La Mort de l’Empereur/01

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Frédéric Masson
La Mort de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 48-72).
LA MORT DE L’EMPEREUR

LA MALADIE


I. — LE DOCTEUR O’MEARA.

Lorsque l’Empereur quitta la France, le 15 juillet 1815, on peut s’étonner qu’il n’eût près de lui aucun médecin français, mais on ne saurait l’en rendre responsable. Le Service de santé durant les Cent jours avait été quelque peu désorganisé. Le baron Corvisart, soit qu’il se sentit gravement atteint, soit qu’il voulût éviter de se compromettre, avait formellement décliné l’honneur de reprendre sa place de premier médecin, et l’avait tacitement signifié à Napoléon, en paraissant au lever dans le costume de l’Institut, et non dans celui de son emploi. Il avait alors été remplacé officiellement par le docteur Foureau de Beauregard.

C’était un élève de Corvisart qui l’avait distingué et poussé, et qui l’avait pris dans son service. Il avait l’âge canonique, sortait d’une honorable famille bourgeoise du Poitou, et, s’il aimait à parler, parlait bien et ne manquait pas d’aplomb. Nommé en 1810 pour remplacer Guillonneau, un des quatre médecins de la Maison et de l’Infirmerie impériale, servant par quartier, aux appointements de 8 000 francs par an, il n’aurait point, sans des circonstances exceptionnelles, approché l’Empereur qui avait toujours avec lui Yvan, son chirurgien ; mais, au cas qu’il fût indisposé et qu’il eût besoin de soins médicaux, il les recevait du médecin de l’Infirmerie. Durant la campagne de 1814, si dure, Foureau ne quitta l’Empereur ni le jour, ni la nuit, et il se trouva près de lui à Fontainebleau, où il fut inscrit pour 30 000 francs sur la liste des gratifications que garantissait le traité, et que le gouvernement de la Restauration refusa de payer. Il suivit l’Empereur à l’Ile d’Elbe où il entra naturellement dans sa confidence, ne fût-ce que par l’habitude de la consultation quotidienne et par l’absence d’interlocuteurs. Foureau accompagna l’Empereur en France, faisant les étapes comme un soldat, et risquant, comme les autres, sa vie dans l’aventure. Il fut fort utile à l’Empereur auquel, pour le moins à Grenoble et à Lyon, il conseilla des prescriptions qui lui permirent, non pas de vaincre la fatigue, mais de la supporter. A l’arrivée à Paris, il dut encore ordonner des remèdes contre une agitation nerveuse qui prohibait le sommeil. Ayant été premier et même unique médecin à l’Ile d’Elbe, il resta officiellement Premier médecin pendant les Cent Jours, mais l’on n’a point de certitude qu’il ait suivi dans la campagne de Belgique. En effet, il avait été élu à la Chambre des représentants, par l’arrondissement de Louhans, et l’Empereur tenait si fort à ce qu’il siégeât que, lorsqu’il quitta Malmaison pour Rochefort, il enjoignit à Foureau d’achever la session. On sait comme elle fut interrompue. Dès qu’il fut libre, Foureau s’évertua de rejoindre son maître ; sur le moment, il ne put y parvenir, mais il se rendit en Italie, se mit en rapports avec la partie de la Famille qui y vivait, et se tint constamment à la disposition de l’Empereur. Ce ne fut point sa faute, si le cardinal Fesch et Madame l’écartèrent avec un dédain qui, jusqu’aux révélations de la princesse Pauline et de Planât, avait paru incompréhensible.

Foureau était le seul médecin qu’on eût pu désirer pour l’Empereur. Au moins, le connaissait-il, avait-il l’habitude de sa santé, avait-il étudié les ressources de sa constitution, avait-il sur lui assez d’influence pour l’obliger à quelque peu d’exercice. Mais, à défaut de Foureau, et en attendant qu’il rejoignit, on avait eu l’idée de lui fournir un suppléant. Trois jours avant que l’Empereur partît de Malmaison, Corvisart amena un autre de ses élèves, un nommé Louis-Pierre Maingault, jeune praticien de trente-deux ans, tout nouvellement docteur. Il était établi au n° 42 de la rue du Four-Saint-Germain. Napoléon, à ce moment, pensait qu’il lui serait loisible de passer aux Etats-Unis et de s’y installer. Cela convenait à merveille à Maingault, qui avait à recueillir outre-mer la succession d’un oncle, et qui se trouva fort aise de voyager aux frais de l’Empereur, avec un traitement annuel de 12 000 francs.

Mais quand, à Plymouth, il apprit que l’Empereur n’allait pas aux Etats-Unis, il déclara qu’il ne le suivrait pas, même pour quelques mois ; il demanda à être débarqué pour revenir en France, et il réclama des agents du Gouvernement anglais qu’ils lui en facilitassent les moyens. Vainement, le grand-maréchal lui représenta l’embarras dans lequel il allait mettre l’Empereur, « puisqu’il n’y avait près de Napoléon aucun autre officier de santé, ni pharmacien que lui, et que c’était la pharmacie de l’hôpital qui avait fourni tous les médicaments dont lui seul avait la disposition, » Vainement lui montra-t-il que l’Empereur ne pouvait plus faire appel à aucun médecin français, et qu’il allait se trouver seul, sans aide, sans secours, au bout du monde ; vainement, l’amiral anglais insista et signifia-t-il à Maingault l’opinion que le monde ne manquerait pas de prendre sur lui ; il répondit à tous que « son engagement avec Napoléon n’était que verbal, » et que, dans ces conditions, il était libre.

On le fit donc passer du Bellérophon sur l’Eurotas où étaient réunis ceux auxquels le Gouvernement anglais refusait de suivre l’Empereur ; mais, tandis que ceux-là allaient et venaient de la frégate au vaisseau où ils étaient bien accueillis, et où ils avaient été admis à saluer l’Empereur, Maingault était exclu, et, au départ, il ne reçut ni de Napoléon, ni de qui que ce fût, aucun certificat : « Il s’en étonna, mais qu’eût-on certifié ? »

Ainsi, par l’absence de Foureau, et par la défection de Maingault, l’Empereur, à la veille d’être déporté dans une ile tropicale, s’est trouvé privé de tout secours médical que pût lui administrer un compatriote dont l’éducation et la science pussent inspirer quelque confiance. Nul ne sera là pour le conseiller sur l’hygiène à suivre, sur la méthode de vie à choisir, sur l’exercice à prendre, sur les régimes à adopter. Il y a des règles auxquelles Corvisart et ses élèves l’ont habitué, il y a des remèdes qu’il connaît, et dont la saveur ne le surprend pas : mais, autrement, sur l’avis de Corvisart, il rejette immédiatement tout ce qui surprend son goût. C’est la précaution qui, durant son règne, l’a constamment préservé du poison. C’est en même temps le plus grave obstacle à toute médication raisonnée.

Les médecins français défaillant. Napoléon veut tout de même, avant son départ, engager un médecin quelconque, un individu qui porte au moins le titre de médecin, et qui puisse figurer sons ce vocable dans sa maison. On a pris alors des impressions assez confuses sur la science médicale. On met au même rang, le docteur, de quelque faculté que ce soit : celui de Paris, celui de Montpellier et celui de Pise ; presque sur le même plan, le chirurgien, le barbier et le médecin ; l’on se remet à l’apothicaire pour de légères opérations ; et la confiance qu’on entretient aux « remèdes de bonne femme » tue la foi dans la médecine. On n’avait point Foureau, on n’avait point Maingault : on prit O’Meara.

