La Morgue de Paris

La bibliothèque libre.
La Morgue de Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 344-381).
LA
MORGUE DE PARIS

La Morgue est l’un des établissemens de Paris qui ont le privilège d’exciter le plus vivement la curiosité du public. A l’attraction qu’exerce le spectacle de la mort se mêle l’intérêt du drame : qu’il s’agisse d’un suicidé, d’un individu mort subitement dans la rue ou d’un assassiné, tous ces cadavres exposés ont une histoire presque toujours dramatique, souvent bruyante et dont le dernier mot a bien des chances de rester mystérieux. La foule, qui s’écrase à certains jours devant les vitrines de la salle d’exposition, n’y vient chercher que des émotions violentes; ce n’est pour elle qu’un spectacle à sensation, permanent et gratuit, dont l’affiche change tous les jours. La triste maison est pourtant autre chose : c’est l’un des organes indispensables de la grande ville, l’un des plus intéressans ; mais, il faut aussi l’avouer, l’un des plus lugubres. On n’aime pas à y penser, encore moins à en parler. A part les belles études de M. Maxime du Camp[1], parues ici même il y a une quinzaine d’années, mais depuis lesquelles la maison a bien changé ; à part le tout petit opuscule aujourd’hui presque introuvable de Firmin-Maillard[2] et le gros livre de M. Guillot[3] ; à part, bien entendu, des travaux purement scientifiques dont il ne saurait être question ici, la Morgue n’a pas, en général, très heureusement inspiré les auteurs qui se sont occupés d’elle. Journalistes et romanciers n’y ont vu qu’un sujet de descriptions plus macabres que nature et dont l’horreur fait parfois sourire, tant elle est naïvement combinée. C’est autre chose que j’ai cherché dans cette étude. Attiré il y a trois ans dans l’établissement par les conférences de médecine légale ; amené plus tard à y faire un long séjour pour les besoins d’un travail scientifique, j’en ai presque habité tous les coins et recoins, tantôt avec les vivans, tantôt avec les morts; et, soit que la maison ne m’ait pas porté malheur, soit que l’habitude transforme les lieux les plus tristes, j’ai fini par voir la Morgue sous un jour moins sinistre, et l’idée m’est venue d’en parler à mon tour sans trop d’adjectifs. J’entre dans un sujet qui n’a pas, je pense, besoin d’être excusé et sur lequel une discussion toute récente devant le conseil général de la Seine vient de rappeler l’attention publique; j’espère, d’ailleurs, montrer à mon lecteur, en le promenant dans tous les dédales de la funèbre maison, que l’intérêt n’y manque pas et qu’on peut y mettre un pied devant l’autre sans trébucher contre quelque chose de répugnant.

M. Brouardel, dont le nom restera attaché à tout ce qui s’est fait de réformes dans l’établissement depuis une dizaine d’années, m’en a ouvert les portes avec une bienveillance dont j’ai presque abusé. Je dois également beaucoup à ses collaborateurs, MM. Descouts, Ogier et Vibert, ainsi qu’à M. Lépine, secrétaire général de la Préfecture de police, qui a bien voulu autoriser le greffe de la Morgue à me communiquer tous les documens dont j’avais besoin.


I.

Tous les Parisiens connaissent la Morgue. Bâtie sur le quai de l’Archevêché, à la pointe de la Cité, entre les deux bras de la Seine et le jardin Notre-Dame, elle profile sur l’un des plus jolis paysages de Paris la silhouette plate et morne de son pavillon carré, flanqué de deux ailes surbaissées.

Le pavillon central, qui s’ouvre sur la rue par trois larges baies, comprend la salle d’exposition, séparée par des glaces de la galerie où circule librement le public. L’aile gauche renferme les bureaux du greffe, le cabinet des magistrats et des médecins, une salle de garde où se tiennent habituellement les garçons de service, une loge de concierge et l’amphithéâtre, qui sert à la fois aux cours, aux autopsies et aux confrontations judiciaires. L’aile droite du bâtiment est occupée par la machine frigorifique, le vestiaire, un petit laboratoire, le dépôt des cercueils et diverses annexes du service. Au niveau et en arrière du pavillon central, les deux ailes se raccordent par une vaste halle couverte et dallée qui est le cœur même de la maison et qui en commande toutes les issues ; c’est là que sont d’abord déposés les cadavres à leur arrivée à la Morgue ; c’est là qu’on les examine, qu’on les déshabille et qu’on fait la toilette dont ils ont souvent grand besoin, avant de les introduire dans la salle d’exposition ; c’est là aussi que se font les reconnaissances et les levées de corps au moment de l’ensevelissement.

Bien plus vaste qu’on ne le croirait à première vue, couvrant un espace de 1,400 mètres carrés, la Morgue possède encore des sous-sols considérables qu’on ne peut malheureusement utiliser en raison des infiltrations de la Seine. Rien n’est d’ailleurs plus mauvais que le terrain de fondation de l’édifice : formé de gravois et de décombres provenant de la construction de la cathédrale, il est appelé, dans un vieux cartulaire de 1258, du nom significatif de mota papalordorum, la « motte aux gens d’église, » et ne prit que plus tard celui de Terrail, puis de « terrain Notre-Dame. » C’est un sol très instable, constamment battu par le fleuve, dont le courant est assez fort dans ces parages. Les bâtimens actuels, construits en 1864, sont ainsi exposés à un travail de lente destruction contre lequel il faut soutenir une défense sérieuse.

Ils ne touchent pas directement à la Seine, dont ils sont séparés sur toute leur longueur par un chemin de ronde assez large pour la circulation des voitures et venant aboutir au hangar couvert dont nous parlions tout à l’heure. Un très haut grillage, qui court tout le long du parapet, transforme le chemin de ronde en couloir à ciel ouvert et le protège contre tous les regards indiscrets ; c’est ce grillage qui donne à la Morgue, vue du fleuve, l’aspect d’une maison sinistre où il se passe beaucoup de choses qui ne regardent pas les voisins.

Par sa façade de la place, elle est, au contraire, ouverte à tout venant : hommes, femmes, enfans de tous les âges se coudoient et se bousculent de huit heures du matin à la nuit tombante dans la galerie du public. C’est à la petite porte de gauche, au-dessus de laquelle est écrit le mot « greffe » en grosses lettres rouges, que commencent les difficultés. Le gardien est là, véritable cerbère, qui défend le seuil avec la dignité d’un homme dont la vertu souvent tentée résiste toujours. Il connaît tous les genres d’amateurs, depuis l’effronté qui demande sans sourciller « si on ne peut pas visiter l’intérieur, » jusqu’au timide qui cherche des périphrases pour exprimer son désir et qui, confus et très poli, ne manque jamais de remercier du renseignement. Si vous le poussez un peu ce gardien, il vous dira que la pire des curiosités est celle d’outre-Manche : elle a un iront d’airain, rien ne la rebute. Mais le voici qui nous a vus ; il sait que nos papiers sont en règle et s’empresse de nous ouvrir la porte du greffe.

Nous entrons dans une pièce assez exiguë, séparée en deux par une barrière à hauteur d’appui ; c’est accoudés sur cette barrière que des malheureux viennent chaque jour dévider un long chapelet de misères. Un des leurs a disparu; après mille démarches, il ne leur reste plus que la ressource de s’adresser à la Morgue. Le commis-greffier est là devant son bureau et inscrit, au fur et à mesure, tous les renseignemens qui peuvent faciliter les recherches. Au fond de la pièce s’ouvre une petite porte qui nous fait passer dans le cabinet du greffier; nous y trouvons un aimable homme qui ne demande qu’à causer, quand il est bien sûr de son interlocuteur. Bientôt les cartons verts, empilés jusqu’au plafond, vont s’ouvrir et verser sur la table une avalanche de papiers, de tableaux et d’imprimés. Tâchons de nous reconnaître dans ce déluge de statistiques et de registres ; c’est la seule manière de nous faire une idée un peu nette du service très compliqué que nous venons étudier.

« La Morgue, dit le premier article du règlement de 1882, est un établissement destiné spécialement à recevoir les corps des personnes décédées dans le ressort de la Préfecture de police, soit lorsqu’il doit y avoir lieu à une expertise médico-légale ou à une confrontation, soit lorsque l’identité du cadavre n’a pas été constatée. À ces services sont joints, depuis 1880, des conférences de médecine légale et un laboratoire d’enseignement médico-légal installé dans les dépendances de la Préfecture de police. »

Cette destination complexe fait que la Morgue dépend à la fois de la Préfecture de police, de la Faculté de médecine et du pouvoir judiciaire. Administrée par un greffier assimilé aux commis principaux de l’administration centrale, qui a sous ses ordres un commis-greffier, un aide pour les recherches au dehors, trois garçons de service, un garçon de bureau et un gardien, elle est confiée à la haute surveillance d’un médecin-inspecteur en chef, assisté de deux adjoints et d’un suppléant.

Comme le fait remarquer M. Guillot, rien n’est absolument légal dans l’organisation de la Morgue. « La Préfecture de police y règne par des règlemens et non par des lois, et, tandis que l’administration ne saurait disposer du moindre objet trouvé sur la voie publique, c’est par de simples arrêtés qu’elle s’empare des cadavres abandonnés pour les livrer à l’autopsie. » On pourrait ajouter que si c’est la Préfecture de police qui règne à la Morgue, c’est un peu la Faculté de médecine qui y gouverne.

Dépôt mortuaire où viennent échouer toute une catégorie de cadavres provenant d’une agglomération de plus de deux millions et demi d’habitans, on n’est pas étonné que la Morgue reçoive chaque année une moyenne de 900 cadavres. Ce chiffre, qui a passé de 283 en 1835 à 945 en 1883, varie légèrement d’une année à l’autre; mais ces variations, prises dans leur ensemble, traduisent pour chaque moyenne décennale un mouvement d’ascension régulier.

Nous avons devant les yeux toutes les statistiques de ces dix dernières années; laissons de côté celle de 1889, qui n’est pas encore terminée et qui se ressent, d’ailleurs, un peu de l’Exposition universelle, et prenons celle de 1888, qui représente une année moyenne ; nous emprunterons, chemin faisant, aux années précédentes un complément de renseignemens, si nous en avons besoin.

Le sexe fort domine de beaucoup dans les entrées. Sur 911 admissions en 1888, on compte 520 hommes, 140 femmes, 108 nouveau-nés, 100 fœtus et 43 fragmens lamentables qualifiés officiellement de « débris humains, » et qui n’en sont pas toujours. C’est ainsi qu’il y a quelques années, un sinistre farceur avait pris l’habitude de déposer à intervalles réguliers, sur certaines tombes du cimetière Montmartre, un cœur criblé de gros clous de fer; le premier qui fut apporté à la Morgue fit l’objet d’une expertise au cours de laquelle on reconnut que ce n’était qu’un cœur de veau. Cette curiosité macabre, qui a failli avoir son heure de célébrité, traîne encore aujourd’hui parmi les bocaux de la salle du cours.

Les cadavres qui affluent au triste dépôt sont classés à divers points de vue dans les statistiques. Si l’on consulte les tableaux relatifs au genre de mort, on est tout de suite frappé par ce fait, que plus de la moitié des cadavres sont des noyés. Sur 660 adultes, la submersion compte 340 cas, la mort subite 72, la mort naturelle 52, les écrasemens 37, l’homicide 28, la pendaison et la strangulation 28, les chutes d’un lieu élevé 28. Suivent des genres de mort beaucoup plus rares, parmi lesquels on trouve même un cas de rage.

Au point de vue de la cause de la mort, les statistiques font ressortir d’emblée la prépondérance du suicide. Sur 660 adultes, il fournit à lui seul un contingent de 232 cadavres; viennent ensuite ; les accidens 100, la mort subite 72, l’homicide 57, la maladie 52, les manœuvres abortives 2. Enfin, pour 155 cadavres, la cause de la mort est restée inconnue ou incertaine. Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de faire une remarque. Les statistiques de la Morgue sont dressées avec tant de soin et sont si riches en données de toute sorte, qu’on serait facilement porté à en abuser. Je le ferai d’autant moins que je ne veux pas exagérer le côté technique de cette étude et que, de plus, il y a lieu de faire, au sujet de la généralisation des résultats fournis par ces statistiques, des réserves qui leur enlèvent une partie de leur intérêt.

