La Mort de la Terre - Contes/Le Clou
LE CLOU
Nous nous entretenions du merveilleux exploit du commandant Charval. Avec une vingtaine d’Européens et une centaine d’Arabes, il avait tenu tête pendant cinq jours à une innombrable harka désertique, jusqu’à ce que les troupes du colonel Darras fussent venues le délivrer.
— De la part de Charval, aucun acte énergique ne saurait m’étonner, dit pensivement Lagaille… Ce garçon-là est né pour les entreprises extraordinaires… Je ne connais personne qui ait à un plus haut degré le courage réfléchi. Il en a donné des preuves — et quelles preuves ! — à un âge où la conception héroïque de l’homme ne dépasse pas une partie de coups de poing ou de coups de pied dans le préau du collège. C’était en 1870. Un détachement prussien avait fait halte dans le village de Gérardval, à une portée de chassepot de la vague gentilhommière où je suis venu au monde. Il faut dire qu’à ce moment de la guerre le district grouillait de francs-tireurs. Tous les jours, il tombait des uhlans et des fantassins aux abords des villages. Les officiers allemands ne décoléraient plus ; on vous fusillait les suspects avec un minimum de scrupules et de formes. Le père de Charval était un ancien soldat que de graves blessures avaient rendu à demi impotent. Il avait, bien entendu, le cœur plein de la haine qui emplissait à cette époque tout cœur français ; toutefois, il eût été, par principe, par tempérament aussi (étant de nature soumis et « hiérarchique »), il eût été, dis-je, incapable de commettre un acte de guerre irrégulier. Aussi se contentait-il de souhaiter que l’état de ses membres lui permît de se rengager, mais ce faisant, il observait une attitude correcte vis-à-vis de l’ennemi. En ce monde, il ne suffit pas de ne rien faire pour échapper à la Némésis ! Ce pauvre Charval était marqué du signe des malchanceux.
Un matin qu’il se promenait au bois, des coups de feu retentirent. Charval, qui approchait en cet instant de l’orée, vit deux soldats prussiens s’abattre tandis que des francs-tireurs s’enfuyaient prestement à travers la futaie : leur embuscade, n’était pas à un jet de pierre de l’endroit où se trouvait notre promeneur et où il fut cueilli par deux énormes soldats poméraniens. Traîné devant le capitaine du détachement, Charval se défendit énergiquement d’avoir pris part à la bagarre. On produisit un chassepot abandonné au pied d’un arbre et qu’on l’accusait d’avoir jeté au moment où il se vit sur le point d’être capturé.
Le capitaine, une brute flave, malveillante, d’aspect plutôt stupide, comprenait mal le français et s’obstinait à croire qu’il le possédait à fond. Au reste, son siège semblait fait ; après un interrogatoire sommaire, il grogna :
— Vis être eine caneille !… C’est drop pon de fous fusiller !
Charval, qui avait femme et enfants, protesta avec véhémence, et demanda à appeler, en témoignage de sa correction, le maire et le curé. Le capitaine, haussant les épaules, se tourna vers deux lieutenants qui opinèrent avec énergie pour la mort immédiate. Le malheureux fut collé contre une muraille et, devant sa femme qui venait d’accourir, on le fusilla.
Il n’y avait pas que la femme qui assistait à l’exécution. Outre quelques rustres qui regardaient de loin, avec épouvante, le fils de Charval, un gamin de dix ans, fluet, le visage maigre, le regard concentré, était présent. Il avait, lui, tout vu, tout entendu ; il s’était jeté à genoux devant le capitaine, et lorsque son père tomba sous les balles, il fut le premier auprès du cadavre. Ceux qui l’ont aperçu alors et pendant les heures qui suivirent furent frappés de sa physionomie : il semblait que ses yeux et son visage ne fussent plus les mêmes ; on avait l’impression que cette jeune âme venait de mûrir brusquement et terriblement.
Il ne dit rien de significatif, durant le séjour des Allemands. Mais, quand le détachement quitta le village, Maurice Charval disparut. Il suivit l’ennemi pendant plusieurs étapes. Enfin, un soir, la compagnie fit halte dans un village complètement abandonné, un village que l’incendie, le pillage, l’assassinat avaient rendu insupportable à ses habitants. Le détachement s’établit tant bien que mal dans les cahutes ; le capitaine et deux premiers lieutenants élurent une demeure relativement confortable. Comme on avait des raisons de craindre quelque surprise des francs-tireurs, ordre fut donné de ne pas faire de feu en dehors des demeures — et on établit double garde. Tout cela n’empêcha pas Maurice de s’introduire dans le village et de se glisser dans la maison où gîtait le capitaine. Il s’y était réfugié dans les combles ; il attendait que les hôtes fussent endormis. Les circonstances le favorisèrent, en ce sens que les Allemands découvrirent du vieux vin et du cognac au fond de la cave : le capitaine et les lieutenants se payèrent une bordée qui rendit leur sommeil plus confortable et plus pesant. Il était plus de minuit quand le petit Maurice sortit de sa retraite, tenant à la main un marteau de menuisier et un clou fin et long. Il s’orienta ; il se trouva tout d’abord devant la chambre où dormait le capitaine. Elle n’était pas close : la serrure manquait. Le petit garçon poussa lentement la porte et entra. Un léger clair de lune neigeait sur le lit. Le capitaine dormait comme un hérisson. Il faut croire que l’enfant avait parfaitement prémédité son acte, car il n’eut aucune hésitation. Il se dirigea vers le dormeur, et, lorsqu’il fut à portée, il pointa son clou sur la tempe ; puis, avec une rapidité et une adresse extraordinaires, il l’enfonça de deux coups de marteau. Le capitaine poussa un cri épouvantable. Maurice se sauva…
Il descendit par l’escalier obscur, et, avant que les soldats qui veillaient eussent pénétré dans la demeure, il avait bondi, par une fenêtre d’arrière, sur un tas de bois, il s’était glissé en rampant le long d’une sorte de haie. Lorsqu’il passa sur la plaine, des coups de feu le saluèrent, sans l’atteindre. La chance continuant à le favoriser, il put se réfugier dans une hêtraie, derrière laquelle se trouva un étang qu’il franchit à la nage…
Le lendemain, après des détours, et s’étant restauré d’un morceau de pain que lui avait donné une fermière charitable, Maurice se remit à la poursuite du détachement ; il voulait s’assurer que le capitaine était bien mort. Il ne le sut positivement qu’à un prochain village, où des soldats avaient dévoilé le fait en proférant des menaces contre l’habitant. Alors seulement, Maurice retourna chez lui. Pendant tout le reste de la guerre, il épia les troupes allemandes qui passaient par le terroir, et il réussit plusieurs fois à faire exterminer de petits détachements par les francs-tireurs.
— Voilà, en effet, un petit bonhomme qui était marqué pour la vie héroïque ! dit Marsolles, quand Lagaille eut terminé son récit. Toutefois, ce n’est pas tant son énergie qui m’étonne que l’épisode du clou. Il y a là je ne sais quelle précision presque diabolique, qui est plus incroyable encore chez un enfant…
— C’est que vous n’avez pas vécu dans nos villages, répliqua Lagaille. « La mort par le clou », si j’ose ainsi dire, y fait le fond d’un tas de légendes, dont un certain nombre sont bel et bien de la réalité. Nos conteurs rapportent ces histoires avec un grand luxe de détails : et il y a peu d’enfants qui n’aient pas présente à la mémoire la manière dont il faut s’y prendre pour faire « passer » la victime.