C’était un garçon de vingt-neuf ans : Barry-Edouard O’Meara, intelligent, actif, parlant assez correctement l’italien, comme nombre d’officiers britanniques que des séjours prolongés dans les îles et sur les côtes de la Méditerranée avaient familiarisés avec la langue. Touchait-il par quelque point à des O’Meara qui, répandus, avant la Révolution, dans les régiments irlandais au service de France, y firent une carrière souhaitable ? Cela est douteux. Il n’avait même pas les mêmes armoiries. Il était d’une famille qui fournit, dit-on, des médecins distingués, parmi lesquels Vermot Meara. Son père, Jeremiah, se disait « membre de la profession légale, » et le vague de cette appellation ne donne guère confiance à la place qu’il occupait. Barry a dit « qu’il était un ancien et respectable officier qui avait servi de longues années avec Lord Barrington en Amérique, et qui avait reçu du roi George III une pension pour avoir arrêté deux chefs d’une bande de rebelles armés dans le Nord de l’Irlande. » Sa mère, née Murphy, était la sœur d’un Edmund Murphy, maître ès arts de Trinity College à Dublin, et recteur à Tarbaragham au comté D’Armagh.

Barry a prétendu qu’après avoir étudié sa profession pendant quelques années, il avait suivi les cours qu’on professait à Trinity College et au Collège Royal des Chirurgiens à Dublin, Son nom ne se trouve sur les listes d’aucune de ces institutions. Il a dit ailleurs, sans qu’il ait davantage donné de garanties, qu’il avait étudié à Londres. Ce qui est certain, c’est qu’à dix-huit ans, en 1804, il fut nommé aide-chirurgien au 62e régiment qu’il suivit en Sicile, en Calabre et en Egypte. Se trouvant à Messine, après l’évacuation du fort de Scylla, il servit de témoin, dans un duel, à l’un de ses camarades d’école, pour quoi lui et son client furent renvoyés de l’armée. Mais ils furent l’un et l’autre agréés tout de suite dans la marine. Aide-chirurgien à bord du schooner l’Aventure, chirurgien sur la chaloupe de guerre la Sabine, O’Meara passa ensuite sur le Victorious, l’Espiègle, le Goliath et le Bellérophon. Sur ces deux derniers navires, il fut aux ordres du capitaine Maitland, qui le prit en gré, et le lui témoigna. Sur le Bellérophon, où Maingault, immobilisé par le mal de mer, était incapable de donner des soins à plusieurs des passagers que la traversée éprouvait, O’Meara le suppléa et dut plusieurs fois rendre compte à l’Empereur. Celui-ci, n’ayant aucun moyen d’engager un médecin, soit en France, soit en Angleterre, pensa à ce chirurgien du Bellérophon, le seul homme de l’art qu’il put atteindre. Pressenti par le duc de Rovigo, recommandé d’abord par Maitland, puis par lord Keith, amiral de la Rouge, « convaincu que le Gouvernement désirait vivement que Napoléon fût accompagné d’un chirurgien de son propre choix, » O’Meara, avant d’accepter, posa ses conditions. Il exigeait premièrement l’exprès consentement de ses chefs ; il pourrait, si l’emploi ne lui convenait pas, le quitter, à condition de prévenir à l’avance ; son temps de service près de Bonaparte lui compterait comme service actif dans la marine de Sa Majesté ; sous aucun rapport, il ne serait considéré comme dépendant de Bonaparte ou payé par lui, mais comme officier anglais, employé et payé par le Gouvernement britannique.

O’Meara réclamait de lord Keith ces garanties par écrit ; lord Keith les donna de vive voix, sans rien écrire. Ainsi le médecin de l’Empereur resta sans un titre qu’il pût faire valoir devant des supérieurs malveillants qui contesteraient les termes de son engagement. Il se trouverait doublement suspect, sans aucune des garanties qu’il comptait s’assurer comme officier anglais.

On se fourvoyait ainsi dans des embarras inextricables. Ce n’était pas un homme à lui qu’emmenait l’Empereur, un homme n’ayant à répondre que devant lui de ses actes professionnels et de sa conduite privée ou publique, c’était un officier médical de la marine britannique, un officier en activité, obligé, par suite, d’obéir à tout officier son supérieur, pour tout ce qui concernait le service. En même temps, comme officier anglais, il ne pouvait être soumis aux règlements dont on avait déjà annoncé la rigueur aux Français, mais, au lieu d’être asservi à une surveillance ostensible, il serait l’objet d’un espionnage secret. Serait-il même considéré comme un officier anglais, exerçant les droits que lui conférait son grade, puisqu’il n’avait ni brevet, ni lettre de service ? Comment serait-il accueilli par ses frères-officiers alors qu’il ne faisait plus partie de la hiérarchie et qu’il semblait être sorti du service pour être employé chez un particulier ? Il eût fallu qu’au moins il eût obtenu, d’un des chefs de l’armée navale, des garanties qu’il n’avait point reçues, et que rien ne lui garantissait.

Quant à la capacité professionnelle d’O’Meara, convient-il de la discuter ? A cette époque de guerre, on n’y regardait pas de très près, et, en France, comme en Angleterre, dès qu’un homme muni d’un vague diplôme se présentait pour traiter l’armée de terre ou de mer, il était inscrit aux registres et touchait la solde. Certes, O’Meara n’était point médecin et il ne s’était point donné comme tel. Il était là pour couper, recoudre et faire tout ce qui concernait cet état de chirurgien qui, en France et ailleurs, était un métier, non un art, s’apprenait par routine, et demeurait tout proche de son origine, le métier de barbier. Rien du médecin, déjà sorti de pair, qualifié, et placé sur un rang particulier.

Quel rôle O’Meara avait-il assumé durant la traversée, et durant les quelques mois où sir George Cockburn réunit les fonctions de gouverneur à son autorité d’amiral ? Durant la traversée il disparut devant W. Warden, le médecin du Northumberland qui entra dans l’intimité, non de Napoléon, mais de ses compagnons. Ce fut à lui qu’ils s’adressaient ; ce fut avec lui qu’ils établirent des conversations ; c’est à lui qu’ils firent des confidences, et ce fut lui qui, par les Letters written on board of H. M. S. The Northumberland and at Si Helena, apporta, le premier en Europe, un témoignage authentique sur la déportation de Napoléon.

Mais Warren n’entrait dans aucun débat au sujet de la santé, et l’on est en droit de penser qu’il ne fut jamais consulté. O’Meara restait dans l’ombre, et, si quelques avis lui furent alors demandés par Mme Bertrand ou Mme de Montholon, c’était sans portée et sans intérêt.

Dès l’arrivée à Sainte-Hélène, il s’efforça d’obtenir la protection de sir George Cockburn en lui fournissant sur l’Empereur, et moins sur sa santé que sur ses actes et ses habitudes, des renseignements dont le ton, et les mots mêmes étaient offensants pour Napoléon. Cockburn ne se laissa point faire ; c’était un homme qui apportait à l’exécution de ses instructions, en même temps qu’une observation stricte de la consigne et le sens des responsabilités, la courtoisie d’un homme bien né, et cette distinction de manières qui, en tout pays, caractérisait les officiers de vaisseau. Elle s’accroissait chez lui de l’ancienneté de son lignage, étant le huitième baron de son nom, et appartenant à une famille déjà considérable au XIIIe siècle. « Pour exprimer en deux mots, a écrit Las Cases, la nature de nos rapports, nous dirons que comme geôlier, il a été doux, humain, généreux : nous lui devons de la reconnaissance ; mais que, comme notre hôte, il a été généralement impoli, souvent pire encore, et nous avons lieu d’en être mécontents et de nous plaindre. » L’on peut, par cette opposition des termes, juger de l’ambiguïté de la situation. Cockburn ne pouvait être un hôte pour ceux dont il était le gardien. En établissant une surveillance que rendaient indispensable des écarts de conduite et certaines gamineries de l’Empereur, il ne pouvait manquer de le blesser ; mais, avec de la bonne éducation, de la loyauté, point de mesquinerie, et le respect du malheur, l’amiral, auquel son loyalisme interdisait d’être un hôte agréable, pouvait ne pas se rendre un geôlier odieux, et on n’avait guère mieux à espérer.

