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La Musique grecque et les Chants de l’église latine

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La Musique grecque et les Chants de l’église latine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 694-706).
LA MUSIQUE GRECQUE
ET
LES CHANTS DE L’ÉGLISE LATINE

« Il n’est pas possible, a dit Wagner, de réfléchir tant soit peu profondément sur notre art sans découvrir ses rapports de solidarité avec celui des Grecs. L’art moderne n’est en vérité qu’un anneau dans la chaîne du développement esthétique de l’Europe entière, développement qui a son point de départ chez les Hellènes. » Dans tous les arts, en effet, et à toutes les époques, l’influence de l’art grec s’est fait sentir de quelque façon ; et l’on peut affirmer que la musique en particulier n’a jamais cessé d’en porter la trace. Mais pour découvrir cette trace aux diverses phases de son évolution, encore faut-il prendre la peine de la chercher et, suivant l’expression de Wagner, « réfléchir tant soit peu profondément » sur les destinées de la musique. » Or c’est ce que, trop longtemps, on a négligé de faire. Nous ne saurions admettre, avec M. Gevaert, que « la période de la réflexion commence à peine pour la musique » ; car il y a plus de soixante ans qu’elle a commencé, et personne peut-être n’a autant contribué que M. Gevaert lui-même à lui faire produire des résultats décisifs. Mais, incontestablement, elle est venue plus tard pour la musique que pour les autres arts. Qui s’inquiétait au temps de Bach des origines de cette langue nouvelle, dont le maître immortel achevait, pour plusieurs siècles, de régler la syntaxe ? Qui se préoccupait de son histoire, de ses premiers bégaiemens, de ses lentes transformations, des nombreux écrits théoriques que lui avaient consacrés l’antiquité et le moyen âge?

En revanche, depuis soixante ans, depuis que s’est ouverte cette période de la réflexion, combien d’efforts, combien d’intelligentes recherches, combien de découvertes imprévues! En 1840 paraît à Berlin l’étude de Bellermann, Die Hymnen des Dionysios und Mesomedes ; en 1847, à Paris, une notice très remarquée d’un savant français, Vincent, sur Trois manuscrits grecs relatifs à la musique; en 1865, à Leipzig, le considérable et superbe travail de Westphal, Geschichte der älteren und mittelalterlichen Musik, suivi bientôt de sa Metrik der Griechen; vers la même époque, l’Histoire de la Musique, d’Ambros, plus tard corrigée et développée dans une seconde édition. Enfin, en 1875, ce sont les deux gros volumes de M. F.-A. Gevaert, Histoire et théorie de la musique dans l’antiquité, ouvrage sans précédent, véritable monument de science et de divination historique, complété encore tout récemment par un troisième livre non moins précieux : La Mélopée antique dans les chants de l’Eglise latine (Gand, 1895 ).

L’homme éminent à qui nous devons cette admirable reconstitution de plus de quinze siècles d’histoire artistique, M. Fr.-Aug. Gevaert, est un Belge des provinces flamandes. Fils de paysans, n’ayant guère jusqu’à l’adolescence quitté son village natal, servant de messe, enfant de chœur, sans doute son âme s’est à jamais imprégnée d’une atmosphère toute spéciale, faite d’encens et de musique pieuse. C’est par un morceau religieux, une messe à trois voix, qu’il a débuté dans la carrière de la composition musicale. Et lorsque plus tard, en 1871, l’auteur de tant d’opéras applaudis, du Diable au Moulin, du Capitaine Henriot, de Quentin Durward, fut nommé directeur du Conservatoire de Bruxelles, en remplacement de Fétis, grande fut la surprise de ses amis de le voir brusquement renoncer à tout succès de composition pour s’occuper tout entier d’histoire et de théorie musicale. Il apprend toutes les langues, recherche, rassemble, classe, compare tous les documens du passé. Et un jour enfin, la chanson des souvenirs résonnant en lui