La Mort de l’Empereur/02

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Frédéric Masson
La Mort de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 310-339).
LA MORT DE L’EMPEREUR

II [1]
L’AGONIE ET LA MORT


IV. — LE DOCTEUR ANTOMMARCHI

François Antommarchi était un petit Corse qui, après avoir suivi les leçons du professeur Mascagni à l’hôpital de Santa-Maria-Nuova, à Florence, était devenu l’un de ses prosecteurs. Il a dit lui-même, qu’en mars 1808, il avait été reçu, à dix-huit ans, docteur en philosophie et en médecine à l’Université de Pise, et qu’en 1812 il avait obtenu, de l’Université Impériale, le diplôme de docteur en chirurgie. « Le Grand Maître me nomma prosecteur d’anatomie, attaché à l’Académie de Pise. Je résidais comme tel à Florence. »

En admettant ces allégations comme authentiques, elles expliquaient peu pourquoi le cardinal Fesch et Madame Mère avaient choisi cet Antommarchi pour l’envoyer près de l’Empereur. Mais Antommarchi était Corse, et il était recommandé par un certain Colonna di Leca, intendant à Aquila du temps de Murat, et, depuis 1814, attaché à la personne de Madame Mère. ! Ce Colonna « lui proposa de passer à Sainte-Hélène ; » il se contentait d’un traitement réduit au moins d’un tiers : Foureau avait 45 000, O’Meara 12 000 : Antommarchi était fort content de 9 000 ; et puis il n’emmenait ni femme, ni domestique, ce qui était essentiel, vu la dépense. Quant à sa compétence, peu importait : l’Empereur, à son arrivée à Sainte-Hélène, ne serait plus là ; il aurait été enlevé par des anges et transporté par eux, dans une île, tout près de Rome, — au moins pas loin, — car la visionnaire allemande qui faisait part de ses lumières au cardinal et à Madame, ne précisait pas ; mais, quant au fait, nul ne devait en douter, et, là-dessus, vivaient Fesch, Madame et Colonna. Quant à la voyante, elle en vivait.

Et c’était pourquoi, à la lettre écrite par Bertrand au nom de l’Empereur, le 18 mars 1818, et parvenue à Rome en septembre, le cardinal ne s’était point pressé de donner une réponse. A la vérité, il avait sous la main Foureau qui, depuis 1815, attendait l’occasion de rejoindre son maître ; pour qui s’employaient Las Cases, Planat, la reine de Westphalie et tous les membres de la famille, Foureau s’était déjà mis en rapport avec O’Meara, et lui avait demandé communication de son journal, en vue de prendre l’avis du « Nestor de la médecine, » le vénérable J. P. Franck que l’Empereur avait consulté à Vienne lors de sa maladie de 1809, et qui faisait autorité en Europe. Foureau avait cet avantage de lire et de traduire l’anglais, ce qui était inappréciable à Longwood, mais le choix du cardinal était fait. « Dans l’incertitude de trouver un chirurgien français, écrivait-il à Las Cases, nous avons décidé à se rendre à Sainte-Hélène un chirurgien corse qui a été le premier élève du célèbre Mascagni, professeur à Florence... Ce jeune homme a sacrifié pour l’honneur de l’Empereur les intérêts de sa famille et... nous pouvons compter sur son zèle et sur son inviolable attachement. »

« La petite caravane, » comme disait Fesch, qui devait porter à l’Empereur la science et la foi, se composait de trois Corses : ce chirurgien ; un vieux prêtre qui, lorsque l’apoplexie ne le rendait pas muet, bredouillait alternativement en espagnol et en italien ses campagnes ecclésiastiques au Mexique, et qui ignorait tout ce qui s’était passé ailleurs ; un pâtre corse qui avait étudié pour être prêtre, mais qui ne savait pas un mot de la langue française, pas plus d’ailleurs que de l’histoire ancienne ou moderne, de la géographie, ni de quoi que ce fût. On avait assuré qu’il avait des connaissances en médecine : cela était hardi. Mais le pire de tous, c’était ce terrible homme, Antommarchi, affolé de vanité, d’ambition et de lucre, familier, audacieux, toujours hors de propos, se tenant égal à tous, sinon supérieur, avec une étonnante idée de soi, que complétaient une ignorance tranquille et un imperturbable aplomb.

L’Empereur ne l’agréa point du premier coup. Il se méfiait, non sans raison, des talents qu’on vendait à l’Université de Pise ; il avait vu, dans les journaux, la carrière qu’avait suivie l’homme qu’on lui envoyait comme praticien. Il avait appris qu’arrivé la veille, cet individu avait accepté de dîner chez Hudson Lowe. Il devait s’étonner qu’Antommarchi se présentât sans un mot d’introduction d’aucun des siens. Il refusa donc d’abord de le recevoir, et il chargea le grand maréchal de lui faire subir un interrogatoire où il rendît compte des mobiles auxquels il avait obéi, expliquât les études qu’il avait faites, fournît sur lui-même des renseignements détaillés. Ensuite l’Empereur lui-même le reçut ; il le questionna sur sa famille, son pays, ses travaux, et parut assez satisfait de ses réponses, quoiqu’il le trouvât jeune et présomptueux. Le 22, il le fit informer par le comte Bertrand qu’il l’agréait comme son chirurgien avec un appointement de 9 000 francs par an, un Chinois pour son service, place à table avec les deux aumôniers, et le logement qu’avait occupé O’Meara,

Dès sa première rencontre avec Hudson Lowe, Antommarchi a été convaincu que l’Empereur n’est pas malade. Alors, chaque fois que l’Empereur dit qu’il souffre, son médecin prend un air entendu, et sourit en connaisseur ; il n’a garde de le contrarier, mais il sait ce que parler veut dire, et ce n’est pas lui qu’on prend pour dupe. Il ne croit pas à la maladie que, d’ailleurs, il est incapable de reconnaître et encore plus de soulager. Aussi n’est-il jamais à Longwood quand on a besoin de lui. Quelque temps après son arrivée, il a fait une maladie dont il s’est rétabli assez promptement. L’Empereur l’a engagé à faire dans l’île quelques courses à cheval pour se distraire, et des courses à pied en allant au camp visiter les malades, et y connaître les affections qui s’y développent. Il tire de ces prétendues études d’excellents prétextes pour ne pas quitter Jamestown, où sa conduite fait scandale. En révolte constante contre les règlements, il se plaint parce qu’il est accompagné, parce qu’à la nuit close on l’a arrêté sur la route : tout lui est prétexte à récriminations. Sa vanité, exaltée au point de sembler délirante, le rend la risée des Anglais. Il invite à dîner les médecins qui résident dans l’île, et comme ils refusent, il se plaint au gouverneur. Ses fautes de tact et d’éducation rivalisent avec ses fautes professionnelles ; il se présente en costume du matin, en pantalon et bottes pour la visite chez l’Empereur. Devant l’Empereur, il dit des Généraux, « Bertrand, Montholon, » s’abstenant de leur donner ni titre, ni grade, et les traitant à égalité. Sa tenue est négligée, ses propos tendraient à être familiers et, si l’on doit se garder de prêter la moindre créance à ses prétendus mémoires, au moins doit-on admettre que le ton qu’il s’y donne pour parler à l’Empereur et lui répondre eût été celui qu’il eût adopté si l’Empereur l’eût toléré. L’attitude qu’il prend a un air discret de connivence, d’autant plus offensant, que c’est du même coup mettre en doute les souffrances de l’Empereur et sa parole, lui attribuer une comédie qui serait déshonorante aussi bien pour lui que pour ses serviteurs. Il eût fallu d’ailleurs, entre tous les habitants de Longwood, une complicité établie qui eût entraîné pour l’Empereur le plus terrible des régimes, l’absence presque complète de nourriture et une claustration absolue sous un climat tropical : pour ses serviteurs, une continuelle simulation, depuis trois années pour le moins.


L’année 1819 s’était passée avec « des alternatives de bien et de mal dans la santé de l’Empereur ; à la fin, il prit l’habitude de se promener dans l’un et l’autre de ses petits jardins dont l’entretien était recommandé à Noverraz. Ils étaient sous ses fenêtres, entourés d’une grille en bois, et, de ses appartements, il pouvait y passer, soit en robe de chambre le matin, soit habillé, l’après-midi. » Ainsi donnait-il satisfaction à Hudson Lowe qui, toujours préoccupé d’une évasion possible, exigeait que l’officier d’ordonnance le vît chaque jour. En même temps, s’épargnait-il ces scènes qui eussent été comiques, si elles n’eussent été odieuses, où Hudson Lowe avait voulu forcer la porte de l’appartement intérieur. Ces promenades eurent pour effet de l’amener à « parler d’agrandir les jardins qu’il avait sous ses fenêtres : il sentait le besoin de se préserver, par un mur de gazon, des vents alizés ; non seulement, il voyait dans ce travail un moyen de distraction pour lui et pour la colonie, mais il y trouvait l’avantage de repousser de la maison le cordon de sentinelles qu’on posait chaque jour à neuf heures. » Antommarchi s’est vanté d’avoir fourni cette idée à l’Empereur ; il put, quand le travail eut réussi, encourager l’Empereur à y persévérer, mais l’idée ne vint pas de lui. Elle vint de l’Empereur. Il y gagnait, disait-il, un exercice salutaire à sa santé. C’était aussi un moyen de faciliter la convalescence du comte de Montholon et de procurer de l’ombre autour d’une habitation qui en était dénuée. Il croyait aussi, en se promenant, se soustraire à la vue du capitaine de garde. »