Avec Cockburn, O’Meara perdait son temps, mais il suivait en même temps une autre intrigue en écrivant, par chaque courrier, à un M. Finlaison, employé à l’Amirauté, lequel remettait les lettres à M. Crocker, secrétaire de l’Amirauté, pour les communiquer aux ministres. Ainsi entretenait-il des relations qu’il dissimulait à son chef, et qui, par le ton qu’il affectait à l’égard de Napoléon, constituaient, de la part du médecin qui lui donnait des soins, un étrange procédé. Pourquoi ? question d’argent. Dès le 16 mars 1816, il charge Finlaison d’annoncer à qui de droit qu’il ne restera pas plus longtemps si l’on ne porte pas son traitement à 12 000 francs, « ce que Buonaparte lui a offert lui-même, et ce qu’il lui a fait offrir par une lettre du général Montholon. »

Cette forme de marchandage n’est pas pour faire honneur à O’Meara, mais il y a pis. Le 6 mai 1816, l’Empereur l’a fait venir, et, prenant Las Cases pour interprète, il l’a interrogé sévèrement. « Il s’agissait de s’entendre, lui a-t-il dit : se considérait-il comme son médecin à lui personnellement, ou comme le médecin d’une prison et imposé par le gouvernement ? Faisait-il des rapports sur lui, ou en ferait-il au besoin ? » L’Empereur s’en rapportait à ses réponses, mais, selon les cas, il demanderait à O’Meara de continuer ou de discontinuer ses services. « Le docteur répondit bien positivement et avec affection. Il dit que son ministère était tout de profession, et entièrement étranger à la politique ; il se considérait comme médecin de sa personne, et demeurait étranger à toute autre considération ; qu’il ne faisait aucun rapport, qu’on ne lui en avait encore jamais demandé ; qu’il n’imaginait pas de cas qui pût le porter à en faire, que celui d’une maladie grave où il aurait besoin d’appeler les secours d’autres hommes de l’art, etc., etc. »

Or, en même temps qu’il donnait ces assurances à l’Empereur, il continuait à adresser, par chaque bateau, ses rapports à M. Finlaison, qui les faisait passer sous les yeux des lords de l’Amirauté ; il continuait à adresser à Sir Thomas Read, député assistant général, pour être remis à Hudson Lowe, le nouveau gouverneur, des rapports confidentiels au moins hebdomadaires. On en trouve au mois de juillet, des 8, 10, 12, 24 juillet, et sans doute, d’autres ont échappé.

O’Meara a prétendu qu’à partir d’octobre 1816 où de nouvelles restrictions avaient été signifiées à l’Empereur, il avait cessé, avec Hudson Lowe, toute communication qui ne fût pas strictement officielle. Or, il n’interrompit point ses rapports en octobre ; il les rédigea dans les mêmes termes, et continua à entrer dans les mêmes détails : seulement, depuis ce mois d’octobre 1816, il était ouvertement en conflit avec Lowe.

Lowe n’avait point le chirurgien en gré : d’abord parce qu’il était Irlandais. Puis, Lowe avait amené dans l’ile un certain docteur Baxter, qui avait été le médecin des Corsican Rangers, le régiment qu’il avait formé et commandé de 1803 à 1813. Il comptait formellement imposer ce Baxter à l’Empereur. N’ayant pu encore y réussir, il entendait que, au moins, Baxter exerçât un contrôle sur O’Meara. O’Meara en effet paraissait échapper ; il prétendait comme officier anglais, en activité de service, aux droits que lui garantissait son grade. — Mais ces droits, nulle pièce officielle ne les établissait, puisque lord Keith n’avait point répondu aux lettres par lesquelles O’Meara le priait de formuler par écrit la situation qu’il lui avait oralement assurée. De là, pour Lowe, la prétention de contraindre O’Meara aux mêmes restrictions que les Français.

Ce ne fut point là-dessus pourtant que la bataille s’engagea : O’Meara avait été accusé par le Ministère d’avoir adressé à un journal de Portsmouth des nouvelles du général Buonaparte, et Lowe était chargé d’une enquête à ce sujet. O’Meara nia, avec une vivacité extrême, qu’il eût la moindre accointance avec ce journal ; mais il ne nia point sa correspondance avec Finlaison ; il s’en vanta même, et il y prêta presque un caractère officiel. Hudson Lowe n’admettait pas que qui que ce fût empiétât sur ses fonctions ; il portait fort loin la jalousie de ses droits, et convaincu que, seul, il avait charge et mission de fournir au ministre des Colonies des informations sur son prisonnier, il enjoignit à O’Meara de cesser toute correspondance avec l’extérieur, et de lui réserver, pour l’en faire profiter, tous les renseignements qu’il pourrait se procurer. Rien ne pouvait mortifier davantage O’Meara, désireux de jouer un rôle, de se procurer, par Finlaison, des relations brillantes, de se créer des titres près des ministres et d’en tirer des avantages. S’il devait y renoncer, qu’avait-il à attendre de l’exil, de cette sorte de déportation qu’il s’était condamné à subir ? Qu’avait-il à attendre des Anglais ? Les deux hommes se quittèrent en pleine défiance l’un vis-à-vis de l’autre.

Pourtant, durant six mois encore, O’Meara fit assez bonne contenance, et de décembre 1816 à mai 1817, il ne manqua pas une occasion d’adresser au gouverneur des communications pour lui rendre compte, non seulement de la santé du captif, mais de ses actes, de ses paroles, de ses colères, des paroles et des actes des gens de sa Maison. Il écrit à Hudson Lowe « qu’il a été invariablement animé par le désir d’être explicite et de donner une complète connaissance des faits, toutes les fois qu’il pouvait le faire d’accord avec la vérité, et avec ses souvenirs. »

A la fin de mai 1817, nouvelle escarmouche. O’Meara s’est fait communiquer par le maître de la poste des journaux nouvellement arrivés, et il les a prêtés à Napoléon : reproches violents de Lowe. O’Meara, cherchant sa revanche, adresse à Finlaison des plaintes et des dénonciations contre le gouverneur. Mais la rupture n’est pas encore accomplie. Ainsi, à la mi-juillet, sur la demande de Lowe, O’Meara expose quelles modifications pourraient être apportées aux restrictions imposées aux Français, quant à leur correspondance et à leurs promenades. Il suggère d’abord que les Français pourraient être autorisés à communiquer, par lettres cachetées, avec les habitants de l’Ile. Lowe se récrie. O’Meara répond que le gouverneur pourrait toujours ouvrir les cachets. « A quoi servirait, répond Lowe, d’envoyer des lettres cachetées, si le gouverneur doit les ouvrir ? — Il ne serait pas nécessaire, réplique O’Meara, que les Français le sussent. » Lowe s’indigne du procédé qu’on lui propose, et qu’il trouve indigne de lui. Cette suggestion maladroite lui donne barre sur cet individu, qu’il s’efforce constamment de trouver en faute. Et pourtant il ne peut se passer de lui. O’Meara est le seul sujet britannique qui ait accès près de l’Empereur, le seul qui cause habituellement avec lui, et qui rapporte quelques éléments dont le gouverneur nourrisse ses dépêches. Tout devrait engager Lowe à le ménager, à l’utiliser, à garder par lui le contact avec le prisonnier ; cela ne l’empêcherait point de le surveiller et de le mépriser ; mais le gouverneur est trop dédaigneux et trop infatué pour admettre les tempéraments, trop cassant pour reculer devant la bataille. Et l’on peut croire que, pour le pousser à la lutte, l’idée d’introduire Baxter près de l’Empereur n’est pas de médiocre poids.

