La Morale et la libre pensée

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La Morale et la libre pensée
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 324-347).
LA MORALE
ET LA LIBRE PENSÉE
A PROPOS D’UNE PUBLICATION RÉCENTE.

La Morale, par M. Paul Janet, membre de l’Institut, professeur à la Faculté des Lettres de Paris, 1 volume in-8o, 1874.

Un des penseurs les plus sincères, un des dialecticiens les plus pénétrans de nos jours a remarqué ici même combien ce noble mot de libre pensée est défiguré par certaines écoles et quelle signification absurde on lui inflige. D’après ces écoles, le libre penseur est celui qui ne croit à rien, et moins on a de croyances, plus on a droit à ce titre. La somme des croyances étant moins grande chez le luthérien que chez le catholique, moins grande chez le déiste que chez le luthérien, moins grande chez l’athée que chez le déiste, il s’ensuit que l’athée pense plus librement que le déiste, le déiste plus librement que le luthérien, le luthérien plus librement que le catholique. Il y a encore sur cette échelle plus d’un degré à descendre. Le sceptique absolu, celui qui n’affirme rien et nie qu’on puisse rien affirmer, se trouve au-dessous de l’athée dans cette série décroissante; il est donc placé au-dessus dans la série ascendante des libres penseurs. Enfin, au-delà même du sceptique absolu, les subtilités inouïes de la philosophie contemporaine nous ont révélé des esprits encore plus dégagés de tout principe et de toute loi, par exemple le pessimiste, le nihiliste, celui qui découvre, comme Schopenhauer, que la création est l’œuvre d’une volonté sans intelligence, celui qui méprise le monde, qui se méprise lui-même, qui méprise jusqu’au mépris dont il est l’objet, et n’aspire qu’à rentrer dans le néant. Quand on est arrivé à cette triple formule : spernere mundum, spernere se ipsiun, spernere sperni, en la prenant au sens que Schopenhauer y attache, on peut se vanter d’avoir atteint le dernier terme des négations philosophiques et morales. Serait-ce donc là aussi le triomphe de la libre pensée? À ce compte, l’esprit qui se laisserait vaincre et garrotter par le démon de la misanthropie serait libre entre tous, et celui qui rejetterait la pensée avec dégoût serait le penseur par excellence.

On voit à quelles conséquences on arriverait, si on acceptait cette étrange définition de la libre pensée. M. Paul Janet, c’est lui dont je parlais tout à l’heure, signale avec sa précision accoutumée quelques-unes de ces conséquences, et il résume la discussion en ces termes : « Il y a des incrédules qui, bien loin de penser librement, ne pensent même pas du tout et acceptent les objections aussi servilement que les autres les dogmes; il y a eu au contraire des croyans qui ont eu la manière de penser la plus libre et la plus hardie. Ce n’est donc pas la chose même que l’on pense qui fait la liberté, c’est la manière dont on la pense. » Rien de plus juste, et tout esprit philosophique doit applaudir à cette déclaration. Je regrette seulement que M. Janet, doué comme il l’est d’une pénétration si vive, n’ait pas opposé à cette définition équivoque de la libre pensée une définition exacte et lumineuse. Exaltée par les uns comme un instrument de ruine, détestée par les autres à cause du rôle qu’on lui attribue, la libre pensée est méconnue des deux côtés; ce n’est pas assez de la défendre contre ceux qui la glorifient à faux et contre ceux qui la maudissent à tort. Le meilleur moyen de la préserver soit des apologies compromettantes, soit des attaques injustes, c’est de la décrire dans sa splendeur. Il vaudrait la peine d’analyser profondément l’union de ces deux termes Si nobles, pensée et liberté. Évidemment la pensée la plus libre, en ce qui concerne l’humanité, c’est bien celle qui s’est le plus affranchie des servitudes attachées à la condition humaine. Ces servitudes si nombreuses peuvent se réduire à deux catégories, servitudes de l’ignorance et servitudes des passions, les unes qui oppriment l’intelligence, les autres qui égarent la sensibilité. Imaginez une âme assez forte pour faire taire toutes ses passions, excepté la passion du vrai, assez bien douée pour augmenter sans cesse son trésor de connaissances, c’est-à-dire pour diminuer sans cesse ses entraves, ce sera l’âme la plus libre. Sera-ce l’âme qui aura le moins de croyances? Bien au contraire. Nulle autre ne possédera un aussi grand nombre d’affirmations positives. Où des esprits moins dégagés de leurs chaînes sont obligés de douter et entraînés à nier, celui-ci saisira des rapports merveilleux dans l’harmonie universelle. Ce sera un croyant parce que ce sera un voyant. Quand on conçoit cet idéal de la vie intellectuelle de l’homme, on peut retourner complètement la définition de la libre pensée telle que l’entend le vulgaire, et dire sans hésiter : le libre penseur est celui qui est le plus affranchi des entraves du doute, des chaînes de la négation, et plus on possède de hautes croyances par la raison comme par le cœur, plus on a droit à ce titre. D’après la définition dont on a vu tout à l’heure les conséquences, le penseur est de plus en plus libre à mesure qu’il s’appauvrit davantage ; au contraire, le libre penseur vraiment digne d’être nommé ainsi voit se multiplier ses richesses à mesure que sa liberté s’accroît.

Je soumets ces idées ou, si l’on veut, ces indications aux recherches de M. Paul Janet. On aimerait à voir sa dialectique si fine, si sincère, si impartiale, analyser ce qu’elles renferment et peut-être en faire sortir des vérités fécondes. Au reste, si M. Janet n’a pas encore donné ce couronnement à sa doctrine de la libre pensée, il a été lui-même, dans une certaine mesure, le vivant exemple des idées que je viens d’exprimer. M. Paul Janet est un de ces penseurs dont on voit se multiplier les richesses à mesure que leur liberté s’accroît. Nous n’en voulons d’autre preuve que ce beau système mis au jour il y a quelques mois, ce système si largement conçu, si fortement lié, qui porte avec autant de modestie que de fierté ce titre à la fois si simple et si grand : la Morale, Quand on entend l’auteur exposer ses principes et en déduire les applications diverses, quand on assiste à ces vives discussions, à ces vraies batailles philosophiques où il réfute les doctrines fausses, complète les théories insuffisantes et poursuit loyalement des vérités de plus en plus hautes, au risque de paraître se contredire lui-même, il est impossible de ne pas être frappé des nouveautés qu’il enseigne et des perspectives qu’il entr’ouvre.

Quel avait été jusqu’à présent le dernier mot de la philosophie de M. Paul Janet ? Je ne parle pas des questions spéciales, de ses rapports avec les savans de nos jours, de la position qu’il a prise à l’égard de telle ou telle école ; j’embrasse l’ensemble de ses travaux, et j’y reconnais un spiritualisme élevé, puissant, irréprochable en tout ce qu’il affirme, mais qui n’affirme, dans sa loyauté, que ce qu’il est parvenu à saisir. Personne n’applique plus scrupuleusement la règle de Descartes ; M. Janet ne se rend qu’à l’évidence. Il est aussi, avant toute chose, préoccupé de l’action et de la pratique. Une des questions qui lui tiennent le plus à cœur, c’est le bon emploi de nos forces, la poursuite de notre fin, la dignité de notre vie ; en d’autres termes, le bonheur. Même quand il paraît appliqué à des problèmes philosophiques très différens, c’est encore son de vita beata qui l’occupe ; il en écrit un chapitre à sa manière. Sans rappeler ces livres graves et charmans, la Famille, la Philosophie du bonheur, appréciés déjà ici même par notre collaborateur et ami, M. Émile Montégut, lisez l’ouvrage qu’il a intitulé les Problèmes du dix-neuvième siècle. Politique, littérature, science, philosophie, religion, tels sont les sujets dont il indique la situation présente et s’efforce de conjecturer l’avenir ; eh bien ! à propos de ces choses si diverses, on le voit toujours attentif à la dignité, au perfectionnement, c’est-à-dire encore une fois au bonheur de la personne humaine. Tantôt il s’agit du bonheur individuel, tantôt c’est le bonheur de la communauté qui est en cause. Le plus considérable de ses écrits, l’Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, a pour inspiration première la recherche des lois qui peuvent assurer le bonheur et la dignité des hommes réunis en société. Sur toutes ces questions, nous sommes généralement de l’avis de M. Paul Janet quand il affirme une croyance, quand il établit un principe, en un mot quand il augmente le fonds des connaissances philosophiques ; nous ne nous séparons de lui que par notre désir d’aller plus loin. Nous voudrions que sa dialectique pût atteindre quelque chose de plus dans le champ immense de la vérité. Des ailes ! des ailes ! s’écriait le poète. C’est le poète, ce poète inconscient caché en chacun de nous, qui se laisse aller à ces mouvemens d’aspiration ; nous oublions que tout philosophe n’est pas un inventeur, et qu’auprès des imaginations aventureuses il y a les explorateurs méthodiques. Les conquérans de la science n’ont pas tous les mêmes allures ; les uns, en de rapides éclairs, aperçoivent des mondes où jamais peut-être ils ne bâtiront une demeure, les autres s’avancent pas à pas, circonspects, défians, regardant à droite et à gauche, mais assurant chacune de leurs démarches, et possédant bien ce qu’ils ont une fois touché. C’est à ce dernier groupe que se rattache M. Paul Janet, vrai modèle du tacticien philosophe. Or, si un écrivain de ce tempérament en vient un jour à prononcer des paroles qui ouvrent à la pensée des horizons nouveaux, on peut être convaincu d’avance que ce ne seront pas là des paroles de hasard.

