La Mort de notre chère France en Orient/15

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 109-113).


XV

UNE LETTRE À MOI ADRESSÉE
PAR LE JOURNAL TURC « L’ENTENTE »


Les lettres mises à la poste de Constantinople à mon adresse sont presque toujours arrêtées par la censure anglaise. En voici une cependant qui a réussi à franchir la terrible barrière ; elle est du rédacteur en chef de l’Entente, journal qui est favorable à la France et qui est comme tel persécuté par l’Angleterre :


« Maître !

» Depuis quelques semaines déjà nous tâchons vous faire parvenir ces quelques mots, mais ils n’ont pas réussi jusqu’à présent à franchir les cercles de contrôle sévère imposés à nous.

» Oui, la voix de notre peuple est aujourd’hui étouffée ici… et c’est rare si quelques vraies expressions de reconnaissance et de gratitude du peuple turc envers son grand défenseur vous sont parvenues.

» Hier encore, comme une traînée de poudre, un cri d’indignation s’est répandu dans le monde entier. Les ennemis des Turcs ont jubilé, ils ont fait déclancher à la dernière minute la manivelle suprême, celle qui aurait pu discréditer les Turcs une dernière fois aux yeux de l’Europe. Le Turc aurait de nouveau levé son « yatagan » sur le cou des malheureux « chrétiens d’Orient ! »

» Et certains journaux, hostiles à nous, redoublent leurs efforts pour calomnier la nation ottomane… C’est un nouveau flux d’insultes, de faits dénaturés, de mensonges odieux. Dans ce tumulte machiné, simple manœuvre dirigée par un élément vivant au sein de notre pays et enrichi à ses dépens, on a étouffé la voix de la vérité…

» Une preuve de cette injustice irréparable, je vous l’envoie ci-jointe. Dieu fera que vous la recevrez, un peu tard peut-être… mais vaut mieux tard que jamais… la vérité est comme l’huile, elle surnagera toujours.

» Cette preuve est un communiqué officiel du gouvernement turc démentant les calomnies lancées dans la presse, qui a été interdit par la censure (vous devinez sûrement laquelle).

» Ce document vous édifiera sur l’hypocrisie d’une nation faisant couver ici un feu qui brûlera tous les intérêts de la chère France qui pour nous autres vrais Turcs a toujours été la patrie de notre cœur ! Voilà une preuve irréfutable qui vous est un puissant atout dans la lutte que vous menez en notre faveur.

» Tout humblement votre respectueux serviteur,

» ALAEDDINE HAIDAZ
» Secrétaire de rédaction à l’Entente. »


Je regrette de ne pouvoir insérer ici en fac-similé le communiqué officiel interdit par la censure interalliée, tel que me l’envoie le journal turc l’Entente, avec l’estampille et la note d’interdiction écrite d’une main rageuse Par quelqu’un du bureau de la terrible censure. Mais voici tout au moins la copie textuelle de ces deux petits documents.

D’abord le fragment interdit du journal ; il est barré de plusieurs raies bleues :


Communiqué Officiel.


« La Direction Générale de la Presse communique :

» Certains bruits ont été dernièrement mis en circulation et reproduits par les journaux arméniens et le Journal d’Orient, au sujet de nouveaux massacres commis en Anatolie contre l’élément arménien.

» Il est officiellement déclaré qu’excepté les collisions et bagarres qui ont eu lieu, dans la région de Marach, entre Turcs et Arméniens et auxquelles ces derniers ont donné lieu, en se portant, sans provocation, à des actes de viols et de massacres contre la population musulmane, aucune agression n’eut lieu contre les Arméniens dans aucun coin de l’Anatolie et que ces nouvelles sont répandues dans un but malveillant afin de produire dans l’opinion publique européenne et les cercles de la Conférence de la Paix un courant défavorable à la Turquie juste au moment où ses destinées sont discutées. »

Vient ensuite, à l’encre rouge, l’estampille de la censure interalliée.

Et, en dernier lieu, la note comminatoire du censeur : « Il vous avait été téléphoné dans l’après-midi de ne pas insérer ce communiqué, je m’étonne de le voir ici ce soir. Si pareil fait se reproduit, le journal sera suspendu. Signé : Illisible. »