Au mois d’octobre, la bataille s’engage. L’Empereur est tombé malade, gravement, disent ses officiers. O’Meara fournit des bulletins au gouverneur qui les communique aux commissaires des Puissances alliées, résidant à Sainte-Hélène, et ceux-ci les envoient à leurs cours. Des indiscrétions apprennent à l’Empereur l’existence de ces bulletins. Par le grand-maréchal, il fait signifier à O’Meara l’interdiction de fournir au gouverneur des bulletins qui ne lui aient point été soumis, et dans lesquels il ne soit point qualifié : « l’Empereur Napoléon. » Lui-même le répète à O’Meara. Il invoque le secret professionnel imposé au médecin qui, contre la volonté du patient, n’a le droit ni de raconter, ni de décrire la maladie dont il souffre. Il n’admet pas que, dans ces bulletins qui courront l’Europe, il soit dégradé de sa dignité : « Il préférerait la mort. » Il demande à O’Meara de s’engager, sous parole d’honneur, à ne plus écrire de bulletins sans les lui soumettre. S’il refuse, il ne le verra plus, et ne le consultera plus comme médecin. O’Meara prétend qu’il fit des objections, qu’il essaya d’obtenir quelques concessions, mais l’Empereur estime que son honneur est en jeu, et il mourra sans secours, plutôt que de céder.

Telle est la déclaration qu’O’Meara, dans l’esprit qu’on lui connaît, vient rapporter à Lowe. Le gouverneur, qui faisait signer par Baxter les bulletins remis par O’Meara et qui comptait trouver, dans la maladie de Napoléon, des facilités pour introduire à Longwood son homme de confiance, voit s’écrouler son château de cartes. A partir du 13 octobre, l’Empereur, soupçonnant que le chirurgien communique avec Lowe, se refuse à répondre à aucune des questions d’O’Meara. Celui-ci ne peut donc rien donner ou à peu près rien au gouverneur, ce qui n’empêche point Baxter de rédiger, sans doute d’intuition, les bulletins optimistes destinés aux commissaires étrangers. C’est lui qui certifie authentiquement que le général Buonaparte est absolument guéri de « l’indisposition dont il a été affecté du 25 septembre au 30 octobre. »

C’est ici la première apparition officielle de la maladie. Quelle opinion peut-on s’en former, lorsque l’on est pris entre les renseignements pessimistes d’O’Meara, et les bulletins optimistes de Baxter, qui n’a, d’ailleurs, jamais examiné et sans doute jamais vu le malade. Il y a assurément une crise de maladie de foie, mais sans symptômes manifestes qu’on puisse inférer de phrases volontairement obscurcies, d’une brièveté sibylline. On est réduit aux conjectures sur cette première atteinte, à laquelle ni O’Meara, ni les compagnons de l’Empereur ne semblent attacher d’importance en dehors de la querelle des bulletins.

Depuis le 18 novembre, Lowe est fermement déterminé à renvoyer O’Meara qui se refuse à lui répéter toutes les conversations qu’il peut avoir avec Napoléon, ou avec ses compagnons de captivité. Il sent pourtant la gravité qu’il y aurait à priver l’Empereur de son médecin ; mais une nouvelle scène, le 18 décembre, contribue à lever ses scrupules. Dans un accès de colère, — peut-être simulé, — O’Meara lui déclare que, depuis deux ans, il a pris, vis-à-vis de l’Empereur, l’engagement de ne point rapporter au gouverneur les conversations qu’il pourrait avoir, hormis s’il y était question d’évasion. Or, depuis deux ans, il a rapporté infiniment de conversations qu’il aurait eues avec Napoléon et les compagnons de celui-ci. Il faut donc croire ou qu’il les a inventées, ou qu’il a manqué à sa parole vis-à-vis de l’Empereur, et à présent ne manque-t-il pas à son souverain, en refusant, sous prétexte de secret professionnel, de continuer ses rapports ?

O’Meara ne se serait-il point proposé de retourner en Europe, et d’y retourner en victime ? Pour le moins, depuis le mois d’octobre 1817, il reçoit de l’Empereur un traitement, et c’est lui qui fait passer en Angleterre à un de ses correspondants, qui en assure l’impression et le débit, et qui en partage le bénéfice, les divers écrits que l’Empereur entend livrer à la publicité : les Lettres du Cap ; les Observations sur le discours de Lord Bathurst, le Manuscrit de l’Ile d’Elbe, les Lettres de Sainte-Hélène. Pense-t-il recevoir, pour l’Europe, quelque mission bien rentée ? Cela est possible, mais Lowe ne sait rien de ces correspondances qui lui fourniraient une excellente raison pour renvoyer O’Meara. Bien qu’il doute fort que l’Empereur soit malade, il est obligé de reconnaître qu’il peut l’être, qu’il l’est, puisqu’O’Meara, qui seul le voit, l’admet, — et quelle responsabilité s’il lui enlève son médecin !...

Mais si l’Empereur n’était pas malade ? Si sa maladie n’était qu’une fable inventée par lui, propagée par ses affidés, certifiée par O’Meara dans le dessein d’éveiller chez les Souverains, les scrupules, la pitié ou simplement le sentiment de leur responsabilité ? Si cette affirmation : « Napoléon est atteint d’une maladie de foie, imputable au climat de Sainte-Hélène, » n’était qu’un mensonge concerté en vue d’obtenir un autre lieu de relégation ? Le gouverneur le soupçonne ; Baxter, qui n’a jamais vu l’Empereur, l’affirme, et voici un des compagnons de l’Empereur qui, sortant de Longwood, vient déclarer que tout ce qui a été dit au sujet de la maladie, est une comédie concertée entre les habitants de Longwood, que la santé de Napoléon ne donne aucune inquiétude, que jamais l’Empereur ne s’est mieux porté.

Au début de février 1818, le général Gourgaud a, par O’Meara, fait savoir à Sir Hudson Lowe qu’il demandait à être renvoyé en Europe. En attendant que le gouverneur ait décidé s’il le fera passer par le Cap, ou s’il le renverra droit en Angleterre, Gourgaud parle. Il raconte ce qui s’est dit et ce qui s’est passé à Longwood ; il dément formellement que l’Empereur ait été malade ; il annonce que l’Empereur s’évadera quand et comme il lui plaira ; il se vante qu’on a fait passer en Angleterre les Observations sur le discours de Lord Bathurst. Tout ce qu’il a appris, ou surpris, il le livre. Et, comme un des points essentiels est qu’il nie la maladie, O’Meara en devient de plus en plus suspect, car il annonce et il certifie chaque jour une maladie que Gourgaud proclame une comédie.

Baxter, dans ces bulletins qu’il rédige sur les conversations qu’il prend à O’Meara, qu’il ne montre pas à celui-ci, et qu’il porte directement à Lowe, affirme qu’il n’y a point de maladie. L’Empereur apprend qu’il se répand de tels bulletins : on lui dit comme ils sont rédigés ; ce sont des faux que Lowe a inspirés, et qu’il authentique devant l’Europe. Lowe se tient rassuré par là ; s’il rend O’Meara responsable de la découverte, ce n’est pas qu’il veuille s’en couvrir. A présent qu’il n’est plus inquiet de la santé de l’Empereur, et qu’il émet à son gré, sur le témoignage de Baxter, des bulletins où il affirme qu’elle est florissante, il n’a plus aucun besoin d’O’Meara, et il entend en finir avec lui.

Et l’occasion se présente. Le maître d’hôtel de l’Empereur, Franceschi, qu’on appelle à Sainte-Hélène Cipriani, car Hudson Lowe l’a connu sous le premier nom à Capri, au moment où Saliceti l’employait à espionner les Anglais, est mort. A défaut de prêtre catholique, il a été conduit au cimetière par deux ministres protestants. L’Empereur a chargé O’Meara de remettre à chacun d’eux une tabatière d’argent. Lowe l’apprend. Un autre y verrait une légèreté, une violation du règlement, rien de grave ; il en fait une affaire, et le 10 avril, il fait signifier à O’Meara défense expresse de sortir de Longwood sans une autorisation spéciale.

