La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch11

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 280-292).


CHAPITRE XI

La marche vers Soissons


Au grand trot de leurs chevaux, les deux messagers de l’Empereur couraient à travers la campagne.

L’ennemi était entre eux et la ville qu’ils voulaient atteindre. Ils devaient donc le tourner. Aussi, obliquant à l’est, gagnèrent-ils, à hauteur du bourg de Braisnes, les rives herbeuses de la Vesle, qui, quelques kilomètres plus au nord, se réunit à l’Aisne.

Les jours précédents la pluie détrempait les chemins, mais depuis le matin, la gelée avait repris, raffermissant le sol. Les chevaux marchaient sans fatigue sur la chaussée durcie, et les voyageurs songeaient que, si rien n’arrêtait leur course, ils atteindraient Soissons vers deux heures après minuit.

Suivant la route qui relie Reims à cette dernière cité, ils allaient dans la nuit claire, marquant d’une exclamation chaque kilomètre parcouru.

Le confluent de la Vesle et de l’Aisne fut dépassé. On atteignit Sermoise, ce riant village à cheval sur la large voie, et dont les maisons blanches couvertes de tuiles rouges, dominent la rivière.

Par mesure de précaution, bien que rien ne décelât la présence de l’ennemi, Espérat et son compagnon contournèrent l’agglomération.

Bien leur en prit, car au moment où les dernières habitations restaient en arrière, où tous deux allaient rejoindre la route, une forme noire se dressa subitement devant eux et une voix rude clama :

Halt ! Werda !

D’un même mouvement, tous deux retinrent leurs chevaux.

Wohin gehen Sie ? répéta la voix.

Ces mots, dont la traduction est : Halte ! Qui vive ? Où allez-vous ? ne furent pas compris des Français, mais ils reconnurent sans peine la nationalité de celui qui les avait prononcés.

— Un factionnaire prussien, murmura Bobèche.

— Ils ont des postes le long de la rivière.

Kommen Sie näher (approchez-vous davantage), ordonna l’Allemand.

Mais les jeunes gens, après s’être concertés du regard, firent volter leurs montures, et leur labourant les flancs de leurs éperons, s’élancèrent à toute bride dans la direction de Braisnes d’où ils arrivaient un instant auparavant.

Un coup de feu répondit à ce mouvement, une balle siffla aux oreilles de Milhuitcent.

— En avant ! en avant ! rugit le brave garçon ; gagnons Braisnes ; il y a un pont. Nous marcherons vers Soissons sur l’autre rive…

Mais des hennissements résonnèrent dans la nuit ; en se retournant, les fugitifs aperçurent des silhouettes sombres qui se mouvaient avec rapidité dans leurs traces.

Le coup de fusil de l’actionnaire avait attiré tout le détachement dont il faisait partie ; les jeunes gens étaient pourchassés par un escadron de dragons prussiens.

— Bah ! plaisanta Milhuitcent, nos chevaux sont bons… Un temps de galop nous réchauffera.

Il n’acheva pas. Les poursuivants opéraient une manœuvre qui le déconcerta.

Ils se déployaient en fourrageurs. La route fait un coude brusque en cet endroit, car elle épouse la forme du confluent des deux rivières ; les cavaliers les plus éloignés de l’Aisne devaient donc certainement couper le chemin aux fugitifs.

— Allons, soupira le pitre, va pour la bataille.

Mais Espérat l’interrompit :

— Pas de lutte.

— Tu veux te rendre ?

— Me rendre !… Un éclair étincela dans les yeux du gamin — à tout autre moment, Bobèche, je te sauterais à la gorge,… mais nous n’avons pas le droit de combattre. L’Empereur nous a ordonné de gagner Soissons.

— Parfaitement,… seulement le chemin est occupé…

— Non.

— Non ?

Espérât agit sur les rênes, et, dirigeant sa monture vers la berge :

— À la rivière, dit-il.

