La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch10

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 274-279).


CHAPITRE X

Le Plan qui devait délivrer la France.


Au jour, Espérat et Bobèche, frais et dispos, montèrent à cheval et sortirent de Troyes. Laissant la Seine derrière eux, ils piquèrent vers l’Aube, franchirent cette rivière, à Arcis, et parvinrent au crépuscule au petit village d’Herbisse.

Des habitants interrogés leur apprirent que Napoléon et son état-major avaient passé la nuit chez le curé de l’agglomération.

Les voyageurs s’y rendirent ; de même que l’Empereur ils trouvèrent un hôte aimable, un souper frugal mais offert de bon cœur.

L’ecclésiastique leur montra une chaise de paille, soigneusement recouverte d’une housse.

— C’est sur ce siège que l’Empereur a passé la nuit, dit-il. Il s’était mis à cheval, les bras repliés sur le dossier, le front appuyé sur les bras. Dormait-il, ou bien sa pensée évoquait-elle les batailles prochaines, je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est que désormais ce siège est sacré, que nul ne s’y reposera, et que je le garderai toujours.

Le cœur d’Espérat battait en entendant ces paroles qui répondaient si bien à sa tendresse passionnée pour le grand capitaine, de qui nul conquérant ne fut l’égal.

Tout son être palpitait. Dans la petite salle aux murs blanchis à la chaux, ornés de quelques images de sainteté, l’Empereur avait respiré ; sur cette chaise, il avait reposé ; sur cette table de bois, sur des bottes de paille jetées à même le plancher, son état-major avait dormi.

Et le jeune homme se représentait, dans la teinte grise du matin, ces officiers étendus, immobiles, autour de Napoléon, seul dressé sur son siège, comme le maître infatigable qui, même durant le repos, conserve l’altitude de l’action.

Milhuitcent voulut passer la nuit dans cette pièce. À l’aube, sur les indications du prêtre, les amis se dirigèrent vers Sézanne et La Ferté-Gaucher, suivant pas à pas le chemin parcouru par celui qu’ils voulaient rejoindre.

Touchant à Jouarre à la Ferté-sous-Jouarre, traversant la Marne sur le pont provisoire que les marins de la garde avaient édifié, ils gagnèrent Château-Thierry, Oulchy.

Le 3 mars, comme le crépuscule commençait, ils atteignirent Bézu-Saint-Germain. Partout aux environs, des troupes campaient, des canons roulaient à travers champs, des escadrons galopaient, des colonnes d’infanterie défilaient.

— Nous approchons du but, disait Espérat en pressant sa monture. Tout s’agite, tout est en mouvement. Il ne saurait être loin.

Et, de fait, il apprit que l’Empereur devait passer la nuit à Bézu.

S’enquérir du quartier général, y courir, fut l’affaire de quelques minutes.

Une maison de paysan, un grenadier de faction à la porte, des officiers d’ordonnance qui entraient et sortaient incessamment ; c’était là.

Sans hésiter, Milhuitcent franchit le seuil ; mais un capitaine l’arrêta.

— Que voulez-vous ?

— Voir l’Empereur.

— Impossible… on ne le voit pas comme cela.

— Dites-lui mon nom, il me recevra.

— En vérité… Voyons ce nom.

— Espérat Milhuitcent.

Et à l’officier ébahi :

— Allez vite, j’apporte des nouvelles de Troyes.

Cette fois l’interlocuteur du jeune garçon ne résista plus. Il poussa une porte et disparut.

Un instant plus tard, il revenait, disant avec ce respect involontaire de l’entourage de Napoléon pour ceux qui approchaient le maître :

— Entrez.

Bobèche et son ami se précipitèrent dans la petite pièce où se tenait l’Empereur.

Ce dernier était debout. Il vint à Espérat, lui prit la tête à deux mains, et enfonçant dans ses yeux son regard pénétrant, il prononça ces seuls mots :

— Eh bien ?

— Succès, riposta laconiquement le gamin.

Mlle de Rochegaule…

— En sûreté.

— Où ?

— À Châtillon même.

— À Châtillon ?

— Au presbytère de l’église du Saint-Voile. Ou n’ira pas la chercher si près de son ancienne prison.

Le visage de Napoléon s’illumina :

— Alors, le Tugendbund est désarmé ?

— Oui.

D’un brusque élan, l’Empereur enleva Milhuitcent dans ses bras, il fit sonner un baiser sur ses joues brunes, puis, le déposant à terre, il s’écria avec une émotion profonde :

— Ah ! petit ! petit ! Tu as immobilisé l’armée de Bohème… Demain j’écraserai celle de Silésie… la France est sauvée.

Et comme emporté par la puissance de ses sentiments, il débita vite, très vite :

— Écoute, il faut que tu comprennes quel service tu as rendu… il le faut. Je veux que tu saches à quel point je suis ton obligé… La reconnaissance n’est pas une vertu royale, aussi l’Empereur doit-il l’avoir.

— Oh ! Sire, balbutia le jeune homme… Vous êtes trop bon… Vous obéir, travailler à votre gloire est un devoir… je me mépriserais d’y manquer.

Napoléon ne parut pas entendre :

— Tu te souviens, continua-t-il, qu’une fois déjà, abandonnant la Seine, je me suis jeté sur la Marne… Montmirail, Vauchamps… des jours de victoire… en mon absence Schwarzenberg, tranquille sur la Seine s’était avancé jusqu’à Montereau. Je dus renoncer à écraser Blücher pour revenir contre l’armée de Bohême et la refouler au delà de Troyes. Mes ennemis se réjouirent : «Nous avons doux troupes, Napoléon n’en a qu’une. Tandis qu’il combattra Schwarzenberg, Blücher marchera sur Paris. Il se précipitera alors contre le Prussien…, et l’armée austro-russe gagnera du terrain. » Hommes à vue courte, à idées étroites… ! Ils n’ont pas compris que je venais de poser la partie. Ils ont pris pour la manœuvre suprême le début de la campagne.