Sur quoi, O’Meara déclare qu’il cesse ses fonctions, et il demande son rapatriement. Officier de la marine, il se plaint officiellement à l’amiral commandant la station ; mais cet amiral, Robert Plampin, n’a garde d’entrer en lutte avec le gouverneur ; il a amené d’Angleterre à Sainte-Hélène une fille avec laquelle il vit, et la complicité de Lowe lui est nécessaire.

Reste Longwood. Après une vive attaque dans une entrevue avec un agent subalterne dont Lowe a fait la fortune, le grand-maréchal écrit au gouverneur que jamais l’Empereur ne recevra le docteur Baxter, qu’on travaille depuis deux ans à lui imposer ; que si le gouverneur ôte O’Meara, sans le remplacer par un médecin français ou italien déjà connu, il obligera « ce Prince » à mourir privé de tout secours. Il y est résolu, écrit Bertrand. Son agonie en sera plus douloureuse, mais les peines du corps sont passagères, tandis que l’opprobre qu’une conduite aussi féroce imprimera sur le caractère de votre nation sera éternel. » Devant cette protestation qu’accompagne une lettre, en date du 13, par laquelle Bertrand réclame de Fesch l’envoi d’un médecin et d’un prêtre ; devant l’état de santé de l’Empereur qui, le 18 et le 24 avril, subit des crises d’autant plus graves qu’il est privé de tout secours ; devant la terrible lettre du 27 où l’Empereur proteste devant le Prince-régent et menace de l’opprobre de sa mort la famille royale d’Angleterre, Lowe se trouble : il perd la tête ; il craint que Gourgaud n’ait menti, ou ne se soit abusé. Le 9 mai, il lève les consignes, il rend à O’Meara la liberté de sortir de Longwood, mais pour aller où ? O’Meara n’avait qu’une distraction : se rendre au camp de Deadwood, voir ses camarades officiers du 66e régiment, et diner à leur mess où il avait été admis comme membre honoraire. Lowe l’en a fait exclure, et il contraint à se rétracter certains officiers qui ont témoigné de l’estime à O’Meara.

Cependant, les dépêches qu’il a adressées à lord Bathurst produisent leur effet. Sur les confidences que le général Gourgaud a faites, d’abord à Sainte-Hélène, puis à Londres, lord Bathurst s’est convaincu que « la santé du général Buonaparte n’avait en aucune manière souffert de sa résidence à Sainte-Hélène, que l’enflure des jambes n’avait été ni plus fréquente, ni plus étendue qu’elle ne l’était habituellement, et que les rapports fournis par M. O’Meara étaient très mensongers. » Lord Bathurst revient donc sur la défense qu’il a faite au gouverneur d’éloigner O’Meara de Longwood. « L’information donnée par le général Gourgaud, écrit-il à Lowe, le 18 mai, a changé la situation des choses, et je ne vois plus aucune difficulté à vous permettre de lui retirer des fonctions auxquelles il s’est montré si impropre. Je ne crois pas que vous soyez autorisé à saisir ses papiers, mais vous pouvez, si vous le jugez à propos, l’envoyer chercher, lui annoncer le contenu de mes instructions et, cela fait, lui interdire de voir le général Buonaparte ou toute autre personne de sa suite, excepté en présence d’un officier anglais. »

Ces dépêches de lord Bathurst, en date des 16 et 18 mai, parviennent à Sainte-Hélène le 23 juillet. Malgré que Lowe sût, par les rapports d’O’Meara et de l’officier d’ordonnance de service à Longwood, que l’Empereur a été malade dans la nuit du 10 ; malgré qu’il n’en pût douter, puisque Napoléon a consenti à voir un consultant, et qu’il a désigné M. Stokoë, chirurgien du Conqueror, Lowe, le 25, fait signifier à O’Meara « qu’il ait à se retirer de la place qu’il occupait près du général Buonaparte, et à s’interdire toutes relations avec les habitants de Longwood. »

Cette injonction n’arrête point O’Meara, qui se présente chez l’Empereur et est aussitôt reçu. « Le crime se consommera plus vite, dit Napoléon ; j’ai vécu trop longtemps pour eux. » Il donne à O’Meara les marques les plus précieuses de sa confiance. Il le comble d’argent (100 000 francs), de recommandations pour les siens, pour sa mère, pour Marie-Louise, pour ses frères ; il lui fait présent d’une belle tabatière, de sa statuette par Galle ; enfin, il l’embrasse et il lui dit : « Adieu, O’Meara, nous ne nous reverrons plus, soyez heureux »

Montholon est chargé d’écrire au gouverneur : « Le docteur O’Meara a quitté hier Longwood, forcé de laisser son malade au milieu du traitement qu’il dirigeait. Ce matin, ce traitement a cessé. Ce matin, un grand crime a commencé d’avoir exécution ! L’Empereur ne recevra jamais d’autre médecin que le docteur O’Meara, parce qu’il est le sien, ou celui qui lui serait envoyé d’Europe, conformément à la lettre du 13 avril. »

Pourtant, comme médecin, quelle confiance peut inspirer O’Meara, et comment doit-on le juger ? Il a singulièrement varié dans ses diagnostics, selon qu’il attendait sa fortune des Anglais, ou de l’Empereur. Tantôt, il prenait à tâche de tourner son malade en dérision ; tantôt, il attribuait à sa maladie la forme la plus dangereuse. Ce n’était rien, et c’était tout, selon les espérances qu’il formait. A coup sûr, cela ne permettait pas de concevoir une opinion très haute de sa compétence, mais pouvait-il mieux faire que d’appliquer à une maladie étiquetée : maladie de foie, le traitement alors en vogue dans les écoles britanniques ? Pilules bleues (Blue pills) à base de mercure, pommade mercurielle, quassia, racine de Colombo et extrait de cantharide, c’était le traitement classique. Était-ce sa faute, s’il acceptait un diagnostic qu’il ne pouvait point vérifier, et que semblait justifier la fréquence de la maladie dans l’Ile ? L’expérience qu’il avait acquise en quinze années de pratique lui permettait de résoudre les cas classiques, de panser une blessure, de faire une amputation, d’extraire un projectile, de couper une fièvre, mais elle le laissait impuissant devant une affection compliquée et difficile à déterminer. Il y avait une maladie de foie, et elle se manifestait par des symptômes irrécusables. Cette maladie, de plus, était celle que Napoléon voulait avoir, parce qu’elle était la conséquence du climat, ou du moins qu’on pouvait la lui attribuer. Napoléon transporté ailleurs, la maladie guérissait. Comment ne pas en jouer ? A la vérité, durant que Napoléon était enfant, Madame Bonaparte, malgré la dépense qui était lourde, et malgré les tracas d’un voyage, était venue d’Ajaccio pour prendre les eaux de Vichy, et, diverses fois, durant sa vie, elle y était revenue. Mais la folie des eaux minérales qui sévissait alors, sans qu’on eût éclairci, même empiriquement, les affections qu’elles pouvaient soulager, expliquait peut-être les cures de Madame. Pourtant, il y avait là une succession plausible, et l’on pouvait penser que ce germe héréditaire avait pris, dans ce climat, un développement redoutable. Toutefois, pouvait-on rendre la maladie de foie comptable d’accidents dont nul médecin ne soupçonnait la gravité, et dont, après un siècle, un médecin est incapable encore de déterminer le principe et de prévoir le développement ?

O’Meara, avant de partir, avait réglé pour l’Empereur une sorte de traitement qui devait continuer celui qu’il avait mis en train ; mais à un tel simulacre de cure il fallait, pour le faire accepter par le patient, — et un patient tel que l’Empereur, — la présence réelle et continue du praticien traitant. Le médecin disparu, la foi qu’on avait pu avoir en ses prescriptions, disparaissait. Il eût été étrange qu’il en eût été autrement avec l’Empereur, qui poussait au dernier degré son incrédulité à la médecine.


