La Muse qui trotte/3

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeurs (p. 11-16).

LA PSYCHÉ





Dans le superbe hôtel au vitrail transparent
C’est fête : et chacun jette un regard en entrant
À la grande psyché qui dans un coin, coquette,
Se dresse, conseillère attentive et muette,
Signalant les écarts d'un nœud mal attaché,
Ou, très discrètement, vous montrant le péché
Que fait un col d’habit, relevé par derrière,
Et prenant un aspect désolé de gouttière.
Pour les femmes, regard plus long, plus attentif.
C’est quelque pli froissé qu’un coup de doigt hâtif

A fait bouffer, avec une adresse de fée…
« Mon voile était mal mis… que je suis décoiffée !… »
Et vite, en un clin d’œil, le frison alourdi
Ou poignant vers le ciel d’un élan trop hardi,
Ainsi qu’un ruisselet qui se fond dans un fleuve,
Rentre à l’alignement, assagi par l’épreuve.

En avez-vous fini, madame ?… Oh ! pas encor !
Il faut bien ajuster le lourd bracelet d’or ;
Voir si le haut collier de perles opalines
Retombe sur le col en cascades câlines ;
S’assurer que le jeu de l’éventail léger
Autour d’un fin poignet s’exerce sans danger ;
Sous les seins arrondis, sur la hanche qui ploie,
Vérifier l’aplomb du corsage de soie ;
Enlever de la lèvre un atome de fard,
Adoucir le sourire, aiguiser le regard…
Puis, sûre d’être belle, enviée, adulée,
Victorieusement entrer dans la mêlée !


Psyché du vestiaire, ô brillante psyché,

Entre tes deux supports tendant ton front penché
Comme pour mieux saisir et fixer au passage
Les contours indécis d’une fuyante image,
Quels riens divertissants, quels amusants secrets,
Si tu pouvais parler, tu nous raconterais !

Tu nous dirais, modeste et sûre confidente,
Les suprêmes conseils que la mère prudente
Donne à sa fille, enfant timide, aux yeux luisants,
Rouge de son début dans le monde, à seize ans ;
Tu nous dévoilerais l’attitude empressée
Du plat ambitieux qui, l’échine baissée,
Esquisse devant toi le sourire engageant
Qui doit lui rapporter ou la gloire ou l’argent ;
Tu dresserais en pied la prétention bête
Du fat, sur son col droit portant droite la tête,
Et croyant bonnement, avec ses airs vainqueurs,
Au bout de sa moustache accrocher tous les cœurs ;

Alors qu’on a vingt ans, et qu’en une soirée
On doit — fût-ce un instant ! — entrevoir l’adorée,
Tu nous raconterais quel trouble, quel espoir
Battent sous le revers mince d’un habit noir,
Et comme en ces moments où la jeunesse éclate
On base le succès sur un nœud de cravate !

Oui, tu nous dirais tout, ô psyché ! — Car c’est toi
Qui donnes bon courage et confiance en soi ;
Toi qui rends la beauté plus sûre d’elle-même ;
Toi que chacun implore en un regard suprême ;
Toi dont tous les conseils et les moindres avis
— Chose rare ici-bas ! — sont de tous points suivis ;
Toi que l’on aime enfin à l’égal d’une amie
Dont la sincérité n’est jamais endormie,
Et qui, sur nos défauts éclairant notre esprit,
Nous aide à triompher… sans mourir de dépit !



Mais ton succès est court et ne dure qu'à peine,
Ô psyché ! Tout finit. La gloire, chose vaine,
N’a point de lendemain. Ainsi pour toi. Voici
La fin de la soirée et de ton règne aussi.
Ceux qui te regardaient si doucement naguère
N’ont pour toi qu’un coup d’œil dédaigneux et vulgaire
Quand, leur effet produit, partant plus ou moins tôt,
Ils ont du vestiaire extrait leur paletot
Ou leur manteau de bal, épave pitoyable
Qu’un valet endormi déficèle à la diable.
Tous passent devant toi, laids, décoiffés, fripés,
À se garer du froid seulement occupés,
Enfoncés jusqu’au nez dans des foulards livides,
Papillons d’un moment devenus chrysalides !
Oh ! les lâches ingrats ! Les tristes oublieux !
Ton service fini, tu n’es plus à leurs yeux,

Dressant en un coin noir ta carcasse inutile,
Qu’un meuble sans emploi, sans valeur et sans style !

Mais va…, console-toi ! Car dans quelques instants
Ils seront tous partis, ces pantins grelottants,
Les yeux gros de sommeil et la tête dolente,
Trouvant le logis loin, la voiture trop lente,
Et portant dans le cœur le vague et mol ennui
Qu’un plaisir trop fréquent fait germer après lui.
Alors seule, ô psyché, dans le grand vestiaire
Que l’aurore blanchit d’une pâle lumière,
Au milieu du profond repos de la maison,
Tu pourras t’égayer d’une bonne façon
En revoyant passer, dans ta glace sereine,
Le défilé sans fin de la bêtise humaine !