La Mort d’Achille et la dispute de ses armes/Acte II

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ACTE II.


Scène première.

PRIAM, HECUBE, PÂRIS.
Priam.


Mais eſt-il bien poßible, & le devõs-nous croire,
Que ſur luy Polixene ait aquis cette gloire ?
Que cette paßion ait calmé ſon courroux,
Et qu’il ayme estant Grec quelque choſe de nous ?

Hecube.

Mais eſt-il bien poßible, & le devons nous croire
Qu’une voix ſans viſage ait aquis cette gloire ?
Ou que ſur ce grand cœur une grande beauté
Ait eu tant de pouvoir ſans l’avoir ſurmonté ?
Que n’avons-nous pas fait ? la jeune Polixene
L’a moins prié que nous, n’a pas eu tant de peine.
À quoy donc ſi ſes yeux n’avoient eu quelque droit,
Auroit-il accordé ce qu’il nous refuſoit ?

Pâris.

Que n’eſtois-je avec vous ? j’euſſe veu ſa penſée,
De quelle affection elle eſtoit traverſée,
Et d’où venoit en luy ce mouvement ſi prompt,
Car je cognoy le cœur dés que je voy le front,
Des feux les plus cachez je voy des eſtincelles,
Et juge de l’amour außy bien que des belles.
Achille inexorable, & puis humilié,
C’eſt enſemble un effect d’amour, & de pitié,
Ce double mouvement qui tient l’ame engagée,
Peut naiſtre des appas d’une belle affligée,
« Rien n’eſt plus eloquent que de beaux yeux moüillez,
Par eux ſont de fureur les Tygres deſpoüillez. »
Sans doute que ma ſœur eſt dans l’eſprit d’Achille,
Et cette affection nous eſt beaucoup utille.

Priam.

Si ma fille devoit vous attirer à nous,
Achille, ha que plutoſt ne l’aperceuſtes vous !
On ne vous euſt point veu ſi fatal à ma joye,
Derriere voſtre char traiſner Hector, & Troye.
Tu vivrois mon enfant, l’appui de mes citez,
Et le retardement de nos fatalitez.

Pâris.

Que votre majeſté ne perde point courage,
Et ſauvons, s’il ſe peut, les reſtes du naufrage.

L’Amour nous donne Achille, & s’il eſt diverty,
Nous pourrons voir Ajax entrer dans ſon party.

Priam.

Travaillez-donc pour vous, Hector, & ma vieilleſſe
N’accroiſtront point l’honneur des pompes de la Grece,
Il eſt mort, & je meurs, attendez voſtre fin,
Et pouſſez juſqu’au bout voſtre jeune deſtin,
Car c’eſt pour vous, Pâris, que Mars ſe raſſaſie,
Et du ſang de l’Europe, & du ſang de l’Aſie,
Nos mal-heurs ſont de vous, vous les avez produits,
Et voſtre ſeule pomme a fait naiſtre ces fruits.

Pâris.

Je ſçay que j’ay cauſé nos plus triſtes journees,
Et ce juſte reproche a plus de neuf annees.
Mais quoy que cette guerre offre à mon ſouvenir,
L’amour la commença, l’honneur la doit finir.

Hecube.

Que l’amour la finiſſe, & que le cœur d’Achille
En aymant Polixene ayme außi noſtre ville,
Nous le pourrons gagner, jamais ſelon nos vœux
Plus belle occaſion ne monſtra ſes cheveux.
Le voicy, cet œil doux, & ce front peu ſevere
Ne s’accordent point mal à ce que j’en eſpere.



Scène deuxieſme.

PRIAM, ACHILLE, HECUBE.
Priam. (luy allant à la rencontre.)


Nous venons de pleurer ſur les cendres d’Hector,
Et de ſes os bruſlez le bucher fume encor,
Depuis que nous menons cette vie affligée,
Neuf fois j’ai veu jaunir nos plaines de Sigée,
Et deſja par neuf fois Ide le Sacré mont
De neige, & de frimas s’eſt couronné le front.
Nous n’abandonnons point ceux qui ceſſent de vivre,
On nous voit tous les jours les bruſler, ou les ſuivre,
Et la fatalité de nos communs malheurs
Nous fait toujours reſpãdre ou du ſang, ou des pleurs.
Que ne vous trouviez-vous parmy la compagnie
Pour eſtre ſpectateur de la ceremonie.