Voici, par exemple, une longue série de tableaux relatifs au suicide : motifs, procédés d’exécution, influence de l’âge et du sexe, tout est classé avec un soin minutieux; mais, si bien faits qu’ils soient, ces tableaux ne montrent le suicide que tel qu’il est représenté à la Morgue, ce qui est, en somme, d’un intérêt assez médiocre. Leur étude conduirait à des résultats incomplets et même inexacts, si l’on y cherchait une idée générale du suicide à Paris. Les statistiques ne portent que sur les corps amenés au greffe ; or, un grand nombre de suicidés échappent à la Morgue, d’abord parce qu’eux-mêmes prennent souvent d’avance toutes les précautions nécessaires pour éviter cette pénible extrémité, ensuite parce que les corps n’y sont envoyés qu’en cas de nécessité impérieuse, alors qu’il y a doute sur l’identité ou indice de crime. De là toutes les contradictions qu’on constate entre les statistiques particulières de l’établissement et celles de la Préfecture de police, qui englobent tous les cas sans exception.

Ainsi, il est un fait d’observation des plus curieux relatif à l’influence qu’exerce le sexe sur le mode de suicide choisi. Sous son énoncé le plus brutal, il revient à ceci : la femme se noie, l’homme se pend, en quoi d’ailleurs il fait un choix assez judicieux. Si nous prenons les statistiques générales du suicide en France, telles que M. Brouardel les reproduit dans ses Commentaires à la Médecine légale d’Hoffmann, nous y constaterons que, sur 1,000 suicides de femmes, il y a 426 submersions contre 320 pendaisons; que sur autant de suicides d’hommes, il y a, au contraire, 473 pendaisons pour 244 submersions seulement. Comparons ces chiffres à ceux que nous fournissent nos statistiques de la Morgue. En 1888, sur 51 suicidées amenées au greffe, il y avait /i8 noyées et pas un seul cas de pendaison. Les années précédentes, pour un nombre de submersions variant de 38 à 51, il n’y a eu qu’un cas de pendaison par an. Si nous consultons la liste des hommes, nous trouvons, pour 1888, 122 noyés contre 25 pendus; pour les années précédentes, un nombre variant de 97 à 139 submersions contre 33 à 37 pendaisons.

On voit que les statistiques particulières de la Morgue exagèrent fortement la proportion des suicidées par submersion, et que, pour ce qui est des hommes, elles renversent le rapport réel entre les cas de submersion et de pendaison[4]. Cela tient tout simplement à ce que l’individu qui se noie a bien plus de chances de venir échouer à la Morgue que celui qui se pend. Ce dernier reste à la place même où il s’est exécuté ; il est reconnu généralement d’emblée, et le genre même de la mort éloigne plus facilement l’idée de crime, toutes raisons qui diminuent les chances d’un transfert à la Morgue pour cette catégorie de cadavres.

Ces réserves faites, terminons rapidement l’examen de nos statistiques. Le tableau « suicides par état civil » nous montre que ce sont les célibataires qui ont le moins de peine à se débarrasser du fardeau de la vie. En 1888, sur 232 suicides, on a compté 97 célibataires pour 88 individus mariés, 28 veufs et veuves et 19 inconnus. Le tableau u suicides par âges » nous donne l’âge moyen des suicidés de la Morgue : c’est pour les hommes la période décennale de 40 à 50 ans ; les femmes sont beaucoup plus jeunes, presque la moitié des suicidées a dépassé 15 ans et n’a pas atteint 30 ans. On serait tenté d’attribuer le fait à la fréquence du suicide par peine de cœur. Il n’en est rien, comme le montre le tableau suivant, où sont consignées toutes les causes, relevées à la suite d’une enquête minutieuse.

Sur les 181 suicides masculins de 1888, 36 sont rapportés à des désordres d’intelligence, 27 à la misère, 17 à la maladie, 16 à l’ivresse, etc.; 2 seulement sont le résultat d’une peine de cœur. Sur les 51 suicides de femme, les chapitres les plus chargés sont les désordres d’intelligence, les contrariétés et l’ivresse; en queue de la liste figure un seul et unique chagrin d’amour.

Il est inutile de souligner ces chiffres : si c’est le suicide qui peuple en grande partie la Morgue, c’est le détraquement cérébral qui conduit le plus souvent au suicide ; et, si l’on veut aller plus loin encore, remontant de cause en cause, on arrive, en fin de compte, à incriminer l’alcoolisme, « ce grand coupable qui a si bon dos. »

Lorsqu’on dresse la statistique rationnelle du suicide selon l’âge, c’est-à-dire lorsqu’on fait le calcul du nombre de suicides pour tant d’individus ayant un âge déterminé, on voit que la fréquence augmente régulièrement avec le nombre des années : la charge de la vie s’aggrave, les moyens de combat s’émoussent, et l’alcool pèse de plus en plus lourdement dans la balance des déterminations humaines.

Les professions les plus diverses fournissent à la Morgue son contingent de suicidés. En tête de la liste des hommes viennent 26 employés, 10 journaliers, 10 cordonniers; dans la longue série qui suit, je relève au hasard 4 rentiers, 2 banquiers, 2 chiffonniers, 1 caricaturiste, 1 percepteur, 1 avocat, 1 ingénieur, 1 concierge, 1 photographe, 1 sculpteur, 1 fumiste et 1 conducteur d’omnibus. Dans la liste des femmes, ce sont les domestiques et cuisinières qui tiennent la tête avec 11 suicides sur 51 ; 1 concierge, 1 balayeuse, 1 rentière et 1 fille soumise ferment la liste.

Je me suis étendu sur les chiffres concernant le suicide, parce que c’est le genre de mort le plus largement représenté à la Morgue et sur lequel les statistiques donnent le plus de renseignemens; poursuivre ce lugubre triage pour chaque classe de cadavres nous entraînerait hors de notre cadre sans grand profit.

On a vu que la moyenne des entrées annuelles de la Morgue oscillait autour de 900, ce qui équivaut à l’admission de deux à trois corps par jour. Cette entrée journalière suit dans ses variations, qui sont considérables, une loi très curieuse. Il y a régulièrement un maximum d’admissions au commencement de la belle saison, ce qui semble assez étrange au premier abord, et un minimum au milieu de l’hiver, ce qui parait non moins surprenant. Les mois d’avril et de mai comptent environ deux fois plus d’entrées que les mois de janvier et février : ainsi, en 1888, les premiers figurent pour 141 cadavres, les seconds pour 75 seulement. Certaines années même, la recette d’hiver n’est pas le tiers de celle du printemps. Le fait, qui est constant, est dû à plusieurs causes : c’est d’abord que le printemps et l’été fournissent à eux seuls les trois cinquièmes des suicides, et qu’ensuite c’est aux mêmes saisons que correspond le maximum de fréquence des submersions accidentelles ou volontaires; enfin, on peut ajouter que c’est régulièrement de mai à juin que les assassins travaillent le plus.

On est frappé à chaque pas, en compulsant les tableaux de la Morgue, par des faits bizarres, en apparence inexplicables, et qui doivent cependant avoir une raison d’être. Ainsi, dans les statistiques qui établissent le quartier de provenance des cadavres apportés au dépôt, c’est toujours Saint-Germain-l’Auxerrois qui lient la tête avec un chiffre d’entrées variant de 25 à 30, tandis que certains quartiers, comme le Palais-Royal, la Santé, les Arts-et-Métiers, les Épinettes, reviennent, avec la même régularité, à la queue de la liste ; c’est à peine s’ils envoient un ou deux cadavres par an. Le hasard a ses lois ; mais, dans le cas particulier, elles sont bien difficiles à pénétrer. À part son large contact avec la Seine, qui est, en somme, la grande source où puise le dépôt du quai de l’Archevêché, nous ne voyons pas ce qui peut valoir au quartier Saint-Germain-l’Auxerrois son triste privilège.


II.

Nous avons expliqué plus haut, en quelques mots, la destination si complexe de la Morgue. Ajoutons qu’elle fonctionne, avant tout, au milieu de tous les cadavres qu’elle recueille, comme un des rouages indispensables de l’état civil.

Dans toute société bien organisée, chaque individu doit avoir ses papiers en règle ; nul n’y entre sans l’acte de naissance qui établit sa personnalité civile, nul n’en sort sans l’acte de décès qui éteint cette personnalité. Il en serait du moins ainsi si les registres de l’état civil pouvaient être tenus avec toute la rigueur qu’exige la loi. S’il est difficile de faire disparaître un cadavre, il est malheureusement souvent impossible de restituer son identité au corps repêché dans la Seine ou trouvé dans quelque rue de Paris. C’est à la recherche de cette identité qu’est surtout destinée la Morgue ; c’est à obtenir la reconnaissance du plus grand nombre possible de corps que l’administration met tout son zèle et toute son activité.

On se demande, avec M. Guillot, si le personnel est réellement suffisant pour une pareille tâche et comment les deux fonctionnaires sur lesquels retombe tout le travail des écritures peuvent arriver à consommer tant d’encre, de papier, d’imprimés et de registres. Nous sommes loin du temps de la légende où certain greffier trouvait des loisirs pour jouer du piano dans son cabinet et pour cultiver des fleurs sur l’appui de sa fenêtre.

Le greffier et son adjoint doivent d’abord faire face à tout le travail qu’exige la constatation des identités ; ce n’est pas une petite besogne, comme on va le voir : établissement des actes de décès, inhumations, demandes de renseignemens au dehors, correspondance avec les maires, les commissaires de police, les familles, lettre de convocation aux personnes pouvant reconnaître les cadavres, déclarations de reconnaissance rédigées sur l’attestation de deux témoins, vérification de l’état civil, demande d’autorisation de sortie du corps adressée au préfet de police, avec un rapport en double exemplaire sur le signalement de l’individu et la désignation de tous les objets trouvés en sa possession, envoi d’un permis d’inhumer au parquet, restitution des objets réclamés par les familles, inhumation des individus inconnus ou non réclamés, classement et destruction des vêtemens abandonnés, confection des dossiers individuels, préparation et classement des photographies, rapports à envoyer à chaque instant au parquet et à la prélecture de police. À ces travaux, dont j’emprunte la liste à M. Guillot, il faut ajouter tout ce qui concerne le service du cours, la préparation du matériel et le détail des autopsies, dont un résumé sommaire est établi en double.

Le greffe doit enfin s’occuper de la rédaction des statistiques annuelles et de la tenue de sept gros registres, dont les deux premiers sont de véritables monumens et méritent de nous arrêter, parce que c’est en bonne partie sur eux que roule le service et qu’ils représentent, réunis, le « grand livre» de la maison. Ils sont tenus comme dans la banque la plus soucieuse de son bilan.

Voici d’abord le registre des déclarations (il y en a en réalité deux, dont l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes). C’est là que sont consignés tous les renseignemens possibles sur les individus dont la disparition est signalée soit par les familles, soit par la préfecture de police. En face du nom se trouvent inscrits l’âge du disparu, les dates précises de la disparition et de la déclaration. Vient ensuite le signalement de l’individu, l’énumération des bijoux, papiers, objets divers qu’il pouvait avoir sur lui, la description de ses vêtemens, les initiales de son linge. Les déclarans donnent ensuite leur nom, leur adresse et signent; il ne reste plus alors en blanc que la large colonne des « annotations, » où sera consigné tôt ou tard le résultat des recherches. Sera-ce demain, dans un mois, dans un an? Personne ne peut le dire à l’infortunée famille qui vient de coucher un des siens sur le terrible registre. De nouvelles déclarations en font rapidement tourner les pages[5], et le greffier est souvent obligé de revenir bien en arrière pour inscrire de son gros crayon bleu le dernier mot du drame : « Déposé à la Morgue. — Repêché et conduit à domicile. — Retrouvé dans un asile. » Heureux quand il peut boucler une déclaration par cette mention laconique : « Rentré dans sa famille.» On a fait un coup de tête, on est parti ; la réflexion ou le repentir sont venus, et la brebis égarée rentre piteusement au bercail sans se douter de tout le temps qu’elle a fait perdre à des fonctionnaires qui n’en ont guère de reste. Ainsi un mari un peu innocent vient déclarer la disparition de sa femme ; le surlendemain il envoie ce simple mot : « Ne vous inquiétez pas de ma femme, elle était chez ma belle-mère. » On peut croire que le greffe n’a pas eu l’indiscrétion de vérifier.

