La Mort de César (Voltaire)

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tome 3 - Théâtre (2)
La Mort de CésarGarnier.




LA

MORT DE CÉSAR

TRAGÉDIE EN TROIS ACTES

REPRÉSENTÉE, POUR LA PREMIÈRE FOIS, LE 29 AOÛT 1743.

AVERTISSEMENT

POUR LA PRf : SEXTE ÉDITION.

La Mort de César est le pendant de Brutus. Dans Brutus, voltaire a montré le vieux Romain immolant ses enfants à la liberté ; dans la Mort de César, il montre l’autre Brutus immolant son père à la république.

« Trois personnages principaux, dit Laliarpe, César, Brutus et Cassius, sagement dessinés et coloriés avec le pinceau le plus mâle et le plus fier ; une action simple et grande, une marche claire et attachante depuis la première scène jusqu’au moment où César est tué ; une intrigue serrée par un seul nœud, le secret de la naissance de Brutus, secret dont la découverte produit le combat de la nature et de la patrie ; les mouvements qui naissent de cette lutte intérieure, et qui n’ébranlent une âme à la fois romaine et stoïque qu’autant qu’il le faut pour accorder à la nature ce que le devoir ne peut jamais lui ôter, et pour en tirer la pitié tragique sans laquelle l’admiration n’est pas assez théâtrale ; une foule de scènes du premier ordre, celle de la conspiration, celle où Brutus apprend aux conjurés qu’il est fils de César, et s’en remet à eux pour prononcer sur ce qu’il doit faire ; les deux scènes entre César et Brutus où la progression est observée, quoique l’objet en soit à peu près le même ; le récit de Cimber ; enfin le style qui, proportionné au sujet et aux personnages, est presque toujours sublime ou par la pensée ou par l’expression : voilà ce qui a placé cet ouvrage parmi ceux qui doivent faire le plus d’honneur à Voltaire, soit comme auteur dramatique, sort comme versificateur. »

Nous donnons ici la note purement admirative de l’ancienne critique. 11 nous faut pourtant faire entendre, non pas la contradiction, mais une appréciation plus libre et plus large, et nous allons reproduire la comparaison que M. Villemain, dans le Tableau de la Littérature du dix-huitième siècle, établit entre l’œuvre de Shakespeare et l’œuvre de Voltaire. M. Villcmain s’exprime ainsi :

« Voltaire voulut réaliser ce drame patriotique et républicain qu’il avait admiré sur le théâtre de Londres, et imparfaitement essayé dans Brutus. Il supprima les intrigues d’amour, les personnages de femme, et composa dans "298 AVEKTISSK.MKNT.

lo goût anglais, dit-il, la Mort de Cf^s,ir. Los ponsc’os on sont olovoes_, lo langage ok’gant et fort : c’est une belle étude d’après (loriKMlle et Shakespeare.

u. Mais là même ^■oltail■o a-t-il perfeetioiiné ce qu’il emprunte au poêle anglais ? A-t-il eu, dans toute la force du terme, plus d’art que Shakespeare ? Nous en doutons encore. Le dictateur César aspirant à la royauté, l’aristo- cratie romaine réduite à un assassinat, l’àme de Brutus, son sacrifice de César, rien de si grand que cette tragédie toute faite dans l’histoire. On dirait que Shakespeare en a simplement découpé les pages, en y jetant son expression éloquente et ses contrastes habituels de sublime et de grossièreté.

« Toutefois, le drame ainsi conçu, avec une liberté sans limites, fait admi- rablement comprendre les causes et l’inutilité du meurtre de César. Ces plébéiens oisifs de la première scène nous préparent à ce peuple de Rome entraîné par Antoine après avoir applaudi Brutus, et plus touché du testa- mont de César que de la liberté. Depuis le jeune esclave, réveillé de son pai- sible sommeil par les insomnies de Brutus, jusqu’au poëte Cinna, massacré dans la rue pour une ressemblance de nom, chaque incident, chaque per- sonnage est un trait de la vie humaine dans les révolutions. Le costume, le langage antique est souvent altéré par ignorance ; mais la nature toujours devinée.

« Voltaire fait autrement : il choisit dans l’histoire, il la transforme, il in- vente au delà. Ce vague soupçon que Brutus était fils de César devient le nœud même et l’intérêt dominant de son drame ; la grande lutte du sénat contre l’empire se cache dans un parricide. Voltaire affirme ce que ne croyait pas Brutus, lorsque, dans son admirable lettre contre le jeune Octave, il s’écriait :

Puissent les dieux me ravir toutes choses, plutôt que la ferme résolution de ne point accorder à l’héritier de l’homme que j’ai tué ce que je n’ai pas supporté dans cet homme, ce que je ne permettrais pas à mon père lui-même, s’il revenait au monde : le droit d’avoir, par ma padence, plus de pouvoir que les lois et que le sénat !

« Sans doute Fontenelle et M""^ Barbier avaient eu grand tort de faire en- semble une tragédie de la Mort de César, et d’y représenter Brutus et César amoureux et jaloux. Mais fallait-il tout réduire, dans un tel sujet, à des en- tretiens de conspirateurs ? L’histoire ne pouvait-elle donner quelque physio- nomie de femme pure et passionnée, qui se mêlât avec tendresse à ces ver- tus féroces, et montrât la vie intime du cœur et la paix domestique engagées dans les luttes sociales ?

« Shakespeare n’y a pas manqué. Près de la conspiration de Brutus, il a placé l’amour conjugal de Porcia. Cette scène, inspirée de Plutarque, me paraît d’une beauté sublime. Brutus s’est levé dans la nuit, tout agité de son projet. Porcia l’a suivi, le presse, l’interroge sur sa santé, sur son silence :

Non, cher Brutus, vous avez quelque chose dans l’âme ; je dois le savoir, au Dom de mes droits sur vous ; et je vous le demande à genoux, par ma beauté que AVIÎIITISSEMEXT. ’299

vous vantiez autrefois, par tous vos serments d’amour, et par ce grand vœu qui nous a inséparablement unis l’un à l’autre ; dites-moi, vous-même, à moi votre moitié, quel trouble vous accable, et pourquoi des hommes, ce soir, sont venus près de vous ? Ils étaient six ou sept, cachant leur visage, même à la nuit.

BRU XL s.

Levez-vous, noble Porcia.

pon c 1 A.

Je n’aurais pas besoin de vous supplier à genoux, si vous étiez généreux. Dans le contrat de notrj union, dites-moi, Brutus, a-t-il été fait cette réserve que je ne connaîtrais pas les secrets qui vous appartiennent ? Mon lot est-il seulement de m’asseoir à votre table, de partager votre lit, de vous parler quelquefois ? Si cela est, et rien davantage, Porcia est la concubine de Brutus, et non sa femme.

BRUTUS.

Vous êtes ma vraie, mon honorable femme, aussi chère pour moi que les gouttes de sang qui remontent à mon triste cœur.

PORCIA.

S’il est vrai, je dois alors connaître ce secret. Je l’avoue, je suis une femme, mais une femme que Brutus a prise pour épouse ; je l’avoue, je suis une femme, mais une femme de bonne renommée : la fille de Caton. Croyez-vous que je ne sois pas plus forte que mon sexe, ayant un tel père et un tel époux ? Dites-moi vos projets ; je ne les trahirai pas. J’ai fait une forte épreuve de ma constance, en me blessant moi-même volontairement ici, à la cuisse. Ayant pu souffrir cela patiemment, ne pourrai-je porter les secrets de mon mari ?

B II u T u s.

vous, dieux ! rendez-moi digne de cette noble femme. Kcouto, on frappe : Porcia, viens un moment ; et ton sein va recevoir les secrets de mon cœur.

« Ce n’est pas là, je crois, un amour qui rapetisse la grandeur historique du sujet.

« La pièce de Shakespeare et celle de Voltaire sont trop connues pour per- mettre une analyse suivie. Marquons seulement quelques diflérences.

« Voltaire, qui n’a pas craint de porter jusqu’au parricide le dévouement civique de Brutus, respecte d’ailleurs le précepte de ne pas ensanglanter la scène ; et, dérobant aux yeux tout ce qui se passe dans le sénat, il ne fait connaître le meurtre de César que par le cri lointain des conjurés, et le re- / tour de Cassius, un poignard à la main : car il n’a pas osé sans doute rame-/ ner devant le spectateur Brutus couvert du sang de son père. Mais cette précaution même accuse le faux calcul du poëte d’avoir rendu évident et formel ce qui, dans l’histoire, est enveloppé d’un doute sinistre. Pour avoir exagéré l’horreur du drame, il est obligé d’en cacher le héros. Il n’y a plus ce beau contraste de Brutus et d’Antoine, enlevant tour à tour le cœur des Romains. Tout manque de motifs et de vraisemblance. On conçoit mal pourquoi Cassius, qui n’était pas l’ami de César, cède la parole à Antoine, dont il se défie et qu’il accuse devant le peuple romain.

II vient justifier son maître et son empire ; Il vous méprise assez pour penser vous séduire. Sans doute il peut ici faire entendre sa voix : Telle est la loi de Rome, et j’obéis aux lois.

Redoutez tout d’Antoine, et surtout Partifice. 300 AVERTISSEMENT.

« La niagnanimo confiance do Hnilus, sa tendresse de cœur, comme dit Plutarque, sa faiblesse pour la mémoire de César, pouvaient seules expliquer la faute qu’il fit alors en laissant parler Antoine, qu’il avait laissé vivre contre l’avis des autres conjurés.

« C’est en cela que Sliakesi^eare a merveilleusement conservé, par la vérité de l’histoire, celle du drame. Brutus a reçu les soumissions et le message d’Antoine. Brutus, après avoir frappé le grand homme qu’il aimait, veut que ses restes soient honorés. Il s’adresse d’abord aux Romains pour expliquer son douloureux devoir ; mais il introduit lui-même Antoine, et le recom- mande, pour ainsi dire, de ses dernières paroles. Voilà ce qui rend sublime la péripétie do ce drame oratoire. Et puis quelle vérité dans le langage, quelle intime communication avec le peuple ! et comme le peuple parle na- turellement à son tour !

BRUTUS.

S’il est dans cette assemblée quelque ami cher de César, je lai dirai que l’a- mour de Brutus pour César n’était pas moindre que le sien. Si cet ami demande pourquoi Brutus s’est armé contre César, voici ma réponse : Ce n’était pas que j’ai- masse peu César ; mais j’aimais Rome davantage. Souhaiteriez-vous do voir César vivant, et nous tous esclaves, plutôt que César mort, et de vivre en hommes libres ? César m’aimait, je le pleure ; il était vaillant, je l’honore ; il était heureux, j’ap- plaudis à sa fortune ; mais il était ambitieux, je l’ai tué… Quelqu’un est-il assez bas pour souhaiter d’être esclave ? i^’il est ici, qu’il parle, car je l’ai olTonsé. Quel- qu’un est-il assez stupide pour ne pas vouloir être Romain ? Quelqu’un est-il assez vil pour ne pas aimer son pays ? S’il est ici, qu’il parle ; car je l’ai otTensé. Je m’ar- rête pour attendre la réponse.

TOUS.

Personne, Brutus, personne.

BRUTUS.

Ainsi je n’ai offensé personne. Je n’ai pas fait plus à César que vous ne feriez à Brutus. Voici le corps de César dont le deuil est mené par Antoine, qui, bien qu’il n’ait pas mis la main dans cette mort, en recueillera l’inestimable prix de vivre dans une ré[.ublique. Qui d’entre vous n’en profitera pas de même ? Je ter- mine par ces mots : J’ai tué mon meilleur ami pour le bien de Rome ; je garde le même poignard pour moi-même, quand il plaira à ma patrie de demander ma mort.

« Voltaire a traduit presque entièrement ce discours, mais en le plaçant avec ; moins de vérité dans la bouche de Cassius. Et que fait-il répondre par le peuple ?

Aux vengeurs de l’État nos^coeurs sont assurés.

Cela vaut à peu près, pour le naturel, l’antithèse admirative que Lamotte faisait répéter en chœur par l’armée grecque, après la réconciliation d’Achille et d’Agamemnon :

Tout le camp s’écriait dans une joie extrême : Que ne vaincrait-il pas, il s’est vaincu lui-même. AVERTISSEMENT. 301

« Oh ! ce n’est pas ainsi que le poëto anglais s’y prend pour donner une ànie à la foule et compléter le drame avec des personnages sans nom. Voici son peuple romain, après le discours de Hrulus :

TOtS.

Vive, vive Brutiis !

PnF. MIEH PLÉltÉlEX.

Conduisez-le en triompiie à sa maison.

DEUXIÈME PLÉBÉIEN.

Donnez-liii une statue parmi ses ancùtres !

TROISIÈAIE PLÉBÉIEN.

Faisons-le César !

« Faire Brutus César ! voilà désormais comment la répu])li([ue est comprise, comment la liberté est reçue par le peuple romain. Sa reconnaissance n’a plus d’autre hommage que sa servitude.

« Cependant, autorisé et appelé par Brutus, en mémoire deCésar, Antoine monte à la tribune. On s’écrie autour de lui :

Ce César était un tyran ! nous sommes heureux d’en ôtre délivrés…. Écoutons Antoine.

ANTOINE

Amis, Romains, compatriotes, écoutez-moi. Je viens pour inhumer César et non pour le louer. Le mal que font les hommes leur survit ; le bien reste enseveli sou- vent avec leurs cendres. Qu’il en soit ainsi pour César. Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux : si cela était, c’était une grande faute, et César en a grandement porté la peine.

« Je l’avoue, le sublime de l’art me paraît, cette fois encore, du côté de Shakespeare. Voici le début d’Antoine dans Voltaire :

Oui, je l’aimais, Romains ; Oui, j’aurais de mes jours prolongé ses destins. Hélas ! vous avez tous pensé comme moi-même ; Et lorsque, de son front étant le diadème, Ce héros à vos lois s’immolait aujourd’liui. Qui de vous, en effet, n’eut expiré pour lui ?

« Antoine, dans Shakespeare, me paraît d’abord plus touchant et plus simple. Puis il s’anime. Il rappelle les exploits de César, la couronne trois fois offerte, trois fois refusée. Était-ce de l’ambition ? En parlant ainsi, Antoine se trouble, verse des larmes ; et, pendant qu’il s’arrête, le peuple raisonne à sa manière.

UN PLÉBÉIEN.

Remarquez-vous ces paroles ? César ne voulut pas prendre la couronne : donc il est certain qu’il n’était pas ambitieux.

« Admirable logique ! 302 AVERTISSEMENT.

« Antoino oontinuo. Il no va pas, ooninio l’Antoiiio de Voltaire, accuser Brutiis de parricide :

lîrutiis ! ,.. où suis-je ? ô ciel ! ù crime ! ô barbarie ! Cliers amis, je succombe, et mes sens interdits… Brut us, son assassin ! ce monstre était son fils !

lloino, qui pouvait abandonner Brutus, mais qui reslimait, n’eût pas souffert ce langage. Antoine, dans Shakespeare, est artificieux, et non pas déclama- teur. Il répète sans cesse que Brutus et Cassius sont des hommes honorables, (ju’il ne veut pas leur faire dommage.

« 3Iais\oici un papier scellé du sceau de César. C’est sa volonté dernière, son testament. Antoine l’annonce, et ne veut pas le lire. Le peuple do toutes parts demande la lecture.

Nous voulons entendre la volonté de César.

ANTOI\E.

Prenez patience, chers amis. Je ne veux pas vous faire cotte lecture ; il n’est pas bon que vous sachiez à quel point César vous aimait. Vous n’êtes pas de pierre ou do bois. Vous êtes hommes : et si vous entendez lire le testament de César, cela vous irritera, vous rendra furieux. Il vaut mieux que vous ne sachiez pas qu’il vous a faits ses héritiers. Car si vous devez… Oh ! qu’en adviendrait-il ?

UN PI.ÉBÉIEM.

Lisez-nous le testament ; nous devons l’entendre. Antoine, vous devez nous lire le testament, le testament de César.

ANTOINE.

Serez-vous patients ? resterez-vous immobiles quelques moments ? Je crains de faire tort aux hommes honorables dont les poignards ont assassiné César.

U \ PLÉBÉIEN.

C’étaient des traîtres… Eux, des hommes honorables !… Le testament ! le tes- tament ! la volonté dernière de César ! Lisez-nous le testament.

ANTOINE.

Vous me forcez à lire le testament. Alors, faites un cercle autour du corps de César ; et laissez-moi vous montrer celui qui a fait le testament.

« Alors il étale la robe sanglante de César, compte et décrit les blessures, nomme chacun des assassins : et les cris du peuple éclatent.

Vengeance ! courons…. Brûlons…. Cherchons…. Massacrons…. Ne laissons pas un traître en vie.

« Et c’est Antoine qui paraît les arrêter.

Mes boas amis, mes chers amis, que ma voix ne vous emporte pas à ce mou- vement soudain. Ceux qui ont fait cette action étaient honorables. Quelles injures particulières ils avaient à venger ! hélas ! je ne le sais pas. Ils auront sans doute des raisons à vous donner. Je ne viens pas, mes amis, pour surprendre vos cœurs : je ne suis pas un orateur comme Brutus ; mais, comme vous le savez bien, je suis un homme simple et franc qui aime mon ami ; et ils le savent bien, eux qui me donnent permiss>ion publique de parler de lui. Je n’ai ni l’esprit, ni les paroles, ni I

AVERTISSEMENT. 30.i

l’art du (lôbit, ou le pouvoir de l’cloqucnco pour exciter les passions des hommes. Seulement je dis vrai ; je vous dis ce que vous-mûmes vous savez. Je vous montre les blessures de votre bien-aimc César ; et je les charge de parler pour moi. Mais si j’étais Hrutus, Brutus avec le cœur d’Antoine, j’enlèverais vos ànies, et, de chaque blessure de César, je ferais sortir une voix qui exciterait jusque dans les pierres de Rome le soulèvement et la révolte.