Voilà précisément ce qui m’attire vers le nouvel ouvrage que vient de publier M. Paul Janet, les nouveautés qu’il annonce acquièrent un intérêt plus élevé par cela seul qu’elles viennent de lui ; elles passeraient inaperçues dans une autre bouche, on les remarque dans la sienne parce qu’elles attestent un effort et représentent une conquête. Il s’agit de la morale et de tout ce que renferme ce mot. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de la morale indépendante, on a mis beaucoup d’ardeur, beaucoup de passion à fonder des systèmes de morale qui n’eussent aucun rapport avec la pensée religieuse. M. Paul Janet n’a point de ces partis-pris. Il cherche quelles sont les règles de nos actions, il s’élève à la loi qui les renferme toutes, il examine cette loi, il en sonde les profondeurs, et, une fois engagé dans cette étude, il est résolu à la suivre partout où elle le conduira. Tel est dès le début l’intérêt et la curiosité de ce livre. Dans un sujet tant de fois traité, l’auteur, grâce à la sincérité de son esprit et à la rigueur de sa méthode, tient notre attention en suspens; pour peu qu’on ait le goût des idées, on assiste à un voyage de découvertes.

J’admire en vérité les novateurs qui se croient hardis en proclamant la morale indépendante, comme s’il y avait quelque hardiesse à se vanter d’avoir la vue courte. Quelle idée se font-ils donc du cosmos et de l’harmonie des choses? Est-ce que dans l’immensité de l’univers la science a trouvé un seul objet qui fût indépendant et isolé? Est-ce que, dans le monde moral comme dans le monde physique, chaque effort du génie de l’homme ne découvre pas des rapports, inconnus jusque-là, qui en font soupçonner d’autres et nous aident à concevoir une lointaine idée d’un enchaînement prodigieux? Rien n’est isolé, rien n’est indépendant; d’une façon directe ou indirecte, toutes les choses tiennent à toutes-les choses. Dès le premier regard jeté sur la loi morale, on est immédiatement transporté dans le domaine de la métaphysique et de l’ontologie. Qu’est-ce en effet que la loi morale? et comment nous est-elle révélée? Les derniers grands penseurs qui aient élaboré ces questions, Emmanuel Kant et Jean-Gottlieb Fichte, font dériver l’idée de la loi morale de l’idée même que nous avons de notre liberté. La liberté de l’homme, disent-ils, suppose nécessairement une loi; il faut obéir à cette loi, le devoir l’exige, l’ordonne, et c’est précisément cette obéissance qui est le bien. En d’autres termes, le bien n’existe pas par lui-même, il n’est que le résultat de l’accomplissement du devoir; enfin, sous une autre forme encore, ce n’est pas le bien qui est le principe du devoir, c’est le devoir qui est le principe du bien. Cette morale austère et sombre, cette espèce de jansénisme philosophique qui tient l’homme sous un joug superbe sans lui permettre ni de comprendre la loi ni de l’aimer, révolte le libéral esprit de M. Janet. Kant a raison, dit-il, et ce sera l’éternel honneur de sa doctrine, lorsqu’il établit avec tant de force le caractère obligatoire de la loi morale; il a tort, mille fois tort, quand il fait de cette loi une sorte de tyran abstrait, une idée impérative que nous trouvons en nous, mais qui ne nous représente rien de vivant, rien de substantiel, aucune réalité supérieure à poursuivre. C’est que le rigoureux penseur de Kœnigsberg est toujours obsédé par cette pensée, que nous ne pouvons sortir de nous-mêmes. Une psychologie plus profonde au contraire prouve qu’il nous est impossible de regarder en nous-mêmes sans porter nos regards au-delà et au-dessus. Le maître intérieur, comme disait Fénelon, est en même temps le maître universel. La voix qui parle à nos consciences est la voix qui gouverne les mondes. Il faut donc briser les entraves de Kant, substituer à l’idée de la loi abstraite l’idée de la loi vivante, mettre à la place du sic volo, sic jubeo, le but sublime et bienfaisant qu’il nous est ordonné d’atteindre. C’est ainsi que, dès les premiers pas, M. Paul Janet abandonne sans hésiter non-seulement les basses terres de la morale indépendante, mais les sommets un peu sombres du kantisme, et nous conduit vers les hauteurs lumineuses.

Quelle est cette réalité vivante que nous devons poursuivre? Quel est ce but supérieur que nous devons nous efforcer d’atteindre? Quels sont, en un mot, ces biens d’où naissent pour nous le devoir et la vertu? M. Janet les comprend tous dans un seul mot : la perfection. C’est à la perfection de nos facultés, à l’excellence de notre nature, que nous sommes obligés de tendre de tous nos efforts. Et en quoi consiste cette perfection? Où est le signe de cette excellence? L’excellence, la perfection, pour toute créature intelligente et libre, c’est l’accroissement de ses pouvoirs, c’est-à-dire de ce qui fait sa personnalité, accroissement d’intelligence, de bonté, de courage, de liberté, accroissement de l’être. Les plus grands penseurs, d’Aristote à Leibniz, ont parlé de ce but proposé à l’homme, la perfection de notre nature. Spinoza lui-même a dit : la perfection, c’est l’être; le bien et le mal n’en sont que l’accroissement ou la diminution. Leibniz exprime une pensée exactement semblable, bien qu’au terme d’accroissement il préfère celui d’élévation (Erhochung des Wesens), et qu’à l’idée de force il ajoute l’idée de l’harmonie. Après tant de maîtres qui ont indiqué ou développé cette doctrine avec plus ou moins de précision, M. Paul Janet a su la rendre sienne par le soin qu’il a mis à en fixer le sens, à la préserver de toute équivoque, à la défendre contre toutes les attaques. Il la rend sienne surtout quand il exprime et manifeste la joie que produit et entretient au cœur de l’homme la loi morale ainsi conçue. Qu’on ne parle désormais ni du plaisir tel que l’entendent les utilitaires, ni de la législation abstraite imposée par Kant et son école; voici une loi vivante, voici un idéal auguste et souriant qui nous appelle. Les uns abaissent la destinée de l’homme, les autres l’assombrissent et la désolent; au contraire, pour ceux qui, de progrès en progrès, de perfection en perfection, se croient tenus d’acquérir une personnalité toujours plus haute, plus riche, plus radieuse, et de participer aux biens immortels, le bonheur et la vertu ne font plus qu’une même chose.

