La Muse qui trotte/7

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 35-44).

LES CHORISTES





Ainsi que dans un oratoire
Aux grands classiques consacré,
Le dimanche, au Conservatoire,
Sur un fauteuil mal rembourré,

Flanqués de leur progéniture
Les bourgeois viennent, épris d’art,
Ouïr de savantes mixtures,
Mendelssohn, Schumann ou Mozart.


Au fond, contre le mur de plâtre
Orné de motifs pompéiens,
S’agglomère en amphithéâtre
L’orchestre des musiciens,

Et plus bas, sur l’estrade étroite,
Par bancs correctement placés,
Dames à gauche, hommes à droite,
Les choristes se sont tassés.

On les voit, assis par rangées,
Comme harengs empaquetés,
Attendre, figures figées,
Le signal qui dira : Partez !

Tels que des pantins lorsqu’on touche
À leur ressort mystérieux,
Tous ensemble ils ouvrent la bouche,
Tous ensemble ils lèvent les yeux,


Et sous la main savante et sûre
Qui dirige le mouvement,
Les voilà partis en mesure
Et s’essoufflant conjointement.



Parmi tous ces humbles artistes
Passant avec docilité
Des andantes graves ou tristes
Aux allegros pleins de gaîté,

Combien, avant que les années
Aient jeté leurs espoirs à bas,
Rêvèrent d’autres destinées
Faites d’ivresse et de combats !

Avant que le premier déboire
Ait pu les effleurer encor,
Combien ont entrevu la gloire
Les coiffant de son laurier d’or !


En ces têtes si rapprochées
S’agitant d’un rythme pareil
Que d’espérances desséchées,
De songes au triste réveil !

Ce petit homme frêle et mince
Dont la voix chevrotte en montant,
Sur maint théâtre de province
Eut plus d’un succès éclatant,

Et devant des salles charmées
Qui l’électrisaient d’un bravo
Tint des Juliettes pâmées
Sur son pourpoint de Roméo.

Ce géant joufflu, rouge et chauve,
À rude barbe poivre et sel,
Sous le justaucorps de cuir fauve,
Hurla jadis : « Je suis Marcel ! »


Ou, Méphistophélès aimable,
Diable galant et cavalier,
Trouva plus d’un cœur inflammable
À Bordeaux comme à Montpellier.

Et parmi les dames, à gauche,
Voyez-vous, dans les soprani,
Cette tête pâle où s’ébauche
Un sourire mal défini ?

Puis derrière, une forte brune,
Aux rangs des contraltos puissants
Montrant sa face en clair de lune
Et ses appâts rebondissants ?

La première fut Ophélie
Ou Marguerite… pas longtemps,
Car sa voix bien vite affaiblie
Connut les « trous » inquiétants ;


L’autre fit plus d’une conquête
Parmi les garnisons, jadis,
Et dans la Fidès du Prophète
Bénit quatre cents fois son fils.

Le plus grand nombre n’a pas même
Connu, fût-ce pour un moment,
Le succès, l’ivresse suprême
D’un premier applaudissement…

Il a fallu peiner pour vivre,
Courir le cachet fugitif,
Par le froid, la neige et le givre,
Frapper le sol d’un pied hâtif ;

Subir, matin et soir, sans trêve,
Pour quelques misérables francs,
Les rebuffades de l’élève,
Les arrogances des parents ;


Dans un théâtre, sur les planches,
Quand on a l’esprit sombre et las,
Parader en des robes blanches
Sous de grotesques falbalas ;

Pour les hommes, dans quelque église,
Être chantre, et dévotement
Passer, sans rien qui scandalise,
De la noce à l’enterrement…

Oui, ce chemin étroit et sombre,
Si loin des songes caressés,
La plupart l’ont suivi, dans l’ombre,
Et leurs membres en sont lassés…

Mais si leur pauvre vie est pleine
De labeur et d’obscurité,
Ils peuvent, pour prix de leur peine,
Lever le front avec fierté.


Ennoblis par la tâche à faire,
Les pieds crottés, mais l’âme au ciel,
Ils ont, dans leur modeste sphère,
Travaillé pour l’Art immortel !

Oublieux des destins revêches
Dont ils se virent accablés,
Ils jettent, dans les âmes fraîches,
Les grains d’où germeront les blés.

Maîtres jusqu’alors sans histoire,
Peut-être un jour — ô jour heureux ! —
Feront-ils naître quelque gloire
Dont un rayon sera pour eux…



Aussi, lorsque vos groupes tristes
Au vague et multiple regard
Montent sur l’estrade, — ô choristes,
Soldats anonymes de l’Art, —


Et vers la place dévolue
Se dirigent, de rangs en rangs,
Du fond du cœur je vous salue,
Humbles, à l'égal des plus grands !