Aller au contenu

La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch15

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 323-326).


CHAPITRE XV

L’Église du Saint-Voile.


Le pope avait conté ce qu’il savait. Le désastre était plus grand encore. Lorsque Lucile avait paru à la fenêtre du presbytère, Enrik Bilmsen, les commissaires du Congrès, présents à la scène, avaient fait reposer les armes au peloton d’exécution.

Puis ils s’étaient rendus auprès de la jeune fille, et Enrik l’obligeant à regarder sur la place, lui montrant Marc Vidal debout en face des soldats, lui avait dit :

— Jurez sur la croix d’être ma femme, et il ne mourra pas.

Affolée elle avait juré.

Alors, le capitaine fut reconduit à sa prison.

Pour elle, on la ramena à l’hôtel des Cloutiers, d’où Espérat l’avait tirée naguère.

Enrik, rassuré par sa promesse, s’était empressé de communiquer les papiers de Joséphine à M. de Metternich qui, enflammé de colère à leur lecture, avait cessé brusquement de pousser à la conciliation. Dans une entrevue orageuse, le diplomate autrichien décida l’Empereur François à oublier que sa fille Marie-Louise était impératrice de France. Schwarzenberg, en vertu d’ordres formels, se porta sur Troyes, puis sur Arcis, avec toute l’armée de Bohême. Les soldats disparurent de Châtillon et des environs.

Quelques détachements demeurèrent seuls pour garder le prisonnier de la ferme Éclotte, la captive de l’hôtel des Cloutiers.

Les jours s’écoulèrent. Lucile reculait sans cesse l’exécution de son fatal engagement ; mais les événements se précipitaient. Le Congrès se séparait, Caulaincourt rentrait à Paris, les délégués de la Sainte-Alliance rejoignaient leurs souverains respectifs.

Bilmsen, resté seul à Châtillon, instamment rappelé par M. de Metternich qui suivait l’armée en marche sur Paris, Bilmsen résolut de précipiter le dénouement.

Il se présenta devant Lucile, et lui annonça que si le lendemain, dernier délai, elle ne l’accompagnait pas à l’autel, il lui serait impossible de retarder davantage la mort de Vidal.

Et Mlle de Rochegaule consentit à l’hyménée.

Le jour vint où d’Artin la fit vêtir en mariée, la poussa dans une voiture où se trouvaient déjà des témoins.

Dans la rue régnait une animation inaccoutumée. Les habitants étaient tous dehors.

Ils voulaient voir cette Française que l’on contraignait à épouser l’Allemand Enrik Bilmsen.

Ils saluaient ce carrosse d’hyménée comme un char mortuaire, ayant l’impression qu’il contenait une âme morte. Confusément, à travers les glaces, Lucile voyait cela. Mais le sens des démonstrations demeurait caché pour elle.

Immobile, raide, le faciès d’une statue, figée en une attitude froide et fatale, on eût dit qu’elle était absente, étrangère à tout ce qui se passait.

Pourtant, en arrivant sur la place du Saint-Voile, elle eut une lueur.

Au milieu de l’espace libre, un groupe de cavaliers entourait un homme à pied, et cet homme portait l’uniforme des soldats de Napoléon.

Elle le reconnut :

— Marc Vidal, murmura-t-elle.

— Lui-même, répondit d’Artin. Savez-vous ce qu’il fait là, auprès d’un cheval tout sellé ?

Elle fit un effort pour fixer sa pensée et d’une voix mourante :

— Non.

— Je vais donc vous l’apprendre. On vous a promis sa vie contre votre consentement à un mariage que désire le roi.

— Je me souviens.

— Eh bien, à l’instant même où vous aurez prononcé devant le prêtre le : Oui, qui vous liera pour toujours, cet officier montera à cheval et sera libre.

Lucile baissa la tête et ne parut plus s’intéresser aux choses extérieures.

Dans la vieille église, peu de monde. Assis sur le siège réservé au fiancé, Enrik Bilmsen, le visage rayonnant sous ses cheveux blond pâle, portait un costume de voyage. Cette infraction aux règles usitées en pareil cas rappelait qu’aussitôt après la cérémonie, les époux seraient emportés par une chaise de poste vers Montereau, où M. de Metternich avait mandé son secrétaire, toute affaire cessante[1].

Guidée par d’Artin, Lucile prit place à côté de l’Allemand.

Et le vieux curé du Saint-Voile parut, accompagné des enfants de chœur et du clergé de l’église.

La messe commença.

En bourdonnement confus, les versets frappaient les oreilles de la jeune fille. Les tintements de la sonnette sacrée, les fumées d’encens, tout se confondait dans sa tête.

L’instant de l’échange de l’alliance arriva.

Elle n’eut point de révolte, point de résistance dernière. Rien ne la tira de son morne abattement.

L’anneau fut passé à son doigt.

Elle était mariée.

Alors le suisse, debout à deux pas des époux, leva la haute canne qu’il tenait à la main.

Un homme, qui semblait attendre ce mouvement, traversa l’église, et parvenu sous le porche, cria au dehors :

— Laissez aller.

Un murmure, parti de la place, répondit et pénétra avec une bouffée de vent dans le temple, ainsi qu’un gémissement.

C’était la foule qui prenait part à l’hyménée d’Enrik Bilmsen.

Comme l’avait annoncé le vicomte d’Artin, presque aussitôt, un bruit de galop se fit entendre. Marc Vidal venait d’être autorisé à monter en selle et à quitter Châtillon.

Le cœur brisé, l’officier avait obéi et, déchirant les flancs de son cheval de coups d’éperons rageurs, il l’avait lancé à toute vitesse sur la route de Bar-sur-Seine.

Par cette ville, par Bar-sur-Aube et Brienne, le capitaine allait essayer de rejoindre l’Empereur.

Et tandis que sa monture galopait furieusement, tandis que le vent lui fouettait le visage, Marc Vidal murmurait avec une énergie désolée :

— Tout meurt, la France, la tendresse… Moi aussi je veux mourir.

  1. Correspondance intime de M. de Metternich.