la mer, mais dont les sabots émergés frappent les galets atteints, et en tirent l’étincelle.

Cette singulière image prête aux Muses des apparences combatives. Leurs forces ne semblent pas être seulement celles de l’âme. Clio qui dicte l’Histoire, Melpomène la Tragédie et Calliope l’Épopée, y figurent en armes, à la façon de la sage Minerve elle-même. Et ce fut bien ainsi que vécut l’âme du seizième siècle. Montaigne comme Agrippa d’Aubigné joignirent à une culture mentale très supérieure une précellence de gentilshommes cavaliers, duellistes, chasseurs, guerriers, tireurs à l’arquebuse et au pistolet, tacticiens, courtisans. En aucune époque l’homme ne fut plus complet. Avant, de se charger, les noblesses huguenotes et catholiques échangeaient, de camp à camp, pour se distraire, les volumes grecs et latins naguère édités par les Estienne. Les élites des armées, du parlement, de la cour s’entretenaient aussi bien en latin qu’en français. Bien des dames savaient le grec. Et cependant jamais les hautes classes ne s’adonnèrent plus aux desports. Tournois et jeux de bagues occupaient les heures de la jeunesse. L’art de l’escrime atteignit alors son apogée. Point de goujat qui ne connût les délicatesses des feintes compliquées et des ripostes inattendues. L’équitation devint, en ce temps, une science conjointe à l’anatomie et à la mécanique des muscles. Il faut lire, dans les ouvrages illustres de M. Hanotaux, quelle éducation physique et spirituelle reçut en même temps le jeune Armand du Plessis, futur cardinal de Richelieu. On ne sacrifiait pas le corps à l’âme, ni l’âme au corps. On professait que l’intelligence érudite promet à la vie toute clairvoyance, les plaisirs de mille curiosités, le pouvoir de juger les hommes et les conjonctures, de se déterminer promptement, mais aussi que la confiance de l’esprit dans ses gestes, dans la vigueur de ses muscles, dans l’adresse de ses membres procure un caractère hardi, loyal et volontaire. Aujourd’hui les Nord-Américains ont restauré ces principes d’enseignement. Les nouvelles générations de Yankees ne séparent plus l’idée de l’action. Toute pensée, si haute soit-elle, s’exprime, pour eux, en actes positifs. L’artiste se veut tout à l’heure fabricant de meubles, de vaisselles, d’orfèvreries. Le philosophe entend utiliser ses connaissances psychologiques pour convaincre et associer à ses espoirs de nombreux actionnaires. Le chimiste se promet de découvrir un nouveau procédé de teinture, un explosif qui percera des tunnels, éventrera les montagnes, découvrira les filons souterrains. Le physicien travaille afin d’adapter les ondes hertziennes au transport de la force saisie par les turbines sous les cascades. En France et en Allemagne, au seizième siècle, l’érudition ne semblait pas non plus en antagonisme avec l’action. Et ce système produisit l’incomparable littérature de la Pléiade, la plastique des Clouet, de Le Nain, des Jean Goujon, des Bernard Palissy, la chirurgie d’Ambroise Paré, le génie vraiment et superbement méditerranéen de Montaigne, qui forme, avec Flaubert et Taine, la trinité des grands écrivains français. Son ami La Boëtie sut inscrire dans son traité du Contre-Un toutes les théories libertaires reprises, depuis, par les encyclopédistes, réalisées partiellement au cours de nos trois Républiques, devenues européennes et mondiales, appliquées partout, en Bolivie comme au Japon.

Maintenant que nous possédons, en France, une Académie des Sports, son rôle peut se préciser dans le sens d’une restauration de ces principes.

C’est pourquoi je m’intéresse fort au souvenir de cette estampe sans doute helvétique, que je découvris, ce me semble, dans les cartons d’une bibliothèque bâloise. Ce Pégase, qui participe à la fois de la nature aérienne par les ailes, de la nature marine par la croupe et les nageoires, de la nature terrestre par les sabots de ses quatre jambes galopantes, n’est-il pas un emblème des trois puissances que nous cherchons à conquérir par les vitesses aérostatiques, nautiques et automobilistes ? Il exprime tout notre vœu, l’essor de ce bel animal frémissant dont les pennes battent l’air, tandis que la queue fouette encore le flot, tandis que les pieds possèdent le sol et l’incendient.

Cette Calliope, muse épique devant qui fuient les tritons éperdus, tes mouettes de la mer, les renards et les sangliers de la falaise, n’est-ce pas notre goût des jeux équestres et de la chasse ?

Casquée, agitant sa lance, Clio présiderait aux sports militaires tout autant qu’à l’étude des victoires consignées dans les annales des peuples.

Rieuse et railleuse, portant à bras tendu un fol et sa commère, Thalie signifiera bien le succès des athlètes joyeux dans 1 arène, sans contredire sa verve comique.

Melpomène, grandie par le noble cothurne tragique, inspirera judicieusement ceux qui préconisent la défense de l’honneur par l’escrime.

Si la poétique Érato s’envole légère aux sons de strophes lyriques, comment les cyclistes rapides la renieraient-ils pour la déesse de leurs promptitudes triomphatrices de l’espace ?

Polymnie persuadait les foules par la science éloquente ; or, la science fut-elle jamais plus évidente qu’appliquée à la magie de nos chars automobiles ?

En dansant Terpsychore mènera les coureurs au but.

Lorsque l’aéronaute bondit au zénith, lorsque le yachtsman gagne le large, et interroge les astres pour connaître les lieux de son voyage, comment ne songeraient-ils pas, l’un et l’autre, à supplier Uranie de les avertir ?

Et si le nageur se mêle aux mouvements mélodieux des ondes ne devra-t-il point, tel Wagner, réciter ses plaisirs au moyen de la musique, présent de l’harmonieuse Euterpe ?

Ainsi nous enseigne la vieille estampe huguenote. Voilà, pour les papiers à lettres des sportsmen, encore quelques exergues, outre celui du lévrier. Car il importe de penser, selon les conseils de la nouvelle biologie, que rien ne vit à part, que l’individualisme est une grosse erreur de certains philosophes, que chacun de nos gestes détermine un avenir indéfini d’événements futiles et considérables, comme il fut, depuis les origines, déterminé par les jeux inconnus, grandioses ou minuscules, des lois cosmiques. Unissons le plus possible le Tout à l’Un ; la science universelle à l’acte infime. Alors nous vivrons à la manière des Titans.