Prenez garde pourtant, dit le scrupuleux écrivain; ne serait-ce pas là une morale d’orgueil? L’homme, dans un tel système, ne court-il pas le risque de s’exalter lui-même? Cette poursuite de la perfection individuelle ne l’expose-t-elle pas à oublier la communauté dont il fait partie? L’égoïsme, même sous la forme la plus pure, n’en est pas moins l’égoïsme, et cette morale si noble en apparence renfermerait une contradiction qui serait sa ruine. Non, répond M. Janet, cette contradiction est impossible. « La vraie perfection humaine, l’excellence idéale de la nature humaine consiste à s’oublier en autrui. » Et comme type de cet oubli en autrui, il signale la sublimité de l’amour maternel. Le premier caractère de la perfection à laquelle l’humaine nature est à la fois capable et obligée d’atteindre est d’ignorer la grandeur qu’elle réalise. « La mère qui souffre des douleurs de mort pour son enfant chéri, la mater dolorosa ne sait pas que les douleurs qu’elle éprouve sont sublimes et qu’elles sont la grâce du cœur maternel; elle souffre divinement, et cette souffrance pour autrui, en autrui, cette souffrance qui s’oublie elle-même est le cachet divin d’une nature qui appartient non pas seulement au monde des sens, mais au monde de l’âme et de l’esprit. » Il en est de même du héros qui se dévoue pour sa patrie, de l’ami qui se dévoue pour son ami ; s’ils savent qu’ils sont des héros, s’ils ont le loisir de contempler leur acte et de l’admirer comme un objet extérieur, quelque chose manque à leur perfection, ou plutôt ils ne sont pas entrés dans cet ordre divin où nous introduit l’accomplissement du devoir. Même en se dévouant, ils ont considéré l’humanité comme un moyen au lieu de la considérer comme une fin; leur sacrifice, si grand qu’il soit, n’est pas complètement désintéressé, il n’est donc pas conforme à cette loi supérieure de moralité que le regard du philosophe aperçoit au-delà de tous les degrés intermédiaires. « Ainsi, conclut M. Janet, le principe de l’excellence non-seulement se concilie avec celui de la communauté d’essence, mais encore il s’y achève et il y trouve son nécessaire complément. »

On comprend que des doctrines si hautes doivent susciter bien des contradictions parmi les écoles contemporaines. M. Paul Janet, si parfaitement initié à tous les systèmes de nos jours, n’ignore pas quels sont ses adversaires, en Angleterre et en Allemagne aussi bien qu’en France. Il va au-devant d’eux, il cite loyalement leurs objections, il les examine, il les discute, avec respect pour les intentions et les personnes, mais avec la résolution d’aller au fond des choses, car il ne se croit sûr de la vérité que lorsqu’il l’a conquise après un débat consciencieux. Son livre n’est pas seulement un exposé de principes, c’est une série de batailles dialectiques. Il est arrêté ici par un positiviste anglais, M. Bain, qui lui tient à peu près ce langage : Que parlez-vous de lois supérieures? que signifient ces degrés, ces progrès, ces perfectionnemens? où donc apercevez-vous cet idéal proposé comme but à la moralité humaine? Ce sont là des abstractions, des imaginations, vous retournez aux entités de la scolastique. La vraie science condamne ces procédés. Il n’y a en morale qu’un seul fait primitif et universel, le fait de l’approbation et de la désapprobation. Les hommes, en tel temps, en tel pays, approuvent ou désapprouvent tels ou tels actes ; c’est un fait qu’on peut vérifier, et qui, une fois vérifié, appartient à la science, comme les observations de la physique, comme les phénomènes constatés de la nature. Voilà des choses qu’on touche, qu’on ne peut contester. Il est utile, il est sage de faire ce que l’opinion approuve, de ne pas faire ce qu’elle blâme. C’est le seul fondement de la morale. Tout le reste est vain. — Armé de ses principes, M. Janet n’a point de peine à repousser l’attaque, il répond sans hésiter : « De cela seul que parmi les actions humaines il en est que j’approuve, d’autres que je désapprouve, ne faut-il pas conclure que j’ai une certaine règle d’après laquelle j’approuve ou je désapprouve? » Ce coup a suffi, les barrières sont rompues. L’adversaire prétendait nous enfermer dans un fait comme dans un caveau, mais le monde des faits, si on l’examine d’un œil attentif, nous ouvre immédiatement le monde des idées.

L’âme lève du doigt le couvercle de pierre
Et s’envole…..


Il y a donc une règle qui décide de l’approbation et du blâme, une règle supérieure aux choses que juge l’opinion et supérieure à l’opinion qui les juge. Voilà les sphères d’en haut qui apparaissent; ici, comme partout, nous retrouvons le visible gouverné par l’invisible et le réel dépendant de l’idéal.

Ce n’est là pourtant qu’une première lueur; il faut la suivre et pénétrer plus avant. Cette règle qui nous dirige dans l’appréciation de notre conduite ou de celle des autres hommes, comment s’exprime-t-elle et qui nous la fournit? Chacun de nous la possède parce que chacun de nous, ceux-là même qui s’en inquiètent le moins, spontanément et instinctivement, compare son action ou celle des autres hommes à une action idéale qui devait être accomplie. Si cette action dont j’ai l’idée a été accomplie, je dis que cela est bien; si elle ne l’a pas été, je dis que cela est mal. Par exemple, j’ai l’idée d’un témoin qui n’a pas menti, d’un soldat qui n’a pas fui dans la bataille, d’un magistrat qui n’a pas fléchi devant la violence, soit celle d’en haut, soit celle d’en bas; suivant que le témoin, le soldat, le magistrat, dans le monde de la réalité, a conformé sa conduite à cette action idéale ou s’en est détourné, je l’approuve ou le désapprouve. « Et si l’on songe, ajoute M. Janet, qu’aucun homme en particulier n’est jamais absolument semblable à cet homme dont j’ai l’idée (ce qui faisait dire aux stoïciens qu’il n’y avait jamais eu un seul sage, pas même Zénon, pas même Socrate), on accordera donc que nous nous faisons l’idée d’un homme en soi, distinct de tout homme individuel, et dont chacun approche ou s’éloigne plus ou moins. »

À ces dernières paroles, vous le devinez bien, le contradicteur positiviste va jeter les hauts cris. Quoi ! est-ce possible? Vous croyez à l’homme en soi? Vous admettez la réalité de ce concept? Vous ne voyez pas que c’est une pure abstraction, dont l’expérience sensible vous a fourni les élémens? Vous connaissez tel homme plus véridique, plus courageux, plus intègre que tel autre; voilà le point de départ de votre combinaison, voilà l’origine de ce type dont vous parlez, mais ce type n’a rien de réel et l’homme en soi n’existe pas. — M. Janet reconnaît volontiers que les élémens de cette conception nous sont fournis par l’expérience; il affirme cependant qu’aucune expérience ne nous l’a fournie tout entière, et il écrit cette belle page inspirée à la fois et de la philosophie de Platon et de la théologie chrétienne : « Dans chaque cas particulier, voyant un homme qui agit d’une certaine manière, je m’en représente un autre qui vaudrait mieux. Celui-ci m’étant donné à son tour, j’en conçois un troisième qui vaudrait mieux encore, et bientôt, me familiarisant avec ce mode de raisonnement, je conçois que tout homme, si excellent qu’on le suppose, pourra être toujours conçu comme inférieur à quelque autre que j’imaginerais. A la limite de ce processus, je conçois donc un homme tel qu’il ne pourrait pas y en avoir un plus excellent. C’est cette double nécessité d’avoir un type ou modèle moral supérieur à tout homme en particulier, et qui ne soit pas cependant une vide abstraction, qui a donné naissance à la grande conception chrétienne de l’homme-Dieu. D’une part, il n’y a qu’un Dieu qui puisse être parfait ; de l’autre, il n’y a qu’un homme qui puisse servir de modèle à l’homme. »

Assurément cet hommage au christianisme est tout philosophique, c’est un hommage extérieur, si je puis ainsi parler; n’est-ce pas cependant un symptôme significatif que cette disposition nouvelle d’un esprit aussi ferme et aussi sincère que celui de M. Paul Janet? Quand il expose la sublimité des devoirs qui font entrer l’homme dans l’ordre du divin, quand il décrit cette moralité si haute qui nous rend capables d’aimer divinement, de souffrir divinement, de nous sacrifier divinement, quel est l’exemple qu’il invoque? quel est le nom qu’il prononce? L’exemple et le nom de la mater dolorosa. Ici, lorsqu’il rappelle ce type platonicien, l’homme en soi, et qu’il en défend l’idée contre les écoles physico-chimistes du XIXe siècle, il arrive à proclamer très haut que la conception la plus pure d’une dialectique ardente à poursuivre le parfait absolu est conforme à l’idée de l’homme-Dieu. Que l’auteur croie ou non à la réalité de cette idée, l’affirmation de l’idée même est si forte chez lui, elle est produite avec tant de conviction et d’autorité, qu’à toutes les lignes de cette belle page, en réponse aux négations matérialistes, on entend retentir le cri de l’Évangile : ecce homo.