Sans hésiter, Bobèche le suivit. Il avait compris. Tous deux allaient tenter de traverser le cours d’eau à la nage. Malgré le danger de l’aventure, le comédien ne fit aucune objection.

Un instant auparavant, il avait consenti le sacrifice de sa vie. Tomber en frappant ses ennemis, ou bien être roulé par les eaux glacées de l’Aisne, qu’importait ?

Et tout à coup, il arrêta son cheval brusquement.

Qu’avait-il donc ?

Il était stupéfait. Son jeune compagnon venait également de retenir sa monture et sautant prestement à terre, il se précipitait parmi les roseaux qui bordaient la rive.

Presque aussitôt sa voix joyeuse expliqua l’incident :

— Vite, Bobèche, abandonnons les chevaux ; … une barque, une barque.

Une barque, c’est-à-dire le moyen d’échapper à la poursuite des dragons, de reprendre le chemin de Soissons.

Ni l’un ni l’autre ne se demanda comment l’embarcation était en cet endroit, quel contrebandier l’avait amarrée en ce point où les conduisait leur bonne fortune.

Les instants étaient trop précieux. Les Prussiens se rapprochaient, dispersés suivant un demi-cercle dont les Français occupaient le centre.

En dix secondes, ceux-ci furent dans le canot. Une longue gaffe y était déposée. Grâce à elle, ils écartèrent la barque du rivage et s’abandonnèrent au fil de l’eau.

Des hurlements de colère s’élevèrent.

Rassemblés sur la berge, les dragons invectivaient les fugitifs qui leur échappaient.

Mais les poursuivants ne se tinrent pas pour battus. Longeant le bord de la rivière, ils commencèrent, à l’aide de leurs pistolets d’arçon, à tirailler sur les navigateurs improvisés.

Ces pistolets étaient des armes assez imparfaites ; de plus la nuit, peu favorable aux exercices de tir, diminuait encore leur précision contestable. Aussi suffit-il à Bobèche de se rapprocher de l’autre berge pour se mettre hors de portée des ennemis.

Il plaisantait à voix basse les projectiles s’enfonçant dans l’eau à plusieurs mètres de l’embarcation, quand, tout à coup, un éclair jaillit d’un fourré situé sur la rive droite de l’Aisne, accompagne d’une détonation stridente.

Des acclamations retentirent parmi les poursuivants. Le bruit de leur mousqueterie avait attiré l’attention de soldats occupant le côté droit de la rivière.

Les fugitifs allaient être pris entre deux feux.

Si braves qu’ils fussent, les messagers de l’Empereur pâlirent.

Dans la hâte de la fuite, ils n’avaient songé qu’à jeter entre eux et leurs ennemis l’obstacle du profond cours d’eau. Ils avaient oublié que les renforts de Blücher, commandés par les généraux Bulow et Wintzingerode, étaient séparés du feldmaréchal par l’Aisne, dont ils occupaient la rive droite, tandis que lui-même était acculé à la rive gauche.

Et maintenant, de quelque côté qu’ils voulussent aborder, ils tomberaient au milieu de soldats des armées coalisées.

Tenir le milieu de la rivière, voilà tout ce qui leur était permis. Et encore. Les nouveaux adversaires, armés de fusils, apparaissaient beaucoup plus dangereux que les premiers.

Les détonations se succédaient, zébrant les berges sombres de flammes rougeâtres. Sur les eaux tintait un crépitement de projectiles ; grêle mortelle qui ne cessait pas un instant.

Les passagers du bateau seraient infailliblement atteints, si cette situation se prolongeait.

Soudain Espérat eut un cri :

— Un îlot !

En effet, une étroite bande de terre, couverte d’arbres, se montrait à peu de distance, partageant l’Aisne en deux bras.

La situation allait se compliquer. Quel que fût le passage choisi par les fugitifs, il serait beaucoup plus étroit que la partie de la rivière où ils se trouvaient à présent. Sur les rives, il se produisait un grouillement d’hommes. Les patrouilles errantes aux environs accouraient au son de la mousqueterie. Une fois engagée dans un des bras, la barque deviendrait une cible facile à atteindre.