II. — LE Dr VERLING

Le 25 juillet, le jour même où O’Meara devait être éloigné de Longwood, Hudson Lowe donnait l’ordre à M. Verling, aide-chirurgien de l’artillerie royale, « de s’y installer pour y rendre les services de sa profession à Napoléon et aux autres habitants. » Il n’avait certainement ni demandé, ni obtenu l’agrément de l’Empereur ; il n’avait même pas pris la peine d’annoncer par une lettre l’envoi de ce nouveau chirurgien. Sitôt arrivé, Verling, selon les ordres du gouverneur, vint trouver O’Meara et lui demanda communication de son journal médical, « le seul document, écrivait-il à Hudson Lowe, d’après lequel ou pût se faire une idée juste et exacte de la constitution de Buonaparte, de la nature de la maladie, et de la bonté du mode de traitement adopté jusqu’alors. » O’Meara avait refusé de communiquer le journal, ou d’en donner une copie ; il avait clos tout débat en déclarant que le journal n’était plus entre ses mains, et qu’en tout cas, il n’eût permis qu’on en prît connaissance que sup l’autorisation formelle donnée par l’Empereur.

D’autre part, l’Empereur a fait écrire à Lowe par Montholon : « J’ai l’honneur de vous donner l’assurance, malheureusement trop positive, que, même au râle de la mort, il ne recevra d’aide, ne prendra de remèdes que de son propre médecin, le docteur O’Meara, et, si on l’en prive, il n’en recevra de personne, et se tiendra assassiné par vous. » Cela est grave : si l’Empereur, fidèle à sa parole, meurt sans avoir reçu les secours d’un médecin, quelle responsabilité pour le gouverneur ! Lowe sent que les commissaires étrangers le désapprouvent ; sur les insinuations de Montholon, lui dénonçant le grand-maréchal comme affermissant l’Empereur dans sa résistance, il écrit au ministre pour demander l’autorisation d’écarter Bertrand ; mais il n’en est pas moins inquiet, et, à la fin, le 4 septembre, il écrit au ministre : « que si Buonaparte n’a pas encore consenti à recevoir Verling, il a de fortes raisons de supposer que cela ne vient d’aucune objection à consulter un autre médecin qu’O’Meara, mais qu’il n’a sans doute besoin pour le moment d’aucune assistance médicale. »

Pourtant, il sait que l’Empereur ne sort pas de la maison : « la réclusion de Napoléon est si complète, dit Montholon à Verling, que, depuis six mois, il défiait Sir Hudson Lowe de jurer sur l’Evangile que ce dernier était encore à Sainte-Hélène. » Verling donnait ses soins à Mme Bertrand et à Montholon : par là, il obtenait des confidences, et c’était la seule façon qu’il eût d’être renseigné et de renseigner Lowe. Montholon (29 juillet) lui « dit que Bonaparte allait mieux, qu’il en avait l’air, tout au moins, ce qu’il attribuait à ce qu’il avait abandonné le mercure, qui lui avait occasionné beaucoup d’inconvénients, bien que ce médicament ait pu lui faire du bien pour sa maladie de foie. » Il constatait chez l’Empereur une constipation opiniâtre ; et sur la demande de Marchand, Verling priait Hudson Lowe « de faire envoyer d’Angleterre deux appareils à clystère, en argent, faits sur un modèle en plomb, » que remettait le valet de chambre. Ce n’était là qu’un indice, mais ces indices que recueillait Verling, et qu’il faisait aussitôt passer au gouverneur, fournissaient des renseignements plus authentiques même que les rapports d’O’Meara. A la vérité, on pouvait ne pas prendre à la lettre les déclarations de Montholon (20 août) que « Napoléon était toujours souffrant et qu’il ne dormait pas. » Mais Mme Bertrand annonçait, le même jour, que « Napoléon avait été la nuit dernière moins bien que d’habitude. Il avait été très agité, et avait quitté son lit souvent. L’après-midi, quand elle vint pour le voir, il reposait. » Elle ajoute que la douleur au côté s’était accentuée. Fallait-il attribuer cette recrudescence à ce que, depuis quelque temps, il avait renoncé aux bains chauds prolongés ?

Le 3 septembre, l’Empereur se promène dans l’espace clos sous ses fenêtres : un domestique anglais, qui ne l’avait jamais vu jusque-là, le décrit à Verling comme paraissant vieux, pâle et blême. Comment s’en étonner ? L’Empereur ne prend pas l’air, il vit dans une température étouffante, ne se laisse même pas apercevoir par l’officier d’ordonnance. Ainsi, le 26 septembre, à Mme Bertrand qu’il avait à diner, il se plaint de la grande chaleur qu’il fait dans les chambres, ce à quoi il attribue un rhume qu’il a pris, « Ses nouvelles, dit Mme Bertrand, sont toujours médiocres, et elle observe qu’il est devenu très chauve. »

Au début d’octobre, des pourparlers s’engagent entre Montholon et Lowe, pour amener Napoléon à se montrer à l’officier d’ordonnance. Ainsi arrive-t-on à des procédés de stratégie un peu comique. Le 3 octobre, on fait passer les enfants Bertrand sous sa fenêtre, car quelquefois, il parle aux enfants à travers le châssis. Cette fois, on ne réussit pas. Un instant après, Mme de Montholon passe avec ses enfants. Napoléon ouvre la fenêtre et lui parle pendant quelques moments. Il est debout, habillé d’une robe de chambre plutôt usagée, coiffé d’un mouchoir rougeâtre roulé autour de sa tête. Le capitaine Nicholls, embusqué derrière le mur qui sépare la maison de Bertrand du jardin, le regarde avec une lunette, et il est fortement impressionné. « Il peut seulement le comparer à un fantôme. » « Son visage est couleur de suif, et l’abaissement de la mâchoire inférieure frappe fortement. » Verling, qui se trouve au fond du jardin, ne peut distinguer son vêtement, mais, dit-il, « du peu que j’avais pu apercevoir sa personne, il semblait être très malade. » Sous le coup de cette émotion, Verling écrit à Baxter qui, dans l’Ile, représente l’autorité médicale suprême, sous le contrôle et la complaisante bienveillance de Sir Hudson Lowe : « Mon cher Verling, répond Baxter, je suis heureux que vous ayez aperçu l’homme ou le fantôme, mais j’aurais désiré que vous fussiez un peu plus près. Le jour approche où vous aurez à lui donner des soins journaliers et il ne serait pas surprenant que je fusse aussi de la partie. J’ai rencontré Nicholls près de Francis (?) : l’agitation nerveuse qui avait été provoquée par la vue de l’ombre impériale était à peine tombée. Il est impossible de ne pas admirer la tromperie pratiquée par le plus grand imposteur dans le choix d’une robe de chambre pour son début. Cela sent le faubourg Saint-Antoine au temps des sans-culottes. »

On voit dans quelle intention ce Baxter aspire à être introduit près de Napoléon. C’est le chirurgien du bagne, chargé de déceler les ruses des forçats. Il s’est acharné à démontrer que Napoléon n’est pas malade ; il y met son amour-propre et sa haine. Pourtant, le 28 octobre, Verling a appris par Montholon « qu’il trouvait Napoléon plutôt mal, qu’il se plaignait beaucoup et était plus jaune. » Le 15 novembre, Montholon lui a dit que « Napoléon se plaignait de son côté, que ses linges étaient toujours tachés, que les clystères ne produisaient presque plus d’effet, qu’il ne voulait prendre par la bouche aucun médicament depuis le départ d’O’Meara, qu’il gardait la diète, et se traitait en jeûnant et en prenant des bains chauds. Il dormait à peine, se promenait de long en large dans sa chambre, en lisant ou en écoutant une lecture. » Enfin, le 17 décembre, Montholon écrit au gouverneur que la santé du général Buonaparte va de pire en pire et que, depuis la dernière huitaine, il n’a pas quitté son lit. Le gouverneur demande à Verling s’il a été informé de l’état de sa santé ; « à quoi il répond que Mme Bertrand l’a avisé qu’il tenait le lit et qu’il était plus mal que d’habitude la nuit dernière, et cela lui fut dit aussi par le comte Montholon : il s’est plaint d’une forte douleur dans son côté. »


III. — LE DOCTEUR STOKOË

Hudson Lowe eût donc pu se tenir pour averti, lorsque juste un mois plus tard (le 16 janvier) la crise éclata. A trois heures du matin, Verling fut réveillé par Nicholls, l’officier d’ordonnance, porteur d’une lettre du comte Bertrand au docteur Stokoë, du Conqueror. Par cette lettre où il l’assurait que seul, il avait la confiance de l’Empereur, il demandait d’urgence sa présence immédiate à Longwood, ajoutant que Napoléon était tombé très bas et que les entours de l’Empereur étaient très alarmés. Aussitôt, Verling écrit à Hudson Lowe. A sept heures moins le quart, il écrit à l’amiral Plampin : à midi, Stokoë arrive.

