La Mort de la Terre - Contes/La Petite Aventure

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LA PETITE AVENTURE


Au printemps de cette année, murmura Louis Langrume, je lisais près de la fenêtre ouverte, lorsqu’un insecte s’abattit sur mon livre. Je vis un petit coléoptère noir, faiblement luisant, avec deux taches blanches, à peine perceptibles, à la naissance des élytres. Il demeura une demi-minute immobile, puis il agita ses pattes fines comme des traits d’encre. C’était un temps d’après pluie, tiède, avec des clairs de nuage, si j’ose ainsi dire, fou, ivre, où plantes et bestioles se hâtaient à travers leur courte destinée.

Mon petit coléoptère était là, dans l’inconnu immense, aussi loin des champs où il lui fallait trouver l’amour et la provende que moi de l’Arabie Heureuse. S’il avait de la chance, il pouvait vivre quelques jours, ou quelques semaines, et moi quelques années ; il ne savait rien et je n’en savais pas davantage ; un coup léger, il trépassait ; mais moi-même, une chute dans l’escalier ou une brique sur le crâne suffisaient pour m’expédier au cimetière. J’eus une grande pitié de tous deux et, en tout cas, je résolus de lui faciliter sa misérable chance. Deux fois déjà, au coin du volume, il avait ouvert ses ailes de corne, sous lesquelles on en apercevait deux autres, fripées et translucides, qui avaient bien un peu l’air d’être les coins d’une minuscule chemise de batiste.

J’ouvris plus largement la fenêtre et ce geste me fit quitter des yeux le coléoptère. Quand mon attention revint à lui, je ne le vis plus. Il avait quitté la page où il trottinait, il n’était ni sur la tranche ni sur la couverture. Je consacrai trois minutes à sa recherche, sans résultat : « Il est parti ! » me dis-je… Il est quelque part là-bas, dans les lacs de l’air, courant sa fortune d’atome…

Je n’y pensai plus. L’heure approchait où j’allais revoir Janine. C’était chaque fois le recommencement du monde. Auprès de Janine, je retrouvais la terre de Robinson et les vieux jardins des contes de fées, la Belle aux cheveux d’or et la princesse qui rêve devant le rouet d’ivoire, les sortilèges du Bois dormant et le Grillon du Foyer, la grande légende qui monte avec le crépuscule et la petite fable qui palpite aux étincelles des bûches de hêtre, l’étoile perdue dans l’infini et la lampe qui luit au fond de l’allée solitaire.

Quand Janine secouait le buisson étincelant de sa chevelure, c’était l’amour sauvage qui se levait, le grand et terrible amour qui dévore magnifiquement l’âme, mais quand nous parlions bas, dans le coin du petit salon émeraude, c’étaient les longs jours, la famille, l’enfant, le cycle enchanté qui a mis fin aux chasses féroces, aux chocs brusques où chaque homme, dans la nuit du passé, le plus fort, le plus rusé, finissait par répandre son sang sur la terre.

Je m’habillai donc pour aller voir Janine, je pris chez ma fleuriste une fine gerbe de roses blanches et l’auto roula vers mon destin. Le cœur me battait ainsi qu’aux premiers jours. Mais ce n’était pas le battement cruel qui accompagne les amours de conquête. C’était une palpitation exaltante, comme lorsqu’on voit, après les fleuves de l’étranger, couler un fleuve de son pays. Et j’évoquais la silhouette exacte de Janine dans le corridor, son visage argenté qui s’élevait vers le mien : je venais, ce semble, de la quitter.

Au coup de sonnette, Charles, le valet de chambre, montra son visage raide où il y avait un peu de stupeur. Il m’accueillit avec des mots vagues, qu’il parut avaler brusquement, puis me conduisit dans le petit salon émeraude. Il n’y avait personne et, la fin du jour approchant, l’ombre se tassait déjà dans les coins. J’attendis cinq minutes… je rêvassais. La lumière décroissante donnait à mes souvenirs plus de profondeur et de solennité. Quoiqu’on ne me fît jamais attendre, je n’étais pas surpris. Et je ne le fus pas davantage lorsque, au lieu de Janine, je vis paraître la gouvernante anglaise.

Elle s’avança, comme elle faisait toujours, d’un air furtif, et, sur son visage chevalin, les yeux jaunes avaient le regard très lointain que tout le monde lui connaissait.

— Monsieur Langrume, fit-elle d’une voix traînante… il y a une nouvelle dans lé maison… Il faut pas vous décourager… C’est lé volonté du Seigneur… Mlle Janine… eh bien !…

Elle toussa et secoua ses épaules pointues :

— Eh bien ! elle est morte !

J’ai souvent entendu dire que lorsqu’une balle ou un coup de couteau vient d’atteindre mortellement un homme, il ne se rend aucun compte de son état. Telle l’impératrice d’Autriche, une minute avant sa fin, croyait avoir reçu un coup de poing. Mon impression fut d’abord quelque chose de semblable. Je regardai la gouvernante, je murmurai deux ou trois mots vagues. Ensuite seulement la mort de Janine entra dans mon âme et me lira un hurlement d’horreur… Je criai avec rage :

— Mais elle n’avait rien !

— Rien, fit lentement la gouvernante. Rien ! Elle pouvé vivre cent ans… Elle descendait l’escalier, elle a fait un faux pas et elle est tombée… Le médecin ne sait pas encore ce qui est cassé dans son corps…

L’Anglaise demeura longtemps en silence, puis elle dit, tout bas, comme si elle avait peur d’être entendue :

— Voulez-vous la voir ?

Et je la vis. Elle était comme étendue dans la broussaille magnifique de sa chevelure. La fatalité l’avait frappée si vite que tout l’aspect de la vie était demeuré : le rythme heureux du visage, les jolis bras bien jointés, ce beau corps où la jeunesse jouait à miracle…

Je vécus là ma première agonie, la plus dure, la plus hideuse, et quand je rentrai chez moi, ah ! j’eus bien de la peine à ne pas saisir le revolver qui étincelait sur la table et à fuir ce monde où « tout est vanité et rongement d’esprit ».

Comme je rêvais sinistrement, je saisis le livre que je lisais naguère. Tandis que je l’ouvrais machinalement, je vis tout à coup le petit coléoptère noir. Il s’était pris entre deux pages, il avait les deux élytres entr’ouvertes : le faible poids du papier avait suffi pour l’écraser. Comme Janine, plein de son humble force, et construit en sa manière d’insecte pour vivre une pleine destinée, il avait fait un faux mouvement !