T u s. La révolte !… Brûlons la maison de Brutus ! en avant ! Courez ! Cherchez les conspirateurs !

« Cependant l’artificieux Antoine les arrôte encore pour leur réciter le tes- tament do César, las legs qu’il fait au peuple, les dons en argent qu’il assure à cha(iuo citoyen. Il a gardé l’intériH pour dernier aiguillon de la fureur ; et il laisse partir enfin, ou plutôt il lance le peuple déchaîné.

« Ce n’est donc pas un diamant brut que Voltaire a taillé, un essai barbare dont il a fait sortir un chef-d’œuvre. Il a, sans doute, ajouté quelques traits éclatants à son modèle ; mais il n’égale point, dans cette scène, la gradation habile et véhémente de Shakespeare, ni surtout ce dialogue de l’orateur et do la foule, ce concert admirable des ruses de l’art et du tu- multe des passions populaires.

« Qu’après ce beau nioiivemeiit,

Dieux ! son sang coule encore !

Antoine s’écrie :

Il demande vengeance. Il l’attend de vos mains et de votre vaillance. Entendez-vous sa voix ! éveillez-vous, Romains ! Marchez, suivez-moi tous contre ses assassins : Ce sont là les honneurs qu’à César on doit rendre. Des brandons du bûcher qui va le mettre en cendre, Embrasons les palais de ces fiers conjurés : Enfonçons dans leur sein nos bras désespérés.

« Ce sont là d’assez beaux vers, mais un discours comme tant d’autres. (Combien plus originale, dans Shakespeare, cette hypocrite modération d’An- toine, qui fait éclater des cris de mort sans en proférer aucun, et qui préci- pite ce peuple qu’elle a l’air de retenir !

« Voltaire n’a donc pas corrigé Shakespeare, comme on le disait. Peut-ôtre même, dans l’impatience de son goût délicat et moqueur, n’en a-t-il pas senti toutes les beautés : du moins ne les a-t-il pas reproduites. Toutefois cette étude fortifia son génie. Il y puisa quelque chose de ces grands effets de théâtre, do cette manière éloquente et passionnée qui animent ses drames, et en font un grand poëte après Racine. »

Ainsi s’exprimait M. Villemain dans sa neuvième leçon. La Mort de César, de Voltaire, et le Julius César, de Shakespeare, sont, à les bien considérer, des monuments de deux arts diiférents, dont l’un ne doit pas 304 A Vi : RUSSE ME NT.

être Siici’ifié à l’autre, et ciui mériteut d’être ctiidiés tous deux par la postérité impartiale.

La Morl de César n’eut que sept représentations dans l’origine. Vingt ans après, en 1763, une comédie-vaudeville assez jolie, V Anglais à Bor- deaux, attirait la foule aux fêtes de la paix. Lekain eut le crédit de faire •éprendre la Mort de César, et la fit aller pendant six représentations à la faveur do la petite pièce ; mais quoique le grand tragédien jouât le rôle de Brutus, la tragédie ne put suivre plus loin l’Anglais à Bordeaux dans le cours de son succès.

Comme pour Bndus, riieure de la revanche sonna plus tard, pendant la période révolutionnaire.

Cette tragédie fut reprise quinze jours après Brutus, le 29 novembre 1791. Tous les passages qui pouvaient faire allusion aux circonstances don- nèrent lieu à de bruyantes manifestations ; mais le discours d’Antoine fut couvert de huées par le parterre. Larive, chargé du rôle de Brutus, déploya un très-beau talent.

Ce ne fut que deux ans plus tard que Gohier se chargea de « mettre Vol- taire au pas » en refaisant le discours conlre-révoluiionnaire de ce modéré d’Antoine.

Après le 9 thermidor, le revirement de l’opinion fut immédiat. Quand on reprit la Mort de César au théâtre Feydeau, ! e dénoùment de Gohier fut abandonné. Brutus et les conspirateurs romains furent siffles, et le dis- cours d’Antoine excita au contraire le plus vif enthousiasme. Ce fut un des motifs qui firent dénoncer le théâtre Feydeau au Directoire, et qui en firent ordonner la clôture qui fut maintenue plus d’un mois, du 8 ventôse au 13 germinal an IV. AVERTISSEMENT

DE BEUCHOT.

La Mort de César fut esquissée à Wandsworth ou à Londres en 1726 ; mais il p ; irail qu’elle ne fui composée qu’en 1731*. Deux ans apièson la joua à riiùtel (le Sassena.se-. Elle fut jouée par les écoliers du collé ! i ; e d’IIarcourt, le II août 173-3 3. 11 s’en fit bientôt, à Paris même, sous l’adresse d’Amsterdam, une édition furtive et fautive ; ce qui détermina l’auteur à la faire imprimer. Il en chargea le jeune abbé de Lamare qui composa un Averlisaement sur lequel Voltaire lui fit quelques observations*, et ajouta la traduction de la lettre d’Algarotti. Ouoiciue Voltaire ne trouve pas cette traduction exacte^, il la laissa cependant dans l’édition intitulée la Mort de César, tragédie de M. de Voltaire, seconde édition, revue, corrigée, et augmentée par l’au- teur, Amsterdam, chez Jacques Desbordes, 1736, in-S". Cette édition contient une Préface des éditeurs que les éditeurs de Kehl ont prise et donnée pour l’Avertissement de Lamare, et qu’ils avaient datée de 1738. Les deux morceaux sont différents, comme on peut le voir. La Préface est de Voltaire. Elle contenait, en 1736, un passage contre J.-B. Rousseau, qui fut supprimé en 1738, et que je rétablis. Ce passage est d’autant plus important qu’il donna naissance à la lettre de J.-B. Rousseau, du 22 mai 1736, imprimée dans la Bibliothèque française, t. XXIII, p. 138-154, en réponse de laquelle Voltaire fit sa lettre du 20 septembre 1736. Dans sa lettre à d’Argental, du mois de mars 1737, Voltaire dit avoir fait lui-même le retranchement de ce qui était contre Rousseau.

Ce fut le 29 août 1743 que la Mort de César fut jouée sur le Théâtre-Français. Elle n’eut que sept représentations, et fut reprise de loin en loin.

Elle fut jouée, en 1748, au couvent des Visitandines de Beaune, par les jeunes demoiselles qui y étaient en pension. A cette occasion. Voltaire composa un prologue que l’on trouvera parmi les Poésies mêlées.

1. Lettre à Thiériot, du 30 juin 1731.

2. Lettres : à Thiériot, du l" septembre 1735 ; à Dosfontaincs, du 7 septembre 1735.

3. Observations sur les écrits modernes, tome II, page 270.

4. Lettre à Lamare, du 15 mars 1736.

5. Lettre du 15 mars. 306 AVERTISSEMENT T)E BEUCHOT.

Les sentiments républicains iiui sont l’àme de cette tragédie en firent une pièce de circonstance en 1792 et 1793. Le dénoùnient blessait quelques têtes ardentes. Gohier, alors ministre de la justice, et qui depuis a été membre du Directoire exécutif, fit un nouveau dénoûment qui fut joué sur le théâtre de la République (rue de Richelieu), mais ne le fit point impri- mer. A l’insu de l’auteur, la Mort de César fut imprimée avec le nouveau dénoûment, à Lyon (alors appelé Commune-Affranchie). En 1828, Gohier cro\ait son travail inédit. Je lui montrai l’édition que je possédais ; il trouva son ouvrage défiguré, et me remit copie des changements qu’il avait faits dans le troisième acte. C’est sur cette copie signée de lui que je donne, dans les Variantes, page 36’l, le dénoûment nouveau, qui est un morceau historique.

C’était le discours d’Antoine qui choquait les républicains français en 1794. Sept ans auparavant, vingt-sept vers de ce discours avaient été mis en musique par Devienne, pour un concert donné le 24 mai 1787 parla So- ciété des Enfants d’Apollon.

Peu après l’impression de la Mort de César, en 173(5, parut une Lettre de M. L… sur la Mort de César. Je ne connais cette lettre que pai’ la mention que j’en trouve dans les Observations sur les écrits modernes, tome IV, page 238.

Malgré l’estime dont jouit la tragédie de Voltaire, le même sujet a été traité il y a quelques années : la Mort de César, tragédie en cinq actes, par M.J.~C. Royou, représentée sur le théâtre de l’Odéon le 9 mai 1825, fut imprimée la même année. AVERTISSEMENT

DE L’EDITION DE 173Gi

Il y a près do huit années que plusieurs personnes prièrent l’auteur de /a IJenriade de leur faire connaître le génie et le goût du théâtre anglais. H traduisit en vers une scène du Jules César de Shakespeare, dans laquelle Antoine expose aux yeux du peuple romain le corps sanglant de César. Cette scène anglaise passe pour un des morceaux les plus frapi)ants et les plus pathétiques qu’on ait jamais mis sur aucun tiiéàtre. Le peuple romain, conduit de la haine à la pitié et à la vengeance par la harangue d’Antoine, est un spectacle digne de tous ceux qui aiment véritablement la tragédie.

Les amis de M. de V… le prièrent de donner une traduction du reste de la pièce ; mais c’était une entreprise impossible. Shakespeare, père de la tra- gédie anglaise, est aussi le père de la barbarie qui y règne. Son génie su- blime, sans culture et sans goût, a fait un chaos du théâtre cju’il a créé.

Ses pièces sont des monstres dans lesquelles il y a des parties qui sont des chefs-d’œuvre de la nature. Sa tragédie intitulée la Morl de César commence par son triomphe au Capitule, et finit par la mort de Brutus et de Cassius à la bataille de Philippes. On assassine César sur le théâtre. On voit des sénateurs bouffonner avec la lie du peuple. C’est un mélange de ce que le tragique a de plus terrible, et de ce que la farce a de plus bas. Je ne fais que répéter ici ce que j’ai souvent ouï dire à celui dont je donne l’ouvrage au public. Il se détermina, pour satisfaire ses amis, à faire un Jules César qui, sans ressembler à celui de Shakespeare, fût pourtant tout entier dans le goût anglais. On dit que c’est la première, parmi celles qui méritent d’être connues, où l’on n^ait point introduit de femmes. A peu près dans ce temps-là, le noble vénitien M. l’abbé Conti, qui joint le talent de la poésie à la philosophie la plus sublime, avait fait imprimer sa tragédie ita- lienne de la Mort de Jules César. Le feu duc de Buckingham, père de ce- lui qui vient de mourir à Rome, en fit aussi une sur le même sujet. Ces quatre tragédies, entièrement différentes les unes des autres, se ressemblent en un seul point, c’est qu’elles sont toutes sans amour.

1. Cet Avertissement est de l’abbé de Lamare. Je le donne parce qu’il est né- cessaire pour l’intelligence de la lettre de Voltaire du 15 mars 173G. (B.) 308 AVERTISSEMENT DE L’ÉDITION DE 1736.

On joua, il y a environ trente ans, une tragédie de la Mort de César sur le théâtre des Comédiens fran( ; ais, et on ne manqua i)as de rendre César et Brutus amoureux ’.

C’est aux gens de lettres, étrangers et français, à qui nous présentons ce petit ouvrage de M. de V…, à juger s’il a mieux fait de peindre ces deux grands hommes tels ([u’ils étaient, que de donner sous leurs noms des Français galants.

Cette tragédie, qui n’a jamais été destinée au théâtre de Paris, fut re- présentée, il y a quatre ans, à l’iiotel de Sassenage, et très-bien exécutée. Mais la scène de Shakespeare dans laquelle Antoine monte à la tribune aux harangues pour faire voir au peuple la robe sanglante de César ne put être représentée à cause du petit espace du théâtre, qui suffisait à peine au petit nombre d’acteurs qui jouent dans celte pièce.

Elle fut donnée depuis au collège d’Harcourt par les pensionnaires de ce collège, avec une intelligence et une dignité peu ordinaires à l’âge des acteurs. L’auteur aurait sans doute été très-satisfait s’il avait pu voir cette représentation.

La tragédie, transcrite à la hâte au collège d’Harcourt, a été imprimée furtivement. On croirait presque que l’éditeur et l’imprimeur ont disputé à qui ferait plus de fautes ; c’est ce qui a déterminé l’auteur à faire une édi- tion de cet ouvrage, qu’il était résolu de ne point faire paraître, parce qu’il lui manque, pour le soutenir, l’illusion du théâtre : secours si nécessaire à ce genre de poésie. C’est au public à l’apprécier ce qu’il vaut : les louanges des amis et les critiques des ennemis sont également inutiles devant ce tii- bunal. Je sais que bien des gens se récrient sur l’atrocité de Brutus qui tue César, quoiqu’il le connaisse pour son père. Mais on les prie de se souvenir que chez les Romains l’amour de la liberté était poussé jusqu’à la fureur, et qu’un parricide, dans certaines circonstances, était regardé comme une ac- tion de courage et même de vertu. Nous avons, parmi les Lettres de Cicé- ron, une lettre de ce même Brutus dans laquelle il dit qu’il tuerait son père pour le salut de la république ; et d’ailleurs la tragédie, et surtout la tragé- die anglaise, n’est pas faite pour les choses à demi terribles.

Nous ajoutons à cet Avertissement une lettre de M. le marquis Algarotti, qui, à l’âge de vingt-quatre ans, est déjà regardé comme un bon poète, un bon philosophe, et un savant ; son estime et son amitié pour M. de Y… leur fait honneur à tous deux.

1. Allusion à la Mort de César, tragédie en trois actes, par M"<^ Barbier, 1709. PREFACE

DE- L’ÉDITION DE I736i

Nous donnons cette édition de la tragédie de la Mort de César, de M. de Voltaire, et nous pouvons dire qu’il est le i)reinier qui ait fait connaître les muses anglaises en France. Il traduisit en vers, il y a quelques années, plusieurs morceaux des meilleurs poëtes d’Angleterre, pour l’instruction de ses amis, et par là il engagea beaucoup de personnes à apprendre l’anglais ; en sorte que cette langue est devenue familière aux gens de lettres. C’est rendre service à l’esprit humain, do l’oi-ner ainsi des richesses des pays étrangers.

Parmi les morceaux les plus singuliers des poëtes anglais que notre ami nous traduisit, il nous donna la scène d’Antoine et du peuple romain, prise de la tragédie de Jules César, écrite il y a cent cinquante ans par le fameux Shakespeare, et jouée encore aujourd’hui avec un très-grand concours sur le théâtre de Lon- dres. Nous le priâmes de nous donner le reste de la pièce ; mais il était impossible de la traduire.

Shakespeare était un grand génie, mais il vivait dans un siècle grossier ; et l’on retrouve dans ses pièces la grossièreté de ce temps l)eaucoup plus que le génie de l’auteur. M. de Voltaire, au lieu de traduire l’ouvrage monstrueux de Shakespeare, composa, dans le goût anglais, ce Jules César que nous donnons au public.

Ce n’est pas ici une jùèce telle que \e Sir Politick de M. de Saint- Évremond, qui, n’ayant aucune connaissance du théâtre anglais, et n’en sachant pas même la langue, donna son Sir Politick pour faire connaître la comédie de Londres aux Français. On peut dire

1. Cette Préface est de Voltaire. Les éditeurs de Kclil et beaucoup d’autres la donnaient comme étant de l’abbé de Lamare ; c’était la confondre avec l’Avertis- sement qui précède. (B.) 310 PREFACE DE L’ÉDITION DE 1736.

que cette comédio du Sir Poliiirh- nï’tait ni dans lo ^oût des Anglais, ni dans celui d’aucune autre nation.

Il est aisé d’apercevoir, dans la tragcklie de la Mort de César, le génie et le caractère des écrivains anglais, aussi ])ien ([ue celui du peuple romain. On y voit cet amour dominant de la liberté, et ces hardiesses que les auteurs français ont rarement.

Il y a encore en Angleterre une autre tragédie de la Mort de César, composée par le duc de Buckingham. Il y en a une en ita- lien, de l’abbé Conti, noble vénitien. Ces pièces ne se ressemblent qu’en un seul point, c’est qu’on n’y trouve point d’amour. Aucun de ces auteurs n’a avili ce grand sujet par une intrigue de galan- terie. Mais il y a environ trente-cinq ans qu’un des plus beaux génies de France ’ s’étant associé avec M"*" Barbier pour compo- ser un Jules César, il ne manqua pas de représenter César et Bru- tus amoureux et jaloux. Cette petitesse ridicule est un des plus grands exemples de la force de Tliabitude ; personne n’ose guérir le théâtre français de cette contagion. Il a fallu que, dans Racine, Mithridate, Alexandre, Porus, aient été galants. Corneille n’a jamais évité cette faiblesse : il n’a fait aucune pièce sans amour, et il faut avouer que, dans ses tragédies, si vous exceptez le Cid et Polyeucte, cette passion est aussi mal peinte qu’elle y est étrangère.

Notre auteur a donné peut-être ici dans un autre excès. Bien des gens trouvent dans sa pièce trop de férocité : ils voient avec horreur que Brutus sacrifie à l’amour de sa patrie, non-seulement son bienfaiteur, mais encore son père. On n’a autre chose à répondre sinon que tel était le caractère de Brutus, et qu’il faut peindre les hommes tels qu’ils étaient. On a encore une lettre de ce fier Romain^, dans laquelle il dit qu’il tuerait son père pour le salut de la républif[ue. On sait que César était son père ; il n’en faut pas davantage pour justifier cette hardiesse.

On imprime au devant de cette tragédie une lettre du comte Algarotti, jeune homme déjà connu pour un bon poète et pour un bon philosophe, ami de M. de Voltaire.

’ On met, à la suite de la tragédie de César, VÉpItre de notre

i. Fontcnellc : mais s’il a fait la tragédie de Brutus, comprise dans ses Œuvres, quoique imprimée sous le nom de M*^^ Bernard, c’est à l’abbé Pellegrin qu’on attribue la Mort de Jules César, donnée en 1709 sous le nom de M"" Barbier, qui n’est morte qu’en 1745. (B.)