Dès que Pierron, le maître d’hôtel, eut acheté en ville bêches, pelles, pioches, brouettes, et que chacun fut armé, — l’Empereur comme les autres, mais il ne se servait de son râteau et de. sa bêche que comme de cannes, — on commença, du côté Sud, par élever un talus gazonné de neuf pieds de haut, qui avait dans sa base neuf pieds de large, sur quatre-vingts pieds de développement. Hudson Lowe ne fît d’abord aucune opposition ; « mais lorsqu’il vit que la barrière des petits-jardins était transportée à cette même distance et que les sentinelles de la nuit se trouvaient transportées à cette même distance, il en conçut des craintes pour la sûreté de la détention ; mais il n’osa pas prendre sur lui de s’y opposer. »

Tous les matins, à la pointe du jour. Marchand, averti par une pierre que l’Empereur lançait dans la persienne de sa chambre, allait éveiller tous les habitants de Longwood, Montholon, les prêtres, le médecin, les domestiques français, anglais et chinois. L’Empereur vêtu, comme Saint-Denis et Noverraz, d’une veste de nankin, sur le col de laquelle était rabattu le col de la chemise, et d’un pantalon de même étoffe, chaussé de pantoufles rouges, coiffé d’un chapeau de paille à larges bords, dirigeait le travail, et le surveillait, en compagnie de Montholon. Bertrand n’arrivait guère avant huit heures et demie. Quelquefois, l’Empereur mettait à chacun d’eux une pioche dans la main, « mais elle ne fonctionnait pas, disait-il, comme dans celles de Noverraz. Messieurs, disait-il, vous n’êtes pas capables de gagner un shelling dans votre journée. » Il essaya lui-même de manier la pioche, mais les ampoules l’obligèrent à y renoncer, A dix heures, on quittait le travail. Le déjeuner de l’Empereur était servi dans l’un des petits jardins, à l’ombre de son bosquet d’orangers, « Le comte de Montholon était régulièrement de ce déjeuner. Le comte Bertrand, s’il restait jusqu’à ce moment, y était invité aussi ; les prêtres et le docteur, tour à tour, le furent quelquefois, mais rarement. » Le déjeuner se composait d’un potage, un plat de viande, — poulet, gigot, ou poitrine de mouton grillée, — et de café « dont il se faisait couvrir le sucre. » L’Empereur mangeait avec appétit, il prolongeait le repas, revenait sur le passé, aimait à raconter des anecdotes sur l’Egypte et sur la Syrie. Sortant de table, il regagnait sa chambre à coucher, suivi de Montholon. S’il le renvoyait, il se mettait au lit, et se faisait faire la lecture par Marchand, jusqu’à ce qu’il s’endormît. De deux à trois heures, il prenait son bain ; il y dictait, ou il causait avec l’un des généraux qu’il avait fait demander. S’il se sentait souffrant, il ne s’habillait pas, se mettait au lit pour provoquer la transpiration qui, si elle s’établissait, lui faisait toujours du bien. S’il n’était pas souffrant, « il s’habillait aussitôt : bas de soie, souliers à boucles, culotte de casimir blanc ; il restait le torse nu pour faire sa barbe, si c’était le jour, car, à Sainte-Hélène, il ne la faisait que tous les deux jours. » Après tous les détails d’une minutieuse toilette, « il se faisait brosser les épaules et le corps, insistant pour qu’on appuyât sur la partie du foie, en appuyant vivement de même sur l’épaule droite où il ressentait une douleur. On lui versait ensuite de l’eau de Cologne dans la main, et il s’en frottait le côté, la poitrine et s’en jetait sous les bras. » Il se lavait ensuite la figure dans un grand lavabo d’argent que Marchand avait emporté de l’Elysée ; il prenait de sa tête, de ses mains et de ses ongles, des soins minutieux, et il s’habillait : veste blanche, habit de chasse vert, sans les boutons dorés, mais avec la plaque de la Légion ; chapeau d’uniforme, pas d’épée.

A quatre heures, il ressortait, inspectait ce qu’avaient fait les Chinois, dont le nombre avait été augmenté de quatre, pour l’entretien des jardins, et qui recevaient de l’Empereur trente shellings par mois, en dehors de la solde et de la nourriture du Gouvernement. Il s’amusait à arroser avec une petite pompe « qui avait été achetée, dans laquelle on mettait de l’eau et qui, posée sur des roues, se transportait aisément sur tous les points du jardin. » Saint-Denis ou Noverraz faisait agir le balancier, et l’Empereur s’amusait à diriger lui-même le tuyau là où l’arrosage lui semblait utile.

Dans les jardins, il attendait ainsi en se promenant l’heure de son dîner. En sortant de table, il montait en calèche avec Montholon, parfois, rarement, avec Bertrand, et jusqu’en juillet 1820 il descendait chez Mme Bertrand à laquelle il faisait une visite. La brouille vint de ce qu’elle voulait partir pour l’Europe, convaincue par Antommarchi, que le grand-maréchal avait tout le temps pour la conduire et pour revenir. L’Empereur savait mieux qu’elle, mieux surtout que le médecin, les jours qui lui étaient comptés.

Cette rémittence dont les occupations au jardin avaient été le symptôme plus que la conséquence, avait donné à tout le personnel de Longwood un regain d’activité. On imagina de transporter de vieux chênes avec des mottes qui demandaient l’effort de vingt hommes afin d’apporter un peu d’ombre autour de la maison. On transplanta ainsi des arbres fruitiers, surtout des pêchers qui, dès la première année, donnèrent des fruits. L’Empereur imagina ensuite d’utiliser pour l’agrément, les eaux qui, du Pic de Diane, arrivaient à Longwood. Laisser ces eaux dans un réservoir d’où on les conduisait aux diverses parties du jardin, lui paraissait banal. Il imagina de les faire couler dans des bassins, reliés par des conduites à découvert, dont il traça minutieusement les plans sur le terrain. Au bord d’un de ces bassins, il fit placer une grande volière dans le style chinois qu’il fit confectionner à Longwood. Quant à la terre tirée pour creuser les bassins, il la fit disposer en une masse circulaire, à gradins successifs, semés de gazon, plantés de fleurs et de rosiers. Cette éminence, placée à la hauteur de la vérandah, interceptait la vue sur le potager, et gênait la communication. L’Empereur fit percer, dans les terres rapportées, une sorte de tunnel, et y établit une salle fraîche, boisée, munie de portes vitrées, et traversée par une large rigole en bois qui amenait l’eau, des bassins du jardin à ceux du potager. Il venait souvent s’asseoir dans cette grotte. Au bassin du milieu. Chandelier, le chef de cuisine, était parvenu, moyennant un tuyau de plomb, à appareiller une petite gerbe d’eau qu’on faisait jouer quand l’Empereur sortait. C’étaient là ses « grandes eaux » à lui qui avait eu Versailles, Trianon, Saint-Cloud, ces eaux diaprées qui, des hauteurs où elles montaient, tombaient en pluie fraîche, ces eaux disposées à miracle pour le plaisir des yeux, qui, de leurs fluidités passagères, formaient de merveilleuses architectures. Il avait pris une distraction à ces médiocres travaux. On eût pu les trouver ridicules, et la petite gerbe, et la grotte, et les bassins, mais pour le distraire, ses gens s’étaient ingéniés ; ils avaient, de leur mieux, fait à leur maître l’aumône d’une petite joie, et c’était assez...

Ces travaux avaient fait le bruit de Jamestown, et l’Ile entière s’en occupait. Par une de ces indiscrétions dont les filles anglaises sont coutumières, et qu’elles se font pardonner par la fraîcheur de leur teint, la hardiesse de leur corps bien campé, et la candeur de leur regard droit, miss Johnston, la fille du premier lit de Lady Lowe, s’introduisit crânement dans le jardin. Elle y rencontra Montholon. Elle lui dit le désir qu’elle avait d’apercevoir l’Empereur. Montholon lui offrit son bras, et la promena dans les allées. Sous le long berceau couvert de feuilles de la Passion, l’Empereur se promenait. Montholon pensa que la vue de cette jolie personne ne lui déplairait pas, et il la lui mena. « Son premier mouvement fut un très grand embarras, » qui céda devant la grâce aimable de l’Empereur. Il lui dit quelques mots aimables, lui fit servir des sucreries, et, de sa main, il cueillit une rose qu’il lui offrit.