Achille.

Je ne recherche point d’accroiſtre mon mal-heur,
Ma douleur me ſuffit ſans une autre douleur,
Mon eſprit ſouffre aſſez au mal qu’il ſe propoſe,
Sans voir ce triſte effect dont mon bras eſt la cauſe,
« Noſtre félicité n’eſt pas d’eſtre Vainqueur,
Et ſouvent la victoire eſt triſte dans le cœur. »

Hecube.

Ha ne vous plaignez point : tout vous rit ſur la terre,
Jamais ſur vos lauriers n’est tombé le tonnerre,
Vous rompez, terracez tout ce qui nous deffend,
Touſjours victorieux, & touſjours triomphant.

Achille.

Le ſujet de vos maux ne l’eſt pas de ma joye,
Je ne ſerois heureux quand j’aurois conquis Troye,
Qu’en ce point que j’aurois loin de vous affliger,
L’honneur de vous la rendre, & de vous obliger ;
Car où j’en ſuis reduit, mon plaiſir, ny ma gloire
Ne me ſçauroient venir du fruict d’une victoire.
Mais ſouffrez que tout haut je vous proteſte icy,
Que ſi vous endurez, Achille endure außy.
J’ignore qui de nous a plus ſujet de craindre,
Encor vous plaignez-vous, moi je ne m’oſe plaindre.

Priam.

Quel que ſoit vostre mal, je le ſouffre avec vous,
Et j’ay pitié de ceux qui n’en ont point de nous.
Contraire à l’ennemy qui nuit alors qu’il aide,
J’y voudrois aporter un diligent remede,
Et je ſoulagerois les maux que vous avez,
Pourvu que je le peuſſe.

Achille.

Pourvu que je le pusse. Hélas ! vous le pouvez.

Que voſtre Majeſté m’accorde une requeſte,
Je vous offre mon bras, je vous offre ma teſte,
Si voſtre courroux veut, ou ne veut s’aſſouvir,
Il s’en pourra vanger, ou s’en pourra ſervir :
Nos vaiſſeaux reverront les rives de Mycene,
Je feray ſubſiſter la paix avecque Helene,
Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder,
Nous le mettrons au poinct de vous la demander.
Troye apres ce refus me verra, je le jure,
Souſtenir ſa querelle, & vanger mon injure,
Tournant contre les miens ma colere, & ce fer,
L’on verra par Achille Ilion triompher,
Et mieux que quand Hector par tout ſe faiſoit voye,
Vous verrez refleurir voſtre premiere Troye,
Achille eſtant Troyen ne demordra jamais.

Priam.

Vous nous le promettez ?

Achille.

Vous nous le promettez ? Ha ! je vous le promets.

Priam.

Demandez hardiment, aſſeuré que ma vie,
Si vous la demandez ſe donne à voſtre envie.

Achille.

Mais devant qu’à vos yeux mon mal ſoit expoſé,
Pardonnez-moy celui que je vous ay cauſé,
Je n’obtiens que par là ceſte faveur inſigne,
Et par là ſeulement mon eſpoir s’en rend digne :
Außy ſuis-je bien loing d’impetrer ce beau don,
Si je ne fais encor que demander pardon,
Dois-je helas ! me flatter de l’honneur que j’eſpere ?
« Qui tremble pour la peine eſt bien loin du ſalaire. »

Il ſe met à genoux.

Ces ſentimens d’orgueil enfin ſe ſont perdus,
Je vous rends les devoirs que vous m’avez rendus,
Par vos meſmes ſanglots où j’adjouſte la flamme,
Vos ſouſpirs arrachez du plus profond de l’ame,
Par cette voix qui triſte, & touchant ma rigueur
Me demandoit un corps, je vous demande un cœur,
C’eſt ce grand cœur dont meſme une fille eſt maiſtreſſe,
Polixene a forcé le bouclier de la Grece :
Mais qu’au lieu de le rendre il puiſſe eſtre accepté,
Et que ce pauvre cœur n’en ſoit point rebuté,
Qu’un hymen des ſouſpirs faſſe naiſtre la joye,
Et pour un commun bien ſauvez Achille, & Troye.

Priam.