Dans cette minute critique, Espérat ne perdit rien de son sang-froid :

— Abordons à la pointe de l’île.

— Aborder, pourquoi ?

— Pour la traverser à pied, en portant le bateau et maintenir ainsi la plus grande distance possible entre nos fusilleurs et nous-mêmes.

— Ah ! murmura Bobèche, avec toi les voyages sont charmants… ; on rencontre à chaque pas une surprise agréable.

Une balle, en trouant le bordage, coupa court à la plaisanterie commencée.

— Voilà qu’ils détériorent notre canot.

Penché à l’avant, Espérat ne sembla pas avoir entendu.

— La gaffe, demanda-t-il.

— La voici, fit le pitre en poussant la longue perche terminée par des crampons de fer.

Le jeune garçon s’en saisit :

— Attention, nous allons toucher. Il s’agit de sauter à terre et lestement.

Un choc léger se produisait à ce moment. La barque, avec un grincement léger, s’engrava dans une petite plage de sable.

— En avant, fit encore Espérat !

Et prêchant d’exemple, il bondit sur le sol ferme, traversa en courant l’espace découvert, large de quelques mètres, et disparut dans le fourré qui couvrait le reste de l’îlot.

Bobèche procéda de même ; pas assez vite cependant pour éviter d’être salué par une grêle de balles, lesquelles par bonheur ne l’atteignirent pas.

À plat ventre sur la terre, à la lisière du taillis, entendant siffler au-dessus d’eux les projectiles dont les ennemis couvraient l’île, les deux amis tinrent conseil :

— Nous sommes relativement en sûreté, déclara le pitre ; mais en somme notre position ressemble assez à celle de rats dans une souricière.

— Une souricière d’où l’on peut sortir.

— Oui, oui, en tirant la barque de l’eau. Seulement (Voilà, il y a le fâcheux seulement), pour réussir, il faut se montrer à découvert, et ces damnés Prussiens sont si maladroits qu’ils nous « cracheront » certainement un lingot de plomb dans les chairs.

Espérat secoua la tête :

— Non.

— Comment… non ?

— Regarde ce que je tiens à la main.

— La gaffe… ; tu n’as pas lâché la gaffe, et après ?

— Je vais accrocher les crampons dans le bordage ; l’extrémité de la perche atteindra presque la ligne des arbres.

— J’y suis ! Nous halerons le canot sans nous offrir comme cibles à ces affreux coquins.

Sans plus de discours, Milhuitcent, poussant devant lui la gaffe, rampa hors de son abri. Bien que la nuit fût claire, rien ne bougea. Sans doute, les ennemis n’apercevaient pas le jeune garçon aplati contre le sol, semblant faire corps avec lui.

Les crochets de fer s’implantèrent dans la pièce d’avant de l’embarcation ; Espérat, reculant doucement, se trouva allongé, les bras étendus dans le prolongement de la tige de bois. Ainsi ses pieds affleuraient les buissons qui abritaient le comédien.

— Bobèche ! appela-t-il à voix basse.

— Mon vieil Espérat !

— Peux-tu me saisir par les pieds sans te montrer ?

— Oui.

Le gamin sentit deux mains nerveuses se nouer autour de ses chevilles.

— Bien. Je tiens la gaffe, tu me tiens. Tire à toi, tout viendra.

— Parbleu, plaisanta le pitre, si je narrais sur les tréteaux cette façon de haler une chaloupe, les badauds me déclareraient fou à lier, mûr pour les cabanons de Bicêtre.

Mais en même temps il enroulait ses jambes autour du tronc d’un arbre, et s’étant assuré ainsi un point d’appui fixe, il opéra avec les bras une vigoureuse traction.

Espérat, la perche, le bateau se rapprochèrent de quelques centimètres.

— Bravo, fit encore Bobèche, l’appareil fonctionne ; continuons… Nous demanderons le monopole à l’Empereur… Navigation sur terre ; cela fera fureur, il y a si longtemps que les bateaux vont sur l’eau.

