La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch13
CHAPITRE XIII
Veni, vidi, vici… victoriaque fugit
Espérat et Bobèche gardaient le silence.
Cramponnés aux barreaux du soupirail, ils regardaient, attendant le miracle, le prodige qui rendrait Soissons aux Français, qui assurerait le triomphe du pays envahi.
Dans le tumulte de leurs pensées, il leur était impossible de s’exprimer. Leurs yeux seuls, se rencontrant parfois, leur disaient l’anxiété partagée.
Et cependant les minutes s’écoulaient.
Une à une elles naissaient et tombaient dans le passé, telles des éphémères dont l’existence se traduit par quelques coups d’ailes.
Trois heures et demie.
Qu’est-ce donc ? Un bruit cadencé de troupe en marche retentit dans la rue des Cordeliers. Il se rapproche, s’enfle.
Quoi ? C’est déjà l’ennemi.
Oui. Wintzingerode, à la tête de deux bataillons d’infanterie prussienne, paraît sur la place.
Un murmure irrité part des rangs des Polonais. En un moment, les braves gens se sont reformés, et les mains crispées sur leurs armes, les sourcils froncés, ils interrogent du regard leur chef, le colonel Kozynski.
Celui-ci s’est avancé vers Wintzingerode :
— Trois heures et demie, dit-il d’une voix tonnante. Vous êtes trop pressé, Monsieur. Nous ne devons nous retirer qu’à quatre heures.
— Encore vous ? fait brutalement le général ennemi.
— Toujours.
— Vous ne prétendez pas nous empêcher de passer. La ville a capitulé et…
— Elle est à nous jusqu’à quatre heures.
Puis se tournant vers ses soldats, pris par le désir rageur de la bataille :
— Apprêtez… armes ! rugit-il.
Les fusils sonnent dans les mains joyeuses… Le sourire reparaît sur les traits des grognards.
Wintzingerode bondit en avant :
— C’est de la démence ; vous n’allez pas engager une lutte inutile.
— La place nous appartient durant vingt-cinq minutes encore.
— Qu’importe un pareil laps ?
— Retirez-vous !
— Prenez garde !
— Prenez garde vous-même, général. Si vous ne vous retirez pas, je commande le feu. Considérez mes hommes ;…jamais ordre ne leur aura causé plus de plaisir.
À sa lucarne, Espérat halète, la poitrine étreinte par une indicible émotion. Bobèche pâle, frissonnant comme lui, murmure d’une voix étranglée :
— Si les Prussiens pouvaient s’entêter ; si le conflit éclatait, tout serait sauvé !
Un instant, les prisonniers crurent qu’il allait en être ainsi.
Le cœur bondissant, ils répétaient, les mains unies :
— Pourvu qu’ils ne cèdent pas !
Hélas ! tout devait être contre la France ce jour-là. L’arrogance prussienne elle-même plia.
Wintzingerode très calme, consulta sa montre, s’inclina devant le colonel Kozynski :
— Votre observation est juste, Monsieur, dit-il seulement. Il est de mon devoir d’éviter l’effusion du sang.
Après quoi, il s’adressa à ses officiers :
— En arrière, Messieurs.
Un demi-tour à droite, et la colonne ennemie s’éloigna, disparut dans la rue des Cordeliers, d’où elle était sortie tout à l’heure.
Le silence se rétablit sur la place. Les Polonais, appuyés sur leurs fusils, reprirent leurs réflexions moroses ; le factionnaire préposé à la surveillance des prisonniers recommença sa promenade.
Vingt-cinq minutes d’horreur, d’anxiété éperdue, de désespoir sans nom. Puis lentement, ainsi qu’un glas, quatre heures sonnent.
Et les tambours battent, et les Polonais se forment en colonne, tandis que les Prussiens reparaissent à l’angle de la rue des Cordeliers.
Moreau, qui, à ce moment encore, semble ne pas comprendre l’horreur de sa capitulation, accourt à cheval.
Derrière lui roulent pesamment quatre pièces de campagne que Bulow l’a autorisé à emmener.
Il lève son sabre.
Kozynski répète ce mouvement.
Des ordres brefs passent dans l’air, un roulement de tambours retentit, la colonne française s’ébranle, défile, quitte la place.
Et Espérat, Bobèche sanglotent. Tout est fini ! tout est perdu !