Ce n’est pas seulement la discussion des grands principes qui fait l’intérêt du livre de M. Paul Janet; une des parties les plus neuves et les plus animées de l’ouvrage est consacrée à une science fort ignorée de nos jours et que nos pères appelaient la casuistique. Une sagesse vulgaire et expéditive a pu dire à nos contemporains : la morale n’a que faire de la casuistique, c’est à la conscience à se décider dans tous les cas particuliers. M. Janet, nous le savons d’avance, n’est pas homme à traiter si grossièrement des matières si délicates. Simplifier, en beaucoup de choses, c’est une méthode excellente; simplifier, en morale, c’est se contenter de l’à-peu-près. Un esprit tel que le sien a besoin de se rendre compte de tous les motifs et de peser autant que possible la valeur de toutes les actions. De là les belles pages sur les conflits des devoirs. De là aussi l’examen si neuf, si lumineux, de cette question du probabilisme, qui agita l’église et la société du XVIIe siècle. Le probabilisme moral, enseigné surtout par les jésuites et attaqué par les jansénistes, pouvait être ramené aux deux propositions suivantes : 1° toute opinion probable, quoique fausse et contraire à la loi divine, excuse du péché devant Dieu ; — 2° de deux opinions probables, il est permis d’embrasser la moins probable et la moins sûre. M. Paul Janet examine tour à tour ces deux propositions, et, démêlant le vrai et le faux, il donne raison tour à tour aux jésuites et aux jansénistes. C’est à la fois une discussion philosophique des plus pénétrantes et un jugement historique sans appel. On a écrit des volumes sur cette dispute de l’ancienne théologie, on a tant écrit, tant subtilisé, tant bataillé, que M. Sainte-Beuve lui-même, malgré sa curiosité d’esprit, a eu peur de s’engager dans la mêlée. L’historien de Port-Royal a laissé la question entière. On peut dire aujourd’hui, grâce à M. Paul Janet, que la cause est entendue et que la sentence est définitive.

Qu’est-ce donc qu’une opinion probable comme l’entendent les théologiens du XVIIe siècle? Une opinion qui réunit un certain nombre de raisons en sa faveur, mieux encore, une opinion qui se présente à notre conscience appuyée de plus de raisons que l’opinion contraire. On conçoit que, l’infirmité humaine étant ce qu’elle est, cette opinion, plausible au jugement de telle ou telle conscience, puisse ne pas être conforme à la loi divine. La question est de savoir si l’homme est excusable devant Dieu en obéissant à sa conscience erronée. Le bon sens répond affirmativement; la philosophie morale la plus attentive, la théologie chrétienne la plus profonde, confirment par leurs analyses cette décision du sens commun. Assurément l’homme est tenu d’éclairer sa conscience, et s’il ne l’a pas fait, la question est tout autre. On ne parle ici que du cas où la conscience est éclairée d’une façon incomplète sans qu’on puisse lui imputer ce défaut de lumière. Eh bien ! comment reprocher à l’homme d’avoir obéi à sa conscience? C’est ébranler le fondement même de la loi morale. Les grands théologiens ont toujours dit que l’ignorance invincible excuse le pécheur. Saint Thomas d’Aquin va plus loin encore; il affirme que l’homme se rend coupable devant Dieu en désobéissant à sa conscience erronée, toujours, bien entendu, dans le cas d’ignorance invincible. Eh bien ! les jansénistes, dans l’exaltation de leur foi, voulaient que l’homme fût jugé non pas sur la loi telle qu’elle nous est connue, mais sur la loi telle qu’elle existe. S’ils s’étaient bornés à dire qu’aux yeux de celui qui voit tout l’ignorance réputée invincible n’a pas toujours droit à cette excuse, ils eussent parlé en moralistes pratiques, et nul esprit sensé ne se serait avisé de les trouver en faute. Par malheur, ce n’étaient pas seulement les directeurs pratiques, c’étaient les moralistes dogmatiques, c’étaient les théologiens ex professo, qui, de peur d’affaiblir la doctrine chrétienne, en faisaient une loi de terreur. Prétendre que l’homme soit jugé non d’après l’état de sa conscience, mais eu égard à la vérité absolue, exiger que l’homme obéisse, sous peine de mort, à une règle qu’il ne connaît point, quelle législation est plus inique, quelle terreur plus odieuse que celle-là? « Nous pensons donc, dit M. Janet, que les jésuites étaient dans le vrai humain et philosophique lorsqu’ils soutenaient contre les jansénistes que l’agent moral n’est responsable que dans la mesure de ce qu’il connaît, et ainsi la première des deux premières propositions condamnées par Nicole n’est qu’une application très légitime du principe général : nul ne peut obéir qu’à sa propre conscience. »

En est-il de même de la seconde? Les probabilistes ont-ils raison de dire qu’entre deux opinions probables il est permis de choisir la moins probable et la moins sûre? C’est ici que les jansénistes reprennent un certain avantage contre leurs adversaires, sans cesser pourtant de s’exposer eux-mêmes au reproche de rigorisme. L’opinion sûre opposée à l’opinion probable est celle qui, restreignant davantage la liberté, fait une part d’autant moins grande à la responsabilité de l’agent moral. Ainsi plus une opinion est sévère, exigeante, restrictive, plus elle est sûre. De deux opinions également probables, par conséquent également admissibles pour une conscience droite, il se peut que l’une soit plus sûre, c’est-à-dire que l’homme ayant renoncé volontairement à une portion de sa liberté naturelle soit par cela même assuré de moins faillir. S’ensuit-il que cette opinion plus sûre constitue dès lors une obligation ? C’est ce que disaient bien à tort les jansénistes du XVIIe siècle. M. Janet remarque très ingénieusement à ce propos que les jansénistes ne sont pas les seuls dans l’histoire des idées à soutenir ces doctrines extrêmes. Il y a eu des jansénistes, sous telle forme ou telle autre, dans tous les temps où des héros de la vie morale ont voulu protester contre l’abaissement des croyances et le relâchement des mœurs. L’antiquité a eu ses jansénistes comme la société chrétienne. Épictète défend au sage de rire ; pourquoi ? Est-ce donc que le rire en lui-même est chose mauvaise ? Non, c’est qu’en donnant une habitude de frivolité, il peut être, en bien des cas, une occasion de péril et de chute. La permission de rire quand le rire est innocent, c’est l’opinion probable ; l’interdiction de rire, c’est l’opinion sûre. Voilà un janséniste du monde païen. Les jansénistes du monde chrétien appliquent cette doctrine avec une telle force, une telle âpreté, une telle rigueur d’enchaînement, que ce noir réseau, enveloppant toutes choses, assombrit le ciel et la terre. Ces mots mêmes : l’opinion sûre, l’opinion la plus sûre, nous représentent l’humanité sous le coup d’une perpétuelle menace, sous le joug d’une puissance terrible et irritée. Ce n’est plus l’amour qui nous invite au bien, c’est la peur qui nous y pousse. Vous vous mariez ? Fort bien ; s’il y a une opinion probabilis, probabilior, probabilissima, c’est bien celle qui permet le mariage ; il serait plus sûr pourtant de faire vœu de chasteté et d’embrasser la vie du cloître. Vous cultivez les arts, vous aimez la poésie, vous prenez intérêt aux destinées politiques de la cité ? Fort bien, l’opinion qui permet tout cela est certes une opinion probable ; prenez garde pourtant : l’opinion contraire est plus sûre. Plus sûre ! Toujours l’idée du dieu jaloux, du dieu tyran, toujours ce φθόνος τῶν θεῶν dont parle Hérodote !

Contre de telles gens, quant à moi je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort.
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

Cependant, si Épictète et les stoïciens, si Pascal et les jansénistes ont imprimé à la loi morale ce caractère lugubre, l’erreur où sont tombées ces grandes âmes, il faut bien le reconnaître, a eu pour principe un héroïque élan de moralité. Les stoïciens protestaient contre les disciples d’Épicure, les jansénistes protestaient contre les casuistes complaisans. Ces casuistes complaisans étaient ceux qui, permettant de choisir entre les opinions probables, détruisaient par là même l’idée du devoir. Il n’y a pas à choisir, dit la voix de la conscience, confirmée par la philosophie comme par la théologie ; entre diverses opinions probables, il y en a toujours une plus probable que les autres, c’est celle-là qu’il faut suivre. Une conscience droite ne saurait hésiter. Ce n’est pas même assez de la suivre, on est tenu de la chercher ; s’il y a doute, on est tenu d’éclaircir le doute, de peser, de comparer, afin de pouvoir se dire : le devoir est là. Le casuiste complaisant n’y met pas tant de façons. Il lui suffit qu’une opinion soit probable, le plus ou le moins ne l’inquiète pas. De là les accommodemens secrets, les sophismes intimes, les capitulations de conscience. Les probabilistes étaient donc conduits à relâcher les liens de l’obligation, et c’est en s’efforçant de les resserrer que leurs adversaires en ont-fait des chaînes meurtrières. Les uns, plus souples, plus flexibles, mais aussi plus tolérans, exagéraient la liberté naturelle aux dépens du devoir ; les autres, intraitables sur le devoir, sacrifiaient la liberté, sans se douter que par là ils portaient le même coup à la morale.

