La Mort de notre chère France en Orient/12

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XII

LETTRES DE COLLECTIVITÉS TURQUES


J’ai reçu d’admirables lettres de collectivités turques, des lettres signées de cent, de mille noms. Toutes témoignent de leur affection persistante pour notre pays, et de leur con­fiance en sa justice, de leur inébranlable espoir qu’un jour nos yeux s’ouvriront à la vérité. Je ne puis les citer toutes, hélas ! mais en voici une, prise bien au hasard :


« Constantinople, juin 1919.
» Cher Maître,

» Au nom de tous les intellectuels turcs ainsi qu’au nôtre nous venons vous exprimer la pro­fonde reconnaissance de notre peuple en détresse, peuple que vous défendez, parce que vous l’avez compris et apprécié, tandis que la grande majorité de l’Europe intellectuelle ignore ses excellentes qualités.

» Non, les peuples ne sont pas responsables des crimes de leurs gouvernements. Vous êtes un de ces rares grands esprits qui se sont pénétrés de cette incontestable vérité et l’ont défendue contre les arguments théoriques des politiciens à courte vue.

» Il est juste de réduire son adversaire à l’impuissance ; mais il faut s’arrêter là : écraser, n’est pas vaincre.

» Vous, cher Maître, dont la voix est écoutée, ne feriez-vous pas bien d’avertir les hommes d’État que l’Entente, par suite de ses mesures trop dures contre les vaincus, court le danger de voir l’affaiblissement de la sympathie du monde civilisé envers elle, affaiblissement qui, inutile de vous le prédire, aura des conséquences incalculables.

» L’humanité, dupe de ses meneurs vivants ou morts, a trop saigné : il faut que, désormais, la paix règne sur la terre, mais non pas comme dans des cimetières et dans des prisons.

» Un de nos aînés avait divinement dit : » Partout où l’on pleure, mon âme a sa patrie. »

» Et en Turquie, plus que dans tout autre Pays vaincu ou vainqueur, beaucoup pleurent et on pleure beaucoup.

» L’Orient reconnaissant envers ses bienfaiteurs d’Occident sait espérer, de même qu’il a su attendre et souffrir.

» Veuillez accueillir avec bienveillance le courageux espoir que nous mettons dans votre inébranlable et rayonnante amitié pour la Turquie. »

(Suivent une centaine de signatures d’éminents personnages ottomans.)

À quoi j’ai répondu en ces termes :


« 15 août 1919.
 » Messieurs,

» Combien profondément m’a ému la belle lettre que vous avez bien voulu m’écrire et qui réunissait tant d’éminentes signatures ! Elle a mis plus de deux mois à me parvenir, hélas ! arrêtée je ne sais où, et c’est pourquoi j’ai ainsi tardé à y répondre, ce dont je suis infiniment confus.

» Quelle douleur de recevoir un si vibrant appel et de se sentir accablé par son impuissance à y répondre autrement que par des mots, — de pauvres mots d’affection, que je n’ai même pas la possibilité de publier.

» Pendant la guerre, surtout depuis l’armistice, je n’ai cessé de lutter pour votre chère Turquie, mais toujours et partout ma voix a été étouffée par une trop partiale censure… Veuillez, je vous en supplie, le dire à tous ceux qui ont signé la si touchante lettre.

» Ah ! de grâce, ne croyez pas que la France soit la principale nation hostile à la vôtre, ni la vraie responsable de vos malheurs. Surtout ne croyez pas que tous ceux de nos officiers ou soldats revenus de votre pays ne vous aient point gardé dans leur cœur un sympathique et reconnaissant souvenir ; tous au contraire plaident pour vous, tandis qu’ils n’ont rapporté que du dégoût pour vos ennemis et calomniateurs levantins. Mais ils sont restés une minorité, dont de vieux préjugés étouffent la voix, et ce sont les légendes tenaces, c’est la propagande effrénée des Grecs et des Arméniens qui partout triomphent encore. Je souffre avec vous, je suis dans l’angoisse avec vous, et je m’enorgueillis de ce que, à cause de vous, je vis au milieu de la basse insulte et de la menace. Je parlerai dès que j’aurai le droit de parler, mais ma parole sera si peu de chose et surtout elle arrivera si tard !…

» PIERRE LOTI. »