Après s’être faits terrassiers, jardiniers et hydrauliciens, les serviteurs de l’Empereur, pour lui plaire, s’étaient faits tapissiers. Napoléon, dans le bouge où le confinait l’espionnage d’Hudson Lowe, éprouvait une horreur physique au contact de tentures ou de tapis malpropres. Dans les deux chambres où il vivait, la tenture de nankin, pourrie par l’humidité du sol et des murs, comme par l’absence d’air et de lumière, était rongée et souillée par des rats, la plaie consacrée de Sainte-Hélène. On proposa à l’Empereur diverses solutions, mais il aurait fallu introduire des ouvriers anglais dans son appartement intérieur, et il ne le voulait pas. Il n’autorisa le changement que lorsqu’il fut assuré que tout serait fait par les gens de la maison. Et ce furent eux seuls, en effet, aidés de quelques Chinois, qui nettoyèrent les murs, collèrent du papier blanc, enlevèrent les châssis où ils remplacèrent le nankin par de la mousseline, nettoyèrent et vernirent les meubles, blanchirent les plafonds, changèrent les rideaux de soie verte des petits lits de campagne, substituèrent les aigles des cloches de l’argenterie brisée, aux boules des colonnettes et du couronnement des lits. Quand l’Empereur pénétra dans la chambre, deux pastilles d’Houbigant brûlaient dans la cassolette, la lumière douce du flambeau couvert éclairait joliment les murs : « Ce n’est plus une chambre, dit-il, c’est le boudoir d’une petite maîtresse. »

Antommarchi, dont l’arrivée avait coïncidé avec cette détente relative, en triompha et l’attribua aux prescriptions qu’il avait ordonnées. Le 18 juillet 1820, il écrit au chevalier Colonna ces extraordinaires hâbleries : « Il y a déjà six mois que je suis dans cette île, et je puis vous assurer que je n’ai pas passé un jour, une nuit, sans prodiguer à mon illustre malade tous les secours que mon zèle et mes connaissances médicales pouvaient me suggérer. Je l’ai trouvé atteint d’une hépatite chronique, du caractère le plus grave ; les soins que je lui ai donnés paraissent couronnés de succès. » Bien entendu, Antommarchi est trop avisé pour croire à la maladie, mais il consent à s’associer à la comédie que l’on joue, pourvu qu’on sache bien que lui seul, par son savoir, son zèle et son dévouement, a soulagé, sinon guéri, l’Empereur, qu’il voit à peine quelques minutes le matin, et pas tous les jours !


Rien ne permet d’attribuer aux prescriptions d’Antommarchi l’amélioration qui a paru dans l’état de l’Empereur lequel, jusqu’à la fin de juillet, a paru s’intéresser à ce que ses serviteurs faisaient pour lui plaire et presque moins souffrir.

Depuis quelques mois, il a manifesté une inclination à s’occuper de religion. Ainsi le trouve-t-on se faisant lire l’Evangile ; c’est lui qui, dès la mort de Cipriani, enterré par un ministre protestant, a réclamé, « pour ne pas mourir comme un chien, un prêtre catholique. » Le prêtre, les prêtres que Fesch a choisis, sont stupides ; il ne saurait ni s’entretenir avec eux, ni tirer de leur conversation aucun secours ; mais ce sont des prêtres, et parce qu’ils sont prêtres, ils sont en mesure de faire pour lui ce que nul homme ne pourrait faire.

Napoléon ne s’était jamais attaché à une philosophie définie. Il était un spiritualiste fataliste. Il avait certainement combattu l’intrusion des prêtres dans l’administration, à moins qu’il ne les y provoquât lui-même. Il disait en 1808 : « Les ecclésiastiques doivent se concentrer dans le gouvernement des affaires du ciel. La théologie qu’ils apprennent dans leur enfance, leur donne des règles sûres pour le gouvernement spirituel, mais ne leur en donne aucune pour le gouvernement des armées, ou l’administration. » Ce qui ne l’empêchait pas de reconnaître à un autre moment : « Les prêtres catholiques... ont été cause que la conscription de cette année a été beaucoup mieux que celle des années précédentes. » C’était donc au profit de sa politique qu’il entendait que cette force s’aperçût ; il disait : « Je ne vois pas dans la Religion le mystère de l’Incarnation, mais le mystère de l’Ordre social, » et il ajoutait : « Elle rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre. » Il reconnaissait la profondeur de son influence sur les Français lorsqu’il disait : « La religion catholique est celle de notre patrie ; celle dans laquelle nous sommes nés. » Argument suprême : la tradition engendre le traditionalisme, et c’est à son avis l’argument par excellence.

Napoléon n’avait jamais fait profession d’incrédulité. Il avait l’horreur de l’athéisme, même une sorte de crainte superstitieuse. Il était déiste à la façon de Rousseau, dont il ne lui restait guère que cette opinion, de toutes celles qui, jadis, l’avaient entraîné à la suite du philosophe de Genève. Toutefois, ne faudrait-il pas s’y fier, et quand il rencontre Julie et Saint-Preux, ne sent-il pas en son cœur refleurir la pervenche ? Il a, politiquement et moralement, l’horreur de l’athéisme : « c’est la maladie à craindre, » a-t-il dit. Il ne répugne donc pas à la solution catholique. Son atavisme est uniquement catholique. Dans les deux lignes de sa famille, il a des prêtres, des prêtres à la Corse, attachés autant à leur pays qu’à la formule romaine, prêtres séculiers qui prêtent serment à la Constitution et qui s’opposent aux Réguliers.

Sa mère, qui était pieuse, qui est devenue dévote, n’a eu, du côté religieux, aucune action sur ses filles ; elle a fort bien laissé Napoléon, Elisa et Caroline, vivre avec Joséphine, Bacciochi et Murat, sans avoir passé devant un prêtre : mais c’est elle qui a appris à Napoléon ses oraisons, qui lui a enseigné ce signe de croix, qu’en toute occasion, comme machinalement, il réitère. Il a eu une enfance catholique, une éducation catholique. Qui dira par quels liens mystérieux et secrets, l’homme reste attaché à la religion des ancêtres, à la religion dont, avec ses premières paroles, il a appris à balbutier les prières ? Par quels impénétrables mobiles, à l’heure où il sent la vie lui manquer, réclame-t-il les pratiques qui ont apporté à ses ancêtres, tremblants de rouler à l’abîme, le repos et la paix ?

Napoléon n’a pas seulement pratiqué la formule religieuse dans laquelle il est né, dans laquelle il a été élevé ; il l’a choisie. Il l’a estimée préférable à celle que tant de gens si hardis et si remuants ont prétendu imposer à lui, et par lui à la France ; il l’a élue, il l’a restaurée, il a assuré le sort matériel de ses prêtres ; il lui a accordé, sinon des privilèges politiques, du moins des honneurs, et des exemptions civiles ; il s’est efforcé de la préserver par ses lois, du péril de n’être plus nationale ; il a, par sa présence assidue à la messe dominicale, et par son attitude durant l’office, marqué une adhésion que ceux-là seuls discutent qui sont nés, et qui ont été élevés dans une opposition confessionnelle aux croyances catholiques.

Napoléon n’admet point que les quatre grands événements de l’existence humaine, s’accomplissent sans l’intervention de la religion, et sans l’assistance du prêtre. C’est pour que le prêtre l’assiste, qu’il a requis sa venue, car il sait que sa fin est proche. Il veut à présent préparer au Dieu qui viendra le visiter, l’accueil qu’il lui doit.

Buonavita et Vignali ont apporté d’Europe une malle contenant des vêtements d’église et des habits sacerdotaux, que Fesch a envoyés et qui sont « d’une très grande beauté. » Depuis leur arrivée, ils disent la messe dans le salon, sur une table quelconque. L’Empereur ordonne que la salle à manger, dont il ne se sert plus, soit transformée en chapelle « d’une façon permanente. » Il mangera désormais dans le salon. La chapelle doit être digne de celui qui en sera le premier paroissien. Tout Longwood se met à la besogne. Noverraz, aidé d’un menuisier chinois, élève, sur deux marches, un autel, sur lequel Pierron, habile, comme officier, à cartonner, dresse un tabernacle blanc et or pour le Saint-Sacrement. Le mur du fond est garni, par Marchand et Saint-Denis, d’une draperie de satin rouge relevée par des patères dorés ; un tapis de velours vert avec un N couronné, en galon d’or, et des N plus petits dans les coins, couvre les marches de l’autel, et s’étend jusqu’au prie-Dieu de l’Empereur. Les galons manquaient pour les couronnes impériales, mais M. de Montholon a retrouvé dans ses malles sa veste-uniforme d’aide de camp du prince vice-connétable sur laquelle on « trouve tous les galons dont on a besoin. » Si bien qu’on en a tiré, outre quatre couronnes, une grande croix pour le soubassement de l’autel. Celui-ci est couvert d’une nappe ornée de larges guipures et de dentelles anciennes. Des deux côtés du tabernacle, que surmonte une croix d’ébène, avec un beau Christ d’argent, on a placé des girandoles d’argent à six branches et des vases de porcelaine de la Chine que l’on garnit des plus belles fleurs du jardin. Le dimanche, à midi, car tout a été fait dans une semaine, on ferme la porte par laquelle la pièce est éclairée, on allume les bougies des candélabres, on pose des lampes à globe sur des consoles des deux côtés de l’autel. L’abbé Buonavita, revêtu de ses plus beaux ornements, est debout au-devant, assisté de l’abbé Vignali et du jeune Bertrand qui fait l’enfant de chœur. Derrière le fauteuil impérial, — qui est un trône, — et quel trône ! — la petite cour s’est groupée dans l’ordre hiérarchique. L’Empereur entre, suivi du grand-maréchal et de M. de Montholon, et vient se placer devant son prie-Dieu. L’abbé Buonavita le salue comme le saluait le grand-aumônier dans les chapelles impériales, et il commence la messe.

Ce jour-là, il y eut à Sainte-Hélène des cœurs en joie, et, de cette petite chapelle que de braves gens se sont ingéniés à décorer, se dégage une tendre effusion vers la Patrie, comme vers la religion des ancêtres. Pour l’Empereur, il se mêle aux sentiments qu’il éprouve l’assurance d’être arrivé au port, la certitude d’être prochainement délivré, la conviction que ses destins vont être accomplis et que bientôt, dans cette chapelle de misère, son Dieu l’accueillera.