Et s’animant par degrés :

— En revenant sur Troyes, je ne laissais en face de Blücher que 11,000 soldats avec Marmont et Mortier… Cela devait le tenter, le vieux feldmaréchal. Cinquante mille combattants contre quatorze mille…, c’était la route de Paris ouverte… Et de Troyes, j’attendais la faute… la faute que j’avais préparée… Blücher ne l’a pas manquée. Il s’est mis en route, a franchi l’Aisne, a perdu son temps en vaines opérations contre mes lieutenants… J’attendais l’instant favorable… Au jour propice, j’ai quitté Troyes, et à cette heure, le Prussien battant en retraite à mon approche, est acculé à l’Aisne, avec mes généraux à Oulchy, en avant de Villers-Cotterets, avec moi à Bézu et à Fismes. Un seul pont pour s’échapper, le pont de Soissons, et la ville est à moi, gardée par le général Moreau[1] et mes braves polonais. L’armée de Silésie est prise comme dans une souricière. Les renforts, commandés par Bulow et Wintzingerode, ne peuvent lui porter secours, car ils sont séparés d’elle par le cours de l’Aisne, ceux-là aussi seront pris… Ensuite, que m’importe l’armée unique de Schwarzenberg. Avec mes vaillants, je file sur Saint-Dizier, sur la frontière, je ramasse les divisions éparses dans les places fortes et, avec cent mille hommes, je tiens les communications des envahisseurs. Plus de renforts, plus de convois, ils doivent battre en retraite, rentrer chez eux. Alors la France peut traiter sur ses frontières reconquises, je puis abdiquer en faveur de mon fils… La Révolution m’avait légué la guerre, je léguerai la paix à la nation.

Puis, appliquant ses mains brûlantes sur les épaules d’Espérat :

— Et toi, enfant de France, toi, qui as déjoué les complots du Tugendbund et retardé ainsi la marche de l’armée de Bohême ; toi qui m’as fait gagner les heures nécessaires à l’exécution de mon plan libérateur, je te remercie, car tu m’as épargné peut-être l’agonie de la défaite.

— Sire, Sire, bégaya Milhuitcent. Ne parlez pas ainsi… N’associez pas un être infime aux conceptions de votre génie… Ce n’est pas moi… c’est Dieu qui a protégé la France et l’Empereur.

Napoléon posa sur son interlocuteur un regard d’une douceur infinie. Mais soudain l’exaltation empreinte sur ses traits s’apaisa. Son visage reprit son immobilité olympienne, et lentement, tel un joueur calculant ses chances :

— Blücher, pour incapable qu’il soit, doit se rendre, compte que la clef de la situation est la possession de Soissons. Il va donc tenter contre la ville une furieuse attaque.

— Cela est sûr, fit Espérat comme s’il avait été consulté.

Cette faute d’étiquette n’irrita pas l’Empereur :

— Tu le penses aussi, mon jeune allié… Tant mieux. Tu comprends, toi, petit, ce que des têtes grises ne conçoivent pas. Il faut que Soissons tienne vingt-quatre heures… Une misère avec de solides remparts, une garnison vaillante,… Comme je l’ai déjà ordonné, que l’on brûle les faubourgs si ce n’est fait… que l’on fasse sauter au besoin le pont sur l’Aisne.

— Bien, appuya le gamin.

— Il faut rehausser le courage des défenseurs, leur dire tout cela. Je veux leur envoyer l’ordre de tenir en leur disant l’importance de leur courage.

— Nous partirons quand vous voudrez, Sire.

Napoléon eut ce bon sourire qui flottait sur ses lèvres lorsque l’on allait au-devant de ses désirs. Mais, comme à son habitude, il feignit de résister, plaisanterie familière qui décuplait le prix de ses remerciements.

— Toi ?

— Moi,… et Bobèche, si vous le permettez.

— Bobèche aussi ?

— Nous ne nous quittons pas.

— Un comédien… singulier ambassadeur.

— Tout ambassadeur gagne à être comédien.

L’Empereur se prit à rire. Les répliques nettes, précises, de son interlocuteur l’amusaient.

— Tu es dur pour mes ambassades, petit.

— Mais juste pour Bobèche, Sire.

— Après tout, tu dois avoir raison. Tu te connais mieux que personne en dévouement. Mais tu es fatigué.

— Je ne le suis plus.

— Depuis quand ?

— Depuis que je vous vois, Sire ; depuis que je vous écoute.

Il y avait de l’adoration dans ces paroles, l’Empereur le sentit :

— Comme tu m’aimes, petit,… et combien je serais coupable de ne pas remettre mon sort entre les mains. Je vais te faire donner des chevaux frais.

— Merci.

Joyeusement l’Empereur appela un aide de camp :

— Des chevaux frais, à l’instant.

Puis souriant au jeune homme :

— Tu vas partir avec Bobèche… ; tu suivras le bord de l’Aisne, que les Prussiens n’occupent pas encore.

— Oui, Sire.

— Et souviens-toi bien. Le sort de la patrie dépend de la résistance de Soissons.

  1. Malgré la similitude du nom, ce Moreau n’avait aucun lien de parenté avec son célèbre homonyme tué en 1813 on combattant contre la France.