Les Prussiens sont toujours dans la rue des Cordeliers. On dirait qu’ils n’osent pas aller plus avant, dans cette ville qu’ils n’ont pas enlevée d’assaut, mais que l’intelligence obtuse d’un homme indigne de son grade leur a livrée.
Pourtant, au bout d’une demi-heure, ils se décident.
À présent, la garnison française est hors de la ville. Elle défile sur la route de Paris, laissant en arrière la suprême espérance de la patrie.
Tout est fini. Tout est perdu !
Soudain un bruit sourd, un grondement continu retentit au loin.
Les captifs, les Alliés tressaillent. C’est le canon qui tonne.
— C’est Lui ! balbutie Espérat.
Le jeune garçon ne se trompe pas. Napoléon pousse devant lui les régiments apeurés de Blücher.
Il rétrécit le cercle de fer dont il les a entourés ; il les conduit vers Soissons, assuré de les écraser entre ses baïonnettes et les remparts de la ville.
Pour lui, l’armée de Silésie n’existe plus. Il va porter le coup mortel à l’invasion ; il va délivrer la France ; il va rejeter au delà du Rhin ces souverains conspirateurs du Tugendbund, qui ont comploté de ramener la patrie aux frontières de la monarchie.
Les officiers d’état-major galopent dans la plaine, chargés de ses ordres. Lu joie du maître se répand, sur eux, illumine leur physionomie.
Quelle est l’idée de l’Empereur ? Ils l’ignorent ; mais à son allure, à son aspect, à son accent, ils devinent qu’un acte décisif se prépare.
Quand, le grand victorieux daigne rire, l’ennemi est perdu.
Les soldats sentent eux-mêmes qu’une grande chose s’accomplit ; l’âme de l’incomparable meneur d’hommes pénètre les combattants, flotte dans la fumée, dans les plis des étendards claquant au vent.
On ne marche plus à la victoire ; on y court, on y vole. Les obstacles sont franchis, les résistances brisées, en apparence sans effort.
Les conscrits égalent les vétérans.
Et l’on avance, l’on avance toujours, refoulant les bataillons prussiens. Là-bas, cette ville que l’on aperçoit au bout de la plaine, c’est Soissons.
Napoléon adresse un salut de la main à la vieille cité, dont les murailles vont voir l’anéantissement de l’armée de Silésie.
Tout à coup une pâleur livide couvre sa face.
Sur les remparts, des canons allongent leurs gueules de bronze… Ces canons viennent de s’empanacher de fumée ; ils crachent des boulets qui tracent des sillons sanglants dans les rangs français.
Ah ! çà, la garnison de la ville est frappée de folie !… Elle ne reconnaît plus les soldats de l’Empereur !
Mais une seconde, une troisième salve retentissent. Plus de doute, Soissons est au pouvoir de l’ennemi !
Captifs dans la cave où on les a oubliés, Bobèche et Espérat, versant des larmes de sang, ont entendu tous les bruits de la bataille. Au son, ils ont suivi les péripéties du combat.
Maintenant ils voient défiler l’armée vaincue de Blücher.
C’est la déroute qui passe.
Dragons, fantassins, hussards, artilleurs confondus, traversent la ville comme une avalanche de terreur. Des furieux déchargent leurs armes contre la façade des maisons, cherchant à faire du mal à ces Français, dont les troupes ont si vaillamment malmené l’envahisseur.
Une femme qui a eu l’imprudence d’ouvrir sa fenêtre, sans doute une de ces bourgeoises économes et pratiques, toujours prêtes à acheter d’une acclamation la clémence de l’ennemi, est tuée d’une balle.
Des garçonnets, surpris au milieu d’une partie de marelle, par la soudaine arrivée de grenadiers poméraniens, sont passés au fil de la baïonnette.
Du sang, du crime, des rugissements de rage, des appels déchirants… Tout cela se confond, sonne, bourdonne dans la ville, autour de laquelle hurle la canonnade de deux cents bouches à feu.
Puis le vacarme redouble.
Les troupes de Blücher, divisées en trois colonnes, dont deux ont contourné les murailles, tandis que la dernière se frayait une route à travers les rues de Soissons,… les troupes de Blücher franchissent le pont jeté sur l’Aisne.
Il faut leur donner le temps de gagner l’autre rive. Une division se sacrifie pour le salut du plus grand nombre. Elle occupe les retranchements et engage un combat meurtrier avec l’avant-garde de Napoléon qui veut reprendre la cité.
