La Morale des sports/27

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SE TAIRE

Ce n’est pas le moindre avantage de certains sports que de nous exercer au silence. Le chauffeur qui dirige sa machine en vitesse doit concentrer toute son attention. Il ne lui sied guère de jaser avec le voisin. Aussi bien le vent presque toujours emporte la moitié des phrases ; et c’est un travail pénible que de tenir des propos suivis. Deux cyclistes en course se trouvent dans le même empêchement. Le culte de la célérité exige le mutisme volontaire, comme le culte de la sagesse pythagoricienne.

Nous autres Latins, nous avons le défaut de bavarder. Nous perdons en paroles inutiles des forces que la méditation centuplerait. À la brièveté de leurs dialogues, les Anglo-Saxons doivent cette connaissance de leur vigueur morale qui les rend si redoutables dans toute affaire, si entreprenants dans les sables des plus affreux déserts, et sur les rocs isolés au milieu des océans. À compter pour peu les plaisirs du commérage, ils se privent aisément de société. Ils peuvent, sur les côtes exotiques, se créer de l’aise satisfaite en construisant leur cottage, en aplanissant le terrain de leur tennis, en installant la théière de nickel étincelant sur un guéridon, avec des tasses très propres, du linge très blanc, et cela pour leur famille seulement : femme, enfants, frères. Dans les îles de l’Océan Indien, parmi les Zoulous, au centre du Soudan, sur les pentes de l’Himalaya, au creux d’une vallée aurifère en Tasmanie, ils se plaisent comme dans leur Bayswater. Rien ne leur manque. Leur solidarité si puissante pour s’aider, se défendre, attaquer, vendre, acquérir, cette solidarité nationale n’a pas besoin de s’exprimer par du verbiage. Au contraire, le Français se désole s’il ne peut médire du prochain avec plusieurs. Il a besoin de critiquer, de railler autrui. Même du Congo au Tchad, il lui faut les causeurs du café. Dans les capitales de nos colonies, l’heure de l’absinthe est brillante. Enfin, on peut dénigrer, haïr ensemble les chefs et les émules, propager quelques bruits désobligeants qui grossissent de bouche en bouche et se transforment en accusations. C’est cela le repos, le délassement du colon latin. À la même heure, l’Anglais joue au golf avec sa famille, en ne criant que les mots du jeu. Puis il rentre chez lui, se douche, change de linge, se rase, s’habille, contemple dans la glace un type humain correct et net. Il s’assied, fume en tête à tête avec sa conscience. Il songe à développer ses actions, à s’accroître en puissance comme valeur musculaire, comme volonté opiniâtre. Ce silence lui a permis de planter son drapeau sur tous les points de la planète. Il sait vivre seul.

Dans un salon parisien, cinq hommes intelligents, réunis autour de trois femmes charmantes, arrivent à parler comme des marmots de huit ans. La friandise offerte et la dernière histoire de concierge fournissent les thèmes de leurs entretiens. Le besoin d’agiter la langue égare leurs âmes. Ils n’osent rien avancer de curieux, de sain, parce qu’ils redoutent d’ennuyer. Mais ils ne redoutent pas d’abêtir, ni de s’avilir, ni de corrompre. Sortis de ce lieu, ils s’étonnent de leur faiblesse et de leur sottise.

Certes, les gazettes spéciales de la politique contiennent rarement les témoignages d’une mentalité supérieure ; pourtant les articles y sont déduits assez proprement, et les paragraphes écrits selon la syntaxe commune. Que les signataires de ces lignes imprimées montent à la tribune de la Chambre, ils ne profèrent plus que des incohérences. Le langage pervertit ce qu’on avait pensé doctement, la plume à la main. Rien de piteux comme le discours d’un député : les contradictions, les amphibologies, les fautes de grammaire, les prosopopées ridicules, les périodes à la Joseph Prudhomme, les preuves d’une ignorance universelle abondent. En sorte que les seuls discours supportables semblent ceux écrits d’avance, et appris par cœur. La parole précieuse naît du silence. Si tant de badauds aiment se rendre aux réunions publiques, c’est que, gratuitement, ou presque, ils s’amusent du pitre grimaçant, se démenant et tonnant sur l’estrade. L’éloquence ne les attire point, mais la gesticulation du grotesque, et aussi le besoin de crier, d’applaudir, de conspuer, de haïr avec tumulte.

Surprenez, au coin de la rue, la conversation de deux cuisinières. Elles ne s’enseignent rien qu’elles ne sachent déjà. Elles se bornent à constater des vérités quotidiennes, relatives aux qualités du hareng, du turbot, de la sole. Cependant, la conversation se perpétue. La température même nantit de sujets cet insipide caquetage. On finit par observer qu’elles prêtent peu d’attention à ce que leurs bouches murmurent nonchalamment. Elles parlent pour entendre des sons quelconques sortir de leurs gorges et les assurer ainsi de leur existence. « Je bavarde, donc je suis ! » semble être la maxime dont elles s’inspirent.