Au reste, ces systèmes adverses, qui au XVIIe siècle se sont trouvés personnifiés dans les casuistes de la compagnie de Jésus et dans les théologiens de Port-Royal, appartiennent à toutes les époques de l’histoire. On y reconnaît les tentations attachées à notre nature même, les pièges dont nous devons nous défier, les excès entre lesquels la ferme sagesse à la fois philosophique et chrétienne doit marcher d’un pas sûr. Est-il nécessaire de rappeler quel a été le représentant de cette ferme sagesse dans la querelle du probabilisme ? Chacun nomme Bossuet. Les détails historiques de la question n’ont ici qu’une importance très secondaire. M. Paul Janet n’avait pas à rechercher dans quelle mesure les jésuites avaient soutenu le probabilisme ; il sait que cette doctrine n’est point de leur invention, et que beaucoup de leurs théologiens l’ont combattue, mais il prononce leur nom, comme l’histoire l’exige, puisqu’on ne peut nier que les soutiens du probabilisme contre les hommes de Port-Royal sont principalement des jésuites. Voici donc par quelle sentence il conclut le débat, tout en rappelant que ces noms surannés de jésuites et de jansénistes représentent surtout des théories opposées, théories aussi vieilles que le genre humain, et qui ne sont pas près de disparaître : « Ici, comme dans tous les autres débats théologiques, on peut dire que les jésuites ont soutenu la cause de la liberté, mais l’ont poussée jusqu’au relâchement, et, réciproquement, que les jansénistes ont soutenu la cause de la vertu chrétienne, mais l’ont portée jusqu’au fanatisme. » Citons encore ce résumé, qui me semble le dernier mot de la question : « Dans le débat du probabilisme, le bien et le mal nous paraît se partager à peu près également entre les jansénistes et les jésuites, car, si ceux-ci se sont laissé entraîner à des complaisances condamnables, ceux-là de leur côté, en substituant le principe de la terreur au principe de la conscience et de la raison, n’ont pas moins affaibli le sentiment moral dans son essence. Leurs erreurs sont d’un caractère plus noble parce qu’elles sont plus austères, mais ils sont retournés du christianisme au judaïsme, et d’une loi d’amour et de liberté ils ont fait une loi de servitude et de peur. » Ainsi point de relâchement dans les doctrines morales, et en même temps point de ces rigueurs sinistres qui font douter de la loi d’amour! Voici d’ailleurs pour le moraliste une belle occasion de montrer avec quelle sûreté d’allures il sait éviter les embûches de la route. Sur un point très délicat de la morale pratique, plusieurs philosophes du XIXe siècle ont exprimé des sentimens qui offrent certaines analogies avec le probabilisme du XVIIe Ils affirment que tous les devoirs n’entraînent pas l’idée d’une obligation absolue, qu’il y a des degrés dans cette voie lumineuse, ou bien, — c’est la même chose en d’autres termes, — qu’au-dessus du domaine du devoir proprement dit s’ouvre un domaine supérieur, le domaine du bien et du mérite. Des exemples rendront ces idées plus claires. Voici comment raisonnent les philosophes dont il s’agit : magistrat, soldat, citoyen, l’honnête homme peut satisfaire à tous ses devoirs sans être un héros; de même un prêtre peut remplir toutes ses obligations sans être un saint. Nul n’est obligé en conscience d’être un saint, nul n’est obligé d’être un héros. Héroïsme, sainteté, ce sont là des états de perfection auxquels peut seule aspirer l’élite du genre humain. On conçoit donc un point où finit le domaine du devoir et où commence le royaume des vertus pour ainsi dire surhumaines. Ce royaume est celui de la liberté par excellence. Les hommes qui s’élèvent dans ces hauteurs s’y élèvent librement, d’une liberté complète, absolue et méritante au plus haut degré, tandis que, l’idée d’obligation dominant la sphère du devoir, la liberté qui accomplit le devoir, c’est-à-dire qui satisfait à une obligation impérieuse, ne saurait être ni une liberté absolument libre ni le principe du mérite le plus méritant. On ajoute que réduire la morale au pur devoir, sans admettre un domaine supérieur et libre, c’est réduire la morale à quelque chose d’officiel, faire de l’homme l’exécuteur passif d’une consigne, remplacer la moralité par la légalité, ôter au libre arbitre son inspiration propre, enfin appliquer à la conscience un régime militaire comme celui que Frédéric le Grand avait établi dans ses états. Au lieu d’une morale où pourrait se déployer noblement l’initiative de la personne, on aurait la discipline prussienne.

Voilà certainement de belles doctrines appuyées sur des raisons très séduisantes. L’écrivain qui les a exposées avec le plus de talent est M. Franck dans sa Morale pour tous. Écoutez maintenant l’argumentation de M. Janet. Rien n’est plus intéressant que de voir le dialecticien avec son instrument de précision procéder à l’analyse des idées qui lui semblent équivoques, en disséquer les élémens, y démêler le vrai et le faux, puis, toutes choses réduites à leur valeur, résoudre naturellement le problème. Suivant M. Janet, qui sur ce point est tout à fait d’accord avec Kant, le domaine du bien n’est pas plus vaste que le domaine du devoir; le devoir de l’homme étant d’aspirer en tout à la perfection de son être, aucun degré du bien ne se trouve pour lui en dehors du devoir. Vous dites qu’on n’est pas obligé d’être un héros ou un saint? C’est une affirmation trop générale et trop vague, il y faut regarder de plus près. D’abord qu’est-ce qu’un héros? Celui que l’opinion qualifie de héros pour une action éclatante a-t-il toujours en se distinguant de la sorte accompli l’action la meilleure? Il a fait assurément une action très belle; ne pouvait-il pas en faire une qui fut plus conforme au bien? Prenez garde de confondre le bien et le beau. Platon a prononcé à ce sujet de poétiques paroles qui peuvent induire en erreur : le beau, quoi qu’il ait dit, n’est pas toujours le bien; or c’est le bien, non pas le beau, qui est le but à atteindre lorsqu’il s’agit de moralité. Si le héros, en faisant l’acte héroïque dont vous le glorifiez et que sa conscience ne lui commandait pas, a négligé un acte moins éclatant, moins glorieux, mais que lui commandait sa conscience, dira-t-on qu’il s’est élevé en des régions supérieures au devoir ordinaire? Non, certes. M. Janet prend ici un exemple de grand éclat et parfaitement adapté au sujet. Lord Byron, après une vie de désordre et de dissipation, las de la vie et de lui-même, va se faire tuer en Grèce pour la cause de l’indépendance. C’est une belle action; est-elle aussi bonne que belle? M. Janet n’en croit rien, et il ajoute : « Si lord Byron, au lieu de rechercher cette bruyante gloire, se fût au contraire imposé de rendre à sa vie la dignité, à son foyer domestique la paix, à son génie la sérénité et par suite la fécondité, il aurait fait une action infiniment meilleure et aurait donné aux hommes un exemple plus sérieusement utile. » Ainsi voilà une action belle, éclatante, héroïque, et qui n’avait rien d’obligatoire pour celui qui résolut de l’accomplir; mais pourquoi n’était-elle pas commandée par le devoir? Parce qu’elle n’était pas commandée par le bien.