Le hasard semble se jouer sur toutes les lignes du registre et y réunir à plaisir tous les contrastes. Pour ne citer qu’un exemple entre mille, voici deux déclarations qui se suivent à quelques lignes de distance. Il s’agit de deux jeunes filles qui ont disparu le même jour. La première, une grande blonde de dix-neuf ans, semble, d’après tous les renseignemens, appartenir à quelque bonne famille; la seconde est une petite brune de vingt-trois ans, probablement une simple ouvrière. En face de la blonde, le gros crayon bleu a écrit : « Rentrée dans sa famille, » et immédiatement au-dessous la dernière mention de la petite brune : « Repêchée aux Chartrettes (Seine-et-Marne) et reconduite à domicile. »

Le second registre, qui est en quelque sorte la contre-partie du précédent, contient la liste de tous les cadavres apportés à la Morgue du 1er janvier au 31 décembre; il est tenu en double, le second exemplaire étant envoyé chaque année aux archives de la préfecture de police. Chaque corps y est inscrit sous un numéro d’ordre, avec les indications suivantes : « Date d’entrée, heure de l’arrivée, nom, prénoms ou désignation, sexe, âge, état civil, lieu de naissance, profession, demeure, vêtemens, genre de mort, temps écoulé depuis la mort, suicide ou homicide, causes présumées du suicide ou de l’homicide, quartier de provenance, lieu où le corps a été trouvé, autopsie et ses résultats, époque de l’inhumation, observations diverses. » Cette dernière colonne reçoit, avec toutes les mentions spéciales qui ne trouvent pas place ailleurs, la photographie du cadavre.

Dès qu’une déclaration de disparition ou une admission de corps se produit, on va d’un registre à l’autre, et de la comparaison jaillit quelquefois d’emblée le renseignement cherché. Mais il n’en est pas toujours ainsi, et l’établissement de l’identité exige en général un travail dont on ne se fait aucune idée ; malgré les efforts de l’administration, malgré la possibilité de conserver indéfiniment les corps grâce à l’appareil frigorifique, la proportion des individus qui demeurent inconnus s’élève encore à 1 sur 7.

On se demande comment on peut recueillir chaque année à Paris et dans ses environs une centaine de cadavres sur lesquels il soit impossible, au prix des recherches les plus minutieuses, de mettre une étiquette. Tout individu, si misérable qu’un le suppose, a toujours sinon quelque parent ou quelque ami, du moins quelque voisin qui doit s’apercevoir de sa disparition et la signaler. Si peu de place qu’il ait tenu sous le soleil, si peu de vide qu’il laisse après lui, ce n’en est pas moins un être humain, et il est vraiment lamentable de penser à cet « incognito post mortem » si négligeable que personne ne vient le troubler. Et ces malheureux ne sont pas toujours des misérables : rien ne serait plus faux que de se représenter l’inconnu de la Morgue comme un va-nu-pieds en guenilles. J’ai pendant quelque temps partagé un recoin de la salle de dépôt avec une jeune noyée qu’on avait repêchée dans la Seine après un très court séjour dans l’eau. On l’avait exposée sans résultat, on la ramena dans le petit coin écarté où j’avais installé mes appareils. Rien dans sa personne ni dans sa toilette décente, encore chiffonnée et raidie par l’eau, n’indiquait la misère; on eût dit une bonne petite bourgeoise victime de quelque mauvais roman. Un jour, en arrivant, je trouvai le chariot vide ; il avait fallu faire de la place, elle avait disparu. Il ne restait d’elle qu’un petit tas de vêtemens qu’on allait envoyer au vestiaire, en attendant l’usine du Port-à-l’Anglais, qui transforme toutes les défroques de la Morgue en engrais chimiques !

La note « inconnu o ne revient que trop souvent dans les registres. En 1888, sur (360 adultes, 560 seulement ont été reconnus; pour 100 cadavres, par conséquent, l’identité n’a pas pu être établie. C’est à peu près exactement la proportion des trois années précédentes qui, pour un total de 2,073 adultes, donnent 314 individus restés inconnus. Cette proportion paraît encore plus forte lorsqu’on défalque du nombre des individus « reconnus » tous ceux dont l’identité était établie avant leur entrée à la Morgue. En 1888, sur 560 reconnus, 215 étaient connus dès l’entrée ; il ne reste donc que 345 cadavres dont l’identité a été réellement constatée à la Morgue. Parmi ces 345 reconnaissances, 254 ont été obtenues par recherches et investigations, 7 par l’examen des vêtemens, 8 au moyen de la photographie et 76 par l’exposition publique. On est étonné que dans la masse des individus qui se détruisent par un procédé quelconque, il y en ait si peu qui prennent les précautions nécessaires pour épargner à leurs derniers restes l’indignité de cette exposition publique. Tout récemment, en fouillant devant moi le cadavre d’un noyé, le greffier-adjoint trouva cousu au gilet un morceau de parchemin sur lequel étaient écrits en grosses lettres ces mots : « Je ne veux pas être exposé ! » Le pauvre diable n’avait oublié qu’une chose, son nom, son adresse ou une indication quelconque qui pût mettre sur la trace de son identité et qui eût rendu sa protestation superflue. Bien rare est l’exemple de ce suicidé qui, avant de s’exécuter, libellait tranquillement la déclaration suivante : « Je demeure,... je m’appelle;... je me tue volontairement; ainsi ce n’est pas la peine de m’exposer. » Si tous les individus qu’on amène à la Morgue étaient si avisés, la besogne du greffe serait singulièrement simplifiée.

Ce ne sont pas seulement les intéressés qui protestent ainsi contre l’exposition publique : elle a été combattue de tous temps par des adversaires acharnés. On ne demande rien moins que la suppression d’un spectacle d’autant plus désastreux pour la morale publique qu’il est plus accessible aux enfans et à la jeunesse des deux sexes. C’est, dit-on, une école de dépravation dont l’influence se ferait sentir jusque dans la formidable augmentation de criminalité observée depuis vingt ans. La thèse est fort brillante, mais n’y a-t-il pas quelque exagération à la soutenir?

Que le spectacle de la Morgue soit aussi impropre que possible à développer de nobles instincts et même de bons sentimens dans la foule, tout le monde en convient ; mais en quoi est-il plus mauvais que tant d’autres qui sont inutiles et auxquels on se garde de toucher, les exécutions publiques de la Roquette, par exemple? Si les jeunes criminels viennent achever leur éducation devant les dalles, ce qui est loin d’être démontré, il faut avouer qu’elle est si bien commencée par la mauvaise presse, les mauvais romans et les mauvais bouges, sans compter le reste, que ce supplément doit paraître un luxe superflu.

Et puis l’intérêt public est là: tant que la Morgue sera destinée à obtenir le plus grand nombre de reconnaissances possible, l’exposition des corps s’imposera ; en la supprimant on ferait immédiatement doubler le nombre des inconnus. Nous avons cité les chiffres relatifs à 188S. En 1885, sur 858 corps amenés à la Morgue, 93 sont restés inconnus et sur les 765 reconnus, 91 l’ont été par l’exposition publique. M. Guillot, qui constate très loyalement ce résultat, quoiqu’il vienne contredire une thèse qui lui est chère, ajoute que la plupart de ces individus n’auraient pas manqué d’être réclamés quelques heures plus tard par leurs parens ou leurs amis. C’est possible, mais est-ce bien sûr? Quand la moitié seulement n’auraient été réellement reconnus que grâce à l’exposition publique, ne serait-ce pas une raison suffisante de la conserver malgré des inconvéniens que personne ne nie, mais dont la gravité est au moins discutable?

Les enfans même, qui seraient évidemment les premiers à tenir à distance des vitrines, ne sont pas toujours des spectateurs inutiles. Tout dernièrement, des coups de sonnette énergiques et répétés vinrent mettre le greffe en émoi. En ouvrant la porte, on trouva suspendu au cordon un petit gamin de six ans qui se démenait comme un beau diable au milieu de la foule ameutée : « Je le connais, cet homme-là! répétait-il avec énergie en montrant un noyé exposé de l’autre côté de la vitrine ; je le connais, il passe tous les jours dans ma rue! » Le petit homme n’en savait pas plus long, mais du moins était-il très sûr de son fait. Il donna l’indication de u sa rue » qui, à la manière dont il prononçait ce pronom possessif, semblait n’être qu’à lui. On alla aux renseignemens et, le lendemain, l’identité du noyé put être établie et l’acte de décès dressé en toutes règles.

L’histoire de ce gamin, et ce n’est pas le seul enfant qui ait rendu un service analogue au greffe, m’en rappelle une autre, celle du chien retrouvant son maître sur les dalles de la Morgue et amenant par l’explosion de son désespoir de bête la reconnaissance du cadavre. L’histoire n’est peut-être qu’une légende, et c’est dommage !

Ce qui est vrai n’est pas toujours vraisemblable : il suffit, pour s’en convaincre, d’aller passer quelques heures au greffe de la Morgue. Il s’y passe des scènes inouïes. Les malheureux parens, qui viennent s’enquérir d’un des leurs qui a disparu, appartiennent souvent à un monde peu raffiné ; la douleur de leur situation, l’aspect du lieu sinistre, leur enlèvent parfois tous leurs pauvres moyens. M. Maxime Du Camp a entendu là des dialogues inconcevables : — « Quelle forme a son nez? Ah ! dame, je ne sais pas. — A-t-il le nez droit, aquilin ou retroussé? — Mais ce pauvre homme, monsieur, il a un nez comme tout le monde. »

Il est quelquefois impossible de tirer de ces infortunés autre chose qu’une interjection ou une exclamation qui revient perpétuellement la même. J’ai vu une pauvre paysanne des environs de Versailles qui venait reconnaître son mari ; comme on ne pouvait obtenir d’elle un seul renseignement sérieux, le greffier la fit conduire en présence d’un cadavre, qui, selon toute probabilité, devait être celui qu’elle cherchait. — « Hélasti mon Dieu! mon pauvre François! » répétait-elle convulsivement en le couvrant de caresses. — On avait beau l’encourager, la raisonner, la questionner, la pauvre vieille, entre deux sanglots, répétait son exclamation de douleur. Ce n’est que le lendemain qu’elle put dire autre chose.

Quelques jours après, c’était une femme du peuple qui venait faire la reconnaissance de son fils. Un parent s’était fait un devoir de l’accompagner. Pendant tout le temps que dura la scène, ce brave homme, comme anéanti par le spectacle de tant de douleur, se tint au pied du cercueil en murmurant un « Oh là!.. oh lala! » suivi d’un claquement de langue bizarre qui m’est resté dans les oreilles comme un cri de protestation et de révolte contre la destinée.

Des scènes analogues se renouvellent tous les jours ; elles sont navrantes, elles sont quelquefois, ose-t-on le dire? si lugubrement grotesques qu’on serait aussi incapable d’en sourire que d’en pleurer. On se sent désarmé devant tant de misères si crues et si nues : il n’y a qu’à se découvrir et à s’effacer.

Des intérêts très graves peuvent être engagés dans la reconnaissance d’un cadavre ; aussi le métier de greffier de la Morgue demande-t-il autant de flair et d’instinct que de patience. Les renseignemens, en apparence les plus sérieux, les affirmations les plus nettement formulées, demandent toujours à être contrôlés, parce qu’il faut tenir compte de l’état d’esprit que provoque la Morgue chez les gens les moins impressionnables. Si le greffe n’avait pas, dans les services de la Préfecture de police, des moyens d’investigation aussi rapides que sûrs, les erreurs d’identité seraient continuelles. Sanderson raconte qu’un provincial vint se présenter un jour à la Morgue; il avait été appelé en toute hâte par un télégramme désespéré lui annonçant que son neveu, qu’il aimait comme un fils, s’était laissé entraîner à jouer une forte somme et que, l’ayant perdue, il s’était noyé. On lui présente un cadavre qu’il reconnaît sur-le-champ; l’ensevelissement a lieu le lendemain. En rentrant chez lui après la cérémonie funèbre, l’oncle se trouva en présence d’un revenant qui se jette à son cou. On devine le reste : il pardonne et paie, trop heureux d’annuler un acte de décès en acquittant une différence de jeu et en soldant les funérailles d’un inconnu.

L’histoire est jolie, mais nous doutons qu’elle se soit passée à la Morgue de Paris ; elle n’y a, du moins, laissé aucun souvenir. De pareilles erreurs seraient d’autant plus graves qu’elles pourraient être commises volontairement par des personnes ayant intérêt à se procurer un acte de décès.

