La Mort du Duc d’Enghien

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LA MORT
Du Duc d’Enghien,
ODE,
QUI A OBTENU UN SOUCI RÉSERVÉ,
Par M. Eugène HUGO[1].


Dixit insipiens in corde suo : non est Deus.


Porté sur le flanc des nuages,
L’ange des nuits parcourt les cieux épouvantés.
Sa voix tonnante appelle les orages ;
La foudre et l’aquilon marchent à ses côtés…
J’entends sur ces créneaux frémir l’airain des heures…
Où vont ces coursiers et ces chars ?
Soldats, que cherchez-vous vers ces sombres demeures ?…
Arrêtez ! Arrêtez !… Tout fuit à mes regards.

Je vois, dans Saint-Denis, une pâle lumière
Errer sur ces vieux murs si sacrés autrefois ;
J’entends au sein de la poussière
S’agiter à grand bruit les ossemens des Rois.

Echappés des sombres royaumes,
De toutes parts vers moi marchent d’affreux fantômes.
Des célestes décrets redoutables hérauts,
Leur effrayante voix retentit dans les plaines ;
Ils s’arrêtent, les bras étendus vers Vincennes,
Ils chantent l’hymne des tombeaux.

Tenant entre leurs mains les ordres sanguinaires,
Des chefs se sont assis pour insulter aux lois ;
Et, devant ces bourreaux, juges imaginaires,
A comparu le fils des Rois.
Noblement exilé d’une terre flétrie,
Sur les bords étrangers il suivit la patrie,
Français digne de ses aïeux :
Depuis qu’il s’est fait voir dans les champs de Bellone,
La France ose espérer, et le tyran frissonne
Sur son trône victorieux.

Les peuples se disaient : louons la providence ;
Nous ne sommes plus sans appui.
Le glaive d’un héros veille encor sur la France…
Qu’il meure, a dit le Corse, et sa race avec lui !
Endormi sur la foi de ses traités perfides,
Le héros entouré de pièges homicides
Soudain se réveille étonné ;
Il tombe enveloppé des embûches du crime :
Un forfait la vaincu, que la noble victime
Rougirait d’avoir soupçonné.

Il est là, sous les yeux de ces brigands farouches,
Comme un Condé, l’œil fier, le front serein.
L’imposture et le fiel découlent de leurs bouches ;
Il sourit, muet de dédain.
Son regard poursuit leurs pensées ;
Il lit l’arrêt fatal dans leurs âmes glacées :
Leurs remords ne l’absoudront pas ;
Son cœur lui dit assez qu’il n’est plus d’espérance,
Et que l’oppresseur de la France
Ne vivra que par son trépas.

Hélas ! que n’est-il mort au milieu des batailles,
Noblement étendu sur un lit de lauriers !
Il mourra loin des camps, sous d’indignes murailles,
Comme le dernier des guerriers !
Les peuples effrayés pleureront en silence ;
Des Français oublîront sa cendre sans vengeance ;
Ils souriront à son bourreau !
Et long-temps son ombre sanglante
Sur cette terre encor de son trépas fumante
Viendra demander un tombeau !

Cependant, à l’aspect du héros magnanime,
Etonné d’être ému par le sang innocent.
Le tribunal affreux des ministres du crime
Se tait en frémissant.
Epouvanté de ce qu’il va résoudre,
Il craint de condamner celui qu’il n’ose absoudre…
Mais le Corse a trop attendu :
Il apprend qu’on trahit sa colère inquiète ;
Il parle, et la terreur répète
L’arrêt par la justice un instant suspendu.

Ah ! quand viendra le jour où l’Europe et la France
Dépouilleront leurs vêtemens de deuil ?
Ce jour où de son pied l’ange de la vengeance
Frappera le colosse élevé par l’orgueil ?
Des bourreaux de Louis héritier détestable,
Cache-toi, cache-toi sous ton bonheur coupable ;
Impose par la gloire aux peuples abusés…
Tu montes pour tomber, aujourd’hui roi suprême,
Demain peut-être esclave, et seul avec toi-même
Pleurant sur tes sceptres brisés.

Adieu, noble amour de la gloire !
Adieu lauriers promis à ses jeunes vertus !
Compagnons du héros si chers à sa mémoire,
Adieu, vous qu’il ne verra plus !
Assis dans les cachots d’une tour solitaire,
Il attend l’heure funéraire

Signal des derniers attentats ;
Tranquille cependant il rêve en sa pensée
Les beaux jours d’une vie hélas ! si-tôt passée,
Et l’avenir qu’il ne craint pas.

Tristement appuyé sur ses mains valeureuses,
Le héros éleva ses regards vers les cieux ;
Et des larmes silencieuses
Malgré lui roulaient dans ses yeux.
Que faisiez-vous alors, ô toi sa tendre mère,
Et toi, Bourbon, malheureux père ?
Peut-être un doux sommeil le mettait dans vos bras,
Dormez !… Près de sa dernière heure,
C’est sur votre réveil qu’il pleure ;
C’est pour vous qu’il frémit en songeant au trépas.