C’est un camarade, — on ne saurait jusque-là dire : un ami, — d’O’Meara. Il a trente-quatre ans ; depuis quinze ans, d’abord en qualité d’aide-chirurgien, puis comme chirurgien de la marine, il a battu les mers, et assisté aux actions de guerre dont les Anglais étaient, parait-il, le plus fiers. Passé, en 1817, sur le Conqueror, avec l’amiral Plampin, il est, depuis le mois de juin, en station devant Sainte-Hélène. Assez lié avec O’Meara pour que celui vînt le voir à bord du Conqueror, il s’est empressé de rendre la visite, sans doute par curiosité de voir l’Empereur. A la seconde rencontre, le 17 octobre, il était dans le jardin lorsque Napoléon, qu’accompagnaient M. et Mme de Montholon, sortit de la salle de billard. Il remarqua cet étranger, envoya Montholon demander qui il était, se le fit amener, lui dit quelques mots en anglais ; puis, apprenant qu’il parlait italien, il lui adressa, en cette langue, quelques-unes de ces questions passe-partout, brèves et banales, comme il en avait tant posées dans les bals ou dans les cercles. Le lendemain, Stokoë rendit compte à son chef, installé aux Briars, avec sa maîtresse, et il fut fortement réprimandé pour avoir violé la consigne. Comme il objecta qu’il eût manqué au général Buonaparte en ne se rendant pas à son invitation, l’amiral lui répondit : « qu’on n’avait pas à s’inquiéter d’être poli avec lui, qu’il avait déjà assez d’ennuis avec le gouverneur, pour ne pas vouloir en créer d’autres. » D’où ordre général interdisant aux officiers de la Marine de se laisser présenter au général Buonaparte sans une permission spéciale ; et tout ne finit pas là : Stokoë eut à subir les reproches d’Hudson Lowe pour n’être pas venu tout aussitôt lui rendre compte, et avoir préféré son chef hiérarchique.

Dès lors, Stokoë fut noté par Lowe, comme suspect.

Une année s’écoula sans que son nom eût été prononcé. Lowe n’avait pas encore reçu de lord Bathurst l’autorisation de renvoyer O’Meara. Celui-ci, afin de combattre l’hépatite dont il considérait que Napoléon était attaqué, lui administrait, depuis le début de juin 1818, des préparations mercurielles, sous forme de « blue pills » et de pommades, etc., dont il attendait un soulagement. Au commencement de juillet, on dut interrompre ce traitement, l’Empereur se trouvant soudainement atteint d’un catarrhe violent qu’O’Meara attribua « à l’humidité de son appartement dont le plancher se trouvait au niveau de la terre, à même le sol. » O’Meara, qui avait appris à être circonspect, voulut, par une consultation, mettre sa responsabilité à couvert, et il proposa à l’Empereur d’appeler un des quatre médecins qui exerçaient dans l’Ile : Baxter, qui avait le titre d’inspecteur des Hôpitaux, et qui était le médecin particulier d’Hudson Lowe ; Stokoë, chirurgien du Conqueror, ou les aides-chirurgiens, Kay Livingstone qui, comme accoucheur de Mme Bertrand, avait ses entrées à Longwood, ou Verling. On ne pouvait demander à l’Empereur de choisir Baxter. C’était lui qui avait rédigé les faux bulletins, « et il est encore, disait Napoléon, bien d’autres motifs pour que sa présence me déplaise. » Restait Stokoë qu’il agréa.

Stokoë, requis par l’officier d’ordonnance sur la demande d’O’Meara, vint vers trois heures, et s’excusa de voir l’Empereur, disant que « la responsabilité était trop grande et qu’il ne voulait pas se mettre dans l’embarras. » Il avait eu communication du journal tenu par O’Meara. Il avait, comme O’Meara, conclu que la maladie était une hépatite ; mais il n’ignorait pas que cette maladie était exclue par le ministère britannique de celles que Napoléon pouvait avoir. Il préféra s’abstenir. C’était un homme prudent. Lowe, qui cherchait toutes les armes contre O’Meara, tira cette conclusion que Stokoë refusait d’entrer en consultation avec lui, et il s’empressa d’écrire à Montholon et de « lui recommander fortement Baxter pour son habileté, pour la fermeté et la décision de son diagnostic dans les cas douteux et difficiles. » Stokoë, interrogé par Lowe sur les motifs de son abstention, répondit que, dans un cas grave comme celui qui se présentait, il convenait que la consultation eût lieu entre trois praticiens. Lowe essaya alors de lui faire signer un papier où il eût déclaré qu’O’Meara devait être exclu de la consultation. Stokoë refusa, et s’en tint aux termes de la lettre qu’il avait écrite pour l’amiral Plampin, où il disait que « voir seul le général Buonaparte le placerait dans une situation extrêmement délicate et lui ferait encourir un degré de responsabilité dont il ne se sentait pas disposé à se charger, mais qu’il serait heureux de la partager avec tout autre médecin auquel on permettrait de le visiter. »

La crise de catarrhe ayant été passagère, il ne fut plus question de consultation. Le traitement mercuriel fut continué, mais, le 25 juillet, Lowe ayant reçu enfin de lord Bathurst l’autorisation de renvoyer O’Meara, exécuta les ordres du ministre, et installa Verling à Longwood.

Une imprudence nouvelle d’O’Meara qui, pour adresser ses lettres, avait donné à un de ses amis de Londres, son principal commissionnaire, le nom de Stokoë, acheva de provoquer la méfiance d’Hudson Lowe, de sorte que, s’il ne renvoya pas Stokoë, il le tint pour radicalement suspect. Ce qui le confirma dans cette opinion, ce furent les négociations engagées entre Montholon, Bertrand et Stokoë en vue que celui-ci restât à Longwood comme médecin de l’Empereur. Stokoë acceptait, pourvu qu’il reçût le plein agrément de l’amiral et du gouverneur. Mais quand, à dix heures du soir, au milieu des ténèbres, par une pluie des tropiques, Montholon vint à Plantation House, demander sa décision au gouverneur ; lorsqu’il allégua la maladie de l’Empereur et les complications à redouter, Lowe répondit qu’il n’y avait pas urgence, et qu’il y penserait lorsqu’il ferait jour. A minuit, Bertrand insista et réclama Stokoë. Même réponse. Lowe ne donna cours à la lettre que le 18 à midi. Stokoë, obéissant à sa conscience de médecin, était près de l’Empereur depuis six heures du matin. Les soupçons de Lowe en furent redoublés.