En 1887, une dame fort bien mise se présente au greffe en déclarant qu’elle vient de reconnaître son mari sur une dalle de la salle d’exposition ; trois personnes qui l’accompagnaient confirment son dire. Le greffier s’installe devant son bureau et s’apprête à dresser l’acte de reconnaissance ; mais au moment où il demande quelques renseignemens sur l’état civil du défunt, la jeune femme se met à rougir, balbutie et finit par avouer que, depuis cinq ans, elle vit séparée de son mari. On lui fait l’objection qu’en cinq ans un homme peut beaucoup changer, qu’elle a peut-être été victime d’une fausse ressemblance et que, pour plus de sûreté, il est nécessaire de voir le cadavre de plus près. Une fois en présence du noyé, tout le monde se récrie ; aucune méprise n’est possible : « c’est lui, c’est bien lui ! » Malgré cette affirmation unanime, le greffier ne lut pas absolument convaincu ; il trouva la veuve trop peu émue et trop pressée d’en finir; ses soupçons s’éveillèrent. Il rédigea rapidement l’acte, fit signer tout le monde et, sous un prétexte quelconque, remit au lendemain matin quelques formalités qui restaient à remplir. Aussitôt seul, il dépêcha son aide à la Préfecture et, deux heures plus tard, il apprend qu’un individu portant le même nom que le défunt se trouvait dans un garni de la rue Jean-de-Beauvais. Le logeur est mandé ; il arrive avec son livre et donne tous les renseignemens qu’on lui demande sur son locataire : il l’a vu le matin même ; quant au noyé qu’on lui présente, c’est pour lui un inconnu.

Le lendemain, à l’heure fixée, la veuve revient, accompagnée cette fois de six personnes ; nouvelle scène de reconnaissance, même unanimité que la veille devant le cadavre qu’on avait disposé sur un support pour le photographier. Quand tout le monde eut bien vu et suffisamment affirmé, le greffier prit la jeune femme à part et lui dit très aimablement : — « Vous tenez bien, madame, à retrouver votre mari? Oui, eh bien! consolez-vous, voici un monsieur qui va vous donner son adresse ; vous le retrouverez plein de vie et de santé. » — La fausse veuve changea légèrement de couleur, mais se remit très vite et protesta de son ardent désir de revoir son époux perdu.

Le soir même, les deux conjoints étaient rendus l’un à l’autre par le greffier de la Morgue ; après un abordage extrêmement vif, on se résigna de part et d’autre, et la vie commune fut reprise.

On pourrait composer tout un volume avec les anecdotes du greffe ; je n’en raconterai plus qu’une, parce qu’elle donne une idée tellement monstrueuse de la bêtise humaine qu’elle mérite d’être conservée à titre de document.

Une lettre arrive au greffe; rien qu’à en voir la suscription, c’est quelque lettre de mendiant. On l’ouvre : après un préambule sur la misère de ce bas monde, l’auteur demande comme une faveur à figurer sur les dalles de la Morgue ou à remplir un rôle quelconque dans le spectacle du jour; la requête se termine par des protestations de bons services et par une vague allusion à un salaire qu’on est décidé à accepter si minime qu’il soit : « Vous me donnerez ce que vous voudrez, » et même on se contenterait de figurer « au pair, » c’est-à-dire logé et nourri. L’auteur est mandé à la Morgue ; on voit alors arriver un pauvre loqueteux qui répète verbalement ses offres de service et appuie sa demande de tout ce qu’il croit de nature à la faire mieux valoir. Ce n’est pas une fois par hasard que pareille chose est arrivée, c’est trois ou quatre fois par an que cette scène se répète régulièrement. On a toutes les peines du monde à convaincre ces pauvres diables de l’absurdité de leur demande ; tout dernièrement, l’un d’eux insistait tellement que le greffier, ne sachant comment s’en débarrasser, lui déclara gravement qu’il fallait figurer immobile sur la dalle de huit heures du matin à la nuit tombante à 3 degrés au-dessous de 0. Le postulant réfléchit quelques minutes, trouva que décidément c’était trop dur et se retira. Lorsqu’on va au fond des choses, on met généralement la main sur un sinistre farceur qui racole ses victimes en leur promettant sa haute protection; il les persuade qu’il en est de la Morgue comme du premier théâtre venu et que figurer sur les dalles n’est qu’un commencement qui mène atout : « Écrivez votre demande, je n’ai qu’un mot à dire en haut lieu et vous êtes sûr de votre affaire. » Éblouis par d’aussi brillantes perspectives d’avenir, les victimes s’exécutent avec la plus parfaite innocence.

Il serait à souhaiter que les mystificateurs, sur lesquels les remontrances sérieuses de l’administration ne produisent aucun effet, eussent plus souvent affaire à quelque solide gaillard comme celui qui, descendant un jour le boulevard Sébastopol et s’arrêtant devant un grand magasin de nouveautés, demanda à deux employés qui faisaient l’étalage s’ils croyaient que la maison pût lui donner quelque travail : « Va donc à la Morgue, lui dirent-ils, on t’embauchera sûrement pour figurer! » Il vint au greffe et fut un instant à se reconnaître, mais dès qu’il eut compris qu’on lui avait fait une atroce plaisanterie, il ramassa sa canne et son chapeau et repartit comme un trait. Les deux farceurs reçurent une correction si soignée et si bruyante que la foule s’ameuta. L’aventure se termina devant le commissaire de police du quartier, qui, lorsqu’il eut tiré l’histoire au clair, ne put s’empêcher de sourire de la naïveté de notre homme tout en le félicitant de sa vigueur. Il est certain que, si toutes les dupes étaient capables de se faire ainsi justice, le greffe ne recevrait plus des offres de volontaires.

Il n’en a, Dieu merci, pas besoin; la Morgue est déjà suffisamment encombrée par les malheureux dont elle est l’abri forcé. Recevant par an 900 cadavres dont le séjour se prolonge parfois jusqu’à six semaines, les salles renferment en permanence de vingt à trente corps. C’est là le service courant ; mais qu’il survienne une catastrophe publique, un incendie de théâtre ou un accident de chemin de fer; qu’il se produise tout simplement un de ces engorgemens périodiques que nous avons signalés plus haut, le nombre des corps qu’il faut trouver à loger monte à cinquante, soixante, et même davantage. Comment faire face à de pareilles exigences? Comment recueillir dans des conditions décentes, comment conserver une telle masse de cadavres?

C’est à ce point de vue que la Morgue a subi depuis une dizaine d’années une transformation radicale; ceux qui l’ont connue, qui l’ont pratiquée avant cette réforme peuvent seuls dire ce qu’avait d’ignoble et de hideux ce dépotoir de l’incognito et du crime. Il est juste de rappeler le passé : c’est montrer tout ce qu’on a déjà fait et tout ce qu’on pourra faire encore à l’avenir.

« Si l’on considère, disait en 1882 le docteur Vibert[6], que parmi les cadavres déposés beaucoup ne sont reconnus qu’au bout de plusieurs jours, ou ne le sont pas du tout, ce qui exige une exposition prolongée ; que d’autres ne sont soumis à l’autopsie médico-légale que plusieurs jours après leur arrivée; on ne sera pas étonné qu’il y ait à la Morgue en permanence environ dix cadavres dont quelques-uns y séjournent depuis huit ou dix jours; plusieurs de ces corps sont déjà au moment de leur entrée dans un état de putréfaction très avancé. Il en résulte que la salle qui contient ces cadavres (distincte de la salle d’exposition où sont déposés seulement les individus dont la décomposition est à peine commencée) présente le spectacle le plus abject qu’on puisse imaginer. »

M. Vibert fait ensuite un tableau navrant de cette pièce infecte et malpropre où étaient entassés côte à côte sur les dalles, sous un simple couvercle de cuir arrondi, des cadavres en pleine décomposition ; la face hideusement tuméfiée, plus méconnaissable encore que le reste du corps; plus de poils ni de cheveux ; un épiderme disparu laissant à nu une peau de toutes les couleurs, depuis le vert jusqu’au rouge livide; tout cela dans une atmosphère de charnier et grouillant dans une vermine innommable contre laquelle les vivans eux-mêmes étaient obligés de se défendre jusque dans les bureaux du greffe. Et c’était dans cette salle qu’on conduisait les infortunés parens cherchant dans cette charogne humaine quelque trace reconnaissable d’un fils, d’une mère ou d’une femme!

Au point de vue médico-légal le résultat n’était pas moins déplorable; l’autopsie faite sur des cadavres putréfiés ne pouvait plus donner aucun renseignement vraiment sérieux. Le médecin lui-même qui en était chargé, quels que fussent son esprit de devoir et son goût du métier, arrivait à la limite de sa tolérance. Chaque autopsie devenait un véritable empoisonnement pour l’opérateur, empoisonnement qu’il faut avoir subi soi-même pour savoir ce que c’est! « Enfin ajoute le docteur Vibert, le foyer d’infection créé à la Morgue n’y restait pas confiné ; les plaintes aussi fréquentes que légitimes des habitans du voisinage étaient là pour l’attester. »


III.

L’ancienne Morgue dans laquelle tant de romanciers se sont vautrés avec délices n’est heureusement plus qu’un souvenir; sans cesser d’être aussi lugubre, elle a pris un aspect beaucoup moins dégoûtant. Par la transformation des locaux destinés aux cadavres et par l’installation d’un vaste appareil frigorifique on a créé une nouvelle Morgue qui peut servir de modèle à bien des points de vue, que les étrangers sont venus étudier de toutes parts et qu’ils s’apprêtent à imiter de leur mieux dans les grandes villes d’Europe. Si répugnante que soit la maison, elle mérite d’être visitée en détail et avec méthode.

Des bureaux du greffe un étroit couloir mène d’un côté à la salle des médecins et des magistrats qui donne sur le jardin Notre-Dame, de l’autre à la salle de garde des garçons et à l’amphithéâtre. En laissant à main droite celui-ci, nous nous trouvons sur le chemin de ronde qui nous conduit au hangar couvert. C’est en pénétrant sous cette grande halle que l’étranger commence à sentir son cœur se serrer. On se croirait au premier abord dans une usine. Au fond une série de casiers disposés en trois étages, fermés par des portes à grosses ferrures avec des garnitures de givre à tous les joints; ce sont les alvéoles du frigorifique. Un grand treuil métallique monté sur des rails, un dédale inextricable de tuyaux serpentant de tous côtés, les battemens monotones de la machine qu’on entend dans le lointain, complètent l’illusion. Mais à l’odeur fade et nauséeuse qui vous prend à la gorge, aux cercueils déposés en séries, aux cadavres qu’il est bien rare de ne pas trouver étalés sur le sol dallé, on a vite fait de reconnaître dans quelle usine on se trouve. Cette halle est bien aménagée pour le service intérieur ; elle commande à la fois la salle d’exposition, la chambre des machines et l’amphithéâtre, elle se prête à toutes les manipulations qu’on est obligé de faire subir aux cadavres ; mais ce qui est inadmissible, c’est qu’on soit forcé d’y introduire le public pour les reconnaissances et les levées de corps. Quelques précautions qu’on puisse prendre pour sauvegarder le respect de la mort et pour ménager les justes susceptibilités des familles, il faut reconnaître que le hangar de la Morgue est bien fait pour terrifier les malheureux qui sont obligés d’y venir chercher un des leurs. L’affreuse impression se propage dans la foule, et l’on ne s’explique que trop la lutte désespérée que soutiennent dans certains cas les familles contre les exigences de la justice. Celle-ci n’a pas toujours la main également lourde; sa rigueur est sujette à des défaillances, et les exceptions ne font que rendre la loi plus dure à ceux qui sont forcés de la subir.

J’ai assisté dans cet ignoble hangar à une scène lugubre. Un cadavre était là dans son cercueil encore ouvert; autour de lui un commissaire de police et tout le personnel de la Morgue attendaient en faisant les cent pas. Il s’agissait d’un parfait honnête homme dont le seul tort avait été de s’interposer entre un assassin et sa victime qui vidaient ensemble une querelle assez sale. Sa générosité lui coûta la vie. Après une opération chirurgicale tentée in extremis dans un grand hôpital de Paris, après une longue agonie, malgré les supplications d’une jeune femme et de toute une famille, malgré l’intervention du directeur de l’hôpital qui offrait son cabinet pour faire l’autopsie, le cadavre fut transféré par ordre à la Morgue. La famille venait le reconnaître. On avait donné un coup de balai sur les dalles, rien de suspect n’y traînait, mais à quelques pas du cercueil s’en trouvaient d’autres, et à travers les joints des couvercles improvisés les parens de la victime en voyaient assez pour deviner le reste. N’étaient-ils pas en droit de croire que le corps qu’ils n’avaient pu arracher à la Morgue y avait traîné dans une promiscuité honteuse parmi les pendus et les noyés, avec les restes de la malheureuse domestique cause de tout le mal, abandonnée des siens et de tous, et qui, elle aussi, se trouvait à deux pas de là? Ces apparences sont d’autant plus fâcheuses qu’en réalité tout est combiné pour éviter une promiscuité qu’on n’empêchera jamais le public de considérer comme la dernière des infamies.