2. C’est celle qui est parmi les Lettres de Cicéron, et dont il est parlé dans l’Avertissement qui précède. (B.)

3. Je rétablis toute la fin de cette Préface, que l’auteur avait supprimée en 1738. (B.) auteur sur la calomnie, ouvrage déjà connu : il y a un trait de satire violent. Il ne s est jamais i)onnis la satire personnelle que contre Rousseau, comme Boileau ne se l’est permise que contre Rollet ; voici les vers qui regardent cet homme :

L’affreux Rousseau, loin de cacher en paix

Des jours tissus d’opprobre et do forfaits,

Vient rallumer aux marais de Bruxelles

D’un feu mourant les pâles étincelles,

Et contre moi croit rejeter l’afTiont

De l’infamie écrite sur son front.

Eli ! que pourront tous les traits satiriipies

Que d’un bras faible il décoche aujourd’hui,

Et ce ramas de larcins maroti(pies,

Moitié français et moitié s^ermaniqucs, etc. ?

La condnito de Rousseau et les mauvais vers qu’il fait depuis quinze ans jiisliliont assez ce trait. Notre auteur n’est pas le seul (|ue Rousseau ait déchiré dans les vers durs qu’il compose tous les jours. Il en a fait aussi contre l’illustre M. de Fontenello, contre ^I. l’abhé du Bos, homme très-sage, très-savant et très-estime ; contre M. l’ahbé Bignon, le protecteur des sciences ; contre M. le maréchal de Koailles, à ([ui on ne peut rien reprocher, que d’a- voir autrefois protégé Rousseau. Enfin il vomit les injures les plus méprisables contre ce qu’il y a de plus respectable dans le monde, et contre tous ses bienfaiteurs. 11 faut avouer qu’il est bien permis cl M. de Voltaire de témoigner en passant, dans un de ses ouvrages, ce dédain et cotte exécration avec lesquels tous les honnêtes gens regardent et Rousseau et tout ce que Rousseau imprime depuis quelques années. C’est trop longtemps nous arrêter sur un sujet si désagréable ; nous finissons en informant le public que nous allons donner une très-helle et trés-corrocte édition de la Ikn- riadc et des auti’os ou\ragos de notre autour, tous revus, corri- gés, et beaucoup augmentés. LETTRE^ DE M. ALGAROTTI

A M. L’ABBÉ FRANCHINI,

ENVOYE DE FLORENCE A PARIS,

SUR LA TRAGÉDIE DE JULES CÉSAR,

PAR M. DE VOLTAIRE.

J’ai différé jusqu’à présent, monsieur, de vous envoyer le Jules César que vous me demandez, pour vous faire part de celui de M. de Voltaire. L’édition qu’on en a faite à Paris est très-informe ; on y reconnaît assez la main de quelqu’un du genre de ceux que Pétrone appelle doctores uînhra- lici^ ; elle est défectueuse au point qu’on y trouve des vers qui n’ont pas le nombre de syllabes nécessaires : cependant la critique a jugé cette pièce avec la même sévérité que si M. de Voltaire l’eût donnée lui-même au pu- blic. Ne serait-il pas injuste d’imputer au Titien le mauvais coloris d’un de ses tableaux, barbouillé par un peintre moderne ? J’ai été assez heureux pour qu’il m’en soit tombé entre les mains un manuscrit digne de vous être en- voyé : et voilà enfin le tableau tel qu’il est sorti des mains du maître ; j’ose même l’accompagner des réflexions que vous m’avez demandées.

Il faudrait ignorer qu’il y a une langue française it un théâtre, pour ne pas savoir à quel degré de perfection Corneille et Racine ont porté l’art dra- matique ; il semblait qu’après ces grands hommes il ne restait plus rien à souhaiter, et que tâcher de les imiter était tout ce que l’on pouvait faire de mieux. Désirait-on quelque chose dans la peinture, après la Galatée de Ra- phaël ? Cependant la célèbre tête de Michel-Ange, dans le petit Farnèse,

1. Ce morceau parut, pour la première fois, dans l’édition donnée par Lamaro, ainsi qu’il le dit à la fin de son Avertissomeiit (voyez pap ; e 307). Voltaire, qui ne trouvait pas que ce fût une traduction exacte de la lettre qu’Algarotti avait écrite en italien, demandait à Thiériot si c’était Algarotti lui-même qui avait été son traducteur ; voyez ci-après le texte italien. (B.)

2. « Xondum umbraticus doctor ingénia dclevcrat. » Pétrone, cliap. ii. (B.) LKTTRE DE M. AIJJAUOTTI 313

donna l’idre d’un i^iMirc |)lus terrible et plus fier, auquel cet art pouvait être élevé.

Il semble que dans les beaux-arts on no s’aperçoit qu’il y avait des vides qu’après qu’ils sont remplis. La plupart des tragédies de ces maîtres, soit (jue l’action se passe à Rome, à Athènes, ou à Constantinople, ne contiennent qu’un mariage concerté, traversé, ou rompu. On ne peut s’attendre ; i rien de mieux dans ce genre, où l’Amour donne avec un souris ou la paix ou la guerre. Il me parait qu’on pourrait donner au drame un ton supérieur à ce- lui-ci. Lo Jules César en est une preuve ; l’autour de la tendre Zaïre no respire ici que des sentiments d’ambition, de vengeance, et de liberté.

La tragédie doit être l’imitation des grands hommes ; c’est ce qui la dis- tingue do la comédie : mais si les actions (|u’e]lo représente sont aussi des plus grandes, cette distinction n’en sera que plus marquée, et l’on peut at- teindre par ce moyen à un genre supérieur. N’admire-t-on pas davantage Marc-Antoine à Philippes qu’à Actium ? Jo ne doute pourtant pas que ces raisons ne puissent essuyer de fortes contradictions. Il faudrait avoir bien peu de connaissance de l’homme pour ne pas savoir que les pr(’jugés r(Mn- portent prescjue toujours sur la raison, et suitout les préjugés autorisés par un se.xo qui impose une loi qu’on suit toujours avec plaisir.

L’amour est depuis trop longtemps en possession du théâtre français pour souffrir (|ue d’autres passions y prennent sa place. C’est ce qui me fait croire ({ue le Jules César pourrait bien avoir h ; même soit que les ïh(’mis- tocle. les Alcibiade, et les autres grands hommes d’Athènes, admirés (W toute la terre pendant ipu’ l’ostracisme les bannissait de leur i)atrie.

M. de Voltaire a imité, en quelques endroits, Shakespeare, poëte anglais, qui a réuni dans la même pièce les puérilités les plus ridicules et les mor- ceaux les plus sublimes ; il en a fait le même usage que Virgile faisait des ouvrages d’Ennius : il a imité de l’auteur anglais les deux dernières scènes, (jui sont les plus beaux modèles d’éloquence qu’il y ait au théâtre.

Quum nuorct lutulcntus, crat ({uod tolloio velles’.

N’est-ce point un reste de barbarie en Eui’oj)e de vouloir ([ueles bornes que la politique et la fantaisie des hommes ont prescrites pour la séparation des États servent aussi de limites aux sciences et aux beaux-arts, dont les progrès pourraient s’étendre par un commerce mutuel des lumières de ses voisins ? Cette réflexion convient même mieux à la nation française qu’à toute autre : elle est dans le cas de ces auteurs dont le public exige plus, à mesure qu’il en a plus reçu ; elle est si généralement polie et cultivée qu(^ cela met en droit d’exiger d’elle que non-seulement elle approuve, mais qu’elle cherche même à s’enrichir de ce qu’elle trouve de bon chez ses voisins :

Tros, Rutulusve fuat, nuilo discrimine habebo.

1. Horace, livre I, satire iv, vers 11. Une objection, dont je ne \oiis iiai’lcriiis pas si je ne l’eusse ontcmdu faire, est sur ce (|ue cette trai^éilie n’(>sl (|u’cn trois actes. (Test, dit-on. pécher contre le llieàtre, qui veut (|ue le nonil)re di’S actes soit fixé à cinq. 11 est vrai qu’une des règles est quii toute rigueur la représentation ne dure pas plus de temps que n’aurait duré l’action, si véritablement elle fût arrivée. On a borné a\ ec raison le temps à trois heures, parce qu’une plus longue durée lasserait l’attention, et empêcherait qu’on ne pût réunir aisément dans le même point de vue les différentes circonstances de l’action qui les passe. Sur ce principe, on a divisé les pièces en cinq actes, pour la commodité des spectateurs et de l’auteur, qui peut faire arriver dans ces intervalles quelque événement nécessaire au nœud ou au dénoùment de la pièce : toute l’objection se réduit donc à n’avoir fait durer l’action du César que deux heures au lieu de trois. Si ce n’est pas un défaut, le nombre des actes n’en doit pas être un non plus, puisque la même raison qui veut qu’une action de trois heures soit partagée en cinq actes, demande aussi qu’une action de deux heures ne le soit qu’en trois. Il ne s’ensuit pas de ce que la plus grande étendue qui a été prescrite est de trois lieures qu’on ne puisse pas la rendre moindre, et je ne vois point pourquoi une tragédie assujettie aux trois unités, d’ailleurs pleine d’intérêt, excitant la terreur et la compassion, enfin produisant en deux heures le même effet que les autres en trois, ne serait pas une excellente tragédie.

Une statue dans laquelle les belles proportions et les autres règles de l’art sont observées ne laisse pas d’être une belle statue, quoiqu’elle soit plus petite qu’une autre faite sur les mêmes règles. Je ne crois pas que personne trouve la Vénus de Médicis moins belle dans son genre que le Gladiateur, parce qu’elle n’a que quatre pieds de haut et que le Gladiateur en a six.

M. de Voltaire a peut-être voulu donner à son César moins d’étendue que l’on n’en donne communément aux pièces dramatiques, pour sonder le goût du public par un essai, si l’on peut appeler de ce nom une pièce aussi achevée. Il s’agit pour cela d’une révolution dans le théâtre français, et c’eût été peut-être trop hasarder que de commencer par parler de liberté et de politique trois heures de suite à une nation accoutumée à voir soupirer Mithridate sur le point de marcher au Capitole. On doit tenir compte à M. de Voltaire de ce ménagement, et ne lui point faire d’ailleurs un crime de n’avoir mis ni amour ni femmes dans sa pièce : nées pour inspirer la mollesse et les sentiments tendres, elles ne pourraient jouer qu’un rôle ridicule entre Brutus et Cassius, atroces animœ 1. Elles en jouent de si brillants partout ailleurs, qu’elles ne doivent pas se plaindre de n’en avoir aucun dans César.

Je ne vous parlerai point des beautés de détail, qui sont sans nombre dans cette pièce, ni de la force de la poésie, pleine d’images et de senti-

1, Horace a dit, livre II, ode i, vers 24 :

Atrocem animum Catonis, A.M. L’ABHK F R AXCiri Xf. 3ii>

monts. Que no doit-on pas attendre de rauteur de Brulus et de la Ilen- riade ? La scène de la conspiration me paraît des plus belles et des plus fortes ([u’on ait encore vues sur le théâtre ; elle fait voir en action ce (|ui jusqu’à présent ne s’était prescjue toujours passé (pi’en récit.

Segnius irritant aniiiios demissa per anros ’ Qiiam qiiaî sunt oculis subjecta fidelibus, et qua ; Ipse sibi tradit spectator. . .

La mort même de César se passe presque à la vue des spectateurs, ce qui nous épargne un récit qui, quelque beau qu’il fût, ne pourrait (|u’être froid, les événements et les circonstances qui l’accompagnent étant trop connus de tout le monde.

Je ne puis assez admirer combien cette tragédie est pleine de clioses, et combien les caractères sont grands et soutenus. Quel prodigieux contraste entre César et Brutus ! Ce (}ui d’ailleurs rend ce sujet extrêmement difficile à traiter, c’est l’art qu’il faut pour peindre d’un côté Brutus avec une vertu féroce à la vérité, et pres(}ue ingrat, mais ayant en main la bonne cause, au moins selon les apparences et par ia|)port au temjjs oîi lauteur nous transporte ; et de l’autre, César rempli de clémence et des \ertus l(>s plus aimables, mais voulant opprimer la libiM’lé de sa patrie. Il faut s’intéresser également pour tous les deux i)endant le cours de la pièce, (juoiqu’il send)le que ces passions doivent s’entre-nuire et se détruire réciproquement, comme feraient doux forces égales et opposées, et par conséqueni n(> produire aucun effet et renvoyer les spectateurs sans agitation.

Ce sont ces réflexions qui ont fait dire ; i un homme du mc’lier’^ qu’il re- gardait ce sujet comme l’écueil des poètes tragiques, et qu’il l’aurait pro- posé volontiers à quelqu’un de ses rivaux.

Il semble que M. de Voltaire, non content de ces ditriculfés, en ait voulu faire naître de nouvelles en faisant Brutus fils de César, ce qui d’ailleurs est fondé sur l’histoire. Il a aussi trouvé par là le moyen de se ménager de très- belles situations, et de jeter dans sa pièce un nouvel intérêt, qui se réunit tout entier à la fin pour César. La harangue d’Antoine produit cet effet ; et elle est, à mon avis, un modèle de l’éloquence la plus séduisante : enfin, je crois que l’on i)eut dire avec vérité que M. de Voltaire a ouvert une nou- velle carrière, et qu’il a adcinl le but en même temps.

i. Horace, Art poétique, vers 180-182.

2. M. Martelli, qui a écrit beaucoup de tragédies en italien. Il s’est servi d’une nouvelle espèce de vers viniés qu’il avait imaginée d’après les vers alexandrins. Cette nouveauté n’a pas été favorable à ses pièces. [Note de Lamare.) LETTERA*

DEL SIGNOR CONTE ALGAROTTI

AL SIGNOR ABATE FRANCHINI,

INVIATO DI S. A. R. GKAN DUC A DI TOSCAN A A PARIGI

Cirey, 12 octobre 1735.

Adunque cotesti signori prcndonsi gran maraviglia, che io me ne resti tuttavia alla campagna, e in un angolo, per dir corne loro, di iina provincia. Non cosl ella ; che sa quel che mi muova a cercare varj paesi. Qui, lungi dal tumulto di Parigi, si fa iina vita condita da’ piaceri délia mente : e bon si puô dire con quel pocta, che a quesle cène non manca ne Lambert ne Molière^ Io do l’ultima mano a’ miei Dialoghi, che pur han trovata molta grazia innanzi gli occhi cosî délia bella Emilia, corne del dotto Voltaire ; e da essi sto raccogliendo i bei modi délia conversazione, che vorrei poter trasfondere nella mia operetta. Ma ecco che da questa provincia io le mando cosa che dovrebbono aver pur cara cotesti signori inler’ bealœ fumum et opes strepilumqiie Romœ^. Le mando il Giuiio Cesare del nostro Voltaire

1. La lettre française qui précède celle-ci u’en est pas une traduction. Nous avons cru devoir les conserver toutes deux dans la langue où vraisemblablement chacune a été écrite. (K.) — Le texte que je donne de cette lettre est celui de l’é- dition de M. Rcnouard, qui annonce l’avoir réimprimée d’après l’édition italienne des Œuvres d’Algarotti, Crémone, 1783, in-8« . (B.)

2. Allusion au vers 34 de la satire III de Boileau :

Nous n’avons, m’a-t-il dit, ni Lambert ni Molière.

3. Horace a dit, livre III, ode xxix, vers 11-1’2 :

Omitte mirari beat ; n Fumum et opes strcpituraquc Roinanon altorato o iiuasto, ma tal (|\iale Oi^li usci dalla ponna dell’ autor suo. E mi paro osser ccm-Io clie a loi do\ rii sommamcnto piacere di scorj^’ore in questa tragedia un nuovo génère di bellezza, a che puô essor innalzalo il tcatro francese. Sebbone troppo la niiova cosa parrà cotesto a quelli che cre- dono dopo la morte di Cornelio e Racine spenta la fortuna di esso, e nulla sanno vodero al di la dollo costoro produzioni. A clii un tompo fa sareblx’ caduto nel pensiero, clie restasse da aggiungore nulla alla musica vocale dopo lo Scarlatti, ovvero alla strumentale dopo il Corelli. Pur nondimeno il Marcello, e il Tartini ci hanno mostrato, che û avea cosl nell’ una corne nell’ altra alcun segno piiî là. E parc che 1’ uomo non s’ accorga de’ luoghi che ri- niangono ancora vacui nello arti,se non dopo occupati. Co.-i il Giulio Cesare nioslrorà neacio quid majas’^ quanto al gcnero délie tragédie francesi. (^hc se la tragedia, a distinzion délia commedia, 6 la imitazion di un’ azione che abbia in se del terribilc, e del compassionevole, è facile a veder quanto questa. che non è inlorno a un matrimonio, o a un amorctto, ma intoino a un fatto atrocissimo, e alla più gran rivoluziono che sia avvenuta nel più grande imperio del monde ; è facile, dico, a vedere quanto ella venga ad essere più distiîita dalla commedia. che non sono le altre tragédie francesi, e saïga sopra un coturno più alto di assai. Ma tutto questo è niente dinanzi al più délie persone : non fa meslieri aver veduto mores homimun rmilto- rumet urbes-, persapere che i più bci ragionamenti del mondo se ne vanno quasi sempre con la peggio, quando eglino iianno a combattere opinion ! avvalorate dall’ usanza e dall’ autorita di quel sesso, il cui imperio si stende sino aile provincie scientifiche. L’amore è signer despotico délie scène fran- cesi ; e una tragedia, dove non han che far donne, tutta sentiment ! di libertà, e pratiche di politica, non darà naturalmente nella cruna di gente avvezza ad udire Mitridate fare il galante sul punto di muovere il campo verso Roma, e a vedere Sertorio e Regolo damerini. Ne sarebbe da farsi maraviglia, che il Cesaie del Voltaire côrresse la medesima fortuna a Parigi, che Temistocle, Alcibiade, e quegli altri grandi uomini délia Grecia corsero in Atene, ammirati da tutto il mondo, e sbanditi da’la loro patria.