Veut-on un exemple en sens inverse? Nous venons d’examiner un acte de brillant héroïsme, et nous avons vu que, si cet acte n’était pas obligatoire, c’est qu’il y avait mieux à faire pour le héros. Voici maintenant une action héroïque dont on ne saurait dire qu’elle ne fût pas en même temps la meilleure possible pour celui qui en est l’auteur. L’archevêque de Paris, pendant les journées de juin 1848, se jette dans la mêlée afin de séparer les combattans. Il ne calcule pas le péril, sa seule pensée est de faire apparaître à des insurgés en délire la vivante image d’une religion d’amour et de fraternité. La mort l’attend, il va au-devant d’elle, et, prononçant des paroles de bénédiction, il tombe frappé d’une balle. Certes, devant un tel sacrifice, il est naturel de dire que l’archevêque de Paris a fait plus que son devoir. C’est le cri que l’admiration arrache à tout cœur bien placé. Ce cri pourtant est-il bien d’accord avec la précision scientifique? Exalter ainsi l’héroïque prélat, n’est-ce pas diminuer la grandeur de son ministère? La délicate et ferme analyse de M. Janet démontre péremptoirement, à mon avis, que ce dévoûment sublime était pour l’archevêque de Paris un devoir impérieux. « Qui ne voit, s’écrie-t-il, que dans l’idée d’un ministre évangélique est contenue plus que dans celle d’aucun autre état l’obligation de dévoûment? Sans doute nui ne peut prévoir d’avance comment et où ce dévoûment pourra s’exercer, et comme, grâce à Dieu, les guerres civiles sont très rares, ce genre de dévoûment particulier qu’a inspiré à l’archevêque de Paris la terrible épreuve où était plongée la patrie ne pouvait pas être prévu a priori. Il n’y a donc pas de règle pour cette circonstance ; or, habitués à n’appliquer ce mot de devoir qu’à des actions qui se présentent fréquemment, nous croyons qu’il n’y a plus de devoir lorsqu’il s’agit d’une action exceptionnelle. » Ce n’est pas tout, la conscience morale n’atteignant pas chez tous les hommes le même degré d’élévation et de pureté, la même idée ne viendra pas à tous dans les mêmes circonstances. Or, tant que l’idée d’une action à faire ne s’est pas offerte à notre esprit, il est évident que cette action n’est pas obligatoire; une fois que l’esprit l’a conçue, c’est un devoir de l’accomplir. « Supposez que l’archevêque de Paris, après avoir conçu cette pensée, eût reculé devant l’exécution, il en eût sans doute éprouvé les mêmes remords que nous avons l’habitude d’éprouver lorsque nous manquons aux devoirs les plus stricts. Il eût éprouvé le sentiment d’une humiliation intérieure, d’une diminution morale, et comment aurait-il pu en être ainsi, s’il n’avait pas eu la conscience de manquer à un devoir? » Ne disons donc pas que Mgr Affre a fait plus que son devoir, cette façon de parler est inexacte; disons qu’il a conçu de son devoir l’idée la plus haute, la plus sublime, une idée que bien peu d’hommes sans doute, même parmi les meilleurs, auraient eue comme lui. A s’exprimer de la sorte, on ne commet pas d’hérésie philosophique, et, en rendant au héros l’hommage qui lui est dû, on rend le même hommage au ministère sacré qui inspira son grand cœur.

L’originalité du livre de M. Janet est dans ce mélange des théories les plus élevées et des applications les plus précises. Ils sont rares de nos jours les philosophes qui, tout en maniant avec aisance la langue des abstractions, sachent emprunter leurs argumens aux exemples du monde réel. On craint de paraître faible, si on ne se perd dans les nues. La vraie force, comme la vraie souplesse de l’esprit, se reconnaît à d’autres signes; il faut être toujours prêt à monter des faits aux principes et à redescendre des principes aux faits. Je pourrais citer en Angleterre, en Allemagne, en France, bien des penseurs capables de construire de toutes pièces un système compliqué; en est-il beaucoup qui soient de force à être simples? En est-il beaucoup qui osent s’aventurer jusqu’à examiner de près des choses particulières, à discuter des problèmes, à faire de la casuistique? A les entendre, ils craindraient de déroger; s’ils étaient francs, ils avoueraient plutôt qu’ils ont peur de défaillir. Cette simplicité les dépasse, ce monde pratique les déconcerte. M. Janet a le mérite de voyager sans le moindre embarras de la région des principes abstraits à la région des réalités vivantes et de se mouvoir dans l’une comme dans l’autre avec la même ardeur, la même passion du vrai, disons le terme juste, la même bonne foi.

Vauvenargues a dit que la clarté est la bonne foi des philosophes. Le mot est charmant, mais c’est un mot tout littéraire. Si l’on regarde au fond, et non plus seulement à la forme, la bonne foi des philosophes exige bien autre chose que la clarté du langage. Une des principales conditions de cette bonne foi spéciale et professionnelle, c’est la résolution de n’avoir aucun parti-pris. Celui qui, rencontrant un rayon de lumière, refuserait de le suivre, ou ne le suivrait qu’avec embarras, ou se promettrait de n’aller que jusqu’à tel ou tel point, sans dépasser jamais la limite fixée d’avance, celui-là ne serait pas un philosophe, car ce ne serait pas un penseur de bonne foi. M. Janet ne mérite pas ce reproche, on l’a déjà vu par tout ce que nous venons de dire. Je trouve une nouvelle preuve de cette recherche si loyale du vrai dans un chapitre où le moraliste, analysant les élémens de la vertu, est amené à reconnaître ce fait extraordinaire, inexplicable, mais constaté cependant par toute psychologie un peu profonde, ce fait à la fois mystérieux et réel que la théologie chrétienne appelle la grâce. M. Janet a démontré que la vertu n’est pas seulement la science du bien, comme le veut Platon, ou l’amour du bien, comme le veut Malebranche; il faut unir ces deux choses, science du bien, amour du bien, comme élémens nécessaires de la vertu. Sont-ce les seuls? Non certes; l’élément décisif, c’est toujours la force morale ou la volonté. C’est ici que M. Janet prononce ces belles paroles : «Que de fois n’arrive-t-il pas que l’amour du bien est aussi impuissant que la connaissance du bien, qu’une âme qui à la fois connaît le bien et veut le faire ne le fait pas! Combien d’âmes généreuses et tendres, combien d’âmes éclairées et sages, combien, réunissant à la fois la sagesse et la générosité, Sont cependant impuissantes devant la tentation ! De ces bonnes intentions dont l’enfer est pavé, combien sont inspirées par le cœur et par la raison, mais qui sont trahies par la volonté! Il faut donc toujours un dernier ressort, un effort suprême, un acte personnel de résolution pour achever l’acte vertueux. C’est ce dernier ressort qui meut sans être mû que l’on appelle la liberté. Qu’est-il? en quoi consiste-t-il? quelle en est l’essence? On ne peut le dire. Il est en nous ce qu’il y a de plus profondément personnel, ou, s’il vient d’ailleurs, il est le lien où le divin se transforme en une personnalité individuelle, où se fait le passage incompréhensible de l’universel à l’individuel, où s’unissent dans un acte inséparable la grâce et le libre arbitre. Sans doute le vouloir est de moi, — et qui pourrait vouloir si ce n’est moi-même? mais la force du vouloir ne vient pas de moi, car je ne me suis pas créé moi-même, je ne me suis pas donné moi-même ma volonté; autrement je me la serais donnée absolue, et je ne sais que trop qu’elle ne l’est pas. Je me la serais donnée toute-puissante contre le mal, tout obéissante pour le bien, et je ne sais que trop qu’elle est impuissante contre l’un tout en le haïssant, et rebelle contre l’autre tout en l’aimant. »

Il y aurait encore à signaler de belles discussions et de belles pages au sujet de la sanction morale, de l’immortalité de l’âme, de la vie future. Le philosophe qui ne doute pas de la loi ne peut mettre en doute la sanction de la loi. Il croit donc à une sanction divine, puisque toutes les sanctions humaines sont insuffisantes, et le dogme de la vie future est aussi éclatant à ses yeux que la lumière du soleil. Si on lui demande d’apprécier d’un mot le caractère de cette vie à venir, il l’appelle une délivrance. Ne dites pas que c’est une récompense comme l’entend la foule, comme l’entendent même des hommes tels que Pascal et Kant, n’en parlez pas comme d’un droit que peut réclamer l’homme de bien, ne mettez pas la vertu d’un côté, de l’autre le bonheur qui s’y ajoute comme un prix; non, la vie future, c’est la vertu même débarrassée des liens qui l’entravent ici-bas, c’est la délivrance, c’est le salut! Il admire surtout la profondeur de ce mot, le salut, une des plus fortes expressions de la langue théologique.

Cependant tout cela peut-être sent trop le métaphysicien; ne pourriez-vous, ô sage! nous faire entrevoir ce qui suivra cette délivrance, quel sera l’emploi de cette activité plus haute, en quoi consistera le salut? M. Janet est un esprit trop circonspect pour s’établir en ces régions où se plaisent les génies aventureux ; il se borne à réclamer en quelques mots contre les systèmes exclusifs. Aristote a prononcé de magnifiques paroles sur la vie future, des paroles que Bossuet commente avec enthousiasme; Spinoza aussi s’élève très haut quand il parle de cette existence supérieure et suprême; mais pourquoi l’un et l’autre font-ils consister la vie future dans la conservation des pures pensées? Philosophes spéculatifs, hommes de science, ils ont conçu la vie divine sur le modèle de ce qu’ils ont le mieux aimé dans la vie terrestre. Fort bien, c’est là un trait de caractère qui a son prix; n’oublions pas pourtant qu’il y a autre chose que la science, et répétons le cri si tendrement humain de M. Janet : « que faites-vous de ceux qui ne sont pas savans? » Comptez, si vous le pouvez, dans l’innombrable famille des humains, ceux qui ont vécu de la vie du cœur, qui en ont vécu simplement, ingénument, qui sans nulle théorie se sont dévoués à quelqu’un ou à quelque chose, qui sans aucune vue abstraite de spéculation ont naïvement confessé la justice et la vérité, qu’en faites-vous? Que faites-vous des mères qui ont adoré leurs enfans et qui les ont perdus? où est leur place dans ce paradis métaphysique? Comment s’épanouira dans les clartés divines ce qui a fait la beauté de leur personne morale sur la terre? A en croire Aristote et Spinoza, il n’y aurait de vie future, de vie divine, que pour leurs émules de gloire ou les disciples de leur pensée; jamais la sombre doctrine qui parle du petit nombre des élus n’a enseigné dogme plus décourageant. Il est impossible de se résigner à ce qui exclurait de la vie future la plus grande part de l’humanité. « Non, s’écrie M. Janet, il n’est pas prouvé que le cœur soit moins divin que l’esprit. Le cœur aussi a ses raisons que l’esprit ne connaît pas ; lui aussi a ses vérités générales, lui aussi il est éternel. »

