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La Mort de la Terre - Contes/Le Vieux Biffin

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LE VIEUX BIFFIN


Quand j’habitais au bout de l’avenue de Clichy, raconta Charles Marlommes, je rencontrais quelquefois un vieux biffin du temps de Louis-Philippe. C’était un paquet d’os. Ses énormes pommettes et ses longues mâchoires laissaient à peine paraître deux petites joues fauves ; ses mains, sous leur peau roussâtre, semblaient déjà des mains de squelette ; quand il marchait, les oscillations sèches et « discordantes » de son torse lui donnaient l’aspect d’une mécanique très usée.

Vous savez que j’erre volontiers dans la savane parisienne. Elle est aussi sauvage que l’autre, la savane des buffles, des coyotes, des félins et des pécaris ; elle est plus riche en bêtes imprévues, farouches, misérables ou grotesques. À force de le voir, j’avais fini par échanger des paroles avec le vieux père Bastien. Même, au bar du Grand Moka, il m’a raconté des histoires qui, en un certain sens, évoquent des temps aussi fabuleux que ceux de Thoutmès III, roi d’Égypte.

Or, un après-midi, je rencontrai mon biffîn encadré par deux sergents de ville. Le pauvre bougre oscillait plus encore que d’habitude, et ses yeux hagards laissaient entrevoir qu’il avait trop bien écouté les promesses de bonheur des jaunes, des bleues et des vertes. Arrêté au moment où il proférait des menaces confuses contre des pouvoirs plus confus encore, il avait salement injurié la force publique : la route qu’il suivait était celle du commissariat, de la correctionnelle et de la prison. Quand il m’aperçut, il poussa un beuglement et, se frappant la poitrine, il fit profession d’amitié. Après quoi, ressuscitant un refrain perdu dans la nuit des âges, il clama :

Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrerier !

Je fus pris d’une grande pitié pour sa vieille carcasse. Passant du côté du flic de droite, que je connaissais, je réussis à lui glisser une bonne parole. Ensuite, évoluant du côté de l’autre sergot, que je connaissais mieux encore, je lui fis remarquer la faiblesse et l’âge du drille. Ces flics n’étaient pas des ogres, ils se montrèrent sensibles à la politesse d’un citoyen qui portait une petite ficelle rouge à la boutonnière.

Le premier dit :

— Il est plus bête que méchant.

Le second ajouta :

— Il est vieux comme Mathieu Salem.

Sur quoi ils se reluquèrent. Justement, l’ancien eut le bon sens de se taire. Par surcroît, la foule ne fit aucune de ces sottises qui indisposent les sergents de ville.

Alors celui de gauche eut un gros rire et celui de droite se tordit. Deux bottes d’ordonnance donnèrent un léger renfoncement au derrière du biffin, qui se sauva comme un vieux lièvre.

Je le retrouvai au bar du Grand Moka, où il avait eu la sagesse de se commander un simple siphon d’eau de seltz. Il gueula :

— Vous croyez peut-être que vous n’aurez jamais vot’récompense ? Vous l’aurez, que je dis… Ceusses de maintenant disent qu’y a plus personne là-haut, mais moi je sais qu’il y est toujours. Et vous verrez bien !

Cinq ans coulèrent. Le biffîn oscillait davantage ; sa ressemblance avec un squelette devenait tellement extraordinaire que les femmes enceintes, l’apercevant à distance, se hâtaient de prendre un chemin de traverse. Nous nous parlions toujours : il ne m’entretenait plus de 1848, ni même de 1840. Il retombait au temps de son enfance, sous le règne du bon roi Louis XVIII. Mais il n’avait aucunement oublié que je l’avais tiré du poing des roussins. Seulement, il reportait cet acte de sauvetage à plus de vingt ans en arrière.

— Pas peur ! affirmait-il. Votre affaire est inscrite là-haut, chez le Dieu des bonnes gens.

En ce temps, j’avais entrepris mes recherches sur les excavations hydrauliques. J’étais près d’atteindre au dénouement. Encore quelques efforts et je pourrais faire breveter le système que je croyais, à bon droit, devoir me conduire à la fortune. Par malheur, j’étais à bout de ressources. Le classique haubergeon se fait maille à maille, mais ce sont des mailles de fer ; l’invention, elle, emploie pour ses mailles les billets de cent et de mille.