« Celui certes n’eſt pas malheureux à demy
Qui n’attend des bien-faicts que de ſon ennemy : »

Un mortel craint des Dieux, aymé de la victoire
Se laiſſe donc ſurprendre au milieu de ſa gloire ?
Et voſtre grand courage eſt donc réduit au point
D’eſperer en ma grace, ou de n’eſperer point ?
Quoy ma fille aymeroit nos plus grands adverſaires ?
Elle ſeroit le prix du meurtre de ſes freres ?
Et je vous pourrois faire un traittement ſi doux
Apres les maux ſanglants que j’ay receu de vous ?
Je ne veux point pourtant tromper voſtre eſperance,
Ny faire qu’un refus me ſerve de vengeance,
Nous procurant la paix ſous ces conditions,
Que ma fille reſponde à vos affections.

Achille.

Ha ce doux mot ranime un cœur reduit en cendre !
Vous me donnez la paix, & je vous la veux rendre.
Achille qui jouiſt d’un bon-heur ſans eſgal,
Vous fera plus de bien qu’il ne vous fit de mal,
Et ſi de voſtre ſang il rougit plus qu’un autre,
Il vous offre le ſien en eſchange du voſtre,
J’acheveray pour vous ce qu’Hector projettoit.

Hecube.

Helas ! ſoyez nous donc ce qu’Hector nous eſtoit.

Achille.

Je ne merite pas cét honneur que j’eſpere,
Je fus ſon homicide, & je ſeray son frere.

Pâris.

Il faut rompre les loix de la civilité,
Et que je vous embraſſe en cette qualité.

Achille.

Ouy, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reyne
Ce bras qui pourſuivoit deffendra ton Helene,
Je reſſens les tranſports dont tu fus poſſedé,
« Et ſçay qu’un beau threſor doit bien eſtre gardé. »
Mais, Sire, permettez qu’en ce lieu je m’acquitte
Des devoirs d’un amant devant que je vous quitte,
Souffrez qu’auparavant que d’aller au conſeil,
J’offre un premier hommage à ce jeune Soleil.

Priam.

À recevoir vos vœux ma fille eſt preparée,
Mais que vos entretiens ſoient de peu de durée,
Vous n’eſtes pas encore au point de vous unir,
Et la treſve accordée eſt preſte de finir.
Heſtez-vous, & penſez que toute voſtre joye
Ne depend ſeulement que du repos de Troye,
Et qu’il faut pour ſon bien qu’Achille deſormais
Change une courte treſve en une longue paix.

Tous rentrent.



Scène troisieſme.

ALCIMEDE demeure ſeul


Où va ce pauvre aveugle ? il court au precipice,
« Ha je voy bien qu’Achille eſt foible ſãs Uliſſe,
Que la force ne peut divertir un mal-heur,
Et qu’il faut la prudence avecque la valeur. »
Priam ſe voit ſuperbe, & tout d’un temps ſa ville
Vange Hector, tient Helene, & triomphe d’Achille.
Comme ſa paßion ſe change incontinent,
Tantoſt il eſtoit froid, il bruſle maintenant,
Il ſongeoit à Patrocle, il ſonge à Polixene,
Il regrettoit ſa mort, il ſouffre une autre peine,
Il arroſoit de pleurs ſon triſte monument,
Nous le viſmes amy, nous le voyons amant :
Une jeune ennemie eſt ſa chere maiſtreſſe,
Tu t’en plains (Briſeide) & moy je plains la Grece,
Affligeons nous tous deux privez de tout bon-heur,
Et de ſon inconſtance, & de ſon des-honneur ;
Une fille ſur luy remporte la victoire !
Il perd en un ſeul jour plus de neuf ans de gloire,
Et s’abaiſſe, vaincu par de ſimples regars,
Juſqu’à rendre à l’Amour ce qu’il a pris à Mars ?

De plus ſon mal s’aigrit en telle violence,
Que qui le veut guerir ſe ruyne, & l’offence,
Et l’on doit pour complaire à ſes feux diſſolus
Dire qu’il eſt bien ſain quand il ſouffre le plus.
Je ne luy diray mot, mais außy cette lettre
Qu’en partant Briſeide en mes mains vient de mettre,
Ou peut-eſtre elle taſche à l’attirer à ſoy,
Luy parlera ſans doute, & pour elle, & pour moy :
Par là je l’avertis du danger qui le preſſe,
C’eſt la voix d’Alcimede, & la voix de la Grece !
Je le deſgageray de ces foibles appas,
Et luy remonſtreray meſme en ne parlant pas.



