La Muse qui trotte/35

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 177-184).


POUR LES JEUNES FILLES





Non ! décidément ! C’est trop fort !
Nous nous taisons, nous avons tort !
On en prend vraiment trop à l'aise
Avec nous, depuis trop longtemps…
Allons ! Debout ! Tambours battants !
Faisons notre quatre-vingt-treize !
Dût-on m’accuser de chercher
À troubler le sein des familles,
Ma foi, tant pis ! — Je viens prêcher
La croisade des jeunes filles !


Une croisade ?… Oh ! oh !… Pourquoi ?…
Comment ? Contre qui ? Contre quoi ?
Contre les leçons de musique ?
Contre ceux « qui ne dansent pas » ?
Contre les mamans, les papas,
Ou bien contre la République ?
Non ! telles choses à nos yeux
Ne sont que de pures vétilles…
Les griefs sont plus sérieux
Que formulent les jeunes filles !

Oui ! certes ! Nous visons plus haut !
Apprenez-le : ce qu’il nous faut
— Je vous l’avouerai sans emphase —
C’est l’entière suppression
De cette affreuse expression,
De cette abominable phrase
Qu’on nous décoche à tous instants
Piquante comme un cent d’aiguilles,

Avec de grands airs importants :
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »

Oh ! cette phrase !… Oh ! ces sept mots,
Source constante de nos maux,
De nos irritations folles !
Oh ! cet axiome éternel
Qui tombe brusquement du ciel
Et coupe nos moindres paroles !
Ah ! combien de fois il nous fit
Le terrible effet des torpilles
Ce terme à tout jamais maudit :
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »

Paraît-il quelque livre à clé
Dont le public affriolé
Se nourrit et se passionne ?
Voit-on au Théâtre-Français

Une pièce dont le succès
Chaque jour grandit et rayonne ?
« Je lirais bien ce livre-là…
« Cette pièce est des plus gentilles…
— Tout beau, mademoiselle… Holà !
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »

Oh ! les gants à seize boutons !
S’enroulant comme des festons
Autour d’un beau bras qu’on admire !
Les manteaux de loutre, l’hiver !
Et les diamants au feu clair
Mettant à l’oreille un sourire !
Oh ! lire les nouveaux romans
Et ne plus danser de quadrilles !
Quels plaisirs !… Quel rêves charmants !…
— « Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »

Oh ! pouvoir aller où l’on veut !
Sortir seule, même s’il pleut,

Sans gouvernante tyrannique !
Se tenir au courant de tout,
Aller au spectacle… surtout
Ailleurs qu’à l’Opéra-Comique !
Connaître le Palais-Royal !
Voir des premières par flottilles…
Quel paradis !… quel idéal !…
— « Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »

Non ! c’est trop fort, en vérité !
J’ai le naturel entêté
Plus qu’aucune fille de France,
Aussi, par crainte de lenteurs,
Aux députés, aux sénateurs
J’irai dire avec assurance :
Écoutez-nous, messieurs !… Au lieu
De voter un tas de broutilles,
Par grâce, occupez-vous un peu
De la question : Jeunes filles !


À tous les auteurs je dirai :
Il faut, messieurs, bon gré mal gré,
Vous réformer, sans plus attendre ;
Éviter ces sujets corsés
Qui sont trop… ou bien pas assez…
Enfin, vous devez me comprendre !
Par des moyens simples et doux
Du théâtre ouvrez-nous les grilles…
Messieurs, messieurs, pensez à nous…
Travaillez pour les jeunes filles !

Oui ! voilà quel est mon projet !
Voilà l’intéressant sujet
Sur lequel je veux qu’on m’écoute…
Mais hélas ! je le dis bien bas…
J’ai peur qu’on ne m’écoute pas
Et crains de faire fausse route.

Tant pis !… J’ai dit des vérités…
J’ai troublé le « sein des familles… »
Et flétri ces mots détestés :
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »