La Muse qui trotte/39

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 203-210).


DIALOGUES DE NOËL


AVANT
La veille de Noël. — Une chambre d’enfants. — Jeanne, sept ans, déjà raisonnable ; Jean, cinq ans, légèrement sceptique.


JEANNE


Jean, c’est Noël demain. Quelle belle journée !
As-tu mis ton soulier près de la cheminée ?

JEAN

Non, dedans, c’est plus sûr. Mais c’est donc bien vrai, dis,
Que le petit Jésus descend du Paradis
Chaque nuit de Noël, dans le plus grand mystère,
Pour donner des joujoux aux enfants de la terre ?

JEANNE

Si c’est vrai !

JEAN

Si c’est vrai !Tu l’as vu ?

JEANNE

Si c’est vrai ! Tu l’as vu ?Non, mais maman le dit.

JEAN

Elle l’a vu ?

JEANNE

Elle l’a vu ?Mais oui !

JEAN

Elle l’a vu ? Mais oui !Comment qu’il est ?

JEANNE

Elle l’a vu ? Mais oui ! Comment qu’il est ?Petit,
Tout petit… les yeux bleus… deux gouttes d’eau de pluie.

JEAN

Il doit bien se salir en passant dans la suie !

JEANNE

Non, il est toujours blanc.

JEAN

Non, il est toujours blanc.Comment qu’il fait alors ?

JEANNE

Tu le sauras plus tard. Dors, mon petit Jean, dors !

JEAN, en s’endormant, partant tout haut.

Polichinelle bleu… cheval noir… moutons roses…
Sans se salir… Tout ça, c’est de drôles de choses !




PENDANT
Le jour de Noël — Jeanne tient une poupée, Jean un cheval.


JEANNE

Oh ! la belle poupée !… Et que je suis contente !

JEAN, regardant son cheval avec dépit.

J’aimais mieux le cheval que m’a donné ma tante.
Sa queue était plus longue… il avait de grands yeux…

JEANNE

C’est ce que tu n’as pas que tu trouves le mieux.
Il est pourtant joli, ton cheval !

JEAN

Il est pourtant joli, ton cheval !Une rosse !
Et la crinière !… Vois, Jeanne, des crins de brosse !

JEANNE, protestant faiblement.

Pourtant…

JEAN, avec autorité.

Pourtant…Tu n’entends rien aux chevaux, car tu n’es
Qu’une fille en jupons !… Et moi, je m’y connais !

Un moment de silence.
JEANNE, jouant avec sa poupée.

Allons ! qu’on me réponde et qu’on lève la tête,
Mademoiselle… il faut obéir !

JEAN

Mademoiselle… il faut obéir !Es-tu bête !
Tu veux la raisonner, lui faire la leçon…
Elle ne t’entend pas, puisqu’elle est tout en son !

JEANNE

C’est vrai, mais ça m’amuse !

Mystérieusement.
C’est vrai, mais ça m’amuse !Et puis qui sait ? Peut-être

Qu’elle entend, qu’elle parle… On n’y peut rien connaître
À ces grands secrets-là, vois-tu bien… Très souvent,
Dans les contes de fée, on fait parler le vent,
Les poissons bavarder en sautant sur les vagues,
Et les arbres causer dans la forêt…

JEAN, haussant les épaules.

Et les arbres causer dans la forêt…Des blagues !




APRÈS
Jean et Jeanne, vieux l’un et l’autre, assis auprès du feu.


JEAN, regardant au dehors.

Il fait froid. Le soleil paraît blanc dans le ciel.
Regarde, chère sœur !

JEANNE, tricotant.

Regarde, chère sœur !C’est aujourd’hui Noël !

JEAN, rêveur.

Noël !… Quels souvenirs !… Que de choses passées
Depuis lors !… Soixante ans ! Tout change : les pensées
Seules, dans ce jardin desséché d’ici-bas,
Restent fraîches toujours… et ne se fanent pas !

Laissant tomber sa tête sur sa poitrine.
Noël !
JEANNE

Noël !Te souvient-il de ta grosse colère
Contre un pauvre cheval qui ne sut point te plaire ?

JEAN

Et toi de ton bonheur, alors que tu reçus
Une grande poupée avec de l’or dessus ?

JEANNE

Tu voulais m’empêcher de causer avec elle ;
Tu la prétendais bête autant qu’elle était belle…

Elle ne t’entend pas, me criais-tu très fort,
Elle ne parle pas !…

JEAN

Elle ne parle pas !…Ô Jeanne, j’avais tort !
Enfant, j’étais sceptique et je doutais sans cesse ;
Vieux, je ne doute plus ; — et bénis la vieillesse
Qui, comme un vent léger de l’arrière-saison,
De ce nuage obscur lave mon horizon.
Le bonheur des humains n’est qu’un tissu de songes.
L’homme doit, jeune ou vieux, croire à ces doux mensonges
Qui font la vie aimable et les chagrins moins lourds.
Ô beaux princes charmants en habits de velours,
Ô princesses, d’azur et d’étoiles coiffées,
Ô peuple exquis et pur de nos contes de fées,
Je crois à vous ! Je crois qu’on peut dormir cent ans,
Que sur les lacs d’argent, par les nuits de printemps,
Dansent les farfadets aux fines ailes bleues ;
Je crois aux talismans, aux bottes de sept lieues,

Aux monstres, aux géants, aux palais enchantés,
À tout ce qui conduit loin des réalités
Dont nos cœurs sont frappés comme d’autant d’épées…
Jeanne, tu disais vrai… Ça parle, les poupées !