Lowe, dans le cas présent comme dans tous les autres, suit les avis de Baxter qui écrit à Verling, le 16 après-midi : « Mon cher Verling, comment Stokoë agira-t-il, je me le demande, mais si Napoléon est réellement aussi malade que l’on dit qu’il l’est, je n’ai pas le moindre doute que vous serez appelé pour le voir, ce qui sera une bonne note pour vous. Je n’ai pas une idée sérieuse de sa maladie. » Ainsi la maladie, vraie ou feinte, devait avoir cette heureuse conséquence, de faciliter l’introduction de Verling, et de Baxter à la suite. Verling, blessé dans son amour-propre, a voulu partir, mais il a reçu de Lowe l’ordre formel de rester à son poste. « Il était neuf heures environ, écrit-il, peu d’instants après que j’eusse quitté la maison du comte Bertrand. Stokoë arriva chez moi. Il me dit qu’il avait été voir Napoléon, qu’il le trouvait dans un état de grande faiblesse, et il me demanda mon avis, à savoir si Napoléon pourrait avoir une attaque semblable à celle qu’il avait subie la nuit dernière. Je lui répondis que la question me paraissait étrange, que je n’avais aucune connaissance des progrès qu’avait pu faire la maladie dont souffrait Napoléon, si l’attaque provenait d’une précédente maladie ou d’une cause existante et soudaine. Il me décrivit l’état dans lequel il le trouvait. Vous devez être avisé, dit-il, que le fond de la maladie est une affection chronique du foie. Je le trouve très agité et fiévreux, se plaignant de grandes douleurs du côté droit et à l’épaule, du peu de sommeil, et surtout de l’ennui que lui donnent par-dessus tout les douleurs dans la tête et le vertige qui le met, à certains moments, dans un état d’insensibilité. Verling répondit qu’il ne voyait pas le moyen de se former une opinion d’après les renseignements que Stokoë lui donnait, et Bertrand, intervenant, dit alors « que M. Stokoë avait déclaré que si le vertige revenait, une saignée serait indispensable. » Interrogé par Lowe qui lui montrait un bulletin de Stokoë correspondant à la description que Bertrand avait faite de la maladie, Verling crut pouvoir dire « qu’aucun danger de mort n’était à craindre au sujet de la maladie de foie, mais que si, dans ce climat, elle était négligée, elle raccourcirait considérablement la vie du patient, que des soins médicaux donnés sur place étaient absolument nécessaires pour couper court au danger qui pourrait provenir de vertige, syncope, etc. »

Stokoë parut dès lors préparer « un traitement suivi de l’affection du foie. » Il demanda à Verling des blue pills, de la pommade mercurielle, du quassia, de la racine de Colombo, et de l’extrait de cantharides. C’étaient les mêmes éléments prescrits par O’Meara. Il saigna le patient ; « la quantité de sang tirée fut peu importante, ainsi que Verling l’a appris du comte Bertrand, qui tenait cette saignée utile pour la maladie de foie. »

Baxter accueillit les bulletins de Stokoë par ce mot à Verling : « Je demeure sceptique. » C’était l’opinion de Lowe. Cependant, lassé des exigences de l’amiral et du gouverneur, prévenu par le commandant du Conqueror que l’amiral voulait le faire passer en conseil de guerre, Stokoë prend les devants et demande « pour raison de santé » à retourner en Angleterre. Il embarque le 30 janvier, arrive le 4 avril à Portsmouth, reçoit l’ordre de rembarquer immédiatement, rejoint Portsmouth le 8, part le 19 avril, est à Sainte-Hélène le 21 août, et là, il apprend qu’il est traduit devant le conseil de guerre « pour s’être entretenu avec le général Buonaparte et les personnes de sa suite de sujets étrangers à la médecine ; pour avoir reçu de personnes de la suite du général, des communications écrites et verbales sans avoir consulté d’abord le commandant en chef ; pour avoir remis au général un papier qu’il a signé et qui fut censé être un bulletin de sa santé ; pour avoir, dans le bulletin, consigné des faits qu’il n’avait pas observés lui-même ;... pour avoir été en retard d’une heure et demie le 24 janvier ; pour avoir, dans les bulletins, désigné le général Buonaparte par le mot de le « malade ; » enfin pour « s’être montré, dans l’ensemble de ses actes, disposé à contrecarrer les intentions et les prescriptions de l’amiral et du gouverneur, en leur fournissant de spécieux prétextes de plaintes. » L’amiral Plampin, seul témoin, dresse un réquisitoire dont Stokoë réfuterait facilement les mensonges, s’il n’avait laissé en Angleterre certaines pièces essentielles. Il ne semblait guère possible que, sur le seul témoignage du chef hiérarchique de l’accusé, une condamnation fût prononcée. Elle le fut. Stokoë fut condamné à être rayé des cadres de la Marine britannique. Désormais, les médecins savaient à quoi s’en tenir : s’ils trouvaient à l’Empereur la maladie de foie que Gourgaud avait niée, perte du grade, de l’emploi, et de la pension. C’était mettre la conscience à haut prix.

A la suite de cette alerte, du 18 au 20 janvier, il y eut une accalmie ; à diverses reprises, l’Empereur s’est promené dans son jardin, et Verling, d’après les bulletins de Stokoë, a pu dire au gouverneur « que, du côté du foie, il ne voyait pas de menace de danger immédiat, mais que, étant donnés l’âge, la conformation de Napoléon, sa manière de vivre enfermé, l’apoplexie était la chose à craindre. » Aussi bien, l’Empereur devenait très susceptible à la température ; il prenait facilement des rhumes, et il se plaignait de douleurs d’entrailles. Sa mine était effrayante : « Il a une figure de fantôme, » dit Nicholls à Verling, Le 15 août (1819) celui-ci écrit au major Gorrequer : « J’ai été informé que la maladie qui agit en ce moment sur l’organisme du général Buonaparte, est une affection des entrailles, et je suis conduit à penser que ces crises occasionnelles, comme on les désigne ici, proviennent de la même cause. »

On peut conclure que « son organisme a été obstrué par des bains chauds et de fréquents clystères, ainsi que par l’abstinence, mais on dit que, depuis quelque temps, il a senti que les bains lui produisaient beaucoup de faiblesse, qu’il a été effrayé de la façon dont il en prenait, et qu’à présent que les clystères ont fini par ne produire aucun effet, on ne disait pas qu’il eût essayé de prendre d’autres médicaments, bien qu’il ait été dit à Verling qu’il avait pris des sels de Chelltenham, et de l’huile de castoreum. On ne pouvait obtenir qu’il prit aucun remède par la bouche. » « Il n’avait pas été à la garde-robe depuis huit jours, et les lavements salés et à l’huile ne produisent aucun effet » (12 septembre). Montholon lui propose (14 septembre) de prendre un peu du sel purgatif que Verling lui a donné, mais il refuse parce qu’il n’en a pas chez lui. » Cette constipation devient la grande affaire. Du reste, il sort à peine, ne prend pas l’air, ne s’alimente pas. « Quelle qu’ait été la nature de son attaque du 16 janvier, dit Montholon, Napoléon n’a jamais été le même homme depuis. Il passe la plus grande partie de son temps au lit ; le plus léger exercice le fatigue. Quant à son travail, il est si peu digne de ses anciennes productions que lui, Montholon, est quelquefois sur le point de le lui faire observer. »

Ainsi, quel que soit l’avis que l’on porte sur l’état de Napoléon à la fin de 1819, on est amené à penser que le cancer a apparu ; qu’il est concurrent à la maladie de foie ; qu’il produit, outre des phénomènes de digestion particuliers, un affaissement qui est remarqué par les compagnons les plus affidés de l’Empereur ; que, dans ces conditions où l’organisme est si profondément troublé, la présence d’un praticien instruit, intelligent, et honnête, est indispensable, si l’on veut s’efforcer de connaître la maladie, pour tenter de la traiter, et de soulager le patient.

Ce praticien attendu, François Antommarchi, demandé par le grand-maréchal au nom de l’Empereur, le 22 mars 1818, débarque le 13 septembre 1819, dix-huit mois plus tard, à Jamestown. Il y trouve une invitation d’Hudson Lowe, et il s’empresse d’aller, au débarquer, diner à Plantation House avec celui que l’Empereur considère comme son bourreau.


Frédéric Masson.