La Mort d’Artus/04

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Plon (4p. 105-109).


IV


Le tournoi terminé, messire Gauvain s’était fait amener son cheval et il était allé à la recherche de l’étranger ; mais il ne put le trouver.

Et, cette nuit-là, les compagnons de la Table ronde parlèrent beaucoup du nouveau chevalier qui avait tout vaincu.

— Par ma foi, j’ignore son nom ! s’écria Galegantin le Gallois. Mais ce que je sais, c’est qu’il partit du tournoi si mal en point et si sanglant de la blessure que lui avait faite Lionel, qu’on eût bien pu le suivre à la trace.

Le lendemain, le roi Artus quitta Winchester avec ses barons, et il alla coucher au lieu où il avait naguère reconnu Lancelot. Il s’hébergea au château ; mais messire Gauvain avec ses frères et ses gens descendit chez le vavasseur d’Escalot. Et, comme il y resta pour souper au lieu d’aller manger avec le roi, il fut servi par Passerose : car sachez qu’en ce temps-là les chevaliers errants étaient toujours servis par quelque gentille femme, s’il en était au logis, et qui jamais ne s’asseyait à table devant qu’ils eussent achevé de manger ; telle était la coutume au royaume de Logres. Or la demoiselle d’Escalot était l’une des plus belles pucelles et des mieux faites du siècle : les cheveux plus luisants qu’un hanap d’or, tressés avec des galons d’or et de soie, la chair aussi blanche et tendre que la neige qui tombe, les yeux brillants comme ceux d’un faucon de montagne, mais riants ; de sa beauté, la salle était tout illuminée ! Et messire Gauvain la regardait avec tant de plaisir qu’il oubliait presque de souper.

— Sire, lui demanda-t-elle, le tournoi a-t-il été bon ? Qui en a mérité le prix ?

— Demoiselle, c’est un chevalier nouveau dont je souhaiterais d’avoir la prouesse, le plus prud’homme que j’aie vu depuis longtemps. Mais tant y a que je ne sais comment il se nomme.

— Quelles armes portait-il ?

— Rouges, et sur son heaume une manche de dame ou de demoiselle. Si j’étais femme, je voudrais que cette manche eût été mienne, et que celui qui la porte m’aimât d’amour ; jamais on ne vit de manche mieux employée !

Après souper, le sire d’Escalot mena ses hôtes s’ébattre au verger qui était derrière la maison. Là, messire Gauvain le fit asseoir à sa droite, entre lui et Gaheriet, et Passerose à sa gauche ; et Gaheriet, qui voyait bien que son frère souhaitait de parler seul à seule à la pucelle, prit le vavasseur à part, de manière que messire Gauvain mit en paroles la belle et ne tarda guère à la requérir d’amour.

— Ha, messire Gauvain, ne vous moquez pas de moi ! répondit-elle ; vous êtes un trop haut et riche homme pour aimer une pauvre demoiselle comme je suis. Et, d’ailleurs, m’aimassiez-vous au point que le cœur vous en crevât, ce serait peine perdue, car j’ai donné le mien à un chevalier ; dès que je le vis, mon âme s’enfuit vers lui, et, par Dieu ! il n’est pas moins vaillant ni moins prisé que vous : c’est l’un des plus prud’hommes du monde !

Messire Gauvain fut très chagriné de se voir si fermement éconduit.

— Par courtoisie, demoiselle, faites que l’on puisse savoir s’il est meilleur que moi aux armes. Et, du moins, dites-moi son nom.

— Sire, pensez-vous que je risquerai de faire mourir l’un des deux meilleurs chevaliers du siècle en vous laissant combattre corps à corps ? Quant à son nom, je ne le sais point, mais vous pourrez voir son écu, car il est pendu dans la chambre où vous coucherez.

Aussitôt messire Gauvain se leva et, prenant Passerose par la main, il rentra au logis, suivi des autres, qui s’étaient mis debout en même temps que lui, par déférence. Et, dès qu’il eut jeté les yeux sur l’écu pendu à la muraille de sa chambre, il reconnut que c’était celui de Lancelot. Aussi dormit-il peu, tant il pensait aux amours de son ami. « J’aurais cru, se disait-il, que Lancelot eût mis son cœur en quelque lieu plus haut. Mais on ne peut le blâmer d’aimer cette demoiselle, car elle est si belle et avenante que le cœur le plus noble est avec elle bien employé. »

Au matin, quand le roi lui eut mandé qu’il était temps de partir, il alla prendre congé du vavasseur, puis il vint trouver la pucelle.

— Demoiselle, ne vous souciez de rien que je vous aie dit hier. Celui que vous aimez est meilleur chevalier que moi et beaucoup plus beau et avenant, et, si j’avais pensé que ce fût lui, certes je n’eusse point entrepris de vous parler d’amour, quoique vous soyez la demoiselle dont je préférerais d’être aimé. Pour Dieu, si j’ai dit quelque chose qui vous déplaise, je vous prie de me le pardonner et de ne parler de rien à votre ami ! D’être aimée de lui, vous valez davantage. Il s’est toujours si bien celé à tout le monde que nul n’a jamais pu connaître le nom de sa dame.

— Cela vaut mieux, sire : amour découvert ne peut monter à grand prix.

— Demoiselle, je vous recommande à Dieu. Saluez de par moi votre ami, car je pense que vous le verrez avant longtemps.

Là-dessus, il descendit dans la rue avec ses gens et rejoignit le roi son oncle.