Jusqu’au mois de juillet 1820, l’exercice qu’a pris l’Empereur et l’occupation qu’il a prise à ces travaux dans les jardins lui ont donné une apparence de santé qui contraste avec son état antérieur. L’air lui a fait assez de bien pour qu’il ait pu risquer quelques promenades à cheval, et, pour en rendre le parcours plus aisé, Lowe a pris sur lui d’étendre les limites que l’Empereur parcourrait sans être accompagné. Peut-être s’imaginait-il que, de la sorte, la santé du captif se rétablirait ; et à l’opinion que Gourgaud avait répandue à ce sujet, Antommarchi ajoutait un diagnostic qu’il ne manquait pas de professer à Jamestown et sans doute à Plantation House. Nul de ceux qui entouraient l’Empereur ne montrait d’inquiétude au sujet de sa santé. Le grand-maréchal pensait à s’absenter, à conduire sa femme en Europe, et préparait une absence qui ne pouvait être moindre de neuf mois. Montholon avait annoncé son départ, et il appuyait, dans chaque lettre qu’il écrivait à sa femme, sur la joie qu’il éprouverait à la retrouver. Il n’attendait, à l’en croire, que l’arrivée de son remplaçant. Mais comme l’Empereur voyait ces lettres, n’était-ce pas un chantage ?


V. — L’AGONIE

L’Empereur, durant les premières années de son séjour à Sainte-Hélène, a paru ressentir du côté du foie une affection relativement bénigne, qui eût cédé à un traitement approprié, à une cure thermale, par exemple, ainsi qu’il était arrivé à Madame qui, elle aussi, avait eu de ces inquiétudes. Cette affection s’est aggravée par l’absence d’exercice, par une détestable hygiène, par des médicaments contre-indiqués, par une constipation opiniâtre, par une méconnaissance des symptômes constatés le 16 janvier. Sur l’annonce par Love du départ prochain de Bertrand, l’Empereur eut une crise de foie en juillet, mais cette crise céda rapidement. A la fin du mois, il reprit un semblant d’activité qu’il garda pendant le mois d’août et la première moitié de septembre. Mais alors ses forces diminuent, le moindre exercice le fatigue, l’air même lui fait mal. Il prétend lutter, il monte à cheval, il veut jouir des libertés qui lui ont été rendues pour se promener hors de l’enceinte. Il rentre extrêmement fatigué, est obligé de prendre le lit. Il ne supporte plus la calèche qu’à grand’peine. Toutefois, il ne se sent pas encore atteint aux sources de la vie. C’est une indisposition, premier résultat de la cessation de son inactivité prolongée ; il lui faut du mouvement, une bonne fatigue. Le 4 octobre, il combine une excursion à Sandy-Bay, chez sir William Doveton. Bertrand, Montholon l’accompagneront ; on emportera un bon déjeuner, un déjeuner au Champagne. C’est loin ; l’Empereur, dont l’appétit s’est éveillé, mange un peu plus que d’habitude, boit trois flûtes de Champagne. Au retour, il est recru de fatigue ; il atteint à grand’peine la route où stationne la calèche, et, à l’arrivée, il se met au lit avec un violent mal de tête. Désormais, seulement un peu de marche dans le jardin, quelques tours de calèche, le lit et des bains prolongés, de deux à trois heures, à haute température. Certains symptômes de décadence apparaissent. Il a peine à supporter la grande lumière, il entend mal, il a des vertiges, la constipation est persistante, et lorsqu’elle cède aux lavements, un affaiblissement extrême se produit.

Antommarchi, devenu par son inexactitude, ses continuelles courses en ville, tout à fait déplaisant, juge « nécessaire de poser des vésicatoires aux deux bras. » L’Empereur s’y refuse d’abord. « Pensez-vous, dit-il, que M. Lowe ne me martyrise pas assez, sans que vous veuilliez en avoir votre part ? » Bertrand et Montholon insistent. A la fin, il consent. Au début d’octobre, le 5, à en croire Antommarchi, il livre ses bras, mais Antommarchi ne sait point poser un vésicatoire. Il ignore qu’on y donne une forme, ronde ou ovale, et qu’on rase la place où on l’applique. Il coupe ses deux vésicatoires en carré, les applique sur les bras, et s’en va en ville. L’Empereur, resté au lit, gêné et agacé, fait, à plusieurs reprises, demander son médecin qui n’est pas rentré. Il arrive à la fin, se fait annoncer, demande à l’Empereur comment il se trouve des vésicatoires. « Je ne sais pas, répond l’Empereur. Laissez-moi tranquille... Vous me posez des vésicatoires qui n’ont pas de formes ; vous ne rasez pas la place avant de les appliquer : on ne le ferait pas pour un malheureux dans un hôpital... Ce n’est pas ainsi qu’on arrange un pauvre homme. » Antommarchi veut répliquer. — « Allons, lui dit l’Empereur, vous êtes un ignorant, et moi, un plus grand encore de m’être laissé faire. » Il n’est point facile à soigner, et c’en est là la preuve ; il ne consent que difficilement à accepter un médicament et il en conteste le plus ordinairement l’effet. Pourtant ici, lorsqu’on lève les vésicatoires, il doit reconnaître qu’ils ont produit un effet sur les fonctions digestives et ramené un peu d’appétit. Après quelques semaines de pansement, ils sèchent d’eux-mêmes.

Les journées de l’Empereur se passent en partie dans son intérieur, qu’il tient fermé une partie de la journée ; « s’il sort, c’est pour monter en calèche, ou faire un tour dans le jardin, s’y asseoir et y passer une heure en compagnie du comte de Montholon, ou du grand-maréchal... Cet état d’atonie va en augmentant chaque Jour. S’il rentre de promenade, l’air lui a fait mal ; il passe au billard, et fait tout fermer... L’appétit a disparu... Il ne prend du rôti qu’on lui sert, que la partie rissolée dont il extrait le jus avec son palais, sans pouvoir en avaler la viande ; son bouillon n’est bon qu’à l’état de jus, ce qui devient fort échauffant. »

Antommarchi, même s’il avait eu des connaissances et une pratique médicales, eût été dans l’incapacité de soigner l’Empereur, qui le recevait quelques minutes à peine « sans lui rien dire de ce qu’il éprouvait ; » mais l’incroyable légèreté qu’il portait à réaliser ses impressions, l’amenait tantôt à décider que le grand-maréchal pouvait, sans rien craindre pour l’Empereur, s’absenter durant neuf mois, tantôt à annoncer que l’Empereur n’avait pas pour trois mois à vivre... Sauf s’il consentait à se laisser poser un cautère, il aurait alors une chance. A force d’insister, Montholon et Bertrand obtinrent qu’un cautère fût posé au bras gauche (ç’aurait été le 18 novembre, au dire d’Antommarchi.) « Ce cautère sembla répondre d’abord à l’effet qu’en attendait le docteur ; au bout de quelques jours, l’appétit revint un peu ; les soupirs spasmodiques, qui étaient fréquents, le devinrent moins. » Il y eut accalmie. Mais les contrariétés continuaient : le médecin n’était jamais a Longwood quand l’Empereur le faisait demander, par exemple pour refaire un pansement dérangé. Marchand prit le parti de s’offrir « et d’y suppléer, » jusqu’aux derniers jours de l’existence de l’Empereur, où le cautère sécha tout à fait.

On approchait de 1821. Si fort que Mme Bertrand eût désiré quitter Sainte-Hélène, quelles qu’eussent été les raisons que fournissent à son départ sa santé et celle de son petit Arthur, le grand-maréchal refusa d’embarquer sur le bâtiment venu de l’Inde, qui devait le ramener en Europe avec sa famille. Il avait compris que le dénouement était imminent, et il n’eût pas consenti à déserter son poste.

L’Empereur lui-même avait la conviction que ses jours étaient comptés. Le 1er janvier 1821, comme Marchand entrait dans sa chambre, ouvrait les persiennes et présentait ses vœux : « Ce ne sera pas long, mon fils, lui dit-il, ma fin approche, je ne puis aller loin. » Une sensation désespérée se faisait jour en lui. Il sentait que tous ceux qui l’avaient accompagné, aspiraient à le quitter : tous, comme Montholon qu’il ne retenait qu’à coups d’argent ; comme Mme Bertrand, qu’il ne voyait plus à cause de cela ; comme Bertrand même, pris entre son devoir de sujet et de soldat, et celui d’époux et de père ; comme Antommarchi, qui, sans avertir qui que ce soit des Français, était venu, à la fin de janvier, prévenir sir Thomas Read, le sous-gouverneur, de sa volonté de retourner en Europe ; comme Buonavita, le prêtre que Fesch avait découvert, et dont l’état de santé s’aggravait, dit-on ; comme Chandelier, le cuisinier, qui n’attendait plus que l’arrivée de son remplaçant ; comme Gentilini, l’ancien batelier de l’Ile d’Elbe, dont on avait fait un valet de pied. Le vide se faisait et c’était la fin de cette ordonnance d’étiquette qu’il avait maintenue avec une fermeté désespérée, et qui, réduite seulement à deux officiers, pouvait à peine donner à présent l’illusion d’une cour.

