La Mort de Caïn

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Le Cri du néantAlphonse Lemerre (p. 5-16).


 
I

Enfants, en qui vivront ma haine et mon orgueil,
Éloignez-vous un peu de ma funèbre couche.
Je me sens lâche quand votre geste me touche.
L’ancêtre veut dormir. Préparez son linceul !

Ô mes filles, calmez votre inutile deuil.
Relevez vos cheveux épars sur votre bouche.
Laissez entrer, ô fils muets au cœur farouche,
L’ange noir écoutant sur la pierre du seuil !


Entre, Azraël. Caïn, le vieux tigre, t’appelle !
Je serai jusqu’au bout l’indomptable rebelle,
Et je porterai haut la tache de mon front.

Je ne faiblirai pas devant l’heure suprême.
Caïn sera toujours Caïn, et la mort même
Tremblera, quand mes yeux calmes la fixeront.



II

Laissez mourir l’aïeul qui souffre. Je suis las
De retourner sous le ciel noir les glèbes rudes,
Et de traîner l’horreur de mes décrépitudes
Par nos chemins fangeux où trébuchent mes pas.

Quand vous travaillerez à vos sombres repas,
Ô vers, compagnons des suprêmes solitudes,
Effacez pour jamais, en vos sollicitudes,
Les stigmates sanglants qui souillent mes vieux bras !


Enfer, tu peux fermer sur moi ta gueule d’ombre !
L’enfer est moins tragique et la nuit est moins sombre
Que mon cœur qu’une angoisse invincible remplit.

Que le vide se fasse en ma tête puissante ;
Que la terre mange mes os, et que je sente
S’accumuler sur moi des montagnes d’oubli !



III

Impitoyable ciel, implacable nature,
Qui faisiez naître, hier, et qui tuerez, demain,
Notre sang répandu te grise comme un vin,
Création qui dévores la créature !

Mais tous les pleurs versés dans les soirs de torture
Fermenteront un jour comme un âpre levain.
Ô cieux, terribles cieux, vous croulerez enfin
Sous l’effort tout-puissant de ma race future !


Ô terre, toi qui fais du plus noir de tes fanges
Monter pour nous le suc de tes poisons étranges,
Nous forcerons un jour tes édens interdits !

Ô ciel, nous secouerons un jour nos lourdes chaînes,
Et, devant l’assaut formidable de nos haines,
Tes élus trembleront au fond des paradis !



IV

Tu peux venir, Nazaréen, fils de Marie,
Ô Christ aux longs cheveux dorés comme le jour !
Tu peux venir, semant l’espérance et l’amour
Sur les fronts inclinés de la foule qui prie.

Tu peux tomber vingt fois sous ton gibet trop lourd,
Et mêler la douleur de ton âme meurtrie
Aux affres de ta chair insultée et flétrie,
Ô colombe qui crois désarmer le vautour !


Tu peux boire la lie infâme du calice !
Tu ne laveras pas, des pleurs de ton supplice,
Le signe noir que porte au front l’humanité.

Quand tu rentreras dans la gloire paternelle,
Le monde reprendra sa souffrance éternelle.
Ton sang divin, ô Christ, n’aura rien racheté.



V

Je vous vois. Je vous vois, vous qui naîtrez de nous,
Parmi les profondeurs du temps et de l’espace,
Ô chair de notre chair, race de notre race,
Ô fils dégénérés aux yeux humbles et doux !

La ruse a remplacé notre sublime audace,
Et les petits du tigre ont engendré des loups.
La prière et la peur ont arqué vos genoux,
Et votre abjection se lit sur votre face.


Trop lâches pour haïr, trop faibles pour aimer,
Vos cœurs déchus ne savent pas se relever,
Et vos reins sont ployés à tous les esclavages.

Et nous vous renierons, du fond de nos cercueils,
Ô fruits humiliants de nos vastes orgueils,
Infimes rejetons de nos amours sauvages !



VI

Ne parlez pas d’amour et de fraternité ;
N’ajoutez pas à tant d’opprobres le mensonge.
La bonté n’est qu’un leurre et l’amour n’est qu’un songe.
Hommes, votre douceur n’est qu’une lâcheté !

La justice, le droit, la paix, la liberté :
Vaines illusions que la crainte prolonge...
Aussi loin que mon œil infatigable plonge,
Je ne vois que le mal et que l’iniquité.


Puisque le sang d’un Dieu n’a pu sauver le monde,
Rien ne saurait guérir ta misère profonde,
Cœur de l’homme, plus froid et plus dur que l’airain.

Ô vieux cœur qu’un mirage impossible fascine,
Tu ne chasseras pas ta lointaine origine.
Le sang qui te remplit est celui de Caïn.