La Musique et le théâtre au Salon des Champs-Élysées/8
LA MUSIQUE ET LE THÉÂTRE
C’est une statue symbolique — mais du symbolisme le plus acceptable, le moins nuageux, le moins « littéraire », — à une œuvre d’aspect décoratif, de construction puissante et de technique irréprochable, que les sculpteurs ont décerné cette année la médaille d’honneur. La Pensée de M. Gustave Michel est assise sur un trône ; les attributs de tous les arts l’entourent sans surcharger la composition : une palette, une harpe, des manuscrits. Un petit génie qui représente sans doute la Renommée, mais qui aurait le droit de figurer pour le simple ornement, car il est d’une facture charmante, souffle dans une conque, aux pieds de la Pensée. Elle médite, sinon lasse, du moins consciente de l’effort immense qu’il faudra faire pour renouveler les tons de la palette, demander de nouveaux accents à la harpe, faire éclore sur ce papier blanc du noir tout neuf, des chefs-d’œuvre inédits. Et vraiment, en cette pose mélancolique, elle résume la grande poussée fin de siècle pour la fortune et pour la gloire, la poussée féroce, mais sourde et muette, du million de concurrents pour une audition, pour un diplôme, pour une médaille, l’écrasement dans une impasse.
Aussi bien, les statuaires qui travaillent à ne pas parler pour ne rien dire et demandent au marbre et au bronze d’exprimer autre chose que la beauté animale, sans dessous psychologiques, sans reflet d’âme, sont en nombre respectable aux Champs-Élysées. Voyez le haut-relief de M. Gasq, Héro et Léandre : du Chapu, mais du Chapu supérieur, avec plus de maîtrise dans la composition générale et plus de virilité dans l’exécution. Un sentiment tout moderne y domine l’arrangement classique, et c’est bien Léandre et c’est bien Héro, mais c’est surtout une fin « d’Idylle tragique », et sans le vouloir, M. Gasq commente Paul Bourget. Voyez aussi l’Effroi de M. Hercule, qui, au double point de vue de la plastique et de l’intensité d’effet obtenue par les moyens les plus sobres, est une des œuvres hors de pair exposées au Palais de l’Industrie. Cette figure de femme n’a pas seulement une grâce exquise : elle résume, elle formule d’une façon que j’appellerais définitive, si l’art n’était un perpétuel recommencement, toute la psychologie de la pudeur délayée en tant et de si compacts volumes par nos plus subtils romanciers.
M. Roger-Bloche a obtenu la bourse de voyage pour son groupe : Dans les nuages, d’une inspiration délicate et d’une suffisante exécution, non sans quelques défaillances. C’est un peu Paolo et Francesca emportés dans le tourbillon ; c’est aussi un émouvant symbole de la ferveur passionnelle. Et voici tout un groupe d’artistes qui se sont efforcés avec plus ou moins de bonheur de donner une forme matérielle aux pures abstractions. M. Mathurin Moreau avec son projet de groupe décoratif : les Harmonies ; M. Miquel avec sa jeune fille aux yeux songeurs, qu’inspire une Méditation ou une Muse : Vers l’idéal ; M. Hippolyte Lefebvre avec son haut relief de la Douleur ; M. Barnhorn avec sa Madone au lis qui serait plutôt une statue de la Pureté ; M. Blanchot avec un Regret assez délicatement formulé ; M. Dormay avec une Désespérance très présentable ; M. Captier avec une autre Désespérance — quel statuaire, moins imbu de lectures romantiques, nous rendra de simples Désespoirs, des Désespoirs au masculin, ce qui n’empêcherait pas de les représenter par des femmes ? — traduction de ces deux vers de Baudelaire :
Quant à moi, j’ai les bras rompus
Pour avoir étreint des nuées…
À côté de ces symbolistes convaincus, de hautes visées et souvent d’exécution puissante, il convient de placer, comme repoussoir et aussi comme amusette de passage, les bons petits allégoristes, bien naïfs, qui ne regardent pas si loin et s’en tiennent aux figurations littérales. Voici par exemple M. Guillaume Boldi, un élève de l’École des beaux-arts de Florence. Il voulait représenter l’Amour qui enchaîne le monde ; il a fait un Cupidon grassouillet, bien en chair et bien en forme, il l’a assis sur une vraie mappemonde où les continents sont dessinés bien en relief ; et il a entouré ce globe, qu’on pourrait utiliser dans les écoles primaires, d’une vraie chaîne de pur laiton. Vous pouvez toucher. Moins gauche, mais aussi simpliste, Mme Moria a modelé un baby atteint du carreau et l’a accroupi sur le sol dans la pose classique du sphynx. Ce baby, c’est l’Avenir. Moi, je veux bien. Ce serait le présent, et un présent trop dodu, je n’y contredirais pas davantage.