Lorsqu’il avait su qu’Antommarchi avait, près des Anglais, réclamé son congé, l’Empereur avait dicté une note. où, parlant de lui-même à la troisième personne, il disait : « Le sieur Antommarchi, son chirurgien, est insuffisant pour le secourir dans son état actuel de maladie ; il désire un médecin de son ancienne maison de santé de Paris, ou de ceux qui ont servi à l’armée comme médecins en chef de corps d’armée, et âgé de plus de quarante-cinq ans. Les sieurs Desgenettes, Percy, Larrey spécialement, pourraient désigner celui de ces médecins qu’ils jugeraient digne d’obtenir la confiance du malade. »

Plus loin, il disait : « Le parti qu’a pris lord Bathurst de s’adresser au cardinal Fesch à Rome, et qui paraissait sage, s’est trouvé en défaut par l’effet de la surveillance exercée sur tous les membres de sa famille et de l’impossibilité où ils sont de correspondre avec la France. Tout ce qu’il est nécessaire de faire, ne peut l’être que par l’intermédiaire des gouvernements anglais et français. » Napoléon désirait particulièrement, disait Montholon à Lowe, que sa famille n’intervînt en aucune façon dans les nouveaux choix ; il avait trop à se plaindre du choix fait par elle des personnes envoyées à Sainte-Hélène. Le ministère du Roi de France étant presque entièrement composé de personnes qui l’avaient servi dans les mêmes places, était le mieux apte à choisir ceux qui pouvaient lui convenir. Quant aux remplaçants de Bertrand et de Montholon, « l’Empereur eût préféré d’abord le général Drouot ; quant à l’autre personne, ce pourrait être un civil, même ayant été ecclésiastique, un conseiller d’Etat, un ancien chambellan, ou un ancien confident, un ami avec lequel il eût été lié intimement, lorsqu’il était officier d’artillerie, mais un homme lettré, un homme de talent et de gravité dont il pût faire un compagnon. »

L’idée de s’adresser au gouvernement du roi pouvait seule donner un résultat, mais il fallait compter dix mois au moins avant que le prêtre, le médecin et le compagnon demandés par l’Empereur pussent le rejoindre. Quelque bonne volonté qu’on y portât, il fallait que de Lowe à Bathurst, de celui-ci à son collègue du Foreign Office, du marquis de Londonderry au ministre des Affaires étrangères de France, le baron Pasquier, la demande eût couru. Il fallait qu’on trouvât des hommes de bonne volonté et qui fussent prêts à partir. A la vérité, on n’en trouva point un seul parmi les anciens courtisans, les anciens ministres, les anciens serviteurs de l’Empereur, mais ailleurs. Le prêtre eût été Mgr de Quélen, coadjuteur de Paris, et il fallut l’état de santé du cardinal de Talleyrand pour qu’il renonçât ; il eût été suppléé par l’abbé Deguerry, le futur curé de la Madeleine, l’otage fusillé en 1871 par les hommes de la Commune. Le médecin eût été M. Pelletan fils, médecin du Roi ; six mois avaient suffi, tant l’empressement avait été grand. Pour les compagnons, on n’avait trouvé que Planat, qui avait été un peu de temps, en 1815, officier d’ordonnance de l’Empereur. C’était un brave homme peu décoratif, très dévoué, avec un caractère détestable.

Néanmoins, d’ici qu’ils arrivassent, l’Empereur ne pouvait se passer d’un homme qui fit au moins figure de médecin. Il ne pouvait douter de l’ignorance d’Antommarchi ; il l’avait flétri par une note que Montholon lui avait remise à lui-même : « Depuis quinze mois que vous êtes dans ce pays, vous n’avez donné à Sa Majesté aucune confiance dans votre caractère moral ; vous ne pouvez lui être d’aucune utilité dans sa maladie, et votre séjour ici quelques mois de plus, serait sans objet. » Mais encore, selon les préjugés de la civilisation européenne, convenait-il qu’il eût un médecin auprès de lui quand il mourrait. Antommarchi demanda pardon, obtint de rester et de reprendre son service (6 février).

A ce moment, l’Empereur ne s’habillait plus que rarement. Le vent du Sud-Est lui faisait mal et irritait ses nerfs. Les promenades en calèche devenaient de plus en plus rares. A chaque fois, il rentrait comme anéanti ; ses pieds étaient glacés, et, pour les réchauffer, on employait, de préférence aux boules d’eau chaude, des serviettes « bouillantes. » On avait essayé, pour suppléer à l’exercice qu’il ne pouvait plus chercher au dehors, d’une bascule montée sur un pivot élevé de trois à quatre pieds au-dessus du plancher ; il se plaçait à une extrémité de la bascule, un de ses officiers à l’autre, parfois les enfants de Bertrand. Il se donnait ainsi quelque mouvement, un peu d’exercice et une petite distraction.

Le mois de février passa ainsi. Sans qu’on parût s’en inquiéter, les vomissements étaient devenus fréquents, presque quotidiens ; la fatigue augmentait, l’alimentation était presque nulle ; l’atonie continuelle.

Le 15 mars, le jour où l’abbé Buonavita, incapable de supporter plus longtemps le séjour dans l’île, repartait pour l’Europe, l’Empereur, qui lui avait donné ses instructions sur ce qu’il aurait à dire à Madame, avait consenti à sortir ; mais lorsque, habillé, il s’était laissé conduire devant la voiture, il n’avait pu y monter ; il était rentré, secoué par un frisson glacial. On le mit au lit, on le couvrit de deux couvertures ; Noverraz et Saint-Denis se relayèrent pour changer les serviettes que Marchand posait sur ses pieds. Il se plaignait d’avoir le ventre pâle ; on y mit aussi des serviettes ; la moiteur arriva, puis des sueurs telles qu’il fallut plusieurs fois le changer de flanelle. Il congédia le docteur, envoya Montholon déjeuner, se fit lire par Marchand les campagnes de Dumouriez. Il en causa avec Bertrand lorsque celui-ci vint pour sa visite de l’après-midi. Plus tard, il voulut se lever, aller jusqu’à son chêne, s’asseoir à l’ombre pendant qu’on aérerait sa chambre. A peine y était-il que se déclara une nouvelle crise. Quand le médecin rentra, après avoir conduit Buonavita à Jamestown, l’accès était passé. La nuit fut assez bonne. Au matin, l’Empereur voulut sortir ; il prit un biscuit et un verre de Malaga, et se fit conduire à son banc. A peine y était-il qu’il rendit ce qu’il avait pris, et qu’une crise se déclara comme la veille ; ses membres étaient glacés, ses traits décomposés. Désormais, chaque jour, tel sera le bulletin. Dans cette chambre où les rats sont revenus en masse, les cousins qui ont envahi Longwood promènent l’agacement de leur susurrement et la cuisson de leurs piqûres. Il faut, pour les dérouter, toute sorte d’artifices qui ne réussissent guère.

Et au supplice des cousins s’ajoute celui du médecin. Sans être plus exact ni plus assidu, il a imaginé de donner des remèdes. On ne sait sur quelles indications il a prescrit l’émétique. L’Empereur refuse d’abord et ne se rend que sur l’insistance de son entourage. Il prend de l’émétique en deux doses ; les efforts qu’il fait l’épuisent sans résultat. Il passe la nuit dans son fauteuil, sans lumière, de crainte des cousins. Est-ce un résultat de la médication ? la journée du 23 est un peu plus calme. Antommarchi en profite pour revenir à l’émétique ; l’Empereur consent, mais les efforts qu’il fait pour vomir le rebutent. Il refuse de prendre quoi que ce soit que prescrive son médecin, et ne boit plus que de l’eau de réglisse anisée, d’une petite bouteille qu’il garde près de lui. Antommarchi insiste ; même il essaie de persuader Marchand d’émétiser les boissons qu’il présenterait. L’Empereur, sur une indiscrétion, en a connaissance ; il entre dans une grande colère contre Marchand, demande Antommarchi, qui est absent et qui, lorsqu’il revient, s’excuse sur ce que l’Empereur, en refusant les remèdes, met sa vie en danger. « Eh bien ! monsieur, lui répond Napoléon, vous dois-je des comptes ? Croyez-vous que la mort ne soit pas pour moi un bienfait du ciel ? Je ne la crains pas : je ne ferai rien pour en hâter le moment, mais je ne tirerais pas la paille pour vivre. »


Depuis le 18, Marchand veille toutes les nuits, assisté de Noverraz et de Saint-Denis ; mais Noverraz, sous une attaque de foie, doit prendre le lit, et Marchand qui relève d’une dysenterie, peut craindre une rechute. La maladie peut être longue, et il faut organiser le service : Montholon et Bertrand se proposent. L’Empereur, lui-même, règle les heures de veille. Antommarchi ne s’est pas même offert.

L’antipathie légitime que l’Empereur a conçue contre cet homme, milite avec d’autres considérations pour le disposer à voir un médecin anglais proposé par Lowe ; ce n’est point que Lowe croie à la maladie : il est convaincu qu’elle est encore une simulation, et, presque jusqu’à la fin d’avril, il en paraîtra certain. Mais, d’après les règlements venus de Londres, que Lowe exécute scrupuleusement, l’officier d’ordonnance doit constater chaque jour la présence du prisonnier. Or, il ne l’a point vu depuis quinze jours, et le général Buonaparte pourrait bien s’être évadé. Le médecin constatera qu’il est présent. Si l’Empereur ne consentait pas, l’officier de garde forcerait la porte : on en reviendrait à ces scènes douloureuses et tragicomiques qui avaient marqué l’année 1819. Montholon négocie avec Lowe pour obtenir quelques jours de répit, et tout Longwood s’emploie pour obtenir l’agréement de l’Empereur.