Dès qu’un cadavre est apporté, il est examiné par le médecin de service et par le greffier au double point de vue de son état de conservation et de son identité.

Tout cadavre dont la putréfaction est commencée doit d’abord être congelé ; après quoi il rentre dans la loi commune à tous les sujets: s’il est inconnu, on l’expose au public; s’il est connu, et c’est le cas le plus général pour les cadavres judiciaires, on le garde simplement en dépôt dans une des alvéoles du frigorifique.

Réparties en trois étages, au nombre de quatorze, ces alvéoles sont encastrées dans une vaste caisse en bois qui occupe tout le fond du hangar. Complètement indépendantes les unes des autres, elles ont la forme d’un parallélipipède rectangle de deux mètres de profondeur sur soixante-dix centimètres de hauteur et autant de largeur; leur paroi est constituée par un serpentin à spires contiguës dans lequel circule un liquide glacial dont nous verrons tout à l’heure la provenance. Les quatre alvéoles de l’étage inférieur sont les plus froides, la température n’y dépasse jamais — 16 à — 17 degrés ; les autres forment une sorte de clavier frigorifique avec échelle de température qui va de 10 à 4 degrés au-dessous de zéro. L’introduction des corps s’y fait facilement, grâce à la disposition suivante : le plancher est muni de rails sur lesquels glisse à la manière d’un tiroir un plateau métallique destiné à recevoir le cadavre. Le treuil roulant qui circule en regard des cellules permet de manier sans effort et sans secousse le plateau et sa charge, de l’introduire dans une cellule quelconque ou de l’en retirer, de l’élever au troisième étage ou de le ramener sur le sol.

Les alvéoles les plus froides sont réservées aux cadavres dont la putréfaction est commencée et qu’il s’agit de surprendre par une congélation aussi brusque que possible. Au moment où la porte hermétiquement close s’ouvre, une bouffée de froid glacial vous saisit et l’on aperçoit sur toutes les parois une couche épaisse de givre sec qui se détache en une fine pluie floconneuse piquant les doigts comme des aiguilles. Le cadavre est introduit vivement et l’on referme aussitôt. Au bout de dix à douze heures, le corps congelé se trouve transformé en un bloc de glace aussi dur et aussi raide qu’une statue de pierre dont il rend le son mat lorsqu’on le percute. Si le sujet n’était pas trop avancé au moment de sa mise en cellule, la congélation répand sur toute sa physionomie une illusion étrange de vie ; les chairs prennent une apparence fraîche et rosée ; d’innombrables paillettes de glace microscopiques se forment dans tous les pores de l’épiderme ; il en résulte un aspect lustré et brillant qui imite à s’y méprendre la moiteur de la peau vivante. L’impression qu’on éprouve en voyant extraire du casier certains assassinés, la figure terrifiée, la bouche comme prête à s’ouvrir, les yeux fixes et étincelans est si saisissante que les garçons morgueurs eux-mêmes, tout bronzés qu’ils soient par l’accoutumance, n’y échappent pas complètement; l’impression se traduit chez eux par un maintien de circonstance et un je ne sais quoi de réservé et de respectueux dans le geste et dans la voix.

Une fois que le cadavre a subi une congélation totale, la putréfaction s’arrête et le corps peut être conservé indéfiniment dans une atmosphère beaucoup moins basse que celle des alvéoles du rez-de-chaussée. S’il est connu, on le place d’habitude dans une des cellules supérieures en mettant sa fiche sur la porte ; s’il est inconnu, il est nécessaire de l’exposer. Ici encore nous retrouvons des appareils mécaniques très ingénieux dont l’emploi réalise un grand progrès. Rien n’est plus ignoble que le spectacle d’un pauvre sujet qu’on manipule à force de bras, et le service a tout à gagner en rapidité comme en décence à ce que cette manœuvre indispensable soit réduite au strict minimum. Le corps qu’on va introduire dans la salle est installé sur une sorte de table roulante en prenant soin de mettre en évidence tous les indices caractéristiques qui peuvent faciliter sa reconnaissance. Autrefois les inconnus étaient exposés dans la nudité la plus complète sur la dalle de marbre ; aujourd’hui le règlement exige qu’on leur laisse leurs vêtemens ; il ne fait exception que pour les noyés[7]. Quand le corps est bien installé sur son chariot, on n’y touche plus jusqu’au moment de la mise en bière. C’est ainsi qu’il va parcourir toutes les étapes de son séjour à la Morgue, c’est ainsi que tout d’abord on le roule dans la salle d’exposition où nous n’avons qu’à le suivre.

Une double porte qui joue le rôle d’un tambour isolant nous introduit dans une première pièce où l’on a généralement juste la place de passer. Servant de dépôt aux cadavres reconnus ou soustraits pour une raison quelconque aux regards du public, cette pièce n’est séparée de la salle d’exposition, dont elle fait partie, que par une simple cloison à hauteur d’homme. La température y est la même, c’est-à-dire de 2 à 4 degrés au-dessous de zéro. Au milieu, deux ou trois corps sur leurs chariots; au fond, soigneusement disposés, des séries de cercueils dont le couvercle non encore scellé laisse voir ici des cheveux, là un bout de main ; ailleurs encore une double rangée d’orteils. Souvent en été, lorsque la place manque, les bières sont dressées debout ; les cadavres, raides comme des statues, ont l’air de monter une faction. Le regard immobile de la mort est pénible à soutenir longtemps, quelque habitude qu’on en ait, et je dois avouer, au risque de faire sourire, qu’en travaillant seul dans cette pièce il m’est arrivé quelquefois de masquer une figure qui me gênait. Mais aussi quelles figures! Je me souviendrai toujours d’un grand diable de noyé dressé dans le coin à droite; bouffi, ballonné, monstrueux, n’ayant plus forme ni couleur humaine, on eût dit qu’un démon l’avait insufflé, puis passé au cirage en laissant çà et là des plaques vert livide. Pour comble d’horreur, sa face avait été labourée par un coup de gaffe au moment où on le repêchait. C’était à se sauver!

Ces cadavres, que l’administration n’ose pas exposer tant ils sont hideux, sont par bonheur l’exception, les autres sont plus présentables; si c’est toujours la mort, c’est du moins une mort qui se laisse regarder.

Mais il fait trop froid pour nous attarder; hâtons-nous de jeter un coup d’œil dans la salle d’exposition. Au premier plan, devant la vitrine, la rangée de chariots et des cadavres exposés; au fond, la caisse des alvéoles qui fait rentrée dans la salle et dont on ne voit que l’enveloppe close de toutes parts ; à droite, dans l’encoignure formée par la caisse, des vêtemens montés sur des mannequins d’osier; tout le long des murs, de gros tuyaux couverts de givre qui font partie du même système que les serpentins des alvéoles et qui se rendent à la machine, qu’on entend battre sans la voir derrière la muraille. La salle a de belles proportions, elle est soigneusement tenue et contraste étrangement avec la pièce que nous venons de traverser. Derrière le double vitrage qui la ferme en avant et qui lui donne un faux air d’aquarium, on voit circuler le public ; rien n’est plus curieux à observer que ce flot perpétuel de vivans qui viennent regarder les morts. Les hommes entrent carrément, jettent un coup d’œil sur chaque cadavre et passent; les femmes, plus réservées, font un visible effort pour satisfaire leur curiosité, elles sont venues chercher le cauchemar qui les poursuivra toute la nuit; les enfans grimpent sur la galerie de fer, se hissent pour mieux voir et frétillent comme des poissons dans l’eau. Voici une nourrice avec son nourrisson ; voici plus loin une femme de chambre avec la marmaille qu’on lui a confiée pour la mener jouer dans le square Notre-Dame, Dans les grands jours, au moment d’un crime retentissant et d’une exhibition de victime extraordinaire, la foule devient formidable. La queue s’organise régulièrement sous la surveillance du gardien et des sergens de ville. Au milieu des rires, des plaisanteries, des calembours, on se pousse, on s’excite, mais cette gaîté a quelque chose de forcé. C’est un énervement agité et fiévreux qui saisit le public au moment d’arriver devant un spectacle qui dans le fond lui fait peur : aucun de ceux qui se touchent les coudes devant la vitrine ne consentirait à passer deux minutes seul à seul avec le cadavre qui l’attire avec tant de force. Quand l’assassinat d’une femme galante remplit les journaux, on voit apparaître un public tout spécial dans la galerie. Ce sont des femmes, souvent accompagnées d’une petite bonne, qui, la figure décomposée, contemplent avec terreur la dalle sinistre qu’elles entrevoient dans leurs rêves comme le dénoûment de toute leur existence. La vision les hante jour et nuit ; il faut qu’elles viennent chercher une réalité plus terrifiante encore.

On a beaucoup médit du public de la Morgue et, partant, on a beaucoup exagéré ; il faut se défier de la psychologie à outrance. Qu’il se passe de temps en temps dans la galerie quelque acte de nature à motiver l’intervention du gardien, du « père la Pudeur » comme l’appellent les voyous, c’est possible. Il y a dans toutes les foules de ces détraqués à demi responsables que Lassègue a baptisés du nom « d’exhibitionnistes. » Ils ne reculent pas plus devant les tristesses de la Morgue que devant la majesté des églises ou des audiences judiciaires. Pour ma part, je n’ai jamais rien vu de suspect pendant tout le temps que j’ai passé dans la maison, et j’ai souvent entendu parler avec un haussement d’épaules de tous les ignobles racontars qu’on a faits à ce sujet. Je crois que dans la foule qui fait queue, les bonnes mœurs courent moins de danger que les porte-monnaie.

La température glaciale de la halle n’est pas longtemps soutenable, il est temps de revenir sur nos pas. Revenus au hangar, nous n’avons qu’à continuer le chemin de ronde qui nous y a conduits. Chemin faisant, regardons les loques lamentables qui sèchent au soleil et le petit bassin où un garçon est occupé à sa triste lessive ; celle-ci (doit se faire à la main tout en examinant s’il n’y a nulle part sur le linge une initiale ou une marque quelconque d’identité. Tous ces vêtemens proviennent d’inconnus inhumés après un séjour variable dans la salle ; on les met en paquet avec une fiche ; c’est, avec la photographie du cadavre, la dernière ressource du service des reconnaissances. Après un délai de six mois, on s’en débarrasse en les envoyant à la Société de l’Azotine qui les transforme en engrais chimiques dans son usine du Port-à-l’Anglais. Les garçons avaient autrefois le privilège de les vendre à leur bénéfice, mais l’administration a mis bon ordre à ce petit commerce depuis longtemps. Le pauvre honteux qui « s’habille à la Morgue » n’est plus qu’une légende.

À côté du petit bassin, un couloir en retour nous mène, à travers un fouillis de petites pièces, à la salle où est installé l’appareil frigorifique. Nous nous retrouvons en pleine usine : voici la chaudière, le moteur à gaz, les pompes, le bain à congélation, tout un monde de tuyaux, de poulies et de courroies. On se demande comment cela peut tenir sur un si mauvais terrain.

C’est toute une histoire que l’installation de cet appareil, ou plutôt c’est l’histoire même de la nouvelle Morgue, et à ce titre, elle mérite d’être racontée.

À la suite d’une vigoureuse campagne dont l’honneur revient surtout à M. Brouardel, une commission officielle fut réunie en 1879 pour étudier les réformes reconnues nécessaires et notamment un système de conservation des cadavres.