M. Pézieux ne saurait être confondu avec ces pseudo-primitifs. Sa statue de plâtre, Songe d’avenir, est une belle œuvre, d’aspect un peu fruste, mais qui prendra au marbre la précision nécessaire, et qui apporte aux Champs-Élysées comme un reflet du Champ-de-Mars. La Tempête de M. Larche est encore un effort puissant, dans un tout autre ordre d’idées et d’exécution. Mais comment voir autre chose que des prétextes à modelés gracieux ou suggestifs dans la Fleur de sommeil de M. Devaux, qui rappelle le mouvement de la femme au masque des Tuileries, la Rêverie de M. Alliot, femme nue jouant de la mandoline, l’Élégie de M. Marioton, autre femme nue jouant du luth ?
Encore une Mélodie, marbre de M. Hexamer, et un Chant de la vague, étain de M. Obiols, et l’Écho très vivant de M. Plé, et un autre Écho, mourant ou plutôt mourante, car Mme Cranney-Franceschi en a fait une nymphe. Une Romance d’avril de M. Salières, femme nue jouant de la mandoline ; la Goutte d’eau de M. Sentis de Villemur s’apprétant à creuser le rocher qu’elle domine et semble hypnotiser :
Vous regarde. Hélas ! pendant qu’il songe,
Il sent la goutte d’eau sinistre qui le ronge.
Et en effet, ce rocher d’ailleurs modelé avec une certaine puissance n’a pas l’air content. Une tempête sur un crâne.
La Méditation de Mme Syamour, femme assise, en costume Restauration, le Vice et la Vertu de M. Octobre, la Vérité de M. Ruffier, le haut-relief la Comédie de M. Pesné, l’Étoile filante de M. Charpentier, l’Étoile du matin de M. Perron, la Rosée de M. de Senné mériteraient mieux qu’une mention. Et nous avons encore, avec l’Amour endormi de Mme Tarnioli, le Frisson d’amour de M. Arnault, — que de titres de romance !
Une station, sans but mais si reposante ! devant quelques bonnes petites bê-bêteries suavement candides, (rassurez-vous : je laisserai aux auteurs le bénéfice de l’anonymat) : un enfant à la bulle de savon avec bulle en bois, un enfant au crabe, un oiseau d’Yvonne, qui est une petite colombe à moins que ce ne soit un gros moineau, avec une libellule qui a dans le dos, cruellement plantées (oh ! combien cruellement !) des ailes en forme de couteau à papier. J’en passe, et qui pourtant m’ont fait du bien en me prouvant qu’il y a encore de belles âmes et de l’art ingénu, M. Gaillard, plus savant, expose l’inévitable Cigale, et M. Fontaine, plus compliqué, la traditionnelle Charmeuse de panthère. De M. Jouvray une « Source rêveuse » qui aurait aussi manqué à l’appel, et de M. Van der Straeten un Amour maternel, bon sujet, sujet de rapport ayant toujours du pain sur Delaplanche.