Il recommença.

L’attention des Prussiens n’avait pas encore été attirée. De temps à autre, une salve de coups de fusils partait de l’une ou de l’autre rive. Les balles passaient en volées sifflantes dans le taillis, mais rien n’indiquait que la barque « et ses accessoires » (ainsi le pitre désignait l’ensemble formé par la perche et son compagnon) fussent le point de mire des tireurs.

Milhuitcent était à présent sous le couvert, auprès du comédien ; l’embarcation, à demi hors de l’eau, appuyait son avant sur la grève avec la silhouette d’un cétacé échoué.

Le gamin se dressa sur ses pieds :

— Un effort sérieux, dit-il, il s’agit d’amener le canot dans le fourré, sans laisser à ces Prussiens le temps de l’avarier.

Et tous deux s’attelant à l’extrémité de la gaffe, s’élancèrent en avant.

Un long grincement de la quille glissant sur le sable, des exclamations sur les berges, puis une tempête de détonations, se produisirent.

— Trop tard, s’écria Milhuitcent… nous avons réussi.

Puis se rejetant à terre :

— Fais comme moi, Bobèche… et ne bougeons pas. Ils vont se figurer que nous traversons l’île et tireront en avant de nous.

En effet, la fusillade continua à crépiter, mais les projectiles n’arrivaient pas à l’endroit où les fugitifs se tenaient immobiles.

L’enfant avait pressenti le raisonnement des ennemis.

Peu à peu cependant les coups de feu s’espacèrent, se firent rares. Les soldats se lassaient de tirer sur l’îlot boisé, où il leur était impossible de juger de l’effet de leur mousqueterie.

La lune, qui à ce moment ne faisait qu’une courte apparition au-dessus de l’horizon, parcourait sa courbe descendante. Espérat la montra à son ami :

— Quand elle sera couchée, nous nous lèverons.

— Compris.

Et tous deux demeurèrent cois, les yeux fixés sur le disque argenté se mouvant avec lenteur dans le ciel parsemé d’étoiles.

Mais bientôt Bobèche s’agita en grommelant :

— Je gèle ici.

— Il gèle aussi ailleurs, riposta le jeune garçon.

— Possible, mais ailleurs cela ne me gêne pas.

Et avec une colère croissante :

— Ces gueux qui nous obligent à rester à plat ventre sur la terre par un temps pareil.

— Tu es libre d’allumer du feu et d’indiquer ainsi notre position.

— Appelle-moi idiot tout de suite.

— Je m’en garderais bien. Seulement tu es impatient… Or, un philosophe grec dont le nom importe peu, a dit cette parole mémorable : Il convient de supporter avec patience ce qui ne saurait être empêché.

— Au diable la Grèce et la philosophie ! La mienne… de graisse… se fige au contact de l’air.

— Touche à tout, railla Milhuitcent !

— Comment, touche à tout ? Que veux-tu dire ?

— Tu te plains du contact de l’air.

— Eh bien ?

— N’y touche pas.

Du coup, Bobèche se dérida :

— Ah ! maître Espérat, chuchota l’aimable comédien, tu profites des leçons, toi. Voilà une observation que ne désavouerait pas Galimafré lui-même.

— Alors tâche de riposter avec autant d’esprit que Bobèche en personne. La lune affleure l’horizon, elle nous regarde avant de nous souhaiter le bonsoir… Un peu d’esprit pour saluer son départ.

— Le moindre fourneau à esprit-de-vin ferait bien mieux mon affaire.

— Nous aurions dû emmener le pope, il t’en aurait fourni.

— Assez, assez, tes facéties me navrent ! Elles me prouvent que je suis incomplet. J’ai besoin des planches, des tréteaux pour être possédé de la verve comique. Ici, dans cette île déserte, entre des rives trop populeuses, je ne suis qu’un morne Robinson, et cela me vieillit terriblement, car le héros de Daniel de Foe, vit le jour, si je ne m’abuse, en 1719.