On dirait être au centre d’un orage furieux. Les boulets ricochent à l’angle des maisons, trouant les murs, abattant les toitures.
Ah ! ah ! ces lâches individus qui ont trouvé naturelle, raisonnable, la capitulation, doivent faire de singulières réflexions à cette heure. L’assaut de Bulow, de Wintzingerode n’aurait pas eu de résultats plus funestes que celui des troupes françaises, obligées par quelques couards à emporter une place forte au soir d’une victoire en rase campagne.
Pleurez, lâches ! Pleurez, égoïstes ! Pleurez, fourmis économes, en qui un sac d’écus tient la place du cœur… Vous avez perdu la France, et vous n’avez pas sauvé pour cela vos infimes bicoques !
— En avant ! En avant !
Ce cri français éclate en fanfare dans les rues ensanglantées. Les grenadiers de la garde sont là.
Au pas de charge, ils chassent devant eux les derniers Prussiens affolés… Les voici sur cette place où tantôt Kozynski pleurait.
— En avant ! En avant !
— Camarades… délivrez-nous, répondent des voix brisées.
C’est Espérat, c’est Bobèche qui appellent.
Des soldats viennent au soupirail, interrogent. D’autres enfoncent les portes closes du logis, ouvrent celles des caves.
Les prisonniers sont libres.
— Où est l’Empereur ? tels sont leurs premiers mots.
— À la porte de Château-Thierry, il nous suit.
— Bien, merci.
Et, laissant leurs libérateurs, les deux jeunes gens se précipitèrent vers l’endroit où ils pensaient rencontrer Napoléon.
Les soldats ne les avaient pas trompés.
L’Empereur était là, interrogeant, les sourcils froncés, le maire de la ville courbé en deux devant lui.
La nuit tombait. Des cuirassiers avaient allumé des torches et, sous leur lueur rougeâtre, le visage du Maître prenait une apparence terrible, fantastique.
Son regard d’aigle distingua Espérat dans la foule.
D’une voix brève, il prononça :
— Milhuitcent !
Et les soldats, les habitants s’écartèrent, laissant le chemin libre au fils adoptif de M. Tercelin.
Napoléon fixa longuement les yeux sur lui, puis d’un ton glacial :
— Tu vis…, et Soissons s’est rendu.
— Après que le général Moreau m’eut fait jeter en prison avec mon ami Bobèche, répliqua le gamin sans courber la tête sous le reproche immérité.
— En prison, toi ?
— Oui… Parce que je sommais le gouverneur de déchirer une capitulation honteuse.
Une ombre de tristesse voila la figure de l’Empereur, et d’un accent adouci :
— Pauvre enfant… Venez avec moi, mes amis… Vous me direz ce qui s’est passé.
Il poussa son cheval. Les habitants se rangèrent, et lentement, escorté par les cuirassiers porteurs de torches, les jeunes gens marchant auprès de sa monture, il gagna l’hôtel du Gouvernement.
Là il entraîna les deux amis dans une salle, s’y enferma avec eux :
— Parle maintenant, Espérat, parle, je t’écoute, mon enfant.
Milhuitcent obéit. Il dit son voyage, son arrivée à Soissons, son entrevue avec le général Moreau.
Napoléon l’interrompit une seule fois pour murmurer :
— Le nom de Moreau m’a toujours été fatal.
Il faisait ainsi allusion au général Moreau, passé au service de l’Europe coalisée, et qu’un boulet français, tardive vengeance, avait tué en 1813.
Le récit achevé, il demeura pensif. Douloureusement il proféra enfin :
— Veni, vidi, vici… Sed victoria fugit.
L’émule de César se révélait une dernière fois. Après le grand capitaine romain, il pouvait s’écrier :
— Je suis venu, j’ai vu, j’ai tenu la victoire !
Et par la faute d’un incapable, il était contraint d’ajouter :
— Mais la victoire s’enfuit.
Sans doute en son esprit s’établit ce rapprochement entre César et lui-même… une larme brûlante roula sur sa joue, larme de colère, d’impuissance devant la destinée.
À ce moment même, les soldats, ignorants du désastre enclos dans le triomphe momentané, comme un ver caché au sein d’un fruit, se promenaient par la ville illuminée, balançant leurs shakos, bonnets à poil, casques au bout de leurs armes, en criant :
— Victoire ! Vive l’Empereur !
Les cris parvenaient, amère ironie, à celui qui gémissait :
— La victoire a fui !