In questa tragedia il Voltaire ha preso ad imitare la severità del teatro inglese, e singolarmente Shakespeare, in cui dicesi, e con ragione, che ci sono errori innumerabili e pensieri inimitabili, faults innumerable, and thoughts inimitable. Del che è una riprova la medesima sua Morte del Giulio Cesare. E ben ella puô credere che il nostro poeta ha tolto di Shakespeare quello che di Ennio toglieva Virgilio. Egli ha espresso in francese le due ultime scène di quella tragedia, le quali, toltone alcune mende, sono un vero specchio di eloquenza, come le due di Rurro e di Narciso con Nerone, nel trarre gli animi délie medesime persone in sentenze contrarie. Ma chi sa, se per taie imitazione appunto non venga fatto a questa tragedia meno applauso. A niuno è nascosto come la Francia e l’Inghilterra sono

1. Properce, livre J, élégie dernière.

2. Horace, Art poétique, vers 142. rivali nello oose di stato, nol (■omnu’rcio, nolla gloria dclle anni, ot délie lettere,

Littora littoribus contraria, fluctibus undœi.

E potrebbc darsi ohe la pocsia degl" Inglesi fosse accolta a Parigi aUo stesso modo che la loro Tdosofia. Ma finalmcnte dovranno sapere i Francesi non picciolo grade ad uiio che in certo modo arricchisce il loro Parnaso di una sorgentc novclla. Tanto più che grandissima è la discrezione con che il nos- tro poota fccesi ad imitare il teatro inglese trasportando nel suo la severità • di nuello, non la forocilà. Nel che egli ha di gran lungo superato Addi- sono, il quale nel Catone ha mostrato agi’ Inglesi non tanto la regolaritk del teatro francese, quanto la sconvenevolezza di que’ suoi amori. E con ciô è venuto a guastare uno dei pochissimi drammi moderni, in oui lo stile è ve- ramente (ragico, e i Romani parlano Romane, e non Spagnuolo.

Ma qnando non si storcessero contro a questa tragedia per allro motivo, lo farebbono almeno perch’ è di tre soli alti. Aiistotile, in vero, paiiaiulo nella Poetica délia lunghezza dell’ azion teatrale, non si spiega cosi chiara- mente sopra il numéro degli atti in che vuolsi divideiia. Ognuno perô sa a mente quel versi délia Poetica latina :

Neve minnr, ncu sit quinto productior actu ^ Fabula, quae posci vult et spcctata reponi.

Precetto che viene da Orazio prescritto non meno per la commedia che per la tragedia. Ora se pur vi ha délie commedie di Molière di tre atti e non piià, e che ciô non estante son tenute buone ; non so perché non \i possa ancora essere una buona tragedia che sia di tre atti, e non di cinque.

Quid autem ^ Csecilio Plautoque dabit Piomanus ademptum Virgilio Varioque ?

E forse non sarebbe del tutto fuor di ragiene, che una gran parte délie moderne tragédie si riducessero a tre atti solamente ; mentre si vede, che per arrivaré ai cinque, i più degli autori vi appiccano episodj che allungano il componimento, e ne tolgon l’unità. E perô l’ istesso Racine non voile dis- tendere la sua Ester più là di tre atti. Che se i Greci nelle loro tragédie, benchè semplicissime, ritennero costantemente la divisione in cinciue atti, bisogna far considerazione che ciô non sempre torna cosi beno al nostro teatro ; non tanto perché nostro costume é il fare gli atti più lunglii, quanto

1. AEneid., IV, 628.

2. Horace, Art poétique, vers 189-190.

3. Id., ibid., 53-55. perche tra noi non ha luogo il coro. che appresso di loro occupava una grandissima parte del dramma.

Ma che mi distondo io in parole sopra tali cose con loi ? Pollio el ipse facil nova carmina. A lei sta il diffiniro, se ir Voltaire, siccome egli ha ai)orlo tra’ suoi una nuova via, cosi ancora ne sia giunto al termine. E cho non vien ella a Ciroy a comunicarci in pcrsona le dotte sue riflessioni ? Ora massimamenle che siamo assiourati essere per la pace i^ià sep ; nata composte le cose di Europa. Niente allora (pii niancherchbo al desiderio uiio, e a niuno in Parigi potrcbbo parer nuovo, che io mi rimanessi in iina pro- vincia. [1]

PERSONNAGES

JULES CÉSAR, dictateur.

MARC-ANTOINE, consul.

JUNIUS BRUTUS, préteur.

Sénateurs :
CASSIUS.
CIMBER.
DÉCIME.
DOLABELLA.
CASCA.
CINNA.

LES ROMAINS.

LICTEURS.


La scène est à Rome, au Capitole.
LA

MORT DE CÉSAR

TRAGÉDIE

ACTE PREMIER




Scène I.



CÉSAR, ANTOINE.


ANTOINE.

César, tu vas régner ; voici le jour auguste
Où le peuple romain, pour toi toujours injuste.
Changé par tes vertus\ va reconnaître en toi
Son vain({ueur, son appui, son vengeur, et son roi.
Antoine, tu le sais, ne connaît point l’envie :
J’ai chéri plus que toi la gloire de ta vie ;
J’ai pré|)aré la chaîne où tu mets les Romains,
Content d’être sous toi le second des humains ;
Plus fier de l’attacher ce nouveau diadème.
Plus grand de te servir que de régner moi-même.
Quoi ! tu ne me réponds que i)ar de longs soupirs !
Ta grandeur lait ma joie et fait tes déplaisirs !
Roi de Rome et du monde, est-ce à toi de te plaijidrc ?
César peut-il gémir, ou César peut-il craindre ?
Qui peut à ta grande àme inspirer la terreur ?

CÉSAR.


L’amitié, cher Antoine : il faut t’ouvrir mon cdnir.
Tu sais que je te quxtte, et le destin m’ordonne
De porter nos drapeaux aux champs de Babylone.


1. Dans l’édition faite à Lyon, avec des corrections, sous le nom de Gohier, en l’an II de la République, on a mis :

Disposé par nos soins. (B.)

322 LA MORT DE CÉSAR.

Je pars, et vais venger sur le Partlie inhumain

La honte de Crassus et du peuple romain.

L’aigle des légions, que je retiens encore,

Demande à s’envoler vers les mers du Bosphore ;

Et mes l)ra\es soldats n’attendent ])oiir signal

Que de revoir mon front ceint du bandeau royal.

Peut-être avec raison César peut entreprendre

D’atta([uer un pays qu’a soumis Alexandre ;

Peut-être les Gaulois, Pompée, et les Romains,

Valent hien les Persans subjugués par ses mains :

J’ose au moins le penser ; et ton ami se flatte

Que le vainqueur du Rhin peut l’être de l’Euphrate.

Mais cet espoir m’anime et ne m’aveugle pas ;

Le sort peut se lasser de marcher sur mes pas ;

La plus haute sagesse en est souvent trompée :

11 peut quitter César, ayant trahi Pouipée ;

Et, dans les factions comme dans les combats,

Du triomphe à la chute il n’est souvent qu’un pas’.

J’ai servi, commandé, vaincu, quarante années ;

Du monde entre mes mains j’ai vu les destinées ;

Et j’ai toujours connu qu’en chaque événement

Le destin des États dépendait d’un moment.

Quoi qu’il puisse arriver, mon cœur n’a rien à craindre,

Je vaincrai sans orgueil, ou mourrai sans me plaindre.

Mais j’exige en partant, de ta tendre amitié,

Qu’Antoine à mes enfants soit pour jamais lié ;

Que Rome par mes mains défendue et conquise,

Que la terre à mes fils, comme à toi, soit soumise ;

Et qu’emportant d’ici le grand titre de roi.

Mon sang et mon ami le prennent après moi.

Je te laisse aujourd’hui ma volonté dernière ;

Antoine, à mes enfants il faut servir de père.

Je ne veux point de toi demander des serments,

De la foi des humains sacrés et vains garants ;

Ta promesse suffit, et je la crois plus pure

Que les autels des dieux entourés du parjure.

ANTOINE.

C’est déjà pour Antoine une assez dure loi

Que tu cherches la guerre et le trépas sans moi.

\. Co vers rappelle le mot de Mirabeau : « Il n’y a qu’un pas du Capitale à la

roche Tarpéicnue. » (G. A.)


Et que ton interêt m’attache à l’Italie
Quaiid la gloire t’appelle aux bornes de l’Asie ;
Je m'afflige ciicor plus de voir que ton grand cœur
Doute de sa fortune, et présage un malheur :
Mais je ne comprends point ta bonté qui m’outrage.
César, que me dis-tu de tes fils, de partage ?
Tu n’as de fils qu’Octave, et nulle adoption
N’a d’un autre César appuyé ta maison.

CÉSAR.

Il n’est plus temps, ami, de cacher l’amertume
Dont mon cœur paternel en secret se consume :
Octave n’est mon sang qu’à la faveur des lois ;
Je l’ai nommé César, il est fils de mon choix :
Le destin (dois-je dire ou propice, ou sévère ?)
D’un véritable fils en elfet m’a fait père ;
D’un fils que je chéris, mais qui, pour mon malheur,
A ma tendre amitié répond avec horreur.

ANTOINE.

Et quel est cet enfant ? Quel ingrat peut-il être
Si peu digne du sang dont les dieux l’ont fait naître ?

CÉSAR.

Écoute : tu connais ce malheureux Brutus,
Dont Caton cultiva les farouches vertus.
De nos antiques lois ce défenseur austère,
Ce rigide ennemi du pouvoir arbitraire.
Qui toujours contre moi, les armes à la main,
De tous mes ennemis a suivi le destin ;
Qui fut mon prisonnier aux champs de Thessalie ;
A qui j"ai malgré lui sauvé deux fois la vie ;

Né, nourri loin de moi chez mes fiers ennemis…

ANTOINE,

Brutus ! il se pourrait…

CÉSAR.

Ne m’en crois pas ; tiens, lis.

ANTOINE.

Dieux ! la sœur de Caton, la fière Servilie !

CÉSAR.

Par un hymen secret elle me fut unie.
Ce farouche Caton, dans mos premiers débats,
La fit presque à mes yeux passer en d’autres bras :
Mais le jour qui forma ce second hyménée
De son nouvel époux trancha la destinée.

324 LA MORT DE CÉSAR.

Sous le nom do Briitus mon fils fut élevé.

Pour me haïr, ô ciel ! était-il réservé ?

Mais lis : tu sauras tout par cet écrit funeste.

ANTOINE lit.

« César, je. vais mourir. La colère céleste Va finir à la fois ma vie et mon amour. Souviens-toi ([ifà RiHitus César donna le jour. Adieu : puisse ce lils éprouver pour son père L’amitié qu’en mourant te conservait sa mère ! »

(( SERVILIE. »

Quoi ! faut-il que du sort la tyranniqne loi, César, te donne un lils si peu semblable à toi !

CÉSAR.

11 a d’autres vertus : son superbe courage

Flatte en secret le mien, même alors qu’il l’outrage.

Il m’irrite, il me plaît ; son cœur indépendant

Sur mes sens étonnés prend un fier ascendant.

Sa fermeté m’impose, et je l’excuse même

De condamner en moi l’autorité suprême :

Soit qu’étant homme et père, un charme séducteur,

L’excusant à mes yeux, me trompe en sa faveur ;

Soit qu’étant né Romain, la voix de ma patrie

Me parle malgré moi contre ma tyrannie,

Et que la liberté que je viens d’opprimer,

Plus forte encor que moi, me condamne à l’aimer.

Te dirai-Je encor plus ? Si Brutus me doit l’être.

S’il est fils de César, il doit haïr un maître.

J’ai pensé comme lui dès mes plus jeunes ans ;

J’ai détesté Sylla, j’ai haï les tyrans.

J’eusse été citoyen si l’orgueilleux Pompée

N’eût voulu m’opprimer sous sa gloire usurpée.

Né fier, ambitieux, mais né pour les vertus,

Si je n’étais César, j’aurais été Brutus.

Tout homme à son état doit plier son courage ^

1. Dans Êriphyle, acte II, scène r, Voltaire avait dit : Pliez à votre état ce fougueux caractère.

Dans Alzire, acte r"", scène iv, Montèzc dit à sa fille : Tu tIo ! s à Ion ( ; tat plier ton caractère.

Enfin dans Oreste, acte P’, scène m, on lit :

Pliez à votre état ce superbe courage. [h.) ACTE I, SCÈNE I. 325

Brutus tiendra bientôt un diiïérent langage, Quand il aura connu de quel sang il est né. Crois-moi, le diadème, à son front destiné, Adoucira dans lui sa rudesse im[)ortune ; il changera de mœurs en changeant de fortune, La nature, le sang, mes bienfaits, tes avis, Le devoir, Tintérét, tout me rendra mon fils.

ANTOINE.

J’en doute, je connais sa fermeté farouche :

La secte dont il est n’admet rien qui la touche.

Cette secte intraitable, et qui fait vanité^

D’endurcir les esprits contre riiumaiiité,

Oui dompte et foule aux pieds la nature irritée,

l*arle seule <i Brutus, et seule est écoutée.

Ces préjugés alfreux, (|u’i]s ai)pellent devoir,

Ont sur ces co’urs de bronze un absolu pouvoir,

Caton même, Caton, ce malheureux sloïque.

Ce lu’ros forcené, la victime d’Ltique,

Qui, fujant un pardon qui l’eût humilié,

Préféra la mort même à ta tendre amitié ;

Caton fut moins altier, moins dur, et moins à craindre

Que l’ingrat qu’à t’aimer ta bonté veut contraindre.

CÉSAR.

Cher ami, de quels coups tu viens de me frapper ! Que m’as-tu dit ?

ANTOINE.

Je t’aime, et ne te puis tromper.

CÉSAR.

Le temps amollit tout.

Quoi ! sa haine.

ANTOINE.

Mon cœur en désespère.

CÉSAR.

ANTOINE.

Crois-moi.

CÉSAR.

N’importe, je suis père. J’ai chéri, j’ai sauvé mes plus grands ennemis :

i. L’abl)6 Dcsfontaiocs appliquait ces vers aux quakers ; sous la République, on les appliqua aux jacobins. Comparez ce passage au portrait que César fait de Cas- sius à Antoine dans le premier acte du Jules César de Shakespeai-c. (G. A.) 326 LA MORT DE CÉSAR.

Je veux me faire aimer de Rome et de mon /ils ; Et, conquérant des cœurs vaincus par ma clémence, Voir la terre et Rrutus adorer ma puissance. C’est à toi de m’aider dans de si grands desseins : Tu m’as prêté ton bras pour dompter les humains ; Dompte aujourd’hui Brutus, adoucis son courage. Prépare par degrés celte vertu sauvage Au secret important (pi’il lui faut révéler, Et dont mon cœur encore hésite à lui parler.

ANTOINE.

Je ferai tout pour toi ; mais j’ai peu d’espérance.

SCENE 11.^

CÉSAR, ANTOINE, DOLARELLA.

DOLABELLA.

César, les sénateurs attendent audience ; A ton ordre suprême ils se rendent ici.

CÉSAR.

Ils ont tardé longtemps… Qu’ils entrent.

ANTOINE.

Les voici. Que je lis sur leur front de dépit et de haine !

SCENE HT.

CÉSAR, ANTOINE, RRUTUS, CASSIUS, CIMRER, DÉCIME, CINNA, CASCA, etc. ; licteurs.

CÉSAR, assis.

Venez, dignes soutiens de la grandeur romaine. Compagnons de César. Approchez, Cassius, Cimher, Cinna, Décime, et toi, mon cher Brutus. Enfin voici le temps, si le ciel me seconde. Où je vais achever la conquête du monde, Et voir dans l’Orient le trône de Cyrus Satisfaire, en tombant, aux mânes de Crassus. ACTE I, SCtNE III. 327

Il est temps d’ajouter, par le droit de la guerre,

Ce qui manque au\ l^)mains des trois parts de la terre :

Tout est prêt, tout prévu pour ce vaste dessein ;

L’Euphrate attend César, et je pars dès demain.

Brutus et Cassius me suivront en Asie ;

Antoine retiendra la Gaule et l’Italie ;

De la mer Atlantique et des bords du Bétis,

Cimber gouvernera les rois assujettis ;

Je donne à Marcellus la Grèce et la Lycie,

A Décime le Pont, à Casca la Syrie.

Ayant ainsi réglé le sort des nations.

Et laissant Home heureuse et sans divisions,

11 ne reste au sénat qu’à jnger sous quel titre

De Rome et des humains je dois être l’arbitre.

Sylla fut honoré du nom de dictateur ;

Marins fut consul, et Pompée empereur.

J’ai vaincu ce dernier, et c’est assez vous dire

Qu’il faut un nouveau nom pour un nouvel empire,

Un nom plus grand, plus saint, moins sujet aux revers,

Autrefois craint dans Rome, et cher h l’univers.

Un bruit trop confirmé se répand sur la terre,

Qu’en vain Rome aux Persans ose faire la guerre ;

Qu’un roi seul peut les vaincre et leur donner la loi :

César va l’entreprendre, et César n’est pas roi ;

Il n’est (pi’un citoyen connu par ses services,

Qui peut du peuple encore essuyer les caprices…

Romains, vous m’entendez, vous savez mon espoir ;

Songez à mes bienfaits, songez à mon pouvoir.

CIMBER.

César, il faut parler. Ces sceptres, ces couronnes. Ce fruit de nos travaux, l’univers que tu donnes. Seraient, aux yeux du peuple et du sénat jaloux, Un outrage à l’État : plus qu’un bienfait pour nous. Marius, ni Sylla, ni Carbon, ni Pompée, Dans leur autorité sur le peuple usurpée. N’ont jamais prétendu disposer à leur choix Des conquêtes de Rome, et nous parler en rois. César, nous attendions de ta clémence auguste Un don plus précieux, une faveur plus juste, Au-dessus des États donnés par ta bonté…

CÉSAR.