— Monsieur désire embrasser la profession de centenaire ? demanda gravement Espérat.

Bobèche ne répondit pas à la question.

Étonné, le jeune garçon le considéra. Le pitre, appuyé sur ses coudes, regardait dans la direction du rivage.

— Qu’est-ce ?

— Je n’en sais rien. Mais les Prussiens doivent manigancer quelque chose contre nous.

— Pourquoi supposes-tu cela ?

— D’abord, il y a au moins un quart d’heure qu’ils s’abstiennent de canarder l’îlot.

— Ils nous croient morts, peut-être.

— En ce cas, ce sont nos cercueils qu’ils préparent. Regarde là bas, près de ce bouquet d’arbres, ces ombres qui s’agitent.

— Je vois.

— Eh bien,… dans quel but cette agitation ?

— Ah ! cela… je l’ignore.

— Et moi, je m’en inquiète.

Tous deux restèrent en observation. Sur la rive droite les ennemis préparaient évidemment quelque chose. On distinguait des silhouettes humaines allant, venant, se réunissant en un point, pour repartir de nouveau.

Mais l’ombre des arbres, près desquels se passait la scène, empêchait de discerner à quel travail se livraient les soldats.

Bientôt d’ailleurs tout mouvement cessa, les Prussiens disparurent, et la berge reprit son apparence déserte.

Cependant la lune avait poursuivi sa route céleste. Elle disparut sous l’horizon, l’obscurité envahit la surface de la terre.

— Transportons notre canot, fit alors Espérat. Grâce aux ténèbres enfin revenues, nous allons glisser entre les doigts de ces bélitres.

Se plaçant à l’avant du bateau tandis que son ami soutenait l’arrière, tous deux se mirent en marche.

Ils allaient lentement, contournant les arbres, les buissons, s’arrêtant lorsqu’une branche morte craquait sous leurs pieds.

Précaution superflue, car le murmure confus de la rivière ne devait pas permettre aux hommes campés sur le rivage d’entendre ce bruit léger.

Enfin ils atteignirent l’extrémité de l’île, tournée vers l’aval du cours d’eau. Ici, les buissons croissaient jusqu’au bord et de hauts roseaux prolongeaient la terre ferme.

— Sauvés, dit joyeusement Bobèche. Dans deux minutes, la barque sera à flot, nous dedans, et bonsoir la compagnie… Robinson rentre à son domicile.

Mais il achevait à peine qu’une exclamation de rage échappait à Espérat.

Sur les deux rives, des lumières venaient de s’allumer soudain. Elles grandissaient, élargissaient leur zone de clarté… Les Prussiens avaient enflammé des bûchers de bois sec. C’était à cela qu’ils travaillaient tout à l’heure.

Les flammes dardaient leurs langues vers le ciel. Les eaux de l’Aisne reflétaient leur teinte rouge, éclairées jusqu’au milieu du courant comme en plein jour.

Les fugitifs n’avaient pas été seuls à calculer l’instant où la lune cesserait de répandre sa lueur. Leurs ennemis y avaient songé également, et se rendant bien compte qu’à la faveur de l’obscurité les Français leur échapperaient, ils avaient remplacé l’astre absent par des foyers embrasés.

Peindre la colère, la déception des deux amis est impossible. Ils se

trouvaient bloqués sur une langue de terre de cent pas de long, cernés à la fois par l’eau et par les hommes.

La nuit s’avançait, le jour viendrait bientôt, et alors tout serait perdu. Les soldats se procureraient bien quelque bateau aux environs. Ils aborderaient dans l’îlot… Certes Bobèche, Milhuitcent, ne se laisseraient pas faire prisonniers ; ils lutteraient jusqu’à la mort ; mais leur mission ne serait pas remplie, cette mission à laquelle Napoléon attachait assez d’importance pour la confier au jeune garçon, dont l’ardent dévouement lui était bien connu.