Tous les essais faits jusqu’alors, irrigation continue, momification par l’air chaud, n’avaient donné que de mauvais résultats. D’autre part, on ne pouvait songer à employer les moyens chimiques qui réussissent si bien dans les amphithéâtres d’anatomie et qui font pénétrer dans le corps des substances étrangères de nature à rendre vaine toute recherche toxicologique ultérieure. De plus, leur introduction ne peut se faire utilement que par injection dans les gros vaisseaux du cœur, ce qui exige l’ouverture du thorax au niveau de cet organe et par conséquent une véritable mutilation au point de vue médico-légal. Après des études multipliées, M. Brouardel préconisa l’emploi de l’air froid et sec comme le seul moyen répondant au but. « Les agens physiques, disait-il, ne créent pas d’actions chimiques ; ils les arrêtent. » Le principe fut adopté d’emblée par la commission, mais il restait à en trouver la réalisation pratique.

Les expériences avaient établi que, pour se rendre absolument maître d’un cadavre déjà putréfié (et le tiers des corps reçus à la Morgue est dans cet état), il fallait pouvoir disposer d’une température de 15 à 20 degrés au-dessous de zéro, de manière à tuer d’un seul coup les germes putrides ; on savait d’ailleurs qu’une fois la congélation totale obtenue, il suffisait d’empêcher le dégel du cadavre pour le conserver indéfiniment. Conclusion pratique : il fallait avoir d’une part de petites chambres à congélation donnant — 15 au minimum, d’autre part, un local dont la température fût inférieure à 0° et qui fût d’ailleurs assez vaste pour recevoir tous les cadavres déjà congelés ou arrivés au dépôt dans un état de conservation suffisant. Ces conditions paraissaient d’autant plus difficiles à remplir que tout appareil à courans d’air froid était condamné d’avance; en effet lorsque l’air se renouvelle rapidement autour d’un cadavre même congelé, la peau brunit, se parcheminé, et en fin de compte le sujet se momifie; de plus, on devait se servir, sans modifications trop radicales, des locaux actuels de la Morgue et par conséquent refroidir au-dessous de 0° une salle de 500 mètres cubes de capacité; enfin, le sol de fondation de l’édifice était trop menacé pour supporter la surcharge d’un appareil un peu pesant.

Un programme aussi complexe ne découragea pas les constructeurs : dix projets furent présentés. Trois surtout fixèrent l’attention de la commission. Le premier, celui de M. Tellier, basé sur la vaporisation de l’éther méthylique, avait déjà fait ses preuves sur le navire-glacière le Frigorifique; le second, dû à MM. Giffard et Berger, avait été également expérimenté en grand dans une usine de Grenelle ; utilisant le froid produit par la brusque détente de l’air comprimé, il avait l’avantage d’être très simple; mais pour diverses raisons, la commission, qui l’avait d’abord préconisé, dut y renoncer et se rabattre sur un troisième et dernier appareil, celui de MM. Mignon et Rouart, qui fut adopté et qui fonctionne depuis huit ans à la Morgue.

Compliqué dans ses détails, très simple dans son principe, il vaut la peine d’être étudié rapidement.

On sait que, lorsqu’un corps liquide passe à l’état gazeux, il y a toujours disparition d’une certaine quantité de chaleur due au travail moléculaire qui résulte du changement d’état : c’est ainsi que l’alcool ou l’éther versés sur la main produisent une sensation de froid d’autant plus vive que le liquide est plus volatil. De tous les corps qui, par leur changement d’état, donnent lieu à un abaissement de température, aucun ne se prête mieux à une application industrielle que le gaz ammoniac: très soluble dans l’eau, facilement liquéfiable, il possède une chaleur de vaporisation énorme, condition essentielle pour produire de grands froids.

La solution saturée du gaz à 15 degrés en contient 783 fois son volume, à 0° jusqu’à 1,147 fois; ce n’est pas autre chose que le produit connu sous le nom « d’ammoniaque » ou « alcali volatil. » Or cette solution si facile à obtenir n’est pas moins facile à dissocier : il suffit de la chauffer pour qu’elle laisse dégager tout le gaz dissous qui se liquéfie sous sa propre pression lorsqu’on prend la précaution de le diriger dans un récipient clos et refroidi. Que la pression vienne à tomber, l’ammoniaque repasse à l’état gazeux en empruntant aux corps environnans une quantité considérable de chaleur.

Tel est le principe des petits appareils Carré qui servent à la production artificielle de la glace ; tel est également le principe du grand appareil qui fonctionne à la Morgue.

Il est constitué par deux parties distinctes : la machine à produire le froid et le système de distribution du froid produit. La première consiste en une chaudière qui reçoit une solution saturée de gaz ammoniac; cette solution étant chauffée à 150 degrés, le gaz s’échappe et se rend par un tube à un récipient clos refroidi par un courant d’eau, où il se liquéfie par sa propre pression. Une fois liquéfié, il est repris par une pompe qui l’envoie dans les serpentins d’un congélateur; là, ne trouvant plus de pression, il passe immédiatement de l’état liquide à l’état gazeux, et c’est à ce moment qu’il y a production de froid par soustraction d’un calorique énorme au milieu dans lequel sont plongés les serpentins, c’est-à-dire au bain de chlorure de calcium dont nous allons parler tout à l’heure. Revenu à l’état gazeux, le gaz est ramené par un conduit au contact de la solution appauvrie de la chaudière, parvenue dans ce même vase par sa propre pression. La redissolution s’effectue presque immédiatement, et, la solution ammoniacale régénérée retournant à la chaudière, le même cycle se reproduit continuellement.

Voyons maintenant comment on distribue le froid produit. En visitant la salle, comme en ouvrant les casiers du frigorifique, qui, nous le rappelons, ne sont séparés du local de la machine que par une cloison, nous avons remarqué le long des parois des tuyaux métalliques couverts de givre ; tous ces tuyaux font partie d’un vaste système tubulaire dans lequel circule une solution étendue de chlorure de calcium, cette solution ayant été choisie d’abord parce qu’elle est incongelable à la plus basse température produite par l’appareil, ensuite parce qu’elle offre la propriété précieuse d’absorber la vapeur d’eau et de pouvoir être étalée en nappe à l’air libre sans produire d’humidité. On peut se figurer le système tubulaire comme un circuit fermé dont le point de départ serait précisément le bain de chlorure de calcium, dans lequel se trouvent plongés les serpentins du congélateur où se vaporise l’ammoniaque. C’est dans le bain, dont la température est ainsi maintenue entre 20 à 30 degrés au-dessous de zéro, qu’une pompe puise la solution glaciale et l’envoie dans les chambres; c’est dans ce même bain que la solution est ramenée après avoir épuisé son pouvoir frigorifique. Le système représente en définitive un calorifère dont les conditions thermiques seraient exactement renversées, c’est-à-dire fonctionnant de manière à emprunter du calorique au milieu traversé et non pas à lui en fournir.

En fait, le trajet des tubes est assez compliqué : immédiatement au sortir du bain d’origine le liquide glacial pénètre tout d’abord dans les serpentins des quatre alvéoles de l’étage inférieur du grand casier frigorifique ; c’est pour cela que ces alvéoles donnent la température la plus basse dont on puisse disposer à la Morgue. Au sortir de ces cellules, le liquide est détourné de la caisse de bois pour être élevé au sommet de la salle d’exposition sur un double plan incliné qui joue le rôle d’une seconde toiture : il s’écoule de là à l’air libre sur une série de petites rigoles en formant une nappe très mince dont le développement en surface permet un large contact avec l’air de la salle. Celle-ci n’ayant pas moins de 7m, 50 de hauteur, il était nécessaire de refroidir son atmosphère par ses couches supérieures, l’air froid gagnant, comme on le sait, la partie inférieure d’un local en chassant l’air chaud dans les parties supérieures. Lorsqu’elle a parcouru toute la série des rigoles du plan incliné, la solution de chlorure de calcium encore très froide est recueillie, puis ramenée dans les alvéoles qui forment les deux étages supérieurs de la caisse de bois; à sa sortie du dernier serpentin, elle est renvoyée dans le bain au contact de l’ammoniaque, où elle retombe à sa température initiale, prête à continuer son circuit.

Comme on le voit, c’est toujours la même solution de chlorure de calcium qui circule dans les conduits, de même que c’est toujours le même gaz qui sert à la refroidir; théoriquement, la seule dépense qui traduise le fonctionnement de l’appareil, c’est le charbon, et, résultat presque paradoxal, le froid produit est en raison directe de la consommation de combustible. Pratiquement, il faut ajouter la dépense du moteur à gaz qui fait manœuvrer les pompes et le prix de l’eau que la machine consomme en quantité considérable. On arrive ainsi, tous comptes faits, à une dépense d’une quinzaine de mille francs par an.

En hiver, la machine est mise en train au petit jour et arrêtée à la nuit tombante ; en été, elle marche en permanence. Le mécanicien la pousse plus ou moins selon les nécessités du moment; il a d’ailleurs à sa disposition une série de robinets qui commandent le tuyautage et au moyen desquels il peut agir séparément sur tel ou tel compartiment des chambres. S’il se présente en même temps plusieurs cadavres à congeler, il donne ce qu’on appelle dans le langage pittoresque de la Morgue un « coup dans les caisses. » Si, au contraire, la salle d’exposition se trouve encombrée ou que la température tende à s’y élever, on détourne sur elle la plus grande partie du liquide glacial, on donne, en un mot, le « coup dans la salle. » Enfin, en été, lorsque la Morgue renferme une soixantaine de corps et qu’au moindre signe d’orage un vent de révolte s’élève parmi les cadavres entassés, la machine est mise à grande marche sur toute la ligne. Si le mécanicien se laisse surprendre, il est rapidement débordé, et ce n’est pas toujours facile de rattraper l’avance prise par les germes putrides.

Réglementairement, on doit avoir 16 à 17 degrés au-dessous de zéro dans les alvéoles à congélation, 4 à 10 degrés dans les alvéoles supérieures, et 3 dans la salle d’exposition. Dans des essais à outrance, on peut arriver à maintenir le thermomètre à 6 degrés au-dessous de zéro dans cette dernière ; mais il faut mettre la machine à une allure qu’elle ne supporterait pas longtemps.

Toutes les précautions ont, d’ailleurs, été prises pour faciliter la tâche de l’appareil : les parois des chambres ont été rendues aussi peu conductrices que possible. La grande salle est fermée en avant par un double vitrage de 75 mètres de surface ; on a ménagé entre les deux glaces une couche d’air qui s’oppose à une trop grande déperdition de froid et au dépôt de givre qui masquerait complètement l’intérieur de la salle aux yeux du public. Toutes les autres parois sont recouvertes d’un doublage en sapin, isolé des murs par une épaisse couche de paille ; enfin la fermeture hermétique, tant de la salle que des alvéoles, est assurée par des précautions spéciales.

Nous avons dit combien la Morgue a gagné à l’installation de l’appareil frigorifique ; on a vite fait d’en signaler les petits inconvéniens : c’est d’abord le danger qui résulte pour les garçons de service du brusque passage de la température extérieure à celle de la glacière.

On leur avait imaginé au début un costume des plus bizarres, composé d’un pantalon de flanelle, d’une veste de peau de mouton et du bonnet de laine dit « passe-montagne ». C’est ainsi affublés qu’ils circulaient, à la grande joie du public; mais le costume n’a pas prévalu : il suffit de quelques précautions élémentaires et d’un peu d’accoutumance pour circuler sans danger dans la glacière. Les garçons morgueurs ont, du reste, une petite hygiène à eux dans laquelle nous n’avons rien à voir.

Un autre inconvénient de l’appareil et du procédé même qu’on a adopté provient de la congélation des sujets transformés en un bloc de glace, dont il n’y a rien à faire au point de vue médico-légal. L’autopsie demande un dégel préalable, qu’on obtient d’ailleurs facilement au moyen d’une étuve métallique chauffée par le gaz.. Comme on est obligé d’élever la température avec ménagemens l’opération dure de deux à trois heures au minimum ; mais on arrive du moins, après tant de travail, à ce résultat précieux, que le cadavre peut être mis sur la table d’autopsie et présenté au médecin, au magistrat ou à messieurs les assassins dans l’état même où il se trouvait à son entrée et quelle qu’ait été la durée de son séjour à la Morgue.

Car il n’est pas au bout de ses aventures, le pauvre cadavre ! Nous l’avons vu amener sous le hangar, nous l’avons vu fouiller, dévêtir, retourner dans tous les sens; on l’a charrié sur sa table roulante dans tous les recoins de la salle, on l’a congelé, on le dégèle, et voilà que la justice ou la science, quelquefois toutes les deux, le réclament encore. Après tant de tribulations, il aura bien mérité quelques pelletées de terre et le repos éternel.