Qu’oses-tu demander, Cimber ? 328 LA MORT DE CÉSAU.

CIMBEH.

La libortr.

CASSIUS.

Tu nous l’avais promise, ot tu juras toi-même D’abolir pour jauiais lautorité suprême ; Et je croyais toucher à ce moment heureux Où le vainqueur du monde allait combler nos vœux. Fumante de son sang, captive, désolée, Rome dans cet espoir renaissait consolée. Avant que d’être à toi nous sommes ses enfants : "*^ Je songe à ton pouvoir ; mais songe à tes serments.

Bnuïus. Oui, que César soit grand ; mais que Rome soit libre. Dieux ! maîtresse de l’Inde S esclave au bord du Tibre ! Qu’importe que son nom commande à l’univers, Et qu’on l’appelle reine, alors qu’elle est aux fers ? Ou’ini])orte’à ma patrie, aux Romains que tu braves. D’apprendre que César a de nouveaux esclaves ? Les Persans ne sont pas nos plus fiers ennemis ; Il en est de plus grands. Je n’ai point d’autre avis.

CÉSAR.

Et toi, Rrutus, aussi"- !

ANTOINE, à César.

Tu connais leur audace : Vois si ces cœurs ingrats sont dignes de leur grâce.

CÉSAR.

Ainsi vous voulez donc, dans vos témérités. Tenter ma patience et lasser mes bontés ? Vous qui m’appartenez par le droit de l’épée, Rampants sous Marius, esclaves de Pompée ; Vous qui ne respirez qu’autant que mon courroux. Retenu trop longtemps, s’est arrêté sur vous : Républicains ingrats, qu’enhardit ma clémence, Vous qui deva-nt Sylla garderiez le silence ;

1. L’Inde ne peut passer ici qu’à la faveur d’une espèce d’emphase poétique, car jamais les Romains n’approchèrent de l’Inde avant Trajan ; peut-être eût-il mieux valu dire : Maîtresse de l’Asie. (Lah.vrpe.)

’2. C’est le mot de Gcsar lorsqu’il aperçut Brutiis à la tête des conjurés. M. de Voltaire l’a place dans cotte scène, et y a substitué, dans le récit de la mort de César, ce tableau touchant :

César, le regardant d’un œil tranquille et doux, Lui pardonnait encore en tomb : int sous ses coups.

O mon fils ! » disait-il, etc. (K.) ACTE I, S CE M- IV. 329

Vous que ma l)ontc seule invite à m’outraj^er. Sans craindre que César s’abaisse à se venj^^or. Voilà ce qui vous donne une Ame assez hardie Pour oser me parler de Rome et de patrie ; l’onr afl’ecter ici cette illustre hauteur El ces f,n’ands sentiments devant votre vain(iueur. Il les fallait avoir aux plaines de Pliarsale. La fortune entre nous devient trop inégale : Si vous n’avez su vaincre, apprenez à servir,

BliUTUS.

César, aucun de nous n"ai)prendra qu’à mourir.

Nul ne m’en désavoue, et nul, en Thessalie,

N’abaissa son courage à demander la vie.

Tu nous laissas le jour, mais pour nous avilir ;

Et nous le détestons, s’il te faut obéir.

César, ({u’à ta colère aucun de nous n’échappe ;

Commence ici par moi : si tu veux régner, frappe.

CÉSAR, (Les sénateurs sortent.)

Écoute… et vous, sortez. Brutus m’ose offenser ! Mais sais-tu de quels traits tu viens de me percer ? Va, César est bien loin d’en vouloir à ta vie. Laisse là du sénat l’indiscrète furie ; Demeure, c’est toi seul qui peux me désarmer ; Demeure, c’est toi seul que César veut aimer.

BRUTUS.

Tout mon sang est à toi, si tu tiens ta promesse ;

Si tu n’es qu’un tyran, j’abhorre ta tendresse ;

Et je ne peux rester avec Antoine et toi.

Puisqu’il n’est plus Romain, et qu’il demande un roi.

SCENE IV.

CÉSAR, ANTOINE.

ANTOINE.

Eh bien ! t’ai-je trompé ? Crois-tu que la nature Puisse amollir une âme et si fière et si dure ? Laisse, laisse à jamais dans son obscurité Ce secret malheureux qui pèse à ta bonté. Que de Rome, s’il veut, il déplore la chute ; 330 LA MOUT DH CKSAR.

Alais qu’il ignore au moins quel sang il persécute : Il ne mérite pas de te devoir le jour. Ingrat à tes bontés, ingrat à ton amour, lîeuonce-lc pour 111s.

CÉSAR.

Je ne le puis : je l’aime.

ANTOINE.

Ah ! cesse donc d’aimer l’éclat du diadème, Descends donc de ce rang où je te vois monté : La bonté convient mal à ton autorité ; De ta grandeur naissante elle détruit l’ouvrage. Quoi ! Rome est sous tes lois, et Cassius l’outrage ! Quoi ! Cimber, quoi ! Cinna, ces obscurs sénateurs. Aux yeux du roi du monde afTectent ces hauteurs ! Ils l)ravent ta puissance, et ces vaincus respirent !

CÉSAR.

— Ils sont nés mes égaux, mes armes les vainquirent. Et, trop au-dessus d’eux, je leur puis pardonner De frémir sous le joug que je veux leur donner.

ANTOINE.

Marins de leur sang eût été moins avare ; Sylla les eût punis.

CÉSAR.

Sylla fut un barbare ; Il n’a su qu’opprimer : le meurtre et la fureur Faisaient sa politique ainsi que sa grandeur : 11 a gouverné Rome au milieu des supplices ; Il en était l’effroi, j’en serai les délices. Je sais quel est le peuple : on le change en un jour Il prodigue aisément sa haine et son amour. Si ma grandeur l’aigrit, ma clémence l’attire. Un pardon politique à qui ne peut me nuire. Dans mes chaînes qu’il porte un air de liberté. Ont ramené vers moi sa faible volonté. Il faut couvrir de fleurs l’abîme où je l’entraîne. Flatter encor ce tigre à l’instant qu’on l’enchaîne, Lui plaire en l’accablant, l’asservir, le charmer. Et punir mes rivaux en me faisant aimer’.

1. Dans Mérope, acte I, scène iv, Polypliontc dit :

C’est encor peu de vaincre, il faut savoir séduire, Flatter Thydre du peuple, au frein l’accoutumer, Et pousser l’art enfin jusqu’à s’en faire aimer. ACTE I, SCENE IV. 331

ANTOINE,

11 faudrait Olre craint : c’est ainsi que l’on règne.

CÉSAR.

Va, ce n’est qu’aux combats que je veux qu’on me craigne.

ANTOINE.

Le peuple abusera de ta facilité.

CÉSAR.

Le peuple a jusqu’ici consacré ma bonté : Vois ce temple que Rome élève à la Clémence.

ANTOINE,

Crains qu’elle n’en élève un autre à la Vengeance ; Crains des cœurs ulcérés, nourris de désespoir, Idolâtres de Rome, et cruels par devoir. ’

Cassius alarmé prévoit qu’en ce jour même Ma main doit sur ton front mettre le diadème : Déjà même à tes yeux on ose en murmurer. Des plus impétueux tu devrais t’assurer ; A prévenir leurs coups daigne au moins te contraindre.

CÉSAR.

Je les aurais punis si je les pouvais craindre. Ne me conseille point de me faire baïr. Je sais combattre, vaincre, et ne sais point punir. Allons ; et, n’écoutant ni soupçon ni vengeance. Sur l’univers soumis régnons sans violence.

FIN DU PREMIER ACTE. ACTE DEUXIEME.

SCENE T.

BRUTUS, ANTOINE, DOLABELLA

A\TOIXE.

Ce supor])c refus, cette animosité,

Marquent moins de vertu que de férocité.

Les bontés de César, et surtout sa puissance,

xAléritaient plus d’égards et plus de complaisance :

A lui parler du moins vous pourriez consentir.

Vous ne connaissez pas qui vous osez haïr ;

Et vous en frémiriez si vous pouviez apprendre…

BRUTUS.

Ah ! je frémis déjà ; mais c’est de vous entendre. Ennemi des Romains, que vous avez vendus, Pensez-vous, ou tromper, ou corrompre Brutus ? Allez ramper sans moi sous la main qui vous brave Je sais tous vos desseins, vous brûlez d"étre esclave ; Vous voulez un monarque, et vous êtes Romain !

ANTOINE.

Je suis ami, Brutus, et porte un cœur humain ; Je ne recherche point une vertu plus rare. Tu veux être un héros, va, tu n’es qu’un barbare ; Et ton farouche orgueil, que rien ne peut fléchir. Embrassa la vertu pour la faire haïr.

SCENE II.

BRUTUS.

Quelle bassesse, ô ciel ! et (jucllo ignominie ! Voilà donc les soutiens de ma tiistc pairie ! ACTE II. SCI-XE m. 333

Voilà vos siirccssciirs, Horace, I)(’ciiis,

Et toi vengeur des lois, toi, mon sang, toi, Brntns !

Quels restes, justes dieux, de la grandeur romaine !

Cluicun baise en tremblant la main qui nous enchaîne.

César nous a ravi jusques à nos vertus ;

Et je cherche ici Home, et ne la trouve plus.

Vous que j’ai vus périr, vous, immortels courages,

Héros, dont en pleurant j’aperçois les images,

Famille de Pom])ée, et toi, divin Caton,

Toi, dernier des héros du sang de Scipion,

Vous ranimez on moi ces vives étincelles

Des vertus dont brillaient vos Ames immortelles ;

Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein

Tout l’honneur qu’un tyran ravit au nom romain.

Que vois-je, grand Pompée, au i)ied de ta statue ?

Quel billet, sous mon nom, se présente à ma ^ue ?

Lisons : (( Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers ! »

Rome, mes yeux snr toi seront toujours ouverts ;

Ne me reproche point des chaînes que j’abhorre.

Mais quel autre billet à mes yeux s’offre encore ?

« Non, tu n’es pas Brutus ! » Ah ! reproche cruel M

César ! tremble, tyran ! voilà ton coup mortel.

« Non, tu n’es pas Brutus ! » Je le suis, je veux l’être.

Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.

Je vois que Rome encore a des cœurs vertueux :

On demande un vengeur, on a sur moi les yeux ;

On excite cette àme, et cette main trop lente ;

On demande du sang… Rome sera contente-.

SCENE III.

BRUTUS, GASSIUS, CINXA, CASGA, DÉCIME, s u 1 T li : .

CASSIUS.

Je t’embrasse, Brutus, pour la dernière fois. Amis, il faut tomber sous les débris des lois.

1. Brutus trouva en effet des billots dans lesquels on lui reprochait de n’être pas digne de son nom ; et ces reproches achevèrent de le déterminer à la conju- ration. (K.)

2. Comparez la première scène du deuxième acte de Jules César. 334 LA MORT DE CÉSAR.

De Côsar désormais jo ii’attonds plus do grùre ; Il sait mes sentiments, il connaît notre audace. Notre Ame incorruptible étonne ses desseins ; 11 va perdre dans nous les derniers des Romains. C’en est fait, mes amis, il n’est plus de patrie, Plus d’honneur, plus de lois ; Rome est anéantie : De l’univers et d’elle il triomphe aujourd’hui ;

pWos imprudents aïeux n’ont vaincu que pour lui. Ces dépouilles des rois, ce sceptre de la terre, Six cents ans de vertus, de travaux, et de guerre : César jouit de tout, et dévore le fruit

I^Que six siècles de gloire à peine avaient produit. Ah, Brutus ! es-tu né pour sei’vir sous un maître ? La liberté n’est plus,

BRUTUS,

Elle est prête à renaître,

CASSIUS,

Que dis-tu ? Mais quel bruit vient frapper mes esprits ?

BRUTUS.

Laisse là ce vil peuple, et ses indignes cris,

CASSIUS,

La liberté, dis-tu ?… Mais quoi.,, le bruit redouble, SCÈNE IV.

BRUTUS, CASSIUS, CIMBER, DÉCIME.

CASSIUS,

Ah ! Cimber, est-ce toi ? Parle, quel est ce trouble ?

DÉCIME,

Trame-t-on contre Rome un nouvel attentat ? Qu’a-t on fait ? qu’as-tu vu ?

CIMBER.

La honte de l’État, César était au temple, et cette fière idole Semblait être le dieu qui tonne au Capitole\ C’est là qu’il annonçait son superbe dessein D’aller joindre la Perse à l’empire romain. On lui donnait les noms de Foudre de la guerre, De Vengeur des Romains, de Vainqueur de la terre :

1. Comparez le récit de Casca dans le premier acte de Jules Césr ACTE II, SCËXE lY. 335

Mais, parmi tant d’éclat, son orgueil imprudent Voulait un autre titre, et n’était pas content. Enfin, parmi ces cris et ces chants d’allégresse, Du peuple qui l’entoure Antoine l’end la presse : il entre : ù honte ! ô crime indigne d’un Romain ! Il entre, la couronne et le sceptre à la main. On se tail, on frémit ; lui, sans que rien l’étonné. Sur le front de César attache la couronne, Et soudain, devant lui se mettant à genoux : « César, règne, dit-il, sur la terre et sur nous. » Des Romains, à ces mots, les visages pâlissent ; De leurs cris douloureux les voûtes retentissent ; J’ai vu des citoyens s’enfuir avec horreur. D’autres rougir de honte et pleurer de douleur. César, qui cependant lisait sur leur visage De l’indigualion l’éclafant témoignage. Feignant des sentiments longtemps étudiés, Jette et sceptre et couronne, et les foule à ses pieds. Alors tout se croit lihre, alors tout est en proie Au fol enivrement d’une indiscrète joie, Antoine est alarmé ; César feint et rougit ; Plus il cèle son trouble, et plus on l’applaudit ; La modération sert de voile à son crime ; Il affecte à regret un refus magnanime. Mais, malgré ses efforts, il frémissait tout has Qu’on applaudît en lui les vertus qu’il n’a pas*. Enfin, ne pouvant plus retenir sa colère, Il sort du Capitole avec un front sévère ;

1. Cornclio, dans la Mort de Pompée, dit, en parlant de la douleur que César montrait du malhour de son ennemi :

Une maligne joie en son cœur s’élevait. Dont sa gloire indignée à peine le sauvait.

Dans Mérope, acte IV, scène i, Voltaire a dit :

La pitié paraissait adoucir ses fureurs ;

La joie éclatait même à travers ses douleurs.

Dans Oreste, acte II, scène vu :

J’ai cru voir, et j’ai vu dans ses yeux interdits Le barbare plaisir d’avoir perdu son fils.

Dans Ronte sauvée, acte V, scène ii :

Dans le péril horrible où Rome était en proie, Son front laissait briller une secrète joie. 336 LA MORT DE CÉSAR.

Il vont que dans nno lioure on s’assoml)Ie au sénat.

Dans une heure, l>rutus, César cliani^e l’État.

De ce sénat sacré la moitié corrompue,

Ayant aclieté Rome, à César Ta vendue ;

Plus làclie (jue ce peuple à (]ui, dans son malheur.

Le nom de roi du moins fait toujours quelque horreur.

César, déj ; \ trop roi, veut encor la couronne :

Le peuple la refuse, et le sénat la donne.

Que faut-il faire cnhn, héros qui m’écoutez ?

CASSIUS.

Mourir, iinh’ des jours dans l’opprohre comptés. J’ai traîné les liens de mon indigne vie Tant qu’un peu d’espérance a flatté ma patrie ; Voici son dernier jour, et du moins Cassius Ne doit plus respirer lorsque l’État n’est plus. Pleure qui voudra Rome, et lui reste lidèle ; Je ne peux la venger, mais j’expire avec elle. Je vais où sont nos dieux…

(En regardant leurs statues.)

Pompée et Scipion, Il est temps de vous suivre, et d’imiter Caton.

BRUTUS.

Non, n’imitons personne, et servons tous d’exemple ;

C’est nous, hraves amis, que l’univers contemple ;

C’est à nous de répondre à l’admiration

Que Rome en expirant conserve à notre nom.

Si Caton m’avait cru, plus juste en sa furie.

Sur César expirant il eût perdu la vie ;

Mais il tourna sur soi ses innocentes mains ;

Sa mort fut inutile au honheur des humains.

Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome ;

Et c’est la seule faute où tomha ce grand homme.

CASSIUS.

Que veux-tu donc (ju’on fasse en un tel désespoir ?

B P. L T L S, montrant le billet.

Voilà ce qu’on m’i^’crit, voilà notre devoir.

CASSIUS.

On m’en écrit autant, j’ai reru ce reproche.

BKUTLS.

C’est trop le mériter

CIMBER.

L’heure fatale approche. ACTE II, SCÈNE IV. 337

Dans uno heure un tyran détruit le nom romain,

BRl.TL’S,

Dans une heure à César il faut percer le sein.

CASSIL’S.

Ail ! je te reconnais à cette noble audace.

DÉCIME.

Knnemi des tyrans, et digne de ta race,

\ oilà les sentiments que j’avais dans mon cœur.

CASSIUS.

Tu me rends à moi-même, et je t’en dois l’honneur ; C’est là ce qu’attendaient ma liaine et ma colère De la mâle vertu qui fait ton caracti’re. C’est Rome qui t’inspire en des desseins si grands : Ton nom seul est l’arrêt de la mort des tyrans. Lavons, mon cher Brutus, l’opprobre de la terre ; Vengeons ce Capitolc, au défaut du tonnerre. Toi, Cimber ; toi, Cinna ; vous, Romains indomptés, Avez-vous une autre àme et d’autres volontés ?

CIMBER,

Nous pensons comme toi, nous méprisons la vie : Nous détestons César, nous aimons la patrie ; Nous la vengerons tous : Brutus et Cassius De quiconque est Romain raniment les vertus.

DÉCIME,

Nés juges de l’État, nés les vengeurs du crime. C’est souffrir trop longtemps la main qui nous opprime ; fit quand sur un tyran nous suspendons nos coups. Chaque instant qu’il respire est un crime pour nous.