Le 1er avril. Napoléon consent à recevoir le docteur Arnott, chirurgien du 20e régiment. Si peu qu’il tînt à la vie, il pouvait souhaiter que, par quelque palliatif, on allégeât ses souffrances, mais ce n’était point sans appréhension qu’il s’y décidait. « Votre médecin anglais, dit-il à Bertrand, ira rendre compte à ce bourreau de l’état où je me trouve ; c’est vraiment lui faire trop de plaisir que de lui faire connaître mon agonie. Ensuite, que ne me fera-t-il pas dire si je consens à le voir ? Enfin, c’est plus pour la satisfaction des personnes qui m’entourent que pour la mienne propre, qui n’attend rien de ses lumières. « Il ordonne qu’on rende compte de sa maladie à Arnott ; qu’Arnott confère chez le grand-maréchal avec Antommarchi, et qu’on l’amène le soir même à neuf heures. Arnott est donc introduit à l’heure fixée, dans la chambre, à peine éclairée de la pièce voisine par le flambeau couvert. Il tâte le pouls, palpe le ventre, et demande la permission de revenir le lendemain.

Il revient le 2 avril, à neuf heures, avec le comte Bertrand, qui doit servir d’interprète : l’Empereur a permis qu’Antommarchi l’accompagnât. L’accueil qu’il lui fait est gracieux. Il lui dit « que c’est sur l’estime dont il jouit dans son régiment, qu’il a consenti à le voir, et sur sa promesse de ne pas rendre compte de son état au gouverneur. » Après qu’Arnott a fait son exploration, il lui pose diverses questions sur les fonctions de l’estomac, sur l’entrée des aliments et leur sortie à travers le pylore. « J’ai, lui dit-il, une douleur vive et aiguë, qui, lorsqu’elle se fait sentir, semble me couper, comme avec un rasoir : pensez-vous que ce soit le pylore qui soit attaqué ? Mon père est mort de cette maladie à l’âge de trente-cinq ans ; ne serait-elle pas héréditaire ? » Arnott s’approche, fait une seconde exploration, dit que c’est une inflammation d’estomac, que le pylore n’est pas attaqué ; que le foie n’y est pour rien, et que les douleurs dans les intestins proviennent des gaz qui s’y sont introduits. L’Empereur insiste, se débat, proteste que son estomac a toujours été excellent, que, toute sa vie, sauf quelques vomissements accidentels, ses digestions se sont faites régulièrement. Ainsi, seul, sans connaissances médicales, en dépit des médecins, qu’il a vainement mis sur la trace, il détermine sa maladie, puis, ayant parlé des symptômes qu’il éprouve, voyant qu’on ne l’écoute pas, il passe à d’autres sujets. Sachant qu’Arnott a pris part à l’expédition de sir Ralph Abercromby, il lui parle de l’Egypte avec une entière sérénité.

Désormais, à quatre heures, il attend ses médecins qu’accompagne le grand-maréchal ; il les garde une demi-heure ou trois quarts d’heure ; le grand-maréchal reste jusqu’à six ou sept heures, il est relevé par Montholon qui quitte à deux heures, où Marchand prend la veille.

L’Empereur est convaincu que sa mort est prochaine. Il sait qu’une comète doit apparaître. « Ah ! dit-il, ma mort sera marquée comme celle de César. » Il refuse la proposition que lui fait Arnott de le transférer dans le New-Longwood, la maison que Lowe a mis cinq années à construire, et qui n’est terminée, à la veille de la mort, que pour donner le change à la postérité, et habiller d’un confort mensonger, cette mort dans une bicoque délabrée. « Docteur, dit-il à Arnott, il est trop tard. J’ai fait dire à votre gouverneur, lorsqu’il m’a fait soumettre le plan de cette maison, qu’il fallait cinq ans pour la bâtir, et qu’alors j’aurais besoin d’un tombeau. Vous voyez : on vient m’en offrir les clefs, et c’est fini de moi. » Antommarchi s’oppose d’ailleurs à un tel dérangement qui, dit-il, pourrait avoir de graves inconvénients. On y renonce, mais, plus tard, on passera le lit dans le salon où le malade aura plus d’air.

Le dénouement approche. Le 3 avril, selon Marchand, dont la présence continuelle rend les observations singulièrement importantes, « le docteur Arnott, en partant de chez Sa Majesté, examina les vomissements à matière noirâtre, qui lui firent dire qu’il y avait ulcération dans l’estomac. Il en prévint le grand-maréchal et le comte de Montholon, prescrivit diverses ordonnances, mais l’Empereur resta aussi rebelle à la médecine avec eux qu’avec le docteur Antommarchi [2]. » Napoléon en effet, ne prenait plus la peine de discuter, Arnott lui tâtait le pouls, lui demandait comment il se trouvait. « Pas bien, docteur, répondait-il un jour, je vais rendre à la terre un reste de vie qu’il importe tant aux rois d’avoir ; » et, comme Arnott insistait pour qu’il fit des remèdes : « Docteur, c’est bien, nous en ferons : quelle maladie règne dans vos hôpitaux ? »

Les nuits étaient très pénibles : à certaines, la transpiration était telle, qu’il fallait changer l’Empereur cinq ou six fois de flanelle. Dans l’après-midi, une détente permettait qu’il fit sa toilette, se levât, passât une robe de chambre, s’assît dans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte. Il envoyait alors Bertrand ou Montholon cueillir, dans le jardin, une fleur qu’il tenait dans ses mains, et dont il aspirait l’odeur voluptueusement. Autrement, il restait dans ses deux chambres aux persiennes hermétiquement closes, et, quand les douleurs de côté devenaient excessives, il se faisait appliquer des serviettes brûlantes.


Le 10 avril, il commence à parler de dispositions testamentaires, et il en entretint Montholon, en présence de Marchand. Le 12, sur une potion calmante, il se trouva un peu mieux, et il commença de dicter à Montholon les bases du testament. Il continue le 13, « enfermé seul au verrou avec le comte de Montholon. » A quatre heures, quand les médecins sont introduits, il demande à Arnott si l’on meurt de faiblesse. Il ne conserve jamais, pour ainsi dire, le peu de gelée ou de soupe qu’il parvient à avaler. Les vomissements se renouvellent, même sans ingestion d’aliments. Le 14, il continue ses dictées ; le 15, de même, et il fait dresser par Marchand l’état de son argenterie, de sa porcelaine de Sèvres, de s’a garde-robe et de ses effets. Ce jour-là, lorsque le docteur Arnott vient pour sa visite quotidienne, il lui parle des généraux qui ont commandé les armées anglaises, et il fait l’éloge de Marlborough dont il eut l’intention de commenter les campagnes, comme il a fait pour César, Turenne et Frédéric, comme il eut voulu faire pour Annibal. Il demande à Arnott si la bibliothèque du régiment possède l’histoire de ce général. Arnott ayant répondu qu’il n’en est pas sûr, l’Empereur envoie Marchand prendre l’ouvrage à la bibliothèque. C’est un exemplaire relié avec luxe de cette Histoire de Jean Churchill, duc de Marlborough, etc., imprimée en 1806 à l’Imprimerie impériale, par ordre de Sa Majesté Impériale, rare et magnifique hommage que son génie militaire a voulu rendre à un digne émule [3].

Comme tous les livres qui appartiennent à l’Empereur à Longwood, chaque volume porte, au recto du faux titre, ces mots écrits à l’encre par Saint-Denis : l’Empereur Napoléon, avec l’empreinte à l’encre d’un cachet sur lequel sont gravées en creux les armes impériales. « Tenez, docteur, dit-il à Arnott ; j’aime les braves de tous, les pays, mettez ce livre dans la bibliothèque de votre régiment. Si j’ai consenti à vous voir, ajoute-t-il, c’est pour la satisfaction des personnes qui m’entourent, et que vous avez l’estime des officiers de votre régiment. » Puis, de la considération qu’il professe pour « les habits rouges, » il passe aux sentiments qu’il a voués au Gouvernement britannique. « Je vais, dit-il, écrire au Prince Régent, et à vos ministres. Ils ont voulu ma mort. Ils sont au moment de l’obtenir après m’avoir assassiné à coups d’épingles. Je désire que mes cendres reposent en France. Votre gouvernement s’y opposera, mais je lui prédis que le monument qu’il m’élèvera sera à sa honte et que John Bull sortira de dessous mes cendres pour abattre l’oligarchie anglaise. La postérité me vengera du bourreau commis à ma garde, et vos ministres mourront de mort violente. »


Et l’on pense alors au suicide de Castleareagh, comme à l’extinction de la dynastie de Hanovre. Pour le reste, les temps ne sont pas venus.


Le don de ce livre amena de la part du major Jackson, commandant le 20e, et de la part de Lowe, une série d’imputations dirigées en fait contre l’Empereur. De cette belle idée si noblement exprimée, on avait, contre un mourant, tiré la trame d’un complot.

Lorsque Napoléon avait prononcé le nom de Marlborough, Antommarchi avait ri. L’Empereur, qui l’avait regardé d’un œil sévère, lui adressa le lendemain « de vifs reproches sur la légèreté de son caractère ; le docteur chercha à s’excuser sur le souvenir qu’avait fait naître en lui une chanson avec laquelle il avait été bercé. » Sur le moment Napoléon n’insista pas : toutefois, il est peu vraisemblable qu’on chantât Malbrouck en patois corse.