La théorie des statues mythologiques s’avance majestueusement, en ordre d’ailleurs dispersé. « Hypnos, le jeune dieu du sommeil, » buste en bronze de miss Kate Tizard, préside assez malicieusement à ce défilé. Pourtant, la Bacchante entraînant le cortège de Bacchus de M. Raoul de Gontaut-Biron, le Cupidon de M. Canfield se débattant dans un filet, l’autre Bacchante de Mlle Itasse, la Sirène de M. Mangio, la Daphné changée en laurier de M. Dercheu, le Dieu Pan de M. Riffard « poursuivant Syrinx jusqu’au fleuve Ladon, » — à nous Ovide et Demoustiers ! — la petite Diane de M. Sanson, la Diane triomphante de M. Seysses, n’ont rien de somnolent. Et la Vénus au myrte de M. Bastei est si bien réveillée qu’elle ouvre les bras pour embrasser l’univers. Quant à la seconde Vénus, celle de M. Marc-Monniès, faisant des grâces près d’un Adonis qui a l’air d’un étudiant d’Oxford en tenue de pleine eau, cette erreur naturaliste serait mieux à sa place aux Folies-Bergère que dans la nef des Champs-Élysées.
Une Flore, de M. Mathet, un Prométhée de M. Wheatley, enfin une délicate composition de M. Godet : le Ravissement de Psyché, groupe en bronze d’après le tableau de M. Bouguereau. Puis des sujets classiques : le Gladiateur, de M. Breton, tournant son pouce vers le sol pour implorer la pitié des spectateurs ; la Mort d’Hector de M. Charron, l’Éducation de Vercingétorix de M. Baujault, où l’étrangeté, pour ne pas dire la cocasserie, de la composition, annihile les plus sérieuses qualités. La statuaire biblique a trouvé un remarquable interprète en M. Mengue, dont le Caïn fuyant le coin de terre que vient d’ensanglanter le premier meurtre, ne manque ni de vigueur ni d’accent personnel. Le Job, à barbe pendante, à expression gâteuse, de M. Desruelles, n’est qu’un vieux conseiller municipal peu ragoûtant, mais l’Ève de M. de Mauneville, la Sulamite, de M. Pépin, qui fait une rentrée intéressante au Salon, le Harpiste de M. Reinitzer (en réalité un David devant Saül), même le Samson outrancier de M. Caravanniez, ne sont pas des efforts négligeables. À signaler encore une gracieuse Salomé de M. Ferrary, en marbre et bronze, et une Judith de M. Moreau.
Deux œuvres dédiées aux touristes du mont Saint-Michel : le Saint Michel de M. Frémiet, d’heureuse silhouette et d’aspect monumental, qui satisfera leurs sentiments cultuels, et l’Enlisé de M. Foubert, qui leur inspirera une crainte salutaire des sables mouvants. Des Jeanne d’Arc de tout style, de tout arrangement et de tout format : la Jeanne à Vaucouleurs de M. Albert Lefeuvre, serrant sur son cœur le glaive de la délivrance ; la Jeanne à genoux de M. Bogino, en extase au milieu des champs ; la Jeanne de Mlle Jozon, enfant et les mains jointes ; celle de M. Jacquot disant adieu à Domrémy, et celle de M. Lafont, brandissant son oriflamme au seuil de la cathédrale de Reims : « Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. » Jusqu’à des Jeanne d’Arc en médailles, de M. Michel Yampolsky, de M. Yencesse, etc. Pour faire logiquement suite à cette série patriotique, le beau groupe de M. Antonin Mercié (monument commémoratif de la défense de Châteaudrun), la maquette de M. Gauthier (monument de Louhans), l’Âme de la Patrie « soutenant le courage des guerriers et leur donnant le courage », de M. Kley, et tous les soldats blessés (Maillard, Antoine, Carillon), qui portent les titres variés de Défense du sol, Victime du devoir, etc.