Ainsi, partis de l’observation de nous-mêmes et conduits par la libre pensée, sans idées préconçues, sans autre lumière que celle de la raison, nous voilà parvenus au seuil des vérités religieuses les plus hautes. Le dernier chapitre d’un tel livre devait nécessairement porter ce titre : la religion. Après avoir établi pas à pas tous les principes qui l’ont mené jusqu’aux cimes, M. Janet n’a point de peine à démontrer que la vie morale ne peut être complète sans la vie religieuse. Assurément, que les hommes puissent être justes, probes, modérés, sincères, et n’avoir aucune piété, l’expérience le prouve; l’expérience et la raison prouvent également que l’absence de piété est un manque de vertu, une diminution de l’être moral. D’ailleurs la vie morale doit exprimer tout ce que renferme notre nature; serait-il possible de comprendre qu’elle en admît seulement une fraction? C’est le cas de redire une parole célèbre que Royer-Collard appliquait à un sujet bien différent : on ne fait point à la vie morale sa part, elle réclame l’homme tout entier, elle le réclame dans ses rapports avec Dieu comme dans ses rapports avec ses semblables ou avec lui-même. Le vulgaire système de la morale sans religion est donc écarté du premier coup. Il y a des adversaires plus redoutables ou qui du moins font plus de bruit en ce moment. On connaît l’école qui croit avoir découvert la loi fondamentale des développemens de l’humanité. D’après cette école, l’esprit humain, dans sa longue vie séculaire, traverse trois états successifs : il commence par la théologie, il s’élève ensuite à la métaphysique, laquelle n’est qu’une sorte de théologie transformée; il parvient enfin à la science positive, qui le délivre à jamais et des illusions théologiques et des illusions métaphysiques. Ai-je besoin de dire que M. Paul Janet, armé de ses vigoureux principes, n’est pas homme à se laisser troubler par ces assertions tranchantes? Il examine le système de l’adversaire et, s’il y découvre une part de vérité, il la détache, persuadé que le meilleur moyen de confondre l’erreur est de lui enlever ce qu’elle renferme de raisonnable. Oui, sans doute, il se peut que l’esprit humain, après avoir divinisé les forces de la nature aux premiers âges du monde, ait transformé ensuite ces symboles en abstractions philosophiques, pour y substituer plus tard les notions de la science; mais la science est-elle le dernier mot de ce que l’âme demande à la vie? La science est-elle en mesure de répondre à toutes les aspirations du cœur de l’homme? Non certes. Qu’est-ce donc qu’un système qui ne peut subsister qu’en mutilant l’humaine nature? Si la loi des positivistes contient quelque chose de vrai, c’est à la condition de ne pas s’arrêter là ; dès lors l’insuffisance et l’inhabileté de la science à combler nos désirs infinis ramène nécessairement les élans de l’âme vers Dieu; une religion plus haute produit une métaphysique plus haute, laquelle se résout elle-même dans une science positive moins étroite. Cette évolution, qui rappelle les ricorsi de Vicjo, a dû se renouveler plusieurs fois avant qu’il ait été donné à l’esprit humain de se reposer dans une religion qui embrasse tous les possibles et ne laisse en dehors d’elle ni la philosophie ni la science. M. Michelet, tout enthousiaste qu’il fût et de la science et de la philosophie, n’a-t-il pas dit dans un de ses meilleurs jours, à propos de la religion chrétienne : « Je vous en prie, oh ! dites-le-moi si vous le savez, s’est-il élevé un autre autel? » M. Janet ne va pas aussi loin ; il se borne à prouver que la religion n’est pas, comme le veulent les positivistes, le brillant et poétique phénomène de la jeunesse de l’humanité. L’expérience le démontre aussi bien que la raison : voilà longtemps qu’elle a disparu, cette jeunesse de l’humanité; l’idée religieuse s’est-elle évanouie avec sa dernière lueur? Est-ce qu’il n’y a pas des savans, et en grand nombre, qui donnent un démenti à la théorie des trois états? Sans les chercher bien loin, nous ajoutons nous-mêmes : voici un homme nourri de science, nourri de philosophie, accoutumé à se défier de toutes les illusions; il écrit un traité de morale, et pour obéir en toute franchise à sa libre pensée, il est obligé de déclarer que le dernier mot de ses recherches, c’est la religion.

Qu’est-ce que la religion en soi? L’amour de Dieu. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Janet la savante analyse que le dialecticien a donné de ce sentiment. Il y découvre un élément métaphysique et un élément moral. L’élément métaphysique, c’est la conscience que nous avons de notre néant et le besoin que nous éprouvons de nous rattacher à quelque chose d’immuable. « Oh ! que nous ne sommes rien! Dit Bossuet. Homo sibi ipsi vilescit, dit saint Bernard. L’homme sent que son être est fragile, qu’il ne tient qu’à un fil, qu’il s’écoule sans cesse. Les biens du monde sont périssables. La figure du monde passera. Nous ne savons ni qui nous sommes, ni d’où nous sortons, ni où nous allons, ni ce qui nous soutient pendant le court espace de notre vie. Nous sommes suspendus entre ciel et terre, entre les deux infinis; nous reposons sur un sable mouvant. Toutes ces fortes expressions des écrivains mystiques et religieux rendent admirablement ce besoin d’absolu, d’immuable et de parfait, dont les âmes pieuses sont plus particulièrement travaillées, mais que toutes éprouvent à quelque degré et satisfont comme elles peuvent. » Les plus grands métaphysiciens, malgré les différences de leurs systèmes, Plotin aussi bien que Platon, et Spinoza aussi bien que Malebranche, ont vu dans ce besoin de l’infini le dernier fondement de la morale. Ils ordonnent tous de rechercher les biens éternels au lieu de s’attacher aux biens périssables. Ajoutez à cette considération métaphysique l’élan de la vie, la flamme du cœur, vous aurez ce qu’il y a de plus intime dans le sentiment religieux. M. Janet, selon sa méthode, invoque ici l’expérience à l’appui du raisonnement dialectique, et il ajoute : « On ne dit pas que tous les hommes l’éprouvent, ni qu’ils l’éprouvent tous au même degré; mais que l’on interroge les grandes âmes religieuses, un saint Bernard, un Gerson, on y verra que la dernière et la plus belle forme de l’esprit religieux est dans ce besoin de s’unir à l’infini, de communier avec Dieu. C’est ce sentiment qui fait la grandeur et la beauté du mysticisme : c’est au même sentiment que le christianisme donne sa plus haute et sa plus pure satisfaction par le sacrement sublime de l’eucharistie. » Voilà l’élément métaphysique de la religion; l’élément moral est le sentiment de nos misères, des misères les plus pénibles et les plus humiliantes, la douleur et le péché. Certes la vie est bonne, puisqu’elle nous vient de Dieu et qu’elle est après tout la condition de l’éternel avenir; mais dans un autre sens, et ce sens n’est pas moins juste, la vie présente est mauvaise. « Contre la douleur, dit excellemment M. Janet, l’humanité n’a que la faible ressource de la prudence; contre le mal moral, elle n’a qu’une arme, bien faible encore, le libre arbitre. Le pélagianisme nous représente le libre arbitre comme tout-puissant; il semble que nous soyons les maîtres de l’univers! L’expérience prouve au contraire combien nous sommes faibles, combien de fois la liberté succombe, et Kant lui-même, malgré son stoïcisme, se demande si jamais un seul acte de vertu a été accompli dans le monde. Quelle vanité qu’une telle vertu ! » L’humanité appelle donc un secours, une délivrance, elle gémit d’aimer le bien et de faire le mal, de chercher le bonheur et de rencontrer la misère, elle gémit de la contradiction qui l’écrase, et, du fond de l’abîme criant libera nos, elle invoque « l’Être bienfaisant qui la rachètera de la douleur et du péché. »