De ce bastion solitaire
Je vois descendre des soldats,
Un sombre flambeau les éclaire…
Je frissonne au bruit de leurs pas.
Que vois-je ? ô terreur !… sans défense,
D’Enghien au milieu d’eux s’avance
Avec la fierté des héros !
La nuit prête son ombre au crime,
Tout est tranquille, et la victime
Veille seule avec ses bourreaux !

Du moins que la parole sainte
Pour la dernière fois descende sur d’Enghien !
Il parle ;… et ce Murat qui vit l’homme avec crainte,
Avec mépris voit le héros chrétien.
Retiens, lâche, retiens ton insultant blasphème !
Tu ne crois pas en un juge suprême
Témoin de tes longs attentats…
Mais tremble ! la Calabre et ses rochers t’attendent ;
Ses vautours naissants te demandent !…
Il est un Dieu vengeur, et tu le connaîtras.

Sur sa poitrine intrépide
Plaçant un pâle fanal

Dont la lumière homicide
Guidera le plomb fatal,
Ils reculent, et dans l’ombre
A peine une lueur sombre
Brille à leurs yeux inhumains ;
Et le héros immobile
Présentait un cœur tranquille
Au fer qu’apprêtaient leurs mains.

Le chef des meurtriers à sa troupe insensible
Donna soudain l’affreux signal.
La mort, ceinte d’éclairs, avec un bruit horrible
Passa sous ce rempart fatal.
D’Enghien était tombé !… Dormez, peuples esclaves,
Peuples dignes de vos entraves,
Qui croirez le venger par de stériles vœux !
La race des Condés pour jamais est éteinte :
Ce sang dont la patrie est teinte,
C’est le sang des héros promis à vos neveux.

Étendu palpitant sur la poudre sanglante,
Il voyait ses bourreaux, pour cacher leurs forfaits,
Ouvrir à coups pressés la tombe dévorante
Qui doit l’engloutir à jamais.
Bientôt son sang glacé dans ses veines s’arrête ;
Sur une froide pierre il repose sa tête ;
Luttant contre la vie, il attend le trépas.
En ce moment une ombre immense
Qui siégeait sur les tours, pareille à la vengeance,
Se lève en agitant ses gigantesques bras.

Une auréole étincelante
Brillait sur son front couronné ;
Et de son sein couvert d’une pourpre éclatante
Flottait un long linceul aux vents abandonné.
C’était le saint Monarque :… un effrayant silence
Dans les airs étonnés annonça sa présence ;
Le fer tomba des mains des bourreaux pâlissans ;
Et sa voix semblable au tonnerre
Bénissait le héros renversé sur la terre
En ces formidables accents,

Tu meurs, d’Enghien, tu meurs : ton Dieu vers lui t’appelle !
Quitte ce corps par la mort abattu ;
Lève-toi, viens renaître à la vie éternelle,
Viens voir où le bonheur attendait ta vertu.
L’Eternel a permis ton glorieux supplice :
Car ta vaillance à sa justice
Arracherait un peuple révolté.
Mais, après tes vertus, tes malheurs, ta constance,
La mort n’est qu’une récompense
Qui t’ouvre un ciel heureux dès long-temps mérité.

Il dit ; et ranimant ses forces presque éteintes,
Le héros lui sourit de son regard mourant.
Alors le vieux Monarque éleva ses mains saintes
Sur le fils des Condés à ses pieds expirant :
Il bénissait son corps privé de sépulture ;
Et le chêne sacré, poussant un long murmure,
Lui répondait du fond des bois ;
Et le ciel, et le fleuve, et les monts, et les plaines,
Et les murs sanglans de Vincennes
De sourds gémissemens accompagnaient sa voix.

Les brigands muets d’épouvante,
En détournant les yeux saisissent le héros…
Sur sa dépouille encor vivante
J’entends tomber la terre et marcher les bourreaux !…
C’en est fait, tout à coup s’échappe de la tombe
Un cri plaintif du hérons qui succombe…
Ils se regardent terrassés ;
Ils veulent fuir, l’effroi les glace :
Ils ont cru voir la mort, dont la faulx les menace,
S’avancer à grands pas dans ces affreux fossés.

Mais alors, s’élançant sur le char des orages,
Saint-Louis monte dans les airs ;
Il monte, et loin encor sur le flanc des nuages
Sa trace éclate en mille éclairs.
Pâles d’horreur, frappés des colères célestes,
Les bourreaux en tremblant quittent ces lieux funestes ;
Tout se tait dans les champs déserts ;
Et dans les cieux, troublés de leurs rires funèbres,
On entendit passer les géants des ténèbres,
Qui redescendaient aux enfers.

  1. Résidant à Paris, né à Nancy, le 29 septembre 1800