La Muse gaillarde/Allez boire, pauvres ivrognes
PAUVRES IVROGNES
On assure que l’on a vu
Partir les dernières cigognes,
L’hiver arrive, il est venu :
— Allez boire, pauvres ivrognes.
Et si vous voulez un conseil,
Vous boirez votre premier verre
À la santé du bon Soleil,
Votre bienfaiteur, votre père.
N’a-t-il pas, avant de partir,
Pour vous, cochons, en abondance
Versé son sang comme un martyr
Sur tous les coteaux de la France ?
Il l’a fait. De bons vignerons
Sont-ils pas venus dare-dare
Le recueillir, pieux et prompts ?
Ils sont venus, je le déclare.
Ensuite, avec ce sang divin,
N’ont-ils pas fait « la scène à faire »
En vous distillant ce bon vin
Qui semble être votre atmosphère ?
Ils l’ont faite. Vous voyez bien…
Allez communier, andouilles
Pâles et navrantes combien !
Si vous n’êtes pas des grenouilles.
On assure que l’on a vu
Partir les dernières cigognes.
L’hiver arrive, il est venu :
— Allez boire, pauvres ivrognes.
Que vous importe à vous, l’hiver ?
N’avez-vous pas dans les bouteilles
L’été doré, le printemps vert,
Et l’automne aux couleurs vermeilles ?
Que vous importe à vous, l’hiver ?
Nos soifs sont-elles des fourrures
À mettre dans le vétyver ?
Ou si vous craignez pour vos hures ?
Que vous importe que le vent
Au fond des forêts siffle et sonne,
Pourvu qu’un joli vin vivant
Dedans votre verre frissonne ?
On assure que l’on a vu
Partir les dernières cigognes.
L’hiver arrive, il est venu :
— Allez boire, pauvres ivrognes.
Allez boire le vin nouveau,
Et ne tabustez de la sorte
Mon déjà si faible cerveau,
Et que le diable vous emporte !