CIMBER,

Admettons-nous quelque autre à ces honneurs suprêmes ?

BRUTUS.

Pour venger la patrie il suffit de nous-mêmes’. Dolabella, Lépide, Emile, Bibulus, Ou tremblent sous César, ou bien lui sont vendus, Cicéron, qui d’un traître a puni l’insolence ^

1. M, A. Lacroix remarque avec raison que cette délibération de conjurés était un immense progrès dramatique. Les faits remplacent les récits. (G, A,)

2, C’est ainsi que Brutus devait penser de Cicéron. Ce portrait d’ailleurs est conforme à l’histoire ; il y avait loin de Gatilina à César ; il fallait alors un autre courage et d’autres vertus. Ce vers,

Hardi dans lo sénat, faible dans le danger, est très-vrai, non que Cicéron manquât de courage personnel, mais son courage Théâtre. II. 22 338 LA MORT DE CESAR.

Ne sert la liberté que par son éloquence :

Hardi dans le sénat, faible dans le danger,

Fait pour haranguer Rome, et non pour la venger,

Laissons ù l’orateur qui charme sa patrie

Le soin de nous louer quand nous l’aurons servie*.

Non, ce n"est qu’avec vous que je veux partager

Cet immortel honneur et ce pressant danger.

Dans une heure au sénat le tyran doit se rendre :

Là, je le punirai ; là, je le veux surprendre ;

Là, je veux que ce fer, enfoncé dans son sein,

Venge Caton, Pompée, et le peuple romain.

C’est hasarder beaucoup. Ses ardents satellites

Partout du Capitole occupent les limites ;

Ce peuple mou, volage, et facile à fléchir,

Ne sait s’il doit encor l’aimer ou le haïr.

Notre mort, mes amis, paraît inévitable ;

Mais qu’une telle mort est noble et désirable !

Qu’il est beau de périr dans des desseins si grands !

De voir couler son sang dans le sang des tyrans !

Qu’avec plaisir alors on voit sa dernière heure !

Mourons, braves amis, pourvu que César meure,

Et que la liberté, qu’oppriment ses forfaits,

Renaisse de sa cendre, et revive à jamais,

CASSIUS.

Ne balançons donc plus, courons au Capitole : C’est là qu’il nous opprime, et qu’il faut qu’on l’immole. Ne craignons rien du peuple, il semble encor douter ; Mais si l’idole tombe, il va la détester.

BRUTUS.

Jurez donc avec moi, jurez sur cette épée, Par le sang de Caton, par celui de Pompée, Par les mânes sacrés de tous ces vrais Romains Qui dans les champs d’Afrique ont fini leurs destins ; Jurez par tous les dieux, vengeurs de la patrie, Que César sous vos coups va terminer sa vie.

CASSIUS.

Faisons plus, mes amis ; jurons d’exterminer

d’esprit l’abandonnait lorsqu’il n’était ni dans le sénat, ni dans la tribune aux harangues. Sa force était dans son éloquence, et il se li\Tait à toute sa faiblesse dans les conjonctuies où l’éloquence devenait inutile. (K.) 1. Ce portrait de Cicéron est célèbre. (G. A.) ACTE II, SCÈNE V. 339

Quiconque ainsi quo lui prétondra gouverner : Fussent nos propres fils, nos IVères ou nos pères ; S’ils sont tyrans, Brutus, ils sont nos adversaires. Un vrai républicain n"a pour père et [)our fils Que la vertu, les dieux, les lois, et son pays.

BRUTUS.

Oui, j’unis pour jamais mon sang avec le vôtre. Tous dès ce moment même adoptés l’un par l’autre, Le salut de l’État nous a rendus parents. Scellons notre union du sang de nos tyrans.

( Il s’avance vers la statue de Pompée.)

Nous le jurons par vous, héros, dont les images A ce pressant devoir excitent nos courages ; Nous promettons, Pompée, à tes sacrés genoux, De faire tout pour Rome, et jamais rien pour nous ; D’être unis pour l’État, qui dans nous se rassemble ; De vivre, de combattre, et de mourir ensemble*. Allons, préparons-nous : c’est trop nous arrêter.

SCENE V.

CÉSAR, BRUTUS.

CÉSAR.

Demeure, c’est ici que tu dois m’écouter. Où vas-tu, malheureux ?

BRUTUS,

Loin de la tyrannie.

CÉSAR.

Licteurs, qu’on le retienne.

BRUTUS.

Achève, et prends ma vie ’

CÉSAR.

Brutus, si ma colère en voulait à tes jours. Je n’aurais qu’à parler, j’aurais fini leur cours.

1. Comparez ce serment avec celui qui se trouve dans Brutus, acte Icr, se. ii.

2, Cet liémisticlie est dans le Cid, acte I", scène iv, des éditions de Corneille données par Voltaire, (B.) Tu l’as trop mérité. Ta fière ingratitude Se fait de m'offenser une farouche étude. Je te retrouve encore avec ceux des Romains Dont j’ai plus soupçonné les perfides desseins ; Qvec ceux qui tantôt ont osé nie déplaire, Ont blâmé ma conduite, ont bravé ma colère.

BRUTUS,

Ils parlaient en Romains, César ; et leurs avis, Si les dieux t’inspiraient, seraient encor suivis.

CÉSAR.

Je soutire ton audace, et consens à t’entendre : De mon rang avec toi je me plais à descendre. Que me reproches-tu ?

BRUTUS.

Le monde ravagé, Le sang des nations, ton pays saccagé ; Ton pouvoir, tes vertus, qui font tes injustices. Qui de tes attentats sont en toi les complices ; Ta funeste honte, qui fait aimer tes fers, Et qui n’est qu’un appât pour tromper l’univers*.

CÉSAR.

Ah ! c’est ce qu’il fallait reprocher à Pompée : Par sa feinte vertu la tienne fut trompée. Ce citoyen superbe, à Rome plus fatal. N’a pas même voulu César pour son égal. Crois-tu, s’il m’eût vaincu, que cette âme hautaine Eût laissé respirer la liberté romaine ? Sous un joug despotique il t’aurait accablé. Qu’eût fait Brutus alors ?

BRUTUS.

Brutus l’eût immolé.

CÉSAR.

Voilà donc ce qu’enfin ton grand cœur me destine !

1. Corneille a dit, dans Sertorius, acte III, scène ii :

Et votre empire en est d’autant plus dangereux
Qu’il rend de vos vertus les peuples amoureux,
Qu’en assujettissant vous avez l’art de plaire,
Qu’on croit n’être en vos fers qu’esclave volontaire.

Racine, dans Alexandre, acte IV, scène ii, s’exprime ainsi :

Je vous hais d’autant plus qu’on vous aime,
D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même,
Que l’univers entier m’en impose la loi.

ACTE II, SCENE Y. U\

Tu ne t’en défends point. Tu vis pour ma ruine, Brutus !

BRUTLS.

si tu le crois, préviens donc ma fUronr. Qui peut te retenir ?

CÉSAR, lui présentant la k’ttro de Scrvilic.

La nature et mon cœur. Lis, ingrat, lis ; connais le sang que tu m’opposes ; Vois qui tu peux haïr, et poursuis si tu l’oses.

BRUTUS.

OÙ suis-je ? qu’ai-je lu ? Me trompez-vous, mes \eux ?

CÉSAR.

Eh hien ! lîrutus, mon fils !

BRUTUS.

Lui, mon père ! grands dieux !

CÉSAR.

Oui, je le suis, ingrat ! Quel silence forouche ! Que dis-je ? quels sanglots échappent de ta bouche ? Mon fils… Quoi ! je te tiens muet entre mes bras ! La nature t’étonne, et ne t’attendrit pas !

BRUTUS.

sort épouvantable, et qui me désespère ! serments ! ô patrie ! ô Rome toujours chère ! César !… Ah, malheureux ! j’ai trop longtemps vécu.

CÉSAR.

Parle. Quoi ! d’un remords ton cœur est combattu ! Ne me déguise rien. Tu gardes le silence ! Tu crains d’être mon fils ; ce nom sacré f offense : Tu crains de me chérir, de partager mon rang ; ("est un malheur pour toi d’être né de mon sang ! Ah ! ce sceptre du monde, et ce pouvoir suprême. Ce César, que tu hais, les voulait pour toi-même. Je voulais partager, avec Octave et toi, Le prix de cent combats, et le titre de roi.

BRUTUS.

Ah, dieux !

CÉSAR.

Tu veux parler, et te retiens à peine ! Ces transports sont-ils donc de tendresse ou de haine ? Quel est donc le secret qui semble f accabler ?

BRUTUS.

César… 342 LA MORT DE CESAR.

c ! • : s A n. Eh bien ! mon lils ?

BRUTUS.

Je ne puis lui parler’.

CÉSAIi.

Tu n’oses nie nommer du tendre nom de père ?

BIUTUS,

Si tu l’es, je te fais une uni(|ue prière.

f.KSAlî.

Parle : en te racconlanl, je croirai tout gagner,

BRUTUS.

Fais-moi mourir sur l’heure, ou cesse de régner.

CÉSAR.

A h ! barbare e n nemi ^tigre CLUgJ.6-Caressej.

Ah ! cœur dénaturé qu’endurcit ma tendresse !

Va, tu n’es plus mon fds. A a, cruel citoyen.

Mon cœur désespéré prend l’exemple du tien :

Ce cœur, à qui tu fais cette effroyable injure,

Saura bien comme toi vaincre enfin la nature.

Va, César n’est pas fait pour te prier en vain ;

J’apprendrai de Brutus à cesser d’être humain :

Je ne te connais plus. Libre dans ma puissance.

Je n’écouterai plus une injuste clémence.

Tranquille, à mon courroux je vais m’abandonner ;

Mon cœur trop indulgent est las de pardonner.

J’imiterai Sylla, mais dans ses violences ;

Vous tremblerez, ingrats, au bruit de mes vengeances.

Va, cruel, va trouver tes indignes amis :

Tous m’ont osé déplaire, ils seront tous punis.

On sait ce que je puis, on verra ce que j’ose :

Je deviendrai barbare, et toi seul en es cause.

BRUTUS.

Ah ! ne le quittons point dans ses cruels desseins, Et sauvons, s’il se peut. César et les Romains.

1. Dans sa Sémiramis, acte IV, scène iv. Voltaire a dit : Sémiramis. — Eh bien ! — Je ne puis lui parler.

FIN DU DEUXliiME ACTE. ACTE TROISIEME.

SCENE I.

CASSIUS, CIMBER, DÉCIME, CINNA, CASCA,

LES CONJURIÎS.

CASSIUS,

Enfin donc l’iiourc approche où Rome va renaître. La maîtresse du monde est anjonrd’liui sans maître : L’honneur en est à vous, Cimber, Casca, Probus, Déchne. Encore une heure, et le tyran n’est phis. Ce que n’ont pu Caton, et Pompée, et l’Asie, Nous seuls l’exécutons, nous vengeons la patrie ; Et je veux qu’en ce jour on dise à l’univers : « Mortels, respectez Rome ; elle n’est plus aux fers. »

CIMBER.

Tu vois tous nos amis, ils sont prêts à te suivre, A frapper, à mourir, à vivre s’il faut vivre ; A servir le sénat dans l’un et l’autre sort. En donnant à César, ou recevant la mort.

DÉCIME.

Mais d’où vient que Rrutus ne paraît point encore.

Lui, ce fier ennemi du tyran qu’il abhorre ;

Lui qui prit nos serments, qui nous rassembla tous ;

Lui qui doit sur César porter les premiers coups ?

Le gendre de Caton tarde bien à paraître.

Serait-il arrêté ? César peut-il connaître…

Mais le voici. Grands dieux ! qu’il parait abattu ! 344 LA MORT DE CÉSAR.

SCENE II.

CASSIUS, RRUTUS, CninEH, CASCA, DÉCIME,

LES CONJURÉS.

CASSIUS.

Brutus, quelle infortune accable ta vertu ? Le tyran sait-il tout ? Rome est-elle trahie ?

BRUTUS.

Non, César ne sait point qu’on va trancher sa vie. Il se confie à vous.

DÉCIME.

Qui peut donc te troubler ?

BRUTUS.

Un malheur, un secret, qui vous fera trembler.

CASSIUS.

De nous ou du tyran, c’est la mort qui s’apprête : Nous pouvons tous périr ; mais trembler, nous !

BRUTUS.

Arrête Je vais t’épouvanter par ce secret affreux. Je dois sa mort à Home, à vous, à vos neveux, Au bonheur des mortels ; et j’avais choisi l’heure. Le lieu, le bras, l’instant où Rome veut qu’il meure : L’honneur du premier coup à mes mains est remis ; Tout est prêt : apprenez que Rrutus est son fds,

CIMBER.

Toi, son fils !

CASSIUS.

De César !

DKCIME.

Rome !

BRUTUS.

Servilie Par lin hymen secret à César fut unie ; Je suis de cet hyiuen le fruit infortuné.

CIMBER.

Brutus, fils d’un tyran ! ACTE III, SCÈNE II. 345

CASSILS.

Non, lu n’en es pas né ; Ton cœur est trop romain.

n H L T L S.

Ma honte est véritable.

Vous, amis, qui voyez le destin (jui m’accal)le. Soyez |)ar mes serments les maîtres de mon sort. Kst-il quel(iu un de vous d’un es[)rit assez fort, Assez stoïque, assez au-dessus du vulgaire. Pour oser décider ce que Brutus doit faire ? Je m’en remets à vous. Quoi ! vous baissez les yeux ! Toi, Cassius, aussi, tu te tais avec eux ! Aucun ne me soutient au bord de cet abîme ! Aucun ne m’encourage, ou ne m’arrache au crime ! Tu IVémis, Cassius ! et, prompt à t’étonner…

CASSlUS.

Je frémis du conseil que je vais te donner.

BRLTLS.

Parle.

CASSIUS.

Si tu n’étais qu’un citoyen vulgaire, Je te dirais : Va, sers, sois tyran sous ton père ; Écrase cet État que tu dois soutenir ; Rome aura désormais deux traîtres à punir : Alais je parle à Brutus, à ce puissant génie, A ce héros armé contre la tyrannie. Dont le cœur inflexible, au bien déterminé, Épura tout le sang que César t’a donné. Écoute : tu connais avec quelle furie Jadis Catilina menaça sa patrie ?

BULTUS.

Oui.

CASSILS,

Si, le même jour que ce grand criminel Dut à la liberté porter le coup mortel ; Si, lorsque le sénat eut condamné ce traître, Catilina pour fils t’eût voulu reconnaître. Entre ce monstre et nous forcé de décider, Parle : qu’aurais-tu fait ?

BRUTUS.

Peux-tu le demander ? Penses-tu qu’un instant ma vertu démentie 346 LA iMORT DE CÉSAR.

Eût mis dans la halancc un homme et la patrie ?

CASSILiS.

Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté. C’est l’arrêt du sénat, Rome est en sûreté. Mais, dis, sens-tu ce trouble, et ce secret murmure, Qu’un préjugé vulgaire impute à la nature ? Un seul mot de César a-t-il éteint dans toi L’amour de ton pays, ton devoir et ta foi ? En disant ce secret, ou faux ou véritable. En t’avouant pour fils, en est-il moins coupable ? En es-tu moins Brutus ? en es-tu moins Romain ? >^ous dois-tu moins ta vie, et ton cœur, et ta main ? Toi, son fdsl Rome enfin n’est-elle plus ta mère ? Chacun des conjurés n’est-il donc plus ton frère ? Né dans nos murs sacrés, nourri par Scipion, Élève de Pompée, adopté par Caton, Ami de Cassius, que veux-tu davantage ? Ces titres sont sacrés ; tout autre les outrage. Qu’importe qu’un tyran, esclave de l’amour. Ait séduit Servilie, et fait donné le jour ? Laisse là les erreurs et l’hymen de ta mère ; Caton forma tes mœurs, Caton seul est ton père ; Tu lui dois ta vertu, ton àme est toute à lui ; Brise l’indigne nœud que l’on foffre aujourd’hui ; Qu’à nos serments communs ta fermeté réponde ; Et tu n’as de parents que les vengeurs du monde.

BRUTUS.

Et vous, braves amis, parlez, que pensez-vous ?

CIMBER.

•Jugez de nous par lui, jugez de lui par nous. D’un autre sentiment si nous étions capables, Rome n’aurait point eu des enfants plus coupables. Mais à d’autres qu’à toi pourquoi fen rapporter ? C’est ton cœur, c’est Brutus qu’il te faut consulter.

BRUTUS.

Eh bien ! à vos regards mon âme est dévoilée, Lisez-y les horreurs dont elle est accablée. Je ne vous cèle rien, ce cœur s’est ébranlé ; De mes stoïques yeux des larmes ont coulé. Après l’affroux serment que vous m’avez vu faire, Prêt à servir l’État, mais à tuer mon père ; Pleurant d’être son fils, honteux de ses bienfaits ; ACTE III, SCÈNE III. 347

Admirant ses vertus, condaimianl ses forfaits ;

Voyant en lui mon père, un coupable, un grand homme.

Entraîné par César, et retenu par Rome ;

D’iiorronr et de pitié mes esprits déchirés

Ont s(nihait( la mort que vous lui préparez.

Je vous dirai bien plus ; sachez que je l’estime :

Son grand cœur me séduit, au sein même du crime ;

Et si sur les lîomains quel({u’un pouvait régner.

Il est le seul tyran que l’on dût épargner.

Ne vous alarmez point ; ce nom que je (h’-teste,

Ce nom seul de tyran l’emporte sur le reste.

Le sénat, Rome, et vous, vous avez tous ma foi :

Le bien du monde entier me parle contre un roi.

J’embrasse avec horreur une vertu cruelle ;

J’en frissonne à vos yeux, mais je vous suis fidèle.

César me va parler ; que ne puis-je aujourd’hui

L’attendrir, le changer, sauver l’État et lui !

Veuillent les immortels, s’expliquant par ma bouche.