Scène quatrieſme

ACHILLE, POLIXENE.
Une chambre paroiſt, & Achille aux pieds de Polixene qui luy preſente ſon eſpée nuë.
Achille.


Non, Madame, achevez mon deſtin miſerable,
Vangez-vous, perdez-moy par un coup favorable,
Qui retarde l’effort de voſtre belle main ?
Eſt-ce pitié, foibleſſe, injustice, ou deſdain ?
J’ay choiſi ce ſupplice, en ſongez-vous un autre ?
Eſpargnez-vous mon ſang ? j’ay tant verſé du voſtre.

Polixene.

Quelle grace au coupable enfin puis-je donner
Puis que c’eſt le punir que de luy pardonner ?
Pourquoy deſirez-vous que cette main vous tuë ?
Quoy depuis la faveur que de vous j’ay receuë,
Depuis qu’à ma priere on vous a veu changer,
M’avez-vous obligée à vous deſobliger ?

Achille.

Si vous m’eſtiez bon juge en cognoiſſant mon crime,
Vous le feriez paſſer pour acte legitime.
Mais vous eſtes ſevere, & je ſuis criminel
À cauſe que je ſçay que vous me croirez tel.
Ouy je vous faſchay moins meurtriſſant voſtre frere,
Je ne fus que hardy, mais je ſuis temeraire.
Tous mes faits ne ſont rien, je m’eſleve au deſſus,
J’ai beaucoup fait, Madame, & j’oſe encore plus,
Mon audace merite une cheute pompeuſe,
Et cette vanité rend ma honte fameuſe.
Qu’elle periſſe donc ſans me faire parler,
Que l’ambition creve à force de s’enfler :
Je peche contre vous ſans remords, & ſans blaſme.

Polixene.

Mais quel eſt ce peché ?

Achille.

Mais quel eſt ce peché ? Je vous ayme, Madame,
C’eſt ma temerité, ma gloire, mon forfait,
Et voilà ce que j’oſe apres ce que j’ay fait :
Mon cœur s’oſe flatter de l’eſpoir de vous plaire,
Et qui peut tout ailleurs eſt icy temeraire.
Vous m’avez commandé de ne le point celer,
Si ce ſont deux pechez que ſouffrir, & parler,
Le premier eſt de moy, le dernier eſt le voſtre,
Puniſſez-moi de l’un, accuſez-vous de l’autre.
J’ay ceſſé d’eſtre libre afin d’eſtre captif,
Afin d’eſtre amoureux d’eſtre vindicatif :
Ma colere a donné la géſne à la Nature,
Je n’ay point eu pitié de ſa triſte aventure,
Qu’un pere ait ſouſpiré, qu’une mere ait gemy,
Je n’ay point pour cela ceſſé d’eſtre ennemy :
Mais vos yeux ont flechy mon courage farouche,
Et m’ont perſuadé bien mieux que voſtre bouche,
Je penſois reſiſter, mais il a bien fallu
Rendre Hector, & mon cœur quãd vos yeux l’ont voulu :
Je les veux adorer, contentons mon envie,
Et que je ſçache d’eux à quel point eſt ma vie.
Orgueilleux Souverains, dont j’adore les loix,
Eſpoir ambitieux de plus de mille Roys !

Polixene.

Vous dont le bras nourrit l’ennuy qui me devore,
M’affligez-vous deſja ? La treſve dure encore,
Quand vous vous repoſez, laiſſez-moy reſpirer,
Attendez le combat pour me faire pleurer,
« Ce n’eſt pas deſirer un plaiſir agreable
Que de chercher à rire avec un miſerable. »

Achille.

Doutez-vous que mon mal ne ſoit pas violent ?
Pour voir mon cœur bruslé, vous l’allez voir ſanglant,
Ce fer.

Polixene.

Ce fer. Je vous veux croire, hé bien Achille m’ayme,
Il me veut quelque bien, j’en fais außi de meſme.

Achille.

Vous m’aymez ?

Polixene.

Vous m’aymez ? Il eſt vray, je vous le dis encor,
Comme je puis aymer l’homicide d’Hector.

Achille.

Ha mal-heur de mes jours ! Mais finiſſez ma peine.

Polixene.