Ainsi parle M. Janet; voilà pour lui l’essence même de la religion. Appuyés sur une dialectique si forte, nous ajoutons naturellement : la religion qui répondra le mieux à ces élans de l’âme humaine est assurée de vivre aussi longtemps que vivra l’humanité. Dieu lui-même en a mis le principe au plus profond du cœur de l’homme, nulle puissance ne l’en déracinera. Comment donc M. Janet, après avoir établi scientifiquement ces belles doctrines, montre-t-il çà et là une certaine hostilité contre la religion à laquelle il emprunte l’exemple de ses dogmes, de ses symboles, de ses sacremens, et qui, aux yeux même des adversaires de toute religion, est la forme religieuse par excellence ? Pourquoi dit-il que l’humilité est une vertu douteuse et suspecte? S’il veut insinuer par là que l’humilité est souvent un masque sous lequel se cachent de très mauvais desseins, nous lui demanderons quelle est la vertu dont la perversité humaine n’ait pas fait, comme dit Molière, métier et marchandise. Pourquoi dit-il encore que la morale bouddhiste est l’égale de la morale chrétienne ? Il a beau contester la signification du Nirvana, telle que l’a donnée Eugène Burnouf ; à part toute question d’érudition, il suffit de comparer les résultats, c’est-à-dire les civilisations, pour comprendre que le Bouddha enseignait une doctrine de mort et le Christ une doctrine de vie. Enfin pourquoi reproche-t-il au christianisme d’avoir affaibli le sentiment des devoirs civiques et préparé les peuples à la servitude? Sur ce point, il y avait déjà une discussion célèbre dans l’histoire des idées. Bayle avait soutenu que la religion chrétienne ne pouvait former ni des soldats ni des héros, et Montesquieu, dans un chapitre de l’Esprit des lois, l’avait réfuté avec force. Diderot lui-même, écrivant l’article Christianisme pour l’Encyclopédie, rencontra sur son chemin le paradoxe de Bayle ainsi que la réfutation de Montesquieu ; il prit parti pour la philosophie de l’Esprit des lois, et, comme un disciple qui répète une leçon, reproduisit exactement les paroles du maître. Je ne m’explique pas que M. Janet reprenne aujourd’hui l’opinion de Bayle sans tenir compte de la réponse de Montesquieu accueillie et confirmée par Diderot. Il suffit d’inviter l’éminent moraliste à méditer de nouveau sur ces matières ; qu’il les soumette à sa délicate analyse, et ce sera lui-même qui trouvera les meilleurs argumens à l’appui de la cause soutenue par Montesquieu.

Dans son livre sur les problèmes du XIXe siècle, M. Janet remarque très justement qu’on peut philosopher de deux manières, soit avec du génie, soit avec du bon sens. Le génie découvre certains principes, et, dans l’enthousiasme de sa découverte, persuadé que la vérité suprême est là, il prétend y subordonner toutes choses; il est donc systématique, par conséquent despotique. Le bon sens se contente de recueillir les vérités découvertes par le génie, de les approfondir, de les coordonner, de les concilier entre elles. Quelques-uns, ce sont les maîtres, doivent à un merveilleux privilège l’art d’unir les deux méthodes; à la hardiesse du génie, ils joignent la familiarité du sens commun. « Ils ont une théorie, mais ils ont plus d’idées que leur théorie n’en peut embrasser et ils ne la rejettent pas pour cela. » M. Janet a ce trait commun avec les philosophes qu’il caractérise de la sorte; lui aussi, bien qu’il ait une théorie très précise, il a plus d’idées que sa théorie n’en embrasse, et il ne paraît pas disposé à les rejeter. Qu’il reste fidèle à cette bonhomie dont il a parlé en termes si aimables, qu’il ressemble de plus en plus à ces penseurs capables des abstractions les plus hautes et qui pourtant « ne dédaignent rien, ni la sagesse de leurs prédécesseurs, ni celle des poètes, ni celle du peuple. » Les poètes, le peuple, c’est l’instinct, et que de choses la fécondité naïve de l’instinct peut fournir aux investigations subtiles de l’intellect!

Ce serait là une question digne des analyses de M. Paul Janet : quels sont les rapports de l’instinct et de l’intelligence dans la combinaison des systèmes philosophiques? Un jour, Diderot se chargea de l’article Leibniz pour l’Encyclopédie ; après avoir assemblé ses notes et tâché de mettre chaque chose à sa place, il entreprit de déployer comme dans un vaste sommaire l’enchaînement des principes qui composent la philosophie de l’illustre penseur. Émerveillé d’une telle richesse d’idées et comparant cet édifice idéal à d’autres constructions du même ordre, il écrivit cette phrase singulière : « s’il existait au-dessus de nos têtes une espèce d’êtres qui observât nos travaux, comme nous observons ceux des êtres qui rampent à nos pieds, avec quelle surprise n’aurait-elle pas vu ces quatre merveilleux insectes! » Ces quatre insectes vraiment extraordinaires, c’étaient Bayle, Descartes, Leibniz et Newton. Diderot regrette que des esprits de cette valeur ne puissent être appréciés comme ils méritent de l’être, et son regret se traduit ainsi : — Pourquoi n’y a-t-il pas au-dessus de l’homme, au-dessous de Dieu, des êtres qui soient en mesure d’étudier le cerveau, le cœur, l’âme de l’homme, au moment où le penseur est à l’œuvre? Comme ils seraient émerveillés de voir un Platon, un Aristote, un Descartes, un Leibniz, un Newton ! comme ils admireraient ces insectes prodigieux ! — L’image est vive et originale, mais la pensée est absolument fausse. Nous admirons, la loupe à la main, l’industrie de l’araignée qui tisse sa toile ou du ver à soie qui file sa quenouille; les êtres supérieurs évoqués un instant par le caprice de Diderot ne verraient rien dans l’âme des penseurs à quoi l’on puisse comparer, même de loin, le travail inconscient de l’insecte. Diderot semble dire que le penseur déroule la trame de son système, comme l’insecte la trame de sa toile, par une espèce de force instinctive, force élémentaire chez l’insecte, sublime et merveilleuse chez l’homme. La question des rapports de l’instinct et de l’intelligence, en ce qui concerne le travail des constructions philosophiques, doit conduire, ce me semble, à de tout autres idées. Pour moi, je me suis toujours représenté le philosophe comme un esprit de haut vol cherchant l’explication intégrale des vérités que l’homme possède déjà par la vertu de l’instinct. La mission de l’intelligence en matière philosophique et morale, bien loin de contredire ce qu’il y a dans l’instinct, est de l’expliquer et par là de l’affermir. Il arrive souvent que l’instinct va bien plus haut que l’intelligence; seulement ce qu’il possède, il le possède confusément, il est comme attaché de loin aux vérités, il ne les saisit pas de façon à se les rendre propres, c’est à l’intelligence de lui venir en aide et de consolider ses trésors. Les théoriciens de nos jours, qui à la fin de leurs déductions subtiles et acharnées en viennent à contredire toutes les données de l’instinct, devraient être avertis par cela même qu’ils ont fait fausse route. Positivistes, évolutionistes, pessimistes, nihilistes, on sait quel en est le nombre, on sait aussi à quel degré leurs conclusions révoltent la nature humaine. Figurez-vous un tireur qui, placé en face d’une cible et visant le point central, mettrait sa balle à l’endroit le plus éloigné du but; y aurait-il assez de sarcasmes pour le maladroit qui se prétendrait vainqueur? Ils montrent la même adresse et font preuve du même bon sens, ceux qui, contredisant tous nos instincts, s’imaginent avoir touché le but de la science.

On n’adressera jamais ce reproche au libre penseur dont nous venons d’examiner la philosophie morale. Il ne néglige aucun des élémens d’une recherche consciencieuse, il ne dédaigne ni la sagesse de ses prédécesseurs, ni celle des poètes, ni celle des femmes, ni celle du peuple; il est attentif à tous les instincts de l’humanité, il a le respect de l’âme et de ses manifestations, il dépasse ses propres théories, il combat parfois contre lui-même; à le voir se dégager de ses liens, il est facile de deviner quelles libertés nouvelles il saura conquérir un jour. En un mot, on sent tout à fait, en lisant son livre, qu’on est dans le large courant de la vérité morale, et comme il n’est pas de ceux qui font de l’enseignement philosophique une geôle plus ou moins éclatante, mais obstinément close, on peut lui dire sans le désobliger ce que Hamlet disait à son compagnon sur l’esplanade du château d’Elseneur : « Horatio, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêve votre philosophie. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.