Prêter à mon organe un pouvoir qui le touche !

Mais si je n’obtiens rien de cet ambitieux.

Levez le bras, frappez, je détourne les yeux.

Je ne trahirai point mon pays pour mon père :

Que l’on approuve, ou non, ma fermeté sévère ;

Qu’à l’univers surpris cette grande action

Soit un objet d’horreur ou d’admiration ;

Mon esprit, peu jaloux de vivre en la mémoire.

Ne considère point le reproche ou la gloire ;

Toujours indépendant, et toujours citoyen.

Mon devoir me suffit, tout le reste n’est rien.

Allez, ne songez plus qu’à sortir d’esclavage,

CASSIUS.

Du salut de l’État ta parole est le gage.

Nous comptons tous sur toi, comme si dans ces lieux

Nous entendions Caton, Rome même, et nos dieux.

SCÈNE III.

BRUTUS.

Voici donc le moment où César va m’entend re Voici ce Capitole où la mort va l’attendre ; 348 LA MORT DE CÉSAR.

Épargnez-moi, grands dieux, i’iiorrenr de le liaïr !

Dieux, arrêtez ces bras levés pour le punir !

Rendez, s’il se peut, Rome à son grand cœur plus chère,

Et faites qu’il soit juste, afin qu’il soit mon père !

Le voici. Je demeure immobile, éperdu.

mânes de Caton, soutenez ma vertu !

SCENE IV.

CÉSAR, BRUTUS.

CF^SAR.

Eh l)ien ! que veux-tu ? Parle. As-tu le cœur d’un homme ? Es-tu fils de César ?

BRLTUS.

Oui, si tu l’es de Rome.

CÉSAR.

Républicain farouche, où vas-tu remporter ? N’as-tu voulu me voir que pour mieux m’insulter ? Quoi ! tandis que sur toi mes faveurs se répandent, Que du monde soumis les hommages t’attendent, L’empire, mes hontes, rien ne fléchit ton cœur ? De quel œil vois-tu donc le sceptre ?

BRUTUS.

Avec horreur.

CÉSAR.

Je plains tes préjugés, je les excuse même. Mais peux-tu me haïr ?

BRUTUS.

Non, César, et je t’aime. Mon cœur par tes exploits fut pour toi prévenu, Avant que pour ton sang tu m’eusses reconnu. ’ Je me suis plaint aux dieux de voir qu’un si grand homme Fût à la fois la gloire et le fléau de Rome. Je déteste César avec le nom de roi ; Mais César citoyen serait un dieu pour moi ; Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie.

CÉSAR.

Que peux-tu donc haïr en moi ?

BRUTUS.

La tyrannie. Daigne écouter les vœux, les larmes, les avis ACTE III, SCÈNE IV. 349

De tous les vrais nomains, du séuat, de ton fils. Veux-tu vivre en eiïel le premier de la terre, Jouir d’un droit plus saint que celui de la guerre, Être encor plus que roi, plus même (jue César ?

CÉSAIÎ.

Eh bien ?

BRITUS.

Tu vois la terre enchaînée à ton char ; Romps nos fers, sois Romain, renonce au diadème.

CÉSAR,

Ah ! que proposes-tu ?

BRUTUS,

Ce qu’a fait Sylla même. Longtemps dans notre sang Sylla s’était noyé ; Il rendit Rome libre, et tout fut oublié. Cet assassin illustre, entouré de victimes. En descendant du trône effaça tous ses crimes, ïu n’eus point ses fureurs, ose avoir ses vertus. Ton cœur sut pardonner ; César, fais encor plus. Que servent désormais les grâces que tu donnes ? C’est à Rome, à l’État qu’il faut que tu pardonnes ; Alors, plus qu’à ton rang nos cœurs te sont soumis ; Alors tu sais régner ; alors je suis ton fils. Quoi ! je te parle en vain ?

CÉSAR.

Rome demande un maître ; Un jour à tes dépens tu l’apprendras peut-être. Tu vois nos citoyens plus puissants (|ue des rois : Nos mœurs changent, Rrutus ; il faut changer nos lois. La liberté n’est plus que le droit de se nuire : Rome, qui détruit tout, semble enfin se détruire. Ce colosse effrayant, dont le monde est foulé’, En pressant Tunivers, est lui-même ébranlé. Il penche vers sa chute, et contre la tempête Il demande mon bras pour soutenir sa tête-.

1. Les éditeurs de Kelil regardent ces vers comme imités de ceux qui sont dans Ériphijle, acte III, scène t.

2. Corneille, dans la Mort de Pompée, emploie une image semblable ; il dit que Pompée a espéré que l’Égypte,

Ayant sauvé le ciel, pourra sauver la terre, Et dans son désespoir à la fin se mêlant, Pourra prêter l’épaule au moude chancelant. 350 LA MORT DE CÉSAR.

Enfin depuis Sylla nos antiques vertus,

Les lois, Rome, rÉtat, sont des noms superllus.

Dans nos temps corrompus, pleins de guerres civiles.

Tu i)arles comme au temps des Dèces, des Émiles.

Caton fa trop séduit, mon cher fils ; je prévoi •

Que ta triste vertu perdra fÉtat et toi.

Fais céder, si tu peux, ta raison détrompée

Au vainqueur de Caton, au vainqueur de Pompée,

A ton père qui faime, et qui plaint ton erreur.

Sois mon iils en efTet, Urutus ; rends-moi ton cœur ;

Prends d’autres sentiments, ma bonté fen conjure ;

Ne force point ton âme à vaincre la natui’e.

Tu ne me réponds rien ? tu détournes les yeux ?

BRUTUS.

Je ne te connais plus. Tonnez sur moi, grands dieux ! César…

CÉSAR,

Quoi ! tu f émeus ? ton âme est amollie ? Ah ! mon fils…

BRUTUS.

Sais-tu Lien qu’il y va de ta vie ! Sais-tu que le sénat n’a point de vrai Romain Qui n’aspire en secret à te percer le sein ? Que le salut de Rome, et que le tien te touche : Ton génie alarmé te parle par ma bouche ; Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.

(Il se jette à ses genoux.)

César, au nom des dieux, dans ton cœur oubliés ; Au nom de tes vertus, de Rome, et de toi-même, Dirai-je au nom d’un fils qui frémit et qui faime. Qui te préfère au monde, et Rome seule à toi ? Ae me rebute pas !

CÉSAR.

Malheureux, laisse-moi. Que me veux-tu ?

BRUTUS.

Crois-moi, ne sois point insensible.

CÉSAR,

L’univers peut changer ; mon âme est inflexible.

BRUTUS.

Voilà donc ta réponse ? ACTE III, SCÈiNE V. 351

CÉSAR,

Oui, tout est résolu. Rome doit obéir (juaiul César a voulu.

BlU Tl’S, J’un air consterné.

Adieu, César.

CÉSAR,

Eh quoi ! d’où vieunent tes alarmes ? Demeure encor, mon fils. Quoi ! tu verses des larmes ! Quoi ! Brutus peut pleurer ! Est-ce d’avoir un roi ? Pleures-tu les Romains ?

BRUTUS.

Je ne pleure que toi. Adieu, te dis-jc.

CÉSAR.

Rome ! ô l’i.queur héroïque ! Que ne puis-je ù ce point aimer ma république’ !

SCENE V.

CÉSAR, DOLABELLA, ROMAfNS.

DOLABELLA,

Le sénat par ton ordre au temple est arrivé :

On n’attend plus que toi, le trône est élevé.

Tous ceux (|ui t’ont vendu leur vie et leurs suffrages

Vont prodiguer l’encens au pied de tes images.

J’amène devant toi la foule des Romains :

Le sénat va fixer leurs esprits incertains ;

Mais si César croyait un citoyen qui l’aime-.

Nos présages affreux, nos devins, nos dieux même.

César différerait ce grand événement.

1. Cette admirable scène est toute do l’invention de Voltaire. (G. A.)

2. Il y avait, dans les premières éditions, « un vieux soldat qui t’aime » ; mais Dolabella, gendre de Cicéron, n’était point un vieux soldat ; c’était un jeune séna- teur très-aimable, très-intrigant et très-ambitieux. Comme Clodius, il s’était fait adopter par un plébéien afin de pouvoir ’ être tri !)un. Dolabella avait été nomme consul avant l’âge prescrit par les lois ; mais Antoine, qui était jaloux de sa faveur, déclara son élection nulle, en qualité d’augure. Ils se réconci- lièrent après la mort de César ; Dolabella se tua en Asie quelque temps après, pour ne pas tomber entre les mains de Cassius. Il avait alors environ vingt-sept ans. (K.) 3o’2 LA MORT DE CÉSAR.

c i’ ; s A R. Quoi ! lors(|iril l’aiit ivgnor, (linV’ror (ruii moment ! Qui pourrail nrarr(Mor, moi ?

DOLABELLA,

Toute la nature Conspire à t’avertir par un sinistre augure. Le ciel, qui fait les rois, redoute ton trépas.

CÉSAR.

x^ ^ a. César n’est qu’un homme, et je ne pense pas Que le ciel de mon sort à ce point s’inquiète, Qu’il anime pour moi la nature muette, Et que les éléments paraissent confondus, Pour qu’un mortel ici respire un jour de plus. Les dieux, du haut du ciel, ont compté nos années ; Suivons sans reculer nos hautes destinées. César n’a rien à craindre.

DOLABELLA.

11 a des ennemis Qui sous un joug nouveau sont à peine asservis : Qui sait s’ils n’auraient point conspiré leur vengeance ?

CÉSAR.

Ils n’oseraient.

DOLABELLA.

Ton cœur a trop de confiance.

CÉSAR.

Tant de précautions contre mon jour fatal

Me rendraient méprisable, et me défendraient mal.

DOLABELLA.

Pour le salut de Rome il faut que César vive ; Dans le sénat au moins permets que je te suive.

CÉSAR.

Non ; pourquoi changer l’ordre entre nous concerté ? N’avançons point, ami, le moment arrêté : Qui change ses desseins découvre sa faiblesse,

DOLABELLA.

Je te quitte à regret. Je crains, je le confesse :

Ce nouveau mouvement dans mon cœur est trop fort.

CÉSAR.

Va, j’aime mieux mourir que de craindre la mort’ ! Allons.

1. C’est un mot de C^’sar : une autre fois, on disputait devant lui sur l’espèce de mort la moins fâcheuse : « La plus courte et la moins prévue », répondit-il. (K.) ACTE III, SCENE Vil. ^ 353

SCÈNE VI.

DOLAHELLA, homains.

DOLABELLA.

Chers citoyens, quel héros, quel courage De la terre et de vous méritait mieux l’hommap^e ? Joignez vos vœux aux miens, peuples ({ui l’admirez ; Confirmez les honneurs (|ui lui sont préparés ; Vivez pour le servir, mourez pour le défendre… Quelles clameurs, ô ciel ! (juels cris se l’ont entendre !

LES CONJL’HÉS, derrière lo théâtre.

Meurs, expire, tyran ! Courage, Cassius !

DOLABELLA.

Ah ! courons le sauver.

SGÈxNE VU.

CASSIUS, un poignard A la main ; DOLABELLA, nOMAIN’S. CASSIUS.

C’en est fait, il n’est plus.

DOLABELLA.

Peuples, secondez-moi ; frappons, perçons ce traître.

CASSIUS.

Peui)les, imitez-moi, vous n’avez ])lus de maître*. Nation de héros, vainc^ueurs de l’univers, Vive la liberté ! ma main brise vos fers.

DOLABELLA,

Vous trahissez, Romains, le sang de ce grand homme ?

CASSIUS.

J’ai tué mon ami pour le salut de Rome ! Il vous asservit tous, son sang est répandu. Est-il quelqu’un de vous de si peu de vertu,

1. Ici commence la variante de Goliior. Voyez page 361.

Théâtre. II. 23 334 LA MORT DE CKSAR.

D’un esprit si rampant, d’un si faible courage, Qu’il puisse rej^retter Crsar et l’esclavage ? Quel est ce \ï\. Romain (]ui veut avoir un roi ? S’il en est un, qu’il parle, et qu’il se plaigne à moi. Mais vous m’applaudissez, vous aimez tous la gloire.

ROMAINS.

César fui un tyran, périsse sa mémoire !

CASsirs, Maîtres du monde entier, de Rome lieureux enfants. Conservez à jamais ces nol)les sentiments. Je sais que devant vous Antoine va paraître : Amis, souvenez-vous que César fut son maître. Qu’il a servi sous lui, dès ses plus jeunes ans. Dans l’école du crime et dans l’art des tyrans. Il vient justifier son maître et son empire ; Il vous méprise assez pour penser vous séduire. Sans doute il peut ici faire entendre sa voix : Telle est la loi de Rome, et j’obéis aux lois. Le peuple est désormais leur organe suprême. Le juge de César, d’Antoine, de moi-même. Vous rentrez dans vos droits indignement perdus ; César vous les ravit, je vous les ai rendus : Je les veux affermir. Je rentre au Capitole ; Rrutus est au sénat ; il m’attend, et j’y vole. Je vais avec Brutus, en ces murs désolés, Rappeler la justice, et nos dieux exilés ; Étoufter des méchants les fureurs intestines, Et de la liberté réparer les ruines. Vous, Romains, seulement consentez d’être heureux. Ne vous trahissez pas, c’est tout ce que je veux ; Redoutez tout d’Antoine, et surtout l’artifice.

ROMAINS.

S’il vous ose accuser, que lui-même il périsse 1

CASSIUS.

Souvenez-vous, Romains, de ces serments sacrés.

ROMAINS.

Aux vengeurs de l’État nos cœurs sont assurés. ACTE III, SCl : XE Mil. 355

SCÈNE YIIl.

ANTOINE, ROMAINS, DOLABELLA.

UN RO.MAIX.

.Mais Antoine paraît,

AUTRE ROMAIN.

Qii’osera-t-il nous dire ?

UN ROMAIN.

Ses yeux versent des pleurs ; il se trouble, il soupire.

UN AUTRE.

Il aimait trop César,

ANTOINE, montant à la tribune aux liarangues.

Oui, je l’aimais, J{omains ; Oui, j’aurais de mes jours prolongé ses destins. Hélas ! vous avez tous pensé comme moi-même ; Et lorsque de son front ôtant le diadème, (’e héros à vos lois s’immolait aujourd’hui, Qui de vous, en effet, n’eût expiré pour lui ? Hélas ! je ne viens point célébrer sa mémoire ; La voix du monde entier parle assez de sa gloire ; Mais de mon désespoir ayez quelque pitié, Et pardonnez du moins des pleurs à l’amitié.

UN ROMAIN.

Il les fallait verser quand Rome avait un maître. César fut un héros ; mais César fut un traître.

AUTRE ROMAIN.

Puisqu’il était tyran, il n’eut point de vertus,

UN TROISIÈME.

Oui, nous approuvons tous Cassius et Brutus.

ANTOINE,

Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire ; C’est à servir l’État que leur grand cœur aspire. De votre dictateur ils ont percé le flanc : Comblés de ses bienfaits, ils sont teints de son sang. Pour forcer des Romains à ce coup détestable, Sans doute il fallait bien que César fût coupable ; Je le crois. Mais enfin César a-t-il jamais De son pouvoir sur vous appesanti le faix ? A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ? 35(5 LA MORT DH CÉSAR.

Dos dépouilles du monde il couronnait vos têtes. Tout For des nations qui tombaient sous ses coups, Tout le |)rix de son sang fut prodigué pour vous. De son char de triomphe il voyait vos alarmes : César en descendait pour essuyer vos larmes. Du monde qu’il soumit vous triomphez en paix, Jouissants par son courage, heureux par ses bienfaits. 11 payait le service, il pardonnait l’outrage. Vous le savez, grands dieux ! vous dont il fut l’image ; Vous, dieux, qui lui laissiez le monde k gouverner. Vous savez si son cœur aimait à pardonner !

ROMAINS.

11 est vrai que César fit aimer sa clémence.

ANTOINE.

Hélas ! si sa grande âme eût connu la vengeance, 11 vivrait, et sa vie eût rempli nos souhaits. Sur tous ses meurtriers il versa ses bienfaits ; Deux fois à Cassius il conserva la vie. Brutus… où suis-je ? ô ciel ! ô crime ! ô barbarie ! Cliers amis, je succombe ; et mes sens interdits… Brutus, son assassin !… ce monstre était son fils.

ROMAINS.

Ah, dieux !

ANTOINE.

Je vois frémir vos généreux courages ; Amis, je vois les pleurs qui mouillent vos visages. Oui, Brutus est son fils ; mais vous qui m’écoutez. Vous étiez ses enfants dans son cœur adoptés. Hélas ! si vous saviez sa volonté dernière !

ROMAINS.

Quelle est-elle ? parlez.

ANTOINE,

Rome est son héritière. Ses trésors sont vos biens ; vous en allez jouir : Au delà du tombeau César veut vous servir. C’est vous seuls qu’il aimait ; c’est pour vous qu’en Asie Il allait prodiguer sa fortune et sa vie. « Romains, disait-il, peuple-roi que je sers. Commandez à César, César à l’univers. » Brutus ou Cassius eût-il fait davantage ?

ROMAINS.

Ah ! nous les détestons. Ce doute nous outrage. ACTE m, SCtXE YIIl. 357

LN IlOMAIN.

César fut on elTef le père de l’État.

ANTOINE.

Votre père n’est pins : nn lâche assassinat

Vient de trancher ici les jours de ce grand homme,

I/honnenr de la natnre et la gloire de Rome.

Honiains, priverez-vons dos lionnonrs du bûcher

Ce père, cet ami, qni vous èlait si cher ?

On l’apporte à vos yeux.

(Le fond du tliéâtro s’ouvre ; dos licteurs apportent li ; corps de C(5sar couvert d’uno robo sanglante ; Antoine descend do la tribune, et se jette à genoux auprès du corps.)

Il OM A INS.

spectacle funeste !

ANTOINE.

