La Muse (Fernand Séverin)

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Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 250-251).


La Muse


Dans le jardin baigné de lune et de silence,
Quand elle eut enflammé ma native indolence,
Des mains cherchant les mains qui suivent les aveux,
Elle laissa tomber ses nocturnes cheveux
Sur les nobles contours de sa chair éternelle
Et me dit de la voix aimée et maternelle :
« Doux platonicien qui fais de tes douleurs
Un étrange bouquet d’impérissables fleurs,
Grand cœur que meurtriront maintes roses fanées
Et sur qui n’a rien fait la fuite des années,
Ô triste et frêle enfant conçu dans trop d’amour,
Tu sauras les fardeaux qui pèsent tour à tour
Sur le cœur ignoré des bons et des timides ;
Si je lis bien au fond des larges yeux limpides
Que mes baisers du soir ont maintes fois fermés,
Tu seras de ceux-là qui veulent être aimés
Et malheureux, par suite, à la façon des femmes.
Je t’aime, mais ton âme, enfant, est de ces âmes
Si pleines de désir et si chaudes d’espoir,
Que je me jugerais criminelle le soir
Où mes lèvres enfin se colleraient aux tiennes
Et, dans l’embrasement des voluptés païennes,

Aspireraient d’un trait ta force et ton orgueil.
Reste vierge, et grandis dans l’attente et le deuil,
Et que la songerie éparse en tes yeux vagues
Soit pleine d’un lever de glaives et de dagues !
C’est toi qui raviras les rares toisons d’or
Qui seules, aujourd’hui, sont à ravir encor
Loin des pays conquis et des bornes atteintes.
Que nul être ne t’aime et n’entende tes plaintes
Les soirs où tu voudras reposer un instant
Ton front lourd de pensée et ton cœur haletant,
Sinon vous, seules fleurs de l’antique parterre,
Par qui l’âme éternelle et bonne de la terre
Prodigue au cœur humain ses consolations !
Ô sentes des taillis anciens où nous passions,
Sentant nous entourer l’amour vague des choses,
Gardez pour cet enfant, dans vos roses recloses,
Le triste et cher parfum du baiser des adieux,
Aimez-le comme moi, la femme, et l’aimez mieux,
Et qu’il garde à jamais au plus profond de l’âme
Le mépris du baiser et la peur de la femme ! »