Et si, par suite de leur insuccès, Soissons se rendait. Si la géniale combinaison de l’Empereur était déjouée,… que deviendrait-il lui, le géant couronné, que deviendrait la France ?

Les mains crispées sur son crâne, Espérat se demandait ces choses. L’imagination faisait bouillonner son cerveau, l’amenant à la folle exaspération du désespoir.

— Oh ! dit-il tout à coup, j’arriverai à Soissons, dussé-je y aller à la nage.

Bobèche haussa les épaules :

— À la nage… c’est loin ; puis, au bout de cinq minutes, saisi par le froid, tu serais obligé de gagner le bord, de te rendre à ces gueux d’alliés, à moins que tu ne préfères te laisser couler.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Mais alors, que faire ?

— Cherchons !

— Oui… tu as raison, cherchons, cherchons ; il faut que nous trouvions.

Que de solutions folles, de projets abandonnés avant d’être conçus, se confièrent les jeunes gens !

Les heures passaient et aucune idée pratique ne se présentait à leur esprit.

Elle était tombée la colère qui grondait naguère dans le cœur d’Espérat. Un morne silence succédait aux phrases nerveuses qui toutes avaient reçu la même réponse.

— Impossible, pour telle et telle raison.

Le gamin se sentait enchaîne par la fatalité. Ce n’était pas encore le découragement qui le tenait, mais un abattement lourd, annonçant l’approche de la minute où le courage le plus ferme chancelle.

Depuis une demi-heure, les amis n’avaient pas échangé une parole. Assis auprès du canot, la tête enfouie dans leurs mains, ils pressuraient leurs cerveaux lassés, essayant en vain d’en faire jaillir le moyen inconnu de continuer leur route.

À un instant, les mains d’Espérat s’abattirent sur ses genoux, comme si elles avaient été trop pesantes pour ses bras, et le gamin montra sa face, crispée, sur laquelle roulaient des larmes de rage et d’impuissance.

Il resta quelques secondes ainsi, tel une statue de la douleur ; puis par degrés son regard trouble se clarifia. Il tourna la tête dans tous les sens, semblant se demander s’il n’était pas le jouet d’un rêve.

Se soulevant sur les genoux, il se pencha en avant ; ses yeux se portèrent alternativement sur les deux berges et s’emplirent d’un rayonnement.

— Bobèche, fit-il d’une voix tremblante.

Le pitre tressaillit, arraché à ses réflexions pénibles.

— Que veux-tu ?

— Tu vois les bûchers des Prussiens ?

— Je ne les vois que trop…

— Mais ne remarques-tu pas… ?

— Quoi ?

— Qu’ils sont moins éclatants.

— Moins… ?

Bobèche se mit sur les genoux comme son interlocuteur, et après une minute de silence.

— Ma foi, grommela-t-il,… si,… il me semble. On dirait qu’une étoffe légère est interposée entre la flamme et nous.

— C’est cela… c’est cela.

— Mais qu’est-ce que cela fait ?

— Le brouillard de la rivière se lève.

— Le brouillard ?

— Il va s’épaissir aux approches du jour… et peut-être…

Le visage du pitre s’épanouit :

— Peut-être, veux-tu dire, il deviendra assez opaque pour couvrir notre fuite.

— Oui.

Le cœur battant, les messagers de l’Empereur se turent. Espérat ne s’était pas trompé. Peu à peu, des fumées légères traînèrent à la surface de l’eau pour s’élever ensuite lentement dans l’air.

Au bout de vingt minutes, il ne pouvait plus y avoir de doute ; le brouillard matinal se formait. D’instant en instant la clarté des foyers ennemis diminuait, se perdant au milieu des flots cotonneux de la brume.

Les berges devinrent imprécises, puis ne furent plus qu’une ligne grise, puis disparurent complètement.

— À Soissons, commanda alors Milhuitcent d’une voix frémissante.

La barque fut mise à flot. Tous deux y prirent place, et, se maintenant au milieu de la rivière à l’aide de la gaffe, ils s’abandonnèrent au courant, protégés par le manteau blanc du brouillard.