IV.

La Morgue a servi de tout temps aux confrontations judiciaires. C’est là que des milliers de criminels ont été mis en présence de leur victime; c’est là que se passe encore aujourd’hui cette opération qui joue un si grand rôle dans les racontars de la presse, et qui frappe tant l’imagination de la foule. « Pour donner plus d’attrait à son récit, dit M. Guillot[8], le reporter organise une mise en scène où l’on voit la justice se livrer aux plus surprenantes opérations et à de hautes fantaisies d’instruction ; il y a à l’usage de ces récits un certain nombre de clichés fort connus. D’abord, on ne manque jamais de dire que le meurtrier a été conduit à la Morgue et mis en présence du cadavre, qu’il a manifesté la plus violente émotion ou le cynisme le plus révoltant, selon que la nature de l’affaire comporte l’une ou l’autre de ces appréciations; ensuite on raconte que le magistrat a fait représenter la scène où, comme dans un tableau vivant digne du musée Grévin, on reproduit toutes les péripéties du drame, jusqu’au bruit des coups portés par l’assassin, jusqu’aux plaintes de la victime. »

Le malheur est que, le plus souvent, il n’y a pas plus de vérité dans tous ces beaux récits que dans des commérages de concierge : la confrontation est une opération absolument secrète, et si les assistans ont une langue, ils ont de bonnes raisons de la tenir au chaud. Ce n’est que longtemps après que les langues se délient et qu’on peut alors se faire une idée rétrospective des confrontations judiciaires.

Disons tout d’abord que ce n’est, le plus souvent, qu’une simple formalité à laquelle bien des magistrats ne tiennent pas plus qu’à un hors-d’œuvre inutile. Si le coupable avoue, le tête-à-tête macabre est, les trois quarts du temps, superflu ; s’il nie, il est bien rare que la vue de sa victime provoque chez lui autre chose qu’un redoublement de dénégations. La justice a heureusement d’autres moyens beaucoup plus pratiques, quoique infiniment moins dramatiques, pour avoir raison de l’entêtement d’un assassin. Géomay, après avoir fait preuve devant sa victime d’un sang-froid tellement inouï que le magistrat lui-même en fut ébranlé, avouait tranquillement son crime le soir même, entre la poire et le fromage, et le racontait par le menu à l’inspecteur de la sûreté qui trinquait avec lui.

On aurait vite fait de compter, dans les confrontations de ces dix dernières années, celles qui ont donné un résultat décisif et même celles qui ont laissé dans la mémoire des assistans un souvenir vraiment dramatique. Ils se rappellent avoir vu Gamahut s’agenouiller devant sa victime, dont il implora le pardon avant de commencer ses aveux ; ils se souviennent d’avoir entendu un de ses complices, après s’être débattu énergiquement contre les dénonciations de ses camarades, avouer tout d’un coup, lorsqu’en soulevant la robe de la morte on lui montra son propre foulard avec lequel il lui avait ligoté les deux jambes. D’un millier de confrontations il reste surtout le souvenir confus d’un millier de brutes ou de bêtes féroces défilant sans grande émotion devant un cadavre, s’accusant et se chargeant entre complices, insultant parfois le juge, les assistans et le cadavre lui-même dans une explosion de grossièretés, où le respect de la victime n’est pas plus sauvegardé que la dignité de la justice. Souvent, enfin, l’accusé se renferme dans une dénégation continue et exaspérante, ou dans un mutisme obstiné encore moins dramatique que tout le reste.

Le jour des confrontations, les abords de la Morgue sont toujours envahis par la foule qui flaire on ne sait comment un spectacle à sensation. Quand elle est plus mauvaise ou plus excitée que d’habitude, il se fait quelquefois une poussée formidable au moment où arrive la voiture de Mazas ; on crie : «A l’eau ! » et malgré les efforts des sergens de ville, l’accusé court bien des risques de recueillir au passage quelques coups de poing ou de parapluie. On l’introduit aussitôt entre ses deux gardiens dans le salon des magistrats ; c’est là qu’on lui offre une de ces fameuses chaises recouvertes de velours vert qu’un amateur paierait bien cher. Quand on les retourne, on est frappé par une multitude de petites inscriptions dans le genre de celles-ci : — Philippe s’est assis sur cette chaise; — Lebiez (femme coupée en morceaux) s’est assis là; — Troppmann s’est assis sur cette chaise le 27 octobre 1869. — Tous les criminels célèbres ont leur fauteuil, ou plutôt, chaque fauteuil a ses criminels célèbres, et la liste est parfois fort longue. Ce sont les garçons de la Morgue qui s’amusent; ils font un assez dur métier pour qu’on ne les chicane pas sur le petit plaisir qu’ils peuvent trouver à fixer sur la serge verte des chaises les souvenirs de leur carrière.

Quand le juge, le médecin légiste, et le chef de la sûreté ou son représentant sont arrivés, on se rend à l’amphithéâtre, où l’assassin est mis en présence de sa victime placée dans son linceul sur la table d’autopsie. On cherche alors à tirer de cette terrible épreuve tout ce qu’elle peut donner ; le magistrat tâche de la diriger de manière à lui faire prendre le tour qu’il juge le plus convenable, et, avec de l’habileté, il arrive souvent à des constatations de détail sur les coups portés, la manière dont ils ont été portés, l’instrument qui a servi au crime, etc., toutes constatations dont le médecin légiste peut faire son profit. Quand l’assassin s’entête, on le remet entre les mains de ses gardiens, qui se chargeront de le « cuisiner » à leur idée. Un ancien juge d’instruction avait imaginé pour ces cas-là une méthode qui, paraît-il, donnait de très bons résultats. Il avait l’habitude de placer l’inculpé devant le cadavre et de le livrer à ses propres réflexions ; pendant ce temps le juge se promenait en long et en large, les deux mains derrière le dos, mais toutes les fois qu’il passait derrière l’assassin, il lui disait à voix basse en lui détachant un léger coup de coude : « Avouez donc !.. Si j’étais vous, j’avouerais. » — Et le malheureux, exaspéré, trahi par ses nerfs, finissait souvent par tout dire.

L’amphithéâtre dans lequel se font les confrontations judiciaires est le même qui sert aux conférences de médecine légale et aux autopsies ; il a été aménagé dans cette ancienne salle de dépôt dont M. Vibert nous a fait une peinture si énergique. Disposé en gradins circulaires qui s’étagent autour de la table d’autopsie, munie de tablettes à hauteur d’appui, très étroites, sur lesquelles les assistans s’assoient, s’accoudent ou posent les pieds, à leur convenance, il peut contenir jusqu’à cent auditeurs. On y est fort serré, mais du moins peut-on suivre de partout et de très près tous les détails de l’autopsie.

C’est là que, depuis douze ans, M. Brouardel et ses élèves, MM. Descouts et Vibert, font, trois fois par semaine, une autopsie médico-légale devant un auditoire composé surtout de candidats au quatrième examen de doctorat. Complément obligatoire du cours de la Faculté, qui n’est et ne peut être que théorique, ces conférences sont destinées, sinon à faire des médecins légistes de profession, du moins à donner aux futurs praticiens une culture médico-légale assez étendue pour qu’à l’occasion ils puissent se tirer d’une expertise judiciaire sans être exposés à commettre de graves sottises professionnelles. Habitués aux autopsies hospitalières, faites à un point de vue purement scientifique, ils apprennent à Ure dans le cadavre tout ce qui peut éclairer la justice. Ils trouvent d’ailleurs à la Morgue des élémens d’étude qu’aucun hôpital ne peut leur offrir : la pendaison, la submersion, l’homicide, le viol, l’infanticide, l’avortement, ne se rencontrent presque jamais dans la pratique hospitalière et constituent le fonds commun de toutes les expertises médico-légales.

Les conférences de la Morgue sont faites dans un esprit de scepticisme raisonné et discret qui est celui même du maître qui y préside. On y inculque aux élèves la prudence de serpent, qui est la première vertu du médecin légiste; on leur montre tous les écueils, toutes les responsabilités du métier; en les mettant en garde contre les entraînemens d’une affirmation risquée ou d’une hypothèse séduisante, on leur apprend à calculer chaque mot, à peser chaque terme d’un rapport judiciaire. On leur fait entrevoir l’avocat, ce redoutable adversaire, prêt à profiter de la plus petite faute, de la moindre maladresse pour entrer dans la place, c’est-à-dire dans l’œuvre du médecin-légiste pour la démolir aux yeux du jury. La partie est d’autant plus inégale, que la défense peut dire ce qu’elle veut (et soit dit en passant, c’est un droit dont elle abuse quelquefois), tandis qu’emprisonné par son serment, l’expert ne doit dire que la vérité, rien que la vérité. Vis-à-vis d’un adversaire décidé à tout, souvent fort habile, qui possède à fond l’art des questions insidieuses et troublantes, il faut être bien sûr de soi et retourner dix fois sa langue dans sa bouche pour se tirer de l’épreuve avec honneur.

L’institution des conférences a rencontré au début de sérieuses difficultés. Une première tentative faite par Devergie en 1832 avait échoué au bout de deux ans. On comprend, en effet, ce qu’il y a d’étrange dans le fait d’un expert astreint au secret le plus absolu et qui fait l’expertise, à lui confiée, devant une centaine d’assistans qui ne sont tenus au silence que par une sorte d’engagement tacite et très vague. Le parquet redoutait l’innovation ; il faut dire à l’honneur du public des cours que depuis dix ans aucune indiscrétion quelconque n’est venue justifier les craintes des magistrats. N’ont-ils pas eux-mêmes, comme le disait un jour M. Brouardel, le plus grand intérêt à ce que les autopsies judiciaires se fassent devant des témoins qui sont autant de garans du soin et de la méthode qu’y apportent les médecins légistes? Le magistrat a d’ailleurs toujours la faculté de réserver certaines expertises lorsqu’il a des raisons particulières de tenir à ce qu’elles restent secrètes. Une centaine d’autopsies sur trois cents se font devant les élèves; les autres se font en dehors de l’heure des cours. En 1888, 158 adultes, 129 fœtus et nouveau-nés et 7 débris humains ont passé dans l’année sur la table de l’amphithéâtre. On voit que, si le greffe a fort à faire, la médecine légale ne chôme pas non plus à la Morgue.

Que deviennent ces restes encombrans? Comment la Morgue, qui se remplit comme nous l’avons dit, se débarrasse-t-elle de tous ces cadavres qu’elle a abrités pendant un temps variable ?

La moitié à peu près est réclamée par les familles et inhumée par leurs soins et à leurs frais ; l’autre moitié reste sur les bras de l’administration. Sur 911 cadavres reçus en 1888, le greffe en a envoyé 480 au cimetière des hôpitaux; dans ce chiffre figurent, outre les 100 inconnus, 129 corps abandonnés par les familles ou inhumés avant la reconnaissance, 208 fœtus et mort-nés et 43 débris humains. Il y avait autrefois à la Morgue une hideuse voiture où l’on empilait à la douzaine ces misérables restes pour les conduire au cimetière : grâce à l’intelligente initiative de M. Pierre, ce procédé qui donnait lieu à des scènes lamentables de la part des familles indigentes qui malgré toute leur bonne volonté ne pouvaient faire les frais d’un convoi, ce honteux procédé, disons-nous, a disparu. Il coûtait encore de 10 à 11 francs par tête à l’administration. Le greffe a eu tout intérêt à liquider son affreux véhicule; pour la somme très modique de 14 francs, un contrat intervenu entre l’administration et les pompes funèbres assure à chaque cadavre abandonné le convoi décent du pauvre des hôpitaux.


V.

En quittant la Morgue par la porte du chemin de ronde qui vient de s’ouvrir pour laisser passer le misérable convoi, en nous retrouvant sur la place ensoleillée, devant le gai jardin du square où s’ébat toute la marmaille des quartiers voisins, les impressions de notre visite se résument en un sentiment de profonde compassion pour toutes les misères que nous venons de voir et de toucher du doigt.

N’y a-t-il rien à faire pour les adoucir ? La Morgue de Paris est-elle réellement ce qu’elle devrait être ? A-t-on atteint le desideratum des réformes nécessaires en installant l’appareil frigorifique? Toutes ces questions que nous sommes amenés à nous poser, nous sommes d’autant plus obligés de les résoudre que le projet tout récent de M. Alpy vient d’ajouter à leur actualité.