Du plus grand des Romains voilà ce qui vous reste ;

^oilà ce dieu vengeur, idoIAtré par vous,

Que ses assassins même adoraient à genoux ;

Qui, toujours votre appui dans la paix, dans la guerre,

Une heure auparavant faisait trond)lor la terre ;

Qui devait enchaîner Cabylone à son char :

Amis, en cet état connaissez-vous César ?

Vous les voyez, Romains, vous touchez ces blessures.

Ce sang qu’ont sous vos yeux versé des mains paijures.

Là, Cimher l’a frappé ; là, sur le grand César

Cassius et Décime enfonçaient leur poignard.

Là, Brutus éperdu, Brutns l’àme égarée,

A souillé dans ses flancs sa main dénaturée.

César, le regardant d’un œi\ tran((uillo et doux,

Lui pardonnait encore en tombant sous ses conps.

Il l’appelait son fils ; et ce nom cher et tendre

Est le seul qu’en mourant César ait fait entendre :

« mon fils ! » disait-il.

UN ROMAIN.

monstre que les dieux Devaient exterminer avant ce coup affreux !

AUTRES ROMAINS, en regardant le corps dont ils sont proches.

Dieux ! son sang coule encore.

ANTOINE.

Il demande vengeance, Il l’attend de vos mains et de votre vaillance. Entendez-vous sa voix ? Réveillez-vous, Romains ; 358 I^A MORT DE CI- S A H.

Marcliez, suivez-moi tous contre ses assassins : Ce sont là les honneurs qu’à César ou doit rendre. Des brandons du bAclier qui va le lueltie en cendre, Embrasons les palais de ces fiers conjui’és : Knlonçoiis dans leur sein nos bras désespérés. Venez, dignes amis ; venez, vengeurs des crimes, Vu dieu de la patrie immoler ces viclinu>s.

ROMAINS.

Oui, nous les punirons ; oui, nous suivrons vos pas. Nous jurons par son sang de venger son trépas. Courons.

ANTOINE, à Dolabella.

Ne laissons pas leur fureur inutile ; Précipitons ce peuple inconstant et facile : Entraînons-le à la guerre ; et, sans rien ménager. Succédons à César en courant le venger.

FIN DE LA MORT DE CESAR. VARIANTES

DE LA TRAGEDIE LA MORT DE CESAR.

l’âge 322, vers 16. — Édition Lamare :

Il peut trahir César, après le grand Pompée ; Parmi les factions, le trouble et les combats.

Page 323, vers 22, — L’édition furtivc et l’édition Lamare portent : Ce fatal ennemi. (B.)

Page 327, vers ^■^ — Edition de 1736 :

Par les droits de la guerre.

Ibid.. vers 23. — Dans toutes les anciennes éditions, on lisait : Il n’est qu’un citoyen fameux par ses services. Connu est plus simple, et convient mieux h César parlant de lui-même. (K.

Ibid., vers 31. — Édition Lamare :

Ne sont point des bienfaits dont nos cœurs soient épris ; Reprends tes dons. César ; ils sont à trop haut prix. Marins, ni Sylla, etc.

Ibid., vers 37. — Éldition Lamare :

Nous avons attendu.

Page 328, vers 13. — Édition Lamare :

Et qu’on la traite en reine.

Ibid., vers 2o. — Édition Lamare :

S’arrête cncor sur vous. 360 VARIANTES DE LA ISIOUT DE CÉSAR,

  • Page 329, vers 13. — Édition Laniaro :

Mais pour nous asservir.

Ibitl., vers IS. — lùiilioii Laiiiare :

Tu viens de me frapper.

Page 330, vers o. — Dans les éditions i)récédentes, il y avait : Ah ! cesse dune d’aimer l’orgueil du diadème.

Page 333, dernier vers. — L’édition furlive el l’édition Lamare portent : Dans la cliute des lois.

Page 334, vers 2. — Ces éditions portent : Mon audace.

Ibid.j, vers 18. — Edition furtive :

Quel est ce trouble ? Tu parais interdit. Qu’a-t-on fait ? qu’as-tu vu ?

CIMBEB.

Le secret des tyrans est enfin reconnu. César étant au temple, etc.

Page 335, vers ’14. — Edition Lamare : Et pleurer de fureur.

Page 336, vers 6. — L’édition furtive et l’édition Lamare portent : Fait cncor quelque horreur.

Page lî37, vers 19. — Ce vers et les trois qui le suivent ne sont ni dans l’édition furtive ni dans rédition Lamare ; mais on les trouve dans la seconde édition faite à Amsterdam en 1736. (B.)

Page 347, vers 29. — L’édition furtive et l’édition Lamare portent : L’univers ne m’est rien.

Page 349, Vers 20. — Dans l’édition furlive :

Tu verras qu’un État maître de tant de rois

Se nuit par sa grandeur et tomhe par son poidi.

Dans nos temps corrompus, etc.

Ibid., dernier vers. — Les éditions furtive et Lamare portent : Pour affermir sa tôto. VARIANTES DE LA MORT DE CÉSAR. 361

Pa ? e.’J"J.’5, vers 10. — N’oici h^ d(’nnùinent fait par (ioliior. et joué en IT’.lii :

CASSI l S.

■ Peuples, imitez-moi, vous n’avez plus de maître.

■ César vous asservit, sou sang est répandu.

  • Est-il quelqu’un de vous do si pou de vertu,
  • D’un esprit si rampant, d’un si faible courage,
  • Qu’il puisse regretter César ot l’esclavage ?
  • Quol est ce vil Romain qui veut avoir un roi ?
  • S’il en est un, qu’il parle, et qu’il se plaigne à moi.

nOI-ABELLA.

Je serai ce Romain que révolte le crime. Qui regrette en César un héros magnanime. Quels destins préparait ce généreux vainqueur A Rome, au mond(> entier qu’étonna sa valeur !

c A s s I u s. César a, dans un jour, terni toute sa gloire, En dépouillant son front du prix de la victoire. J’adorais dans César l’intrépide guerrier ; Mais dès que la couronne a flétri son laurier, Un sentiment plus fort, l’amour de la patrie. M’a bientôt fait rougir de mon idolâtrie. Je n’ai tu dans César qu’un vil usurpateur. Qu’un tyran couronné digne de ma fureur. Du sang des malheureux si la terre est rougic. Il existe des rois, ce sang-là vous le crie.

DOLABELLA.

Le sceptre d’un bon roi sur un peuple soumis Pèse moins que le joug de ses trop tiers amis.

DÉCIDE.

De tes rois trop vantés le meilleur est un maître. (En brandissant son poignard.) Voilà pour le brigand qui prétendrait à l’être.

CASSIUS.

’Maîtres du monde entier, de Rome heureux enfants,

  • Conservez à jamais ces nobles sentiments.
  • Je sais que devant vous Antoine va paraître.

■.\mis, souvenez-vous que César fut son maître,

  • Qu’il a servi sous lui, dès ses plus jeunes ans,
  • Dans l’école du crime et dans l’art des tyrans.
  • ll vient justifier son maître et son empire.
  • Il vous méprise assez pour penser vous séduire.

’Sans doute il peut ici faire entendre sa voix ; ’Telle est la loi de Rome, et j’obéis aux lois.

Le peuple est désormais leur organe suprême, Le juge do César, d’Antoine, de moi-même.

c IM nER.

Par le for de Brutus le peuple a prononcé : Sur le corps de César le trône est renversé.

DOLADELLA.

Odieux assassin, républicain farouche. Le mot qui te condamne est sorti de ta bouche. Tu dis que par le fer de quelques factieux Le jugement de Rome éclate à tous les yeux ! 3G^2 VAHIAMKS DE LA MORT DE CÉSAR.

Ainsi do tes forfaits ton lacho cœur abuse : C’est dans un attentat qu’il trouve son excuse.

— Tel un prêtre, s’armant de son couteau sacré, Interroge le flanc par sa main ddchiré ; Tel aux pieds de nos dieux un insensible augure

_^ Pour tromper les mortels outrage la nature.

Crains aussi qu’un poignard, en te perçant le sein, N’atteste nn jour ton crime aux ycu\ du genre buniain.

CIMBKU.

Des suppôts d’un tyran je crains peu la menace : Leur lâclicté voudrait se sauver par Taudace ; Mais cette audace même, au vrai républicain. Ne saurait inspirer que mépris, que dédain. Dolabella, je lis au fond de ta pensée : Tu crois qu’en agitant une tourbe insensée Par toi le peuple entier pourrait être séduit. Esclave, connais mieux l’instinct qui le conduit : Des plus astucieux il sait tromper l’attente ; Il est juste, il voit tout, et sa masse imposante Ne s’élève jamais que contre son tyran : Le peuple souverain n’offre rien que de grand.

DOLABELLA.

Ce géant à cent bras que tout succès enivre Pourra bien se lever, mais c’est pour te poursuivre. Trop souvent inquiet de sa propre grandeur. Prodigue également d’amour et de fureur^ Inconstant dans ses goûts, ingrat, léger, frivole. C’est pour la renverser qu’il se crée une idole. Compte ses favoris trop tard désabusés.

G A s s 1 1 ; s. Tu peins un peuple esclave, et nos fers sont brisés. Lui-même couvrira de toute sa puissance Les bommes généreux qui prennent sa défense.

DOLABELLA.

Est-ce en assassinant que l’on défend ses droits ?

CASSIUS.

C’est le fer à la main que l’on juge les rois. Qui nous asservit meurt : telle est la loi suprême D’un peuple qui, né fier, se respecte lui-même. La justice éternelle a, de ses doigts sanglants, Gravé l’arrêt do mort sur le front des tyrans. L’esclave dégradé, le front bas, insensible, N’ose lever les yeux sur cet arrêt terrible ; Mais l’bomme courageux dont il arme le bras Délivre son pays et n’assassine pas ; A la vertu le sceptre indique la victime : L’assassin de César n’est autre que son crime.

DOLABELLA.

Son crime !… quel est-il ? de vouloir, d’accepter Le sceptre qu’à Pompée il osa disputer.

CASSILS.

Esclave de César, respecte le grand lionmie Qui voulait affranchir et non subjuguer Rome. VARIANTES DE LA MORT DE CES A H Mi

D O I, A B E 1. 1. A.

I ! fallait, pour vonij ; cr ce célèbre Romain, Jmmolor son vainqueur les armes à la main ; Le poignard fut toujours l’arme \ile cfuu traître Quel ami fut César ?

CASSIl s.

Un ami dans un maître !

SCENE viir.

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, ANTOINE, LE PELPI, E,

CIMBER.

Mais Antoine paraît : qu"espèrc-t-il de nous, Lorsque César lui-même est tombé sous nos coups ?

DÉCIME^

l)"un làclic courtisan que pourrait l’artifice, Quand sur le roi du monde a frappé la justice ?

ANTOINE.

Romains, César n’est plus.

CASSIIS.

Il mérita son sort.

ANTOINE.

Il meurt assassiné.

CASSIIS.

Rome vit par sa mort. ANTOINE, en montrant le corps de César au fund du théâtre.

  • Affreux événement, ô spectacle funeste !
  • Du plus grand des Romains voilà ce qui vous reste.

CASSIUS.

D’un tyran trop fameux les crimes sont punis.

ANTOINE.

Romains, soulcvcz-vous.

CASSIUS.

, Romains, restons unis.

A N T I,\ E.

Oui, nous devons tous l’être on voyant la victime ; Oui, réunissons-nous ; mais c’est contre le crime. Sachez par quelle main le meurtre s’est commis. L’assassin de César, Brutus, était son fils !

CASSIUS.

Dans Rome un vrai Romain voit sa famille entière.

ANTOINE.

Apprenez de César la volonté dernière : Si Brutus est son fils, vous tous qui m’écoutez. Vous étiez ses enfants dans son cœur adoptes.

  • A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ?
  • D^s dépouilles du monde il couronne vos tètes ;

’Ses trésors sont vos biens, vous en allez jouir.

CASSIUS.

Arrête : c’est assez vouloir nous avilir. 364 VAI5IANTES DE LA MORT DE CÉSAR.

Voih\ comme un dospoto, enrichi de pillage,

Peut même, aprùs sa mort, nous vendre Tcsclavage.

Cesse, ami d’un tyran, tes discours superflus.

Rome est lii)rc aujourd’hui ; tout Romain est Brutus.

Vil, nous te pénétrons ; ce n’est pas la vengeance,

C’est en toi le désir de ha toute-puissance.

Lâche, qui pour César as pu t’intcresser.

Tu ne pleures sa mort que pour le remplacer.

Mais de TKtat en vain tu veux saisir les rênes.

Et de tes faihlcs mains nous imposer des cliaînes :

Licteurs, qu’on le saisisse au nom du souverain !

ANTOINE.

Est-ce un roi (jui vous dii : Arrêtez un Romain ?

c A s s 1 u s. Roi ! qui ? moi ?… Cassius’… Antoine, vois ce glaive, Qui pour frapper encor malgré moi se soulève. Le vois-tu tout couvert du sang qu’il a versé ? Eh bien ! si je pouvais me croire menacé De voir un jour mon front souillé du diadème, Tu le verrais, ce fer, tourne contre moi-même. Heureux si, par ce trait, Cassius expirant Montrait toute l’horreur qu’il a pour un tyran !

AXTOINE.

Ciel ! j’aperçois du sang sur ce glaive homicide !

CIMBER.

Que la main de Brutus, saintement parricide, Porte à tous les tyrans et la mort et l’effroi !

ANTOINE.

Fuyons ces assassins, Romains, et suivez-moi.

I)OLABEI-LA.

Sur ta tombe. César, que le dernier périsse !

(Les Romains passent tous du côté de Cassius, et les licteurs se saisissent d’Antoine et do Dolabella )

ANTOINE, au désespoir, et d’une voix étoufTéo. La liberté triomphe !

CASSIUS.

Et voilà ton supplice !

SCENE IX.

CASSIUS, CIMBER, DÉCIME, et les autres conjurés,

à l’cxcoption do Brutus, ROMAINS.

ROMAINS.

’Aux vengeurs de l’État nos cœurs sont assures.

CASSIUS.

  • Souvenez-vous toujours de ces serments sacres.

Mais avant tout, Romains, songez à la patrie ;

Estimez vos vengeurs, mais point d’idolâtrie.

  • Vous rentrez dans vos droits indignement perdus.

César vous les ravit, ils vous sont tous rendus.

Qu’à les défendre, amis, chacun de vous s’apprête,

11 faut la conserver, cette grande conquête. VARIAXTES I)K LA.M()|{T DE CE S AU. 363

Pout-Otro avant la fin de ce jour solcnn’M \’ous aurez à combattre et le trône et l’autel. Ne nous endormons point dans l’excès du délire ; Il ne faut point, hélas ! qu’un jour on puisse dire : « Sous le fer do Brutus César lui seul mourut ; L’affreuse tyrannie au tyran survécut. » César, pour le venger, laisse, on perdant la vie. Les supi)ôts du mensonge et de la tyrannie. Que do périls encore il nous faudra braver ! Mais aucune frayeur ne doit nous captiver. L’homme, qumd il le veut, échappe h l’esclavage ; S’il succombe, il lui reste un fer et son courage. Ah ! si la liberté pouvait jamais périr, Cassius ne voudrait que l’honneur de mourir.

UN ROMAIN.

Le même sentiment, Cassius, nous anime.

Vivre libre ou mourir, tel est le cri sublime

Des Homains réunis dans ces murs désolés.

CA s s I u s. ■ Kappelons-y la paix et nos dieux exilés. "Étouffons des méchants les fureurs intestines,

  • Et de la liberté réparons les ruines.

Sachons apprécier le règne heureux des lois.

Prouvons que les Romains n’ont pas besoin de rois.

Tombe avec le tyran tout ce qui peut, dans Rome,

Servir à dégrader la dignité de l’homme.

Assez et trop longtemi)s des tyrans odieux

Ont osé se jouer des hommes et des dieux.

Les imposteurs eux seuls ont besoin de séduire :

Sur nous, sur l’univers la vérité va luire.

Républicains, voilà votre divinité ;

C’est le dieu de Brutus, le mien, la Lilîortc ’.

SCÈNE X ET DERNIÈRE.

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS ; BRUTUS, aux pieds do la statue de la I.itjerté.

BRUTUS.

Daigne entendre mes vœux, divinité chérie ;

Veille sur nos destins, veille sur ma patri(,’.

Grands dieux ! si cette main, en s’armant d’un poignard,

N’eiit servi qu’aux dessoins des rivaux de César !…

Éloigne des terreurs qui rouvrent ma blessure !

Je pouvais pour toi seule oublier la nature ;

Pour toi seule à César j’ai pu donner la mort ;

Pour toi seule atijourd’hui Brutus peut vivre encor.

S’il faut, par d’autre sang, affermir ton empire,

Ah ! que Rome soit libre et que Brutus expire.

1. Le fond du IhéAtre s’ouvrait alors. On voyait la statue de la Liberté entourée d’un cercle de peuple. Dans la salle, tout le monde se levait, parterre et loges. (,G. A.) 366 VARIANTES DE LA MORT DE CÉSAR.

CASSIUS.

Formons los mcnics vœux au pied de cet autel. Mourir pour son pays, c’est se rendre immortel.

ROMAINS.

Nous jurons d’imiter son courage héroïque : Vive la liberté ! vive la république !

l’ago 353. vers 13. — Édition Laniarc : Vous oubliez, Romains.

Page 3o4, vers "22. — Édition Lamare : Brutus vous a vengés ; il m’attend.

FIN DES VARIANTES DE LA MORT DE CESAR.


  1. Noms des acteurs qui jouèrent dans la Mort de César et dans l’Avocat Patelin de Brueys qui l’accompagnait : Legrand, La Thorillière, Dubreuil, Montmény, Sarrazin (César), Grandval. (J. Brutus), D’ Angeville, Dubois, Baron, Bonneval, Paulin (Cassius), Deschamps, Rosely ; Mmes  Dubreuil, Conneli, Lavoy. — Rcette : 2,142 livres. (G.A.)