Comparez immédiatement, si possible, cette conversation des cuisinières avec celle de quelques dames en visite. Les deux phénomènes ne se différencient pas. Au lieu de rabâcher sur les mérites de la friture, elles radotent sur les vertus des étoffes, des soies, des fourrures, sur les satisfactions de leurs vanités médiocres. Mais elles ne s’intéressent guère mieux que les cuisinières au sens du colloque. Elles parlent aussi par exercice physique et afin de se sentir vivre. Leur esprit participe mal à cette fonction. Des heures durant, elles se réjouiront d’enfiler ainsi les mots après les mots. Néanmoins, à les connaître en particulier, on constate leur bon sens, leur goût, maintes qualités supérieures et réelles dont rien n’apparaît plus quand elles se livrent à leurs papotages. Alors Hypathie ne se distingue pas de Gothon.

Que de fois, ayant quitté les camarades avec lesquels nous avons devisé longtemps, la nullité de cette joie nous navre. Que reste-t-il de ces heures-là ? Les amis bien connus ne s’y sont pas révélés autres qu’à l’ordinaire. Leurs anecdotes étaient connues d’avance. Nous avions lu, dès le matin, dans les journaux, les faits divers, les nouvelles qui alimentèrent notre appétit de conversation. On n’a fait que répéter les articles des gazettes. Était-il nécessaire, voire même agréable, de les répéter ? Par politesse, on s’est efforcé de sourire, de répondre, de faire sa partie dans le concert. Qu’en demeure-t-il, non pas d’utile, mais de plaisant même ? Sur dix entretiens, pouvons-nous en compter un qui nous ait vraiment laissé un souvenir durable ? Point. Additionnons, par contre, les moments où des paroles imprudentes nous créèrent des inimitiés dangereuses, où nos facéties furent mal appréciées, où notre faconde nous rendit antipathiques, où nos réparties tardives et incolores nuisirent à la réputation de notre intelligence. Leur nombre nous effraye. Que de malheurs, petits et grands, déterminèrent les traits malicieux que nous décochâmes afin de briller ? Combien de fois l’élan de la discussion nous grisa jusqu’à une drôlerie calomnieuse et funeste à des innocents qui n’en peuvent mais ?

Le bavardage suscite la méchanceté latente en chacun. Il l’aiguise. Au détriment du prochain, toujours ou presque, nous divertissons nos interlocuteurs. Or, le prochain, informé, se venge. Il mine notre influence. Il blâme nos actes à son tour. Notre injustice attire son injustice. Et nous vivons dans une atmosphère hostile qui nous fait hargneux, rageurs et rancuniers. Il faut dépenser des forces pour la parade et la riposte. Cette guerre nous épuise. Nous négligeons nos devoirs, notre œuvre, nos chances, afin de nous protéger dans de basses et d’absurdes querelles, dans d’ignobles intrigues.

À cela beaucoup consument leur vie. C’est un défaut latin ; c’est le côté italien de notre nature gallo-romaine. Le Gaulois en nous pérore. L’Italien raille, hait, se venge. Après le sentiment amoureux où s’alanguissent et s’atrophient les vigueurs de notre plus bel âge sous le joug des maîtresses, le bavardage est la principale cause de la décadence que nous promettent les Germains. Nous donnons à nos amantes et à nos haines toutes les forces que les races nordiques prodiguent à leurs espoirs de fortune, à leur rêve de puissance. Ils agissent tandis que nous causons. Aimer. Parler. Voilà les deux ennemis de la nation, et qui la mettront en infériorité historique si nous ne brisons avec ces coutumes, à notre époque, mortelles.

Un américain de la classe moyenne, clerk, accomplit de quinze à vingt, ce que nous tentons de vingt à trente. Il a dix ans d’avance sur son collègue européen. Ni les collages, ni les rivalités inutiles ne l’ont détourné de son but. Solidaire, il a su, pendant l’adolescence, unir sa valeur aux valeurs de ses camarades. Ensemble, ils ont économisé les dollars pour acheter quelques actions industrielles capables de rendre beaucoup. Ils ont constitué un capital commun de spéculation. À trente ans, si leur effort n’a pas été particulièrement malheureux, ils commandent à leur avenir. Ici, la plupart attendent la quarantaine pour essayer leurs ambitions. Comment lutter avec ceux des races triomphantes, si notre jeunesse enlise ses vigueurs dans les misères des liaisons dramatiques, ou les met au service de querelles, de rivalités, d’intrigue vaines et viles ?

Il faut être des voluptueux, puisque le sang latin nous y oblige ; il faut être des voluptueux et des silencieux, non des amoureux, ni des beaux parleurs. Habituons-nous au mutisme. N’étourdissons pas notre pensée avec les mots sonores. Laissons-la méditer. Et conversons surtout avec les livres. Il n’est pas un mauvais roman qui ne l’emporte sur les devis les plus alertes. Le salut est dans la lecture. Du conte licencieux à l’étude psychologique, de l’étude psychologique au roman social, du roman social aux mémoires historiques, de ceux-ci à l’histoire même, et de l’histoire aux sciences, à la philosophie, toutes les suggestions s’enchaînent. De curiosité en curiosité, le lecteur atteint progressivement et vite au goût de la plus haute mentalité.

Rien n’engage à lire comme le silence, puisqu’il lui faut la solitude. S’exercer au silence, c’est donc se préparer directement à l’acquisition du savoir. Lire, c’est aussi multiplier sa vie en l’augmentant de toutes les vies relatées dans les volumes. C’est s’instruire sur l’homme, sur ses passions. C’est apprendre à les diriger. C’est conquérir l’influence et la puissance.

À nous taire, attentifs et méditants, lorsque nous gouvernons la vitesse de nos machines, nous développons la qualité essentielle pour dominer.