La Mort de notre chère France en Orient/48

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Calmann-Lévy (p. 243-247).


XLVIII

LETTRE DU MÊME


Constantinople, le 13 avril 1920.
Commandant

Je viens à nouveau à vous, dans la gravité de l’heure présente. Il n’est pas possible qu’une voix ne s’élève en France pour dire, preuves en mains, la vérité sur ce qui se passe ici.

Les derniers événements qui sont au seul profit des Anglais sont présentés dans tous les journaux de Paris comme étant conformes à l’intérêt de tous les Alliés et en particulier à celui de la France. Or, la politique actuelle, politique anglaise, nous écrase ici.

Il est formidable que notre Alliée ait osé en septembre, au plus beau temps du concert des quatre, passer un traité secret avec la Turquie, garantissant l’intégrité de ce pays, sous la mainmise anglaise, et se faisant donner l’assurance de l’appui du sultan pour développer son influence en Syrie ! Ce traité, Paris l’a connu en temps utile. Qu’a-t-il fait ? Il a encaissé l’injure. Aujourd’hui quand, en toute justice, nous occupons Francfort pour sauvegarder nos droits, reconnus par le traité de Versailles, l’Angleterre proteste. Oignez vilain !…

Quoi qu’il en soit, l’Angleterre gouverne aujourd’hui complètement la Turquie. Le pacte de septembre reçoit son application intégrale. La coupure de journal que je vous joins en est un témoignage.

Il y a deux jours, j’étais chez le prince Halid, beau-frère de Son Altesse le prince héritier, et cet homme me disait sa profonde tristesse de voir la Turquie vendue aux Anglais, le sultan prisonnier, le grand vizir et le cheik ul Islam achetés. Pour ce dernier, je n’osais le croire. Comme me le disait le prince, c’est l’histoire de l’Égypte qui recommence. Ah ! nous voulions maintenir le sultan à Constantinople ! L’Angleterre n’a pas été longue à tourner la difficulté. Il suffisait par un coup de force de faire nommer grand vizir son ancien complice. Ce fut vite fait et le pacte, conclu avec ce dernier, reçoit déjà son application.

Donc, tant que le sultan actuel avec Damad Férid sera en place, l’Angleterre gouvernera la Turquie, et exilera tous ceux qui gêneront son action. Elle extorque déjà au sultan des ordres d’exil pour tous les patriotes turcs. Le prince Halid m’a cité des exemples.

La seule opposition à ce régime pouvait venir de « forces nationalistes d’Anatolie qui veulent que la Turquie reste turque et indépendante. Or, le jour même du coup de force de mars, tous les hauts commissaires ont approuvé la mise hors la loi des forces nationales. Est-il possible que la France continue à subir un pareil aveuglement. Une voix ne s’élèvera-t-elle pas pour dire qu’ici comme ailleurs l’Angleterre nous traite comme si nous étions ses ennemis et comme si elle nous avait vaincus.

Commandant, j’ai le cœur plein d’amertume ! Où est le temps où le général d’Espérey faisait son entrée triomphale ici, où est l’époque où le 14 Juillet fut la fête nationale de Constantinople et où les vivats de la foule nous mouillaient les yeux !

Aujourd’hui le commandement français n’apparaît plus et si le général d’Espérey est encore nominalement commandant en chef des Armées alliées, c’est le général Wilson qui commande directement en Turquie d’Europe, et en fait — vous connaissez la manière anglaise — le général Wilson agit comme s’il était tout seul. Toutes les mesures de police, tous les appels à la population sont signés de son nom seul. Et à chaque pas, dans le monde, dans la rue, on vous arrête, en vous demandant : « Comment, ce n’est donc plus le général d’Espérey qui commande ? »

L’Anglais commande donc seul ici, et toute la population le regrette. On s’incline devant les Anglais brutaux, mais l’opinion n’est pas pour eux ; on ne les aime pas.

Voilà, Commandant, le résultat de quatorze mois de politique à bâtons rompus, sans unité de vues, sans direction ferme et surtout sans compréhension de l’intérêt de la France ; quatorze mois, pendant lesquels nous nous sommes laissé berner par les Grecs et les Arméniens ; quatorze mois de lutte anglo-française, alors que nous croyions à une collaboration avec les Anglais et que nous la pratiquions en ce qui nous concernait ; quatorze mois, au terme desquels l’erreur monumentale qui constitue notre sympathie pour tout ce qui n’est pas turc n’est pas encore redressée !

Nous sommes donc écrasés ici par les Anglais ; ils disent que nous sommes ruinés et désormais incapables d’action sérieuse. Si cela continue, demain nos derniers protégés nous lâcheront.

Est-il possible que la presse française persiste à ignorer cela et que les articles du Temps émanent sans cesse soit de correspondants anglais, soit de M. Psalty, son correspondant officiel ici, qui est grec (Ψαλτγ) ainsi que le proclame l’enseigne « en grec » de son magasin de meubles.

Commandant, ne pouvez-vous faire quelque chose, votre grande voix ne peut-elle se faire à nouveau entendre ?


P.-S. — Je suis heureux d’apprendre que vous avez reçu l’envoi de Son Altesse. Je reçois à l’instant votre lettre que je lui remettrai incessamment.