Après la visite d’Antommarchi, l’Empereur resta enfermé avec Montholon et se mit à écrire. Deux fois Marchand fut appelé pour des vomissements ; il enveloppa les pieds de son maître de serviettes chaudes. L’Empereur demanda de ce vin de Constance que Las Cases lui avait envoyé du Cap de Bonne Espérance ; on essaya en vain de le lui déconseiller ; il persista, en prit un verre, y trempa un biscuit ; et à Montholon qui lui dit que rien ne pressait : « Mon fils, répond-il, il est temps que je termine, je le sens. » Assis dans son lit, il tient d’une main une planche de carton et il écrit de l’autre, sans être appuyé sur rien. Le comte de Montholon, debout, près du lit, tient l’encrier, »

Quand Arnott vient à quatre heures, et que l’Empereur lui dit que, pour se donner du ton, il a pris du vin de Constance avec un biscuit : « C’est absolument de l’huile sur le feu, » dit Arnott. L’Empereur demande alors « dans quelle chance il est placé. » Arnott cherche ses mots : « Docteur, dit l’Empereur, vous ne dites pas la vérité, vous avez tort de vouloir me cacher ma position, je la connais. » Et il parle de Larrey et de Corvisart. Il revient souvent à Larrey. « Si l’armée, disait-il, élève une colonne à la Reconnaissance, elle doit l’élever à Larrey. »

Il passe encore les matinées du 17 et du 18 enfermé avec Montholon. Dans la matinée du 19, il règle tous les détails du retour de ses compagnons en Europe. « Il passa en revue les provisions existantes, et qui pouvaient être transportées à bord, pour servir à leur traversée ; les moutons qu’on tenait à l’écurie n’étaient même pas oubliés. »

La nuit du 19 au 20 avait été mauvaise ; mais, dans l’après-midi, lorsque Bertrand vint, l’Empereur fit chercher l’Iliade, et dit au grand-maréchal de lui en lire un chant : « Homère, dit-il, peint si bien les conseils que j’ai tenus souvent la veille d’une bataille, que je l’entends toujours avec plaisir. » Plus tard, dans la journée, il dit à Marchand d’aller chercher chez le grand-maréchal un testament qu’il lui avait confié jadis et de le lui rapporter. Il le décacheta, en parcourut les pages, qu’il déchira en deux, disant à Marchand de les mettre au feu.

Quand Arnott vint, il se laissa aller au plus violent discours contre le Gouvernement anglais. Bertrand traduisait phrase par phrase. Il termina en disant : « Vous finirez comme la superbe République de Venise, et moi, mourant sur cet affreux rocher, je lègue l’opprobre de ma mort à la Famille Royale d’Angleterre. » C’étaient presque les termes dont il s’était servi dans son testament.

Nul n’a mieux peint son état à ce moment, que Montholon, lequel dit à l’officier d’ordonnance : « Toute sa force semble être passée de son corps dans sa tête. Il se rappelle maintenant toutes les choses des anciens jours. Il n’a plus de stupeur, sa mémoire est revenue, et il parle continuellement de ce qui aura lieu à sa mort. »

Le testament qu’il venait d’écrire, — d’écrire par deux fois, en entier, de sa main, à l’exception des états, copiés par Marchand, — ce testament raconte, explique, commente Napoléon tout entier ; il renferme, avec l’histoire de sa vie, ses amitiés et ses amours ; il désigne les hommes qui ont souffert pour sa cause, et qui se sont sacrifiés pour sa gloire. Il est le résumé le plus complet de son histoire.

Le 22, il signe tous les états qui lui ont été présentés. Les boîtes et les tabatières restent à inventorier. Il demande à Marchand la cassette qui les renferme, et il en dicte la liste. Il choisit une boite ornée d’un très beau camée qui lui a été donnée par Pie VI, après le traité de Tolentino. Il écrit lui-même de sa main, sur une carte : Napoléon à Lady Rolland, témoignage d’estime et d’affection. Montholon remettra cette boîte à Lady Holland, et, par ce simple mot, l’Empereur sort cette femme du peuple anglais, il lui donne place dans son histoire, dans l’Histoire.

Il choisit pour le docteur Arnott une autre boite en or, à laquelle M. de Montholon joindra 12 000 francs. La boite porte sur le couvercle un cartouche allongé où sont figurées des grappes de raisin ; au centre est un écusson vide. L’Empereur, tout en disant à Marchand qu’on y fasse graver l’initiale de son nom, a pris des ciseaux et, de la pointe, il a tracé un N. malhabile. Cet N. rend la boîte inestimable, Arnott et ses descendants en jugeront ainsi.

Il dicte ce matin-là à Marchand les instructions pour les exécuteurs testamentaires, où, par la netteté des chiffres, par la précision des allégations, par l’étonnante énumération des faits, sans relation des uns aux autres, il fournit, pour chacun, une décision, un ordre, une indication, qui suffisent à la direction de tous les êtres qu’il nomme, à la solution de toutes les affaires qu’il veut qu’on engage.

Ce même jour, où il a dicté les instructions qu’il signera seulement le 26, quand Marchand les lui présentera remises au net, il veut fermer lui-même les trois boîtes qui renferment ses tabatières ; il les entortille de faveurs vertes, les scelle de ses armoiries, et en remet les clefs à Marchand qu’il en établit dépositaire. A chaque instant, le travail est interrompu par des vomissements. Il se sent extrêmement fatigué, mais il veut en finir ; il exige qu’on lui donne un verre de vin de Constance : tout aussitôt, la douleur est atroce. « C’est, dit-il, une lame de rasoir qui me coupe en glissant. » Les vomissements redoublent, mais il poursuit sa tâche.

Il ne retient guère les médecins, mais le grand-maréchal, auquel il donne ses instructions pour sa sépulture. Il désire être enterré sur les bords de la Seine, ou près de Lyon, ou enfin, à Ajaccio, dans la cathédrale, « Mais, dit-il, le Gouvernement anglais a prévu ma mort. Dans le cas où des ordres auraient été donnés pour que mon corps restât dans l’île, ce que je ne pense pas, faites-moi enterrer à l’ombre des saules où je me suis reposé quelquefois en allant vous voir à Hutsgate, près de la fontaine où l’on va chercher mon eau tous les jours. »

Le 27, il fait encore sa barbe dans son lit et, à trois heures et demie, soutenu par Marchand et par Saint-Denis, il va jusqu’à son fauteuil. Il fait appeler Montholon, Bertrand et Vignali, et il leur ordonne, ainsi qu’à Marchand, de dresser un procès-verbal descriptif constatant l’existence du Testament, des codicilles et de l’instruction aux exécuteurs testamentaires. Cette opération entraine de longues écritures, car chaque témoin doit contresigner chacun des sept paquets, puis apposer son cachet sur les faveurs avec lesquelles l’Empereur a fermé les boites contenant les tabatières. Cette opération terminée, l’Empereur, resté seul avec l’abbé Vignali, lui remet, sous le secret de la confession, un double du testament et des codicilles qu’il a copiés lui-même, de » façon à y donner la même valeur qu’à l’original, pour le cas où celui-ci serait saisi par les Anglais.

Lorsque Vignali est sorti, Marchand rentre dans la chambre. L’Empereur lui confie l’original du testament, des codicilles, et du reçu de la Banque Laffitte, constatant le dépôt de ses fonds. Après sa mort seulement. Marchand remettra ces pièces à Montholon. L’Empereur fait porter chez Montholon ses manuscrits, et la cassette contenant sa réserve d’argent ; chez Bertrand, ses armes ; chez Marchand, le nécessaire et les boîtes à tabatières : « Eh bien ! mon fils, dit-il à Montholon, quand celui-ci vient à onze heures, ne serait-ce pas dommage de ne pas mourir, après avoir si bien mis ordre à ses affaires ? »


L’affaiblissement s’accentue le 28, quoique l’esprit reste aussi lucide. Les médecins ont pensé que l’Empereur aurait, dans le salon, plus d’air que dans sa chambre. Depuis plusieurs jours tout est disposé pour qu’il puisse y être transporté. Un des lits de campagne a été placé entre les deux fenêtres, en face de la cheminée ; un paravent couvre la porte, une petite table est près du chevet du lit. L’Empereur demande si tout est prêt. Il sort de son lit, passe sa robe de chambre, chausse ses pantoufles, et soutenu par Montholon et par Marchand, il arrive à grand’peine jusqu’à son lit, disant : « Je n’ai plus de forces, me voilà sur la paille. » Tout de suite on apporte « le second lit de campagne, dans l’angle du salon, près de la porte communiquant au billard. » Car, même dans ces derniers jours, l’Empereur, soutenu par ceux qui le veillaient, allait d’un lit à l’autre, cherchant le sommeil.

Durant cette nuit du 28 au 29, où l’Empereur ne dormit point, il dicta à Montholon, puis à Marchand, deux morceaux intitulés : Première Rêverie, Seconde Rêverie. La seconde contenait « une organisation des Gardes Nationales, dans l’intérêt de la défense du territoire. » Montholon, dépositaire de ces dictées, les égara. C’étaient les dernières pensées de l’Empereur : elles étaient pour la France.