Je me souviens du soir où, la tête entre les mains, je considérais mes plans et ma dernière pécune : une humble pièce de vingt francs… Il est vrai que j’avais encore quelques bijoux de famille et des bibelots négociables… Mais j’avais aussi des dettes. Et, bref, j’échouais au port.

Le désespoir me saisit, roide et sinistre. Je songeai à mon vieux revolver bull-dog, qui avait fait avec moi le tour de l’Europe et de l’Asie… Enfin, les nerfs à vif et suffoquant dans ma chambre, j’enfonçai mon chapeau sur ma tête et je sortis. Comme je suivais le trottoir, une dame mafflue m’arrêta brusquement dans ma marche et s’écria :

— Le père Bastien est en train de casser sa pipe… Sauf respect, y voudrait bien vous voir.

Je trouvai le vieux biffin couché sur une paillasse de zostère. Les yeux avaient tellement reculé au fond des orbites qu’au premier moment ils semblaient avoir disparu. Il poussait par intervalles un petit gémissement, et ses mains lugubres se crispaient sur une maigre couverture. Dès qu’il me vit, il eut une sorte de rire qui finit en râle. Puis, la femme qui le veillait lui ayant fait boire une cuillerée de cordial, il murmura :

— Le pauv’biffîn est cuit ! Mais comme y en a Un, ça ne fait rien ! Y saura me reconnaître… y m’fera une petite place, dans le fond… J’peux dire que j’ai tant seulement pas fait mal à un chien…

Il fixa sur mon visage ses orbites creuses, puis il reprit :

— C’est pas tout ça. J’ai une adresse à vous remettre… La voici, sous cette enveloppe… Vous irez voir le monsieur… et comme j’ai pas d’héritiers, l’affaire s’arrangera toute seule… Là ! Ouf !… Maintenant, j’peux lâcher le crochet… Adieu, m’sieu… vous avez eu du cœur… et là-haut je dirai encore mon petit mot pour vous…

Il tomba dans un abattement brusque, puis il se mit à prononcer des paroles obscures ; quelques notes d’un refrain jaillirent comme d’un orgue de Barbarie séculaire :

Tiens ! Tiens ! Tiens !
Il a des bottes, Bastien !

Et, poussant un souffle court, il quitta cette terre où il avait, pendant trois générations, trouvé son pain dans les immondices.

Quant à l’enveloppe, elle portait l’adresse suivante :

Maître Guillain, notaire,
0011 bis, rue Lamartine.

Je me rendis chez Me Guillain. C’était un notaire du type hilare. Il me reçut avec un air gai, sourit à mes premières paroles, se mit à rire aux suivantes et se tordit quand j’eus terminé ma phrase.

— Elle est bien bonne ! clamait-il. Elle est ahurissante… Monsieur, vous êtes… vous êtes l’héritier du sieur Bastien !

Tandis que je le regardais, bouche bée :

— Oui, monsieur, son héritier ! C’est-à-dire que vous toucherez dans cette étude même, quand tout sera en ordre, une somme d’environ trente-huit mille francs, tous impôts et tous frais déduits. Voilà la vie ! Et il y a des gens qui ne la trouvent pas joviale !…

Comme il n’y avait aucune raison pour gâter l’optimisme de ce brave homme, j’acquiesçai d’un sourire. Dans le fond, j’étais si ému que j’en aurais pleuré. Et quand j’eus reçu lecture du testament, et que Me Guillain m’eut lesté de tous les renseignements utiles, je m’en retournai chez moi, plein de tendresse pour mon vieux biffin…

C’est pourtant vrai que la vie est étrange jusqu’à en être fabuleuse. Il est déjà singulier de songer que le crochet du pauvre bougre a trimé durant tant de nuits pour sauver un inventeur ; mais combien plus singulier encore que sa patiente épargne ait servi à révolutionner l’exploitation des mines d’or, d’argent et de cuivre !