La Mort d’Artus/38
XXXVIII
Les deux échelles s’entre-choquèrent à si grand fracas que vous eussiez cru ouïr toute la terre crouler. Le roi s’adressa à Mordret dès qu’il le vit et l’autre ne le refusa pas ; même, il frappa le premier et perça l’écu. Mais le haubert était bon et le roi si solide qu’il ne fut pas ébranlé : au contraire, il heurta le traître d’une telle force qu’il culbuta ensemble l’homme et le cheval ; pourtant ses gens ne purent empêcher que Mordret fût remonté par les siens.
Les lances brisées, les épées brillèrent, et bientôt vous eussiez vu les chevaliers verser comme épis mûrs, en sorte qu’il n’en restait pas plus de quarante vers l’heure de none. Tous les compagnons de la Table ronde étaient occis, hormis le roi Artus, Lucan le bouteiller, Keu le sénéchal, Giflet fils de Do et le roi Ydier, et tous ceux-là avaient quelque plaie grande ou petite ; le roi Ydier surtout était si fort navré qu’il pouvait à peine se tenir en selle. Mais chacun aimait mieux de mourir que de laisser à l’autre la victoire : une fois encore, des deux parts, les prud’hommes rendirent la main et brochèrent des éperons.
Lucan, quoiqu’il fût très affaibli par ses plaies, s’adressa à Mordret ; mais l’autre, qui était tout sain et dispos, jeta son écu à la rencontre et d’un coup lui fit voler la tête à plus d’une longueur de lance : certes, ce fut grand dommage ! Et dans le même temps un chevalier de Northumberland prenait le roi Artus à la traverse et le frappait à découvert au côté gauche : il l’eût grièvement navré, mais Notre Sire voulut qu’aucune maille du haubert ne rompît et que le roi roulât à terre sans mal. Tandis que ses hommes le remontaient, le roi Ydier, malgré ses plaies, s’élança à la poursuite du chevalier et lui fendit le visage jusqu’aux oreilles. Mais Mordret irrité courut sus au roi Ydier et, haussant son épée à deux mains, il lui fit boire l’acier par la cervelle.
— Ha, glorieux Dieu, dit le roi voyant cela, pourquoi souffres-tu que l’un des plus prud’hommes du monde soit occis par le plus traître ?
Il prit une lance grosse et roide, et à nouveau, de toute la vitesse de son cheval, il s’adressa à Mordret. Or, sachez que cette fois il perça d’outre en outre le déloyal : tout le fer de sa lance et un bon pied du bois sortit par l’échine ; mais l’autre, dans le même temps, lui mettait son froid acier dans le côté, en sorte que le roi tomba à côté de son fils qu’il avait navré à mort. Et quelques minutes après, Mordret expira.