On assure que, dans la matinée du 29, il aurait eu la pensée de rédiger un huitième codicille ; la faiblesse l’en eût empêché. Or, ce matin même, il rédigea deux lettres adressées à Laffitte et au baron de La Bouillerie, pour le règlement de ses comptes ; ces lettres, quoique portant la date du 25, sont réellement du 29, ainsi que Marchand a pris soin de l’attester.

Dans la nuit, il ne parla que de son fils. Sa parole était souvent embarrassée ; des confusions se produisaient dans son esprit au sujet des biens de Corse dont il avait, depuis plus de dix ans, disposé en faveur des siens.

Le 30, on parla d’un vésicatoire à poser sur l’estomac, le cautère ne jetant plus. Antommarchi comprit à la fin que l’Empereur mourait. Il demanda à coucher dans la Bibliothèque où il fit porter son lit. Napoléon, qui avait daigné lui pardonner, l’entretint de son autopsie. Il lui enjoignit « de bien examiner, lorsqu’il l’ouvrirait, l’état de son estomac, pour préserver son fils d’une maladie qui avait entraîné son père et lui au tombeau. » Il eut des instants d’assoupissement, mais, au réveil, il était parfaitement lucide. Il permit que Mme Bertrand vînt le voir, car il ne l’avait plus voulu, depuis qu’elle avait manifesté la volonté de quitter Sainte-Hélène. Il fit demander quelles sortes d’oranges le maître d’hôtel avait rapportées de la ville ; il demanda ce qu’on y disait de lui. Les petites choses l’intéressaient toujours, et il s’en occupait. « Dans la journée, ses yeux se portaient le plus souvent sur un petit tableau à l’huile : le portrait du Roi de Rome. »

Le 1er mai, à onze heures, Mme Bertrand fut introduite auprès de l’Empereur. Il la fit asseoir au chevet de son lit, lui parla de la maladie qu’elle avait éprouvée : « Vous voilà bien maintenant, lui dit-il, cette maladie était connue ; la mienne ne l’est pas, et je succombe. » Il demanda des nouvelles des enfants ; pourquoi elle n’avait pas amené Hortense ? Depuis lors, Mme Bertrand vint chaque jour passer quelques instants au chevet de l’Empereur.

On attendait la mort. Arnott et Antommarchi couchaient dans la bibliothèque ; Bertrand veillait avec Marchand, Montholon avec Saint-Denis. Deux hommes n’étaient pas de trop. Dans la nuit du 2 au 3, « l’Empereur qui, malgré sa faiblesse, avait toujours voulu se lever pour le plus léger besoin, prétendit sortir de son lit. Le comte de Montholon et Saint-Denis s’en approchèrent ; resté debout un instant, ses jambes fléchirent sous le poids du corps, et il serait tombé si l’un ou l’autre ne l’avait soutenu. »

Le 3, il ne prend plus que de l’eau sucrée avec un peu de vin. Chaque fois que Marchand lui en offre, il lui dit, en le regardant d’un œil presque gai : « C’est bon, c’est bien bon. » Le gouverneur vient demander qu’Arnott et Antommarchi consultent avec les médecins Short et Mitchell ; on y consent. Les Anglais ne voient pas le patient ; ils délibèrent avec leurs confrères, en présence de Bertrand et de Montholon. Ils demandent que l’Empereur consente à se laisser frotter les reins qui s’entament, avec de l’eau de Cologne, mitigée d’eau, et qu’il prenne une potion calmante. « C’est bien, dit l’Empereur au grand-maréchal, nous verrons ; » et quand Bertrand est sorti, il dit à Marchand, en le regardant et avec une légère grimace : « Beau résultat de la science ! Belle consultation ! Laver les reins avec de l’eau de Cologne, bon ! pour le reste, je n’en veux pas. »

Noverraz, qui a failli succomber à une attaque du foie, et qui est au lit depuis un mois, s’est traîné jusqu’à la chambre de son maître, qui lui dit : « Tu es bien changé, mon garçon, te voilà mieux ? — Oui, Sire. — Je suis bien aise de te savoir hors de danger, ne te fatigue pas à rester sur tes jambes, va te reposer. » Noverraz, à grand’peine, gagne la pièce voisine, où il tombe.

Ce jour-là, à deux heures, Saint-Denis vient dire à Marchand que l’abbé Vignali désire lui parler. C’est Montholon qui lui a fait dire de venir. L’abbé est en habit bourgeois ; il porte, sous son habit, quelque chose qu’il cherche à dissimuler. Marchand l’introduit, le laisse seul avec l’Empereur et se tient à la porte pour en interdire l’entrée. Le grand-maréchal arrive, s’informe de ce que fait l’Empereur, et se retire, disant qu’on le prévienne, quand Vignali sortira. En sortant, une demi-heure après, Vignali dit à Marchand : « L’Empereur vient d’être administré, l’état de son estomac ne permet pas un autre sacrement. »

Dès le 20 avril, donnant ses ordres à Vignali pour la chambre ardente qu’il aurait à desservir durant son agonie, il lui a dit : « Je suis né dans la religion catholique, je veux remplir les devoirs qu’elle impose, et recevoir les secours qu’elle administre. » Apercevant à ce moment un sourire sur les lèvres d’Antommarchi, debout au pied de son lit, il lui a dit : « Vos sottises me fatiguent, monsieur ; je puis bien pardonner votre légèreté et votre manque de savoir-vivre, mais un manque de cœur, jamais. »

Il a ensuite entretenu Vignali de ce qu’il devra faire après sa mort. Puis il lui a parlé de son pays, de la maison qu’il se fera construire à Ponte-Nuovo di Rostino, de la vie heureuse qu’il y mènera. L’abbé, se mettant à genoux, a pris la main de l’Empereur qui pendait hors du lit, et l’a baisée pieusement. A présent il vient seconder l’Empereur dans cet acte, l’un des plus importants qu’il puisse accomplir : l’affirmation volontaire et décidée de sa foi traditionnelle.

Ces cérémonies l’ont épuisé ; lorsque Marchand entre dans le salon, il trouve l’Empereur les yeux fermés, le bras étendu sur le bord du lit, la main pendante. Le bon serviteur s’approche, et baise cette main, et comme l’Empereur, sans parler, a rouvert les yeux, Marchand appelle Saint-Denis qui, lui aussi, baise la main du Maître.

On n’a point dit à l’Empereur que les consultants se sont accordés pour prescrire une ingestion de calomel : on connaissait sa répugnance à tous les remèdes, mais on comptait sur Marchand. Marchand a lutté, ne s’est rendu qu’à cette observation du grand-maréchal : « C’est ici une dernière ressource tentée. L’Empereur est perdu. Il ne faut pas que nous ayons à nous reprocher de ne pas avoir fait tout ce qu’humainement on peut faire pour le sauver. » Délayant alors la poudre dans de l’eau sucrée, Marchand présente le verre à l’Empereur, qui avale difficilement, veut rejeter la gorgée qu’il a prise, et se tournant vers Marchand, lui dit d’un ton de reproche si affectueux, impossible à rendre : « . Tu me trompes aussi ! » Marchand, bouleversé, ne se remet un peu, que lorsque, après une demi-heure, l’Empereur demande de nouveau à boire, prend avec confiance un peu d’eau sucrée, et dit ensuite : « C’est bon ! c’est bien bon ! »

Tous les serviteurs passent debout la nuit du 3 au 4.

Le 4, l’Empereur ne peut prendre qu’un peu d’eau sucrée avec du vin ou de la fleur d’oranger ; rarement il le garde ; un hoquet s’établit qui dure tard dans la soirée. Il peut encore se lever pourtant. Antommarchi prétend s’y opposer ; il le repousse, semble contrarié de la violence qu’on lui fait. Il ne parle plus. Vers dix heures, il fait effort pour vomir, rend une matière noirâtre. Le hoquet s’établit, puis le délire. Il dit des mots inarticulés qu’on traduit par « France, — mon fils, — armée. » Ce sont les derniers qu’il prononce. Cet état se prolonge jusqu’à quatre heures du matin ; le calme y succède. L’œil est fixe : la bouche est tendue ; le pouls s’abaisse. A six heures, on ouvre les persiennes, on prévient Mme Bertrand, qui arrive à sept heures, s’assied au pied du lit. A huit, on avertit tous les Français qui ne sont pas du service intérieur : Pierron, Coursot, Archambault, Chandelier ; on les introduit. Il faut qu’ils voient comment meurt l’Empereur. Ils se rangent autour du lit. Noverraz s’est traîné au milieu d’eux. Les yeux fixés sur le visage auguste, ils attendent que la mort ait fait son œuvre. A cinq heures cinquante minutes, éclate le coup de canon de retraite ; le soleil disparaît : l’Empereur est mort.


Le premier, le grand-maréchal s’approche du lit mortuaire, et le genou en terre, il baise la main de son maître, et tous, après lui, les serviteurs selon leur ordre, les femmes, les enfants Bertrand que leur mère a fait chercher, la fille de Saint-Denis, à peine âgée d’un an, dont on pose les lèvres sur la main glacée...


FREDERIC MASSON.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Selon Arnott et Antommarchi, ces vomissements noirs n’auraient apparu que le 25 ou le 26.
  3. Sir Laes Knowles, baronnet, a, dans son curieux livre : A Gift of Napoleon (London, John Lane, 1921 8°), soutenu qu’il s’agit ici des Memoirs of John Duke of Marlborough, publiés par William Coxe (Londres, 1819) en trois volumes in-8. Il est possible qu’il ait raison.