Le « genre » est abondamment représenté au Palais de l’Industrie, et cette fois c’est un maître qui ouvre la marche : M. Falguière en personne naturelle et académique. On a tant parlé de sa Danseuse avant et pendant le Salon, qu’il ne reste pas grand’chose à en dire. Aussi bien, s’il contient de faire quelques réserves sur le caractère général de l’œuvre, ne saurait-on contester l’exactitude du portrait ou la grâce suggestive de l’étude réaliste. Mlle Cléo de Mérode n’est-elle pas prise sur le vif avec ses cheveux ondulés cachant l’oreille, sa coiffure si caractéristique empruntée à la Simonetta de Botticelli ? N’y a-t-il pas des accents exquis, de vraies caresses de ciseau dans le torse juvénile, un modelé de grande statuaire dans les jambes souples et nerveuses ? — Autres danseuses : un plâtre de M. Miserey, un marbre de M. Pendariès, un bronze de M. Fossé. L’Estudiantina de M. Thubert, la Dugazon de M. Deloye, les Adieux de Cléopâtre et la Harpiste égyptienne de M. Loiseau-Rousseau, l’Enfant jouant de la flûte assis sur une stèle, de M. Lecoq la Mignon de M. Villanis, l’Héloïse au Paraclet de M. Allouard, l’Ours et l’amateur de jardins de M. Paris, sont encore d’agréables fantaisies. Et je me reprocherais de ne pas consacrer une mention spéciale à M. Mouthières, le courageux moderniste, l’auteur d’Allo ! allo ! qui a essayé de résumer dans une simple figure en plâtre les efforts quotidiens des milliers d’abonnés du téléphone pour réveiller l’attention languissante de ces demoiselles du bureau central.
Deux Napoléons — c’est le minimum — une statuette très gratinée, de M. Petrilli, et une figure équestre de M. Masson. Dans la catégorie des figures historiques, un Beaumanoir de M. Potet, pour le Panthéon breton, un Fontenelle de M. Pilet, pour l’Opéra, un Shakespeare de M. Marc-Monniès, pour la bibliothèque Natlé, de Washington, un Rembrandt de M. Lami, pour nulle part. Deux Félix Faure, un bronze officiel de M. Lanson, et un autre bronze à cire perdue, de M. Hercule, d’une remarquable finesse. Près de l’amiral Besnard, de M. Durand, catalogué « ancien ministre de la marine », et qui l’est redevenu depuis l’ouverture du Salon, le Casimir-Périer, de M. Boucher, ex-président de la République, et qui ne paraît pas très soucieux de le redevenir.
Revenons aux morts illustres, avec le beau buste d’Ambroise Thomas, de M. Bernstamn, celui de M. Lafont, pour l’Institut, et une autre étude, plus contestable, d’après le maître regretté, un bas-relief en bois de M. Auguste Delaporte. L’Hector Berlioz de M. Feinberg, commandé par l’État, est conforme au modèle classique, je veux dire romantique. Le projet de monument à Chopin, de M. Damé, représente le grand virtuose assis au piano ; la muse est debout derrière lui ; des visions flottent en spirales indécises. Trop ressenties, au contraire, les figures de M. Cordonnier pour le monument à Nadaud. Elles écrasent cette aimable gloire de chansonnier. Mme Marceline Debordes-Valmore, dont les lointaines amours ou plutôt les poétiques faiblesses ont suscité récemment de vives polémiques, revit dans le bronze aux tons argentés de M. Henri Houssin, pour le monument à ériger à Douai. Le Paul Baudry de M. Gerôme ira à la Roche-sur-Yon ; la Mme Favart de M. Férigoule pourrait trouver place dans l’Opéra-Comique rebâti, et voici, avec un Chapu de M. Patey, un Chaplin, pas assez fruste, dominant une composition symbolique de M. Puech. Quant aux vivants, à peine me reste-t-il assez de place pour les nommer : Henri de Bornier (Julien) ; Sully Prudhomme (Marochetti) ; Jules Lemaître (Rouosse) ; Barrias (Baralis) ; Ernest Daudet (Dubois) ; Louis Gallet (Graf) ; puis M. Clément, de l’Opéra-Comique (Labatut) ; Mlle Bourgeois de l’Opéra (Bastet) ; M. Sadi-Petit, de l’Odéon (Richoux) ; M. Duard, du même théâtre (Deschamps) ; M. André Gailhard (Sentis de Villemur) ; Mme Aimée Petit (Paul Bacquet)… Il y a même un portrait de Ménélik, d’un sculpteur portugais qu’on n’accusera pas de négliger l’actualité, M. de Queiroz-Ribeiro, et je ne saurais trop recommander à nos divers Damoye d’aller l’étudier sur place pour bien se pénétrer de la couleur locale. Il approche, le drame sur Ménélik, le mélo boulevardier à gros orchestre et à grand spectacle ; il plane ; il est dans l’air !