Si la Morgue ne recevait que des suicidés, des noyés ou des pendus qui n’y viennent, en somme, que parce qu’ils sont inconnus et qu’ils n’ont rien fait avant de se tuer pour assurer leur identité, on pourrait encore dire, bien que ce ne soit pas très humain, que leurs cadavres n’ont que le dernier abri qu’ils méritent. Mais à côté d’eux, il y a les cadavres que la justice s’approprie, qu’elle arrache aux familles pour les transporter dans le lugubre dépôt. Cette saisie judiciaire suivie d’autopsie est déjà une mesure extrêmement pénible pour ceux qu’elle frappe, presque révoltante même pour quelques-uns d’entre eux. C’est une nécessité impérieuse, soit! mais du moins doit-on s’entourer de toutes les conditions de décence et de convenance propres à la rendre moins intolérable. Dans un temps où l’on pousse jusqu’aux dernières limites la sollicitude pour les assassins et les criminels qui encombrent nos prisons, c’est bien le moins qu’on pense un peu à leurs victimes et à tous ceux qui sont frappés autour d’elles.

La question de la Morgue est posée depuis dix ans devant l’opinion publique. En 1881, déjà M. George Berry obtenait du conseil général de la Seine une résolution invitant le préfet à étudier d’urgence les réformes qui s’imposaient; en 1882, M. Brouardel déposait un plan complet dont le premier avantage était de supprimer jusqu’au nom sinistre de la Morgue actuelle et de le remplacer par celui de l’Institut médico-légal; tout dernièrement M. Alpy[9], reprenant pour son compte la question, déposait un nouveau projet. C’est dire que rien n’a été fait depuis dix ans, et qu’une réforme reconnue urgente en 1881 l’est encore en 1891.

Le projet de M. Brouardel, déposé depuis huit ans, a pour lui un avantage incontestable : c’est l’unité d’un plan mûrement réfléchi, élaboré en toute connaissance de cause par l’homme qui était le mieux à même de savoir ce qu’il y avait à faire. Malheureusement, ce projet, qui comporte la construction d’un nouvel établissement avec disparition de la Morgue actuelle, a l’inconvénient d’exiger une dépense évaluée à 3 millions. C’est là, il faut le dire, la raison principale, sinon de son échec définitif, au moins du retard apporté à son adoption.

Voici en quoi il consiste :

On utiliserait, pour la construction du nouvel institut médico-légal, un vaste terrain de forme triangulaire, occupé autrefois par les écuries de l’archevêché et qui présente son angle à l’entrée du pont Saint-Louis. La pointe du terrain serait réservée à la salle d’exposition et à l’entrée publique de la Morgue. Immédiatement en arrière s’ouvrirait une vaste cour intérieure avec un dégagement qui serait pratiqué sur une ruelle ouverte entre le coude de la rue du Cloître-Notre-Dame et le Quai-aux-Fleurs. Sur la cour, s’élèveraient deux ailes de bâtiment qui ne comporteraient qu’un seul étage, en vue surtout de ne rien gâter aux abords de la cathédrale. Tous les services actuels de la Morgue trouveraient place dans les sous-sols et dans le rez-de-chaussée; il y aurait une salle réservée pour les familles qui viennent reconnaître un cadavre, un dépôt mortuaire pour les corps déjà reconnus, une salle d’attente pour les familles qui attendent un convoi, un cabinet pour les magistrats, une pièce d’attente pour les accusés, une salle de confrontation. Au premier étage seraient installés les laboratoires avec toutes leurs annexes ; il y aurait une salle de cours, une bibliothèque, un dépôt d’archives et un musée médico-légal.

Comme on le voit, ce projet donne à la fois pleine satisfaction à la justice, à la science et au public. Il n’y aurait plus rien dans l’institut médico-légal qui rappelât ce honteux hangar de la Morgue où la promiscuité des vivans n’est pas plus tolérable que celle des morts.

Le projet tout récent de M. Alpy qu’il n’a d’ailleurs déposé, croyons-nous, qu’après s’être assuré l’appui de M. Brouardel, est plus modeste. C’est même par là qu’il a le plus de chances d’aboutir.

En demandant la création d’un institut médico-légal, l’honorable conseiller municipal paraît songer avant tout à la séparation ostensible et palpable des deux services actuellement réunis de la Morgue et de la médecine légale. Ses considérans seraient à citer en entier, parce qu’ils résument ce qu’on a dit de plus net, de plus simple et de plus sensé sur la question des réformes de la Morgue. Après avoir montré que les bâtimens actuels peuvent être conservés, mais ne sauraient être agrandis, enserrés qu’ils sont entre la Seine et la rue, M. Alpy se félicite à certains points de vue de l’échec des divers projets déposés par l’administration en 1881 et 1883, parce que ces projets entraînaient le transfèrement en bloc des deux services qu’il désire voir séparer.

« La première condition, dit-il, que doit remplir à l’heure présente un projet d’institut médico-légal est en effet de donner satisfaction à une réclamation très légitime, maintes fois formulée dans ces dernières années par l’opinion publique, et dont il ne nous paraît pas permis de ne pas tenir compte.

« On sait quelle répugnance instinctive et invincible manifestent les familles des malheureuses victimes d’un crime chaque fois que le juge d’instruction, jugeant, dans son appréciation souveraine, une autopsie nécessaire, se voit obligé de faire transporter le cadavre dans ce lieu frappé de la réprobation populaire qu’on appelle la Morgue.

« Or ce fait est des plus fréquens ; on peut même dire qu’il est la règle générale dans tous les cas d’attentats contre les personnes. Il est rare, en effet, que l’on puisse commodément pratiquer dans l’appartement même de la victime, surtout lorsqu’on se trouve dans un milieu pauvre ou même simplement aisé, une opération comme celle de l’autopsie, avec toutes les complications qui résultent aujourd’hui des progrès de la science. Force est donc, le plus souvent, au magistrat instructeur, dans l’intérêt supérieur de la manifestation de la vérité, d’ordonner, — malgré ses répugnances personnelles et les protestations attristées de la famille, — le transport du cadavre dans l’établissement public destiné aux autopsies ; d’où la nécessité, pour les pouvoirs publics, d’assurer à cet établissement toutes les conditions de convenance, de décence et de bon fonctionnement que l’opinion a le droit d’exiger. »

Après ces considérations, M. Alpy, tenant compte de toutes les nécessités du service judiciaire et du service de l’enseignement, propose la création d’un institut médico-légal « absolument distinct, mais aussi voisin que possible de la Morgue, » cette dernière étant conservée telle quelle, mais réservée aux inconnus.

Outre les salles de dépôt et d’autopsie, outre les cabinets pour confrontations et interrogatoires que réclament depuis longtemps les magistrats, le nouveau projet emprunte au précédent le plan complet d’installation du laboratoire de toxicologie, dont nous n’avons encore parlé qu’incidemment, bien qu’en réalité il fasse partie intégrante de la Morgue.

Ce laboratoire, dont la création, qui remonte à 1882, est due à l’infatigable initiative de M. Brouardel, n’a pu être installé, faute de place, dans les bâtimens du quai de l’Archevêché; établi provisoirement dans les dépendances de la Préfecture de police, il dispose d’un local absolument insuffisant à tous les points de vue. C’est là que s’exécutent les travaux très divers, chimiques, physiologiques, histologiques, qui sont le complément de beaucoup d’autopsies médico-légales; c’est là que les travailleurs qui veulent entreprendre des études personnelles sur un sujet de médecine légale trouvent un accueil et des ressources qu’ils chercheraient vainement ailleurs; c’est là enfin que se font des conférences pratiques destinées à compléter l’enseignement de la Morgue. Trois fois par semaine, M. Ogier, directeur du laboratoire, et MM. Descouts et Vibert initient les élèves à ce qu’on peut appeler la « cuisine » des expertises judiciaires : recherche des différens poisons dans les organes, examen des taches suspectes sur des vêtemens, etc. Pour faire face à un programme aussi chargé, le laboratoire demanderait un emplacement beaucoup plus considérable : il n’y a même pas de pièce spéciale pour les conférences; aussi faut-il introduire les élèves dans les salles mêmes de travail, salles déjà exiguës et encombrées par le matériel ; la bibliothèque est réduite à un espace tout à fait insuffisant, et c’est dans une cave qu’on a dû reléguer les quelques pièces qui forment le noyau du futur musée médico-légal, dont la création s’impose et dont la place n’est pas plus au Palais de justice qu’à l’École de médecine, parce qu’il ne rendra de réels services que s’il est annexé au laboratoire d’enseignement. Enfin, le très beau matériel, qui s’enrichit toutes les années sous l’administration intelligente du directeur actuel, offrira de bien autres ressources aux travailleurs lorsqu’on lui aura donné une installation qui réponde à son importance.

Le projet de M. Alpy concilie, en somme, bien des exigences, et s’il est regrettable, à certains points de vue, qu’on n’ait pas pu se résigner à une solution plus radicale et plus coûteuse de la question de la Morgue, c’est-à-dire à une reconstruction totale, il faut reconnaître que la séparation effective des services actuellement réunis dans un même établissement est la mesure qui peut donner la plus ample satisfaction à l’opinion publique. En adoptant une partie de l’emplacement dont nous parlions plus haut, en réduisant d’autant les premiers plans de l’Institut, nous espérons qu’on saura construire à peu de frais quelque chose qui fera encore bonne figure et qui sera à la fois très proche et tout à fait distinct de la Morgue actuelle.

Souhaitons que tout le monde y mette quelque bonne volonté, que l’on ne s’attarde pas à des questions de détail qui n’intéressent personne; que le conflit entre l’état et le département au sujet du partage des dépenses ne se renouvelle pas, et que, sur une réforme urgente depuis dix ans, il ne vienne pas se greffer de ces discussions oiseuses, bonnes tout au plus à défrayer les loisirs des réunions électorales et dans lesquelles il est question de tout, depuis les enterremens civils et la crémation jusqu’au choix d’une ornementation symbolique à mettre sur la façade d’un établissement qui n’en a que faire.

Qu’on ne fasse pas grand, puisqu’il faut tenir compte des exigences budgétaires, mais du moins qu’on fasse vite ! La situation actuelle ne peut pas durer. Le public qui paie se plaint, et il n’en a que trop le droit. Dans ce siècle bon ou mauvais de scepticisme universel, où tant de vieilles choses craquent et chancellent autour de nous, il nous reste une sainte superstition qui a fait la force du monde antique et qui a traversé toutes les civilisations, parce qu’elle répond au besoin le plus intime de l’âme humaine. C’est ce « culte des morts » que, sous ses dehors légers et gouailleurs, le Parisien pratique plus qu’aucune race au monde. Il s’agit de lui rendre ce qu’on lui doit, c’est tout ce que nous demandons.


ERNEST CHERBULIEZ.

  1. Paris et ses organes, 1875.
  2. Recherches historiques et critiques sur la Morgue, 1860.
  3. Paris qui souffre, 1887.
  4. l’influence du sexe sur le choix des moyens de suicide se poursuit d’une manière non moins frappante lorsqu’on sort des deux procédés les plus employés. Bien que la question ne rentre qu’indirectement dans notre sujet, le tableau dont nous parlions plus haut est assez curieux pour être reproduit dans son ensemble. Sur 1,000 individus suicidés des deux sexes, on relève les chiffres suivans pour chaque mode de suicide :
    Strangulation et pendaison 473 hommes 320 femmes
    Submersion 244 — 426 —
    Armes à feu 134 — 7 —
    Asphyxie par le charbon 53 — 122 —
    Instrumens tranchans 42 — 27 —
    Chute d’un lieu élevé 27 — 52 —
    Poison 16 — 40 —
    Autres procédés 11 — 6 —
  5. Il y a de dix à vingt inscriptions par jour.
  6. Note à la Société de médecine publique et d’h3’giène professionnelle
  7. Ce sont les corps dont la putréfaction marche le plus vite et qui subissent en quelques heures les transformations les plus profondes. Il se produit entre autres un ballonnement de l’abdomen et un gonflement de tous les membres tels que les vêtemens s’imprimeraient dans leurs parties serrées et finiraient même par éclater sous la pression des tissus. La prescription du règlement est d’ailleurs presque tombée en désuétude depuis qu’on s’est rendu maître de la conservation des cadavres.
  8. Paris qui souffre, ouvrage cité.
  9. Séance du conseil général de la Seine du 1er décembre 1890.