La Mort d’Artus/20

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Plon (4p. 154-157).


XX


Après l’enterrement, le roi retourna au palais et s’assit dans la salle au milieu des barons. Tous les archevêques, les évêques et les hauts hommes étaient venus, mais, à voir le roi Artus morne et pensif comme il était, chacun se tenait coi, si bien qu’on eût pu croire que le palais était vide.

— Quand un homme a perdu sa terre par force et trahison, dit enfin le roi, il peut souvent la recouvrer ; mais la perte d’un ami charnel est sans recours. Beaux seigneurs, le dommage qui m’est advenu ne peut être réparé en aucune manière, et je ne le dois pas à la justice de Notre Seigneur, mais au grand orgueil de celui que j’avais élevé aussi haut que s’il eût été de mon sang. Vous qui êtes mes hommes et qui tenez vos terres de moi, conseillez-moi quelque moyen de venger ma honte.

Les barons se regardèrent, s’encourageant l’un l’autre à parler. Enfin le roi Yon se leva.

— Sire, notre honneur aussi veut que votre honte soit vengée. Mais qui regarderait au bien du royaume, je ne crois pas qu’il ferait la guerre au lignage du roi Ban de Benoïc et du roi Bohor de Gannes, tant Lancelot et les siens sont puissants à cette heure par leurs terres et leurs hommes. C’est pourquoi je vous prie au nom de Dieu, sire roi, de ne point les attaquer si vous n’êtes tout à fait sûr de les vaincre, ce qui sera très difficile.

Il se fit des rumeurs : beaucoup blâmaient le roi Yon et disaient qu’il avait parlé par couardise.

— Sire, lui dit Mordret, jamais nous n’entendîmes un prud’homme donner un aussi mauvais conseil que le vôtre. Si le roi m’en croit, il vous emmènera guerroyer contre Lancelot avec lui, que vous le veuilliez ou non.

— Mordret, Mordret, répondit le roi Yon, j’irai plus volontiers que vous n’irez vous-même ! Mais sachez tous, seigneurs, que si Lancelot et sa gent peuvent regagner leur pays, ils vous redouteront moins que vous ne croyez.

Mador de la Porte prit la parole.

— Si vous voulez commencer la guerre, sire, vous n’aurez pas à chercher Lancelot bien loin, car j’ai appris qu’il s’est retiré à la Joyeuse Garde. La reine s’y trouve avec lui. Mais le château est si fort et si bien garni qu’il ne craint nul siège.

— Par ma foi ! répondit le roi, vous avez raison de dire que le château est de grand orgueil, et je le connais bien. Mais, depuis que je porte couronne, jamais je n’ai entrepris une guerre sans en venir à bonne fin avec l’aide de Dieu et de mon lignage. Dans quinze jours je partirai donc de Camaaloth, et je veux que vous tous, qui êtes ici, me juriez sur les saints de m’aider selon votre pouvoir jusqu’à temps que notre honte soit vengée pour l’honneur du royaume.

Les reliques apportées, chacun fit serment, les pauvres comme les riches. Et le roi envoya des messagers par toute la Bretagne pour avertir ceux qui n’étaient pas là de se rendre à Camaaloth au jour désigné. De son côté Lancelot manda aux chevaliers des royaumes de Gannes et de Benoïc de se tenir prêts dans leurs châteaux, afin qu’il y pût trouver asile s’il quittait la Grande Bretagne et passait en Gaule ; puis il demanda aide à Galehaudin, le fils de Galehaut, et il lui vint tant de barons de Sorelois et des Îles lointaines, qu’eût-il été roi couronné, il n’eût point eu plus de chevalerie à la Joyeuse Garde. Et ainsi fut entreprise la guerre qui tourna si mal.