Mais vous eſtes Achille, & je ſuis Polixene,

Voſtre cœur ayme-t’il ceux que voſtre bras hait,
Contre qui tous les jours vous ſuez ſous l’armet ?
Et comment voulez-vous que de bon œil je voye
L’homicide d’Hector, & l’ennemy de Troye ?
Ha triſte ſouvenir de mes derniers mal-heurs !
Las ! eſteignez vos feux, laiſſez couler mes pleurs.

Achille.

Faut-il qu’à ſes grands maux mon foible eſprit reſiſte ?
Que le plus affligé conſole le moins triſte !
Ne mouillez plus vos yeux mes aymables vainqueurs,
N’eſteignez-pas ainſi le beau bucher des cœurs ;
Adorable Princeſſe, en mon ardeur extreſme,
Helas vous fay-je tort de dire, je vous ayme ?
Un ennemy mourant offence-t’il beaucoup,
S’il dit à ſon vainqueur, voy ma playe, & ton coup ?
Blaſmez, ſi je vous ayme avecque violence,
Voſtre commandement, non pas mon inſolence,
Ne m’avez-vous pas dit me demandant Hector,
Pour vous fleſchir mes pleurs peuvent couler encor ?
Perdez cette rigueur où peu de gloire brille,
Et qu’Achille une fois ſoit vaincu d’une fille.
Euſſay-je apres cela combatu vos appas ?
Souffrés que j’obeïſſe ; ou ne commandés pas.
Que n’ay-je pour vous vaincre avec vos propres armes,
Vos cheveux arrachés, vos ſanglots, & vos larmes !

Vous en avez fléchy mon furieux couroux,
Et je n’ay juſqu’icy rien obtenu de vous :
Je ne puis empeſcher que ma douleur n’eſclatte,
Vous eſtes pour mon bien trop belle, & trop ingratte ;
Je ſçay bien, que par moy Troye a ſouvent gemy,
Mais je n’ay pas touſjours eſté voſtre ennemy :
Vos chefs, & vos ſoldats meſme vantent ma gloire,
Je n’ay point de leur ſang fait rougir ma victoire,
Je croy que le bien-fait a l’offence eſgalé,
J’ay fait mourir Hector, mais vous l’avez bruſlé.
Souffrez que je me plaigne, & vous nomme cruelle,
« Sous le pied qui l’eſcraſe un ver eſt bien rebelle. »

Polixene.

Quoy l’Amour n’a pour vous que de rudes appas ?
Si l’on ne vous embraſſe, on ne vous ayme pas ?
« Le ſoldat ancien de ſon ſang ne s’effraye,
Et le jeune pâlit au ſoupçon d’une playe :
L’un ignore comment un laurier eſt gagné,
L’autre a vaincu cent fois apres avoir ſaigné.
Celuy qui dans l’Amour a conſommé ſon âge
Pour un ſimple deſdain ne perd pas le courage,
Et le jeune au contraire außitoſt qu’on le void
Penſe qu’on le deteſte alors qu’on luy fait froid,
L’un cognoiſt les deſdains, & ſçait qu’Amour en uſe,
L’autre ignore qu’il donne außi-toſt qu’il refuſe. »

Eſperez, je veux ſuivre au point où je me vois,
Ce que leurs Majeſtés me preſcriront de lois.

Achille.

Si ces diſcours ſont vrais, ſi le cœur les avoüe,
La fortune m’eſleve au deſſus de ſa roüe,
Et je ne voy ſi haut par mon amour ardant,
Que je ne puis aller au Ciel qu’en deſcendant.

Polixene.

Vous aurez ce bon-heur, ſi le Ciel vous l’octroye :
Cependant épargnez le plus pur ſang de Troye,
N’ayez plus aux combas un cœur trop enflammé,
Et ſoiez moins vaillant pour eſtre plus aymé.

Achille.

Si les moins valeureux dedans voſtre memoire
Sont les plus careſſez, je renonce à la gloire,
Et ne recherche plus l’honneur dans les hazars,
J’ayme mieux eſtre aymé de Venus que de Mars.

Il luy baiſe la main.

Mais pour m’en aſſurer, que je laiſſe, Madame,
Sur cette belle main la moitié de mon ame.
Voyons leurs Majeſtés devant que mon conſeil
Applique ſur vos maux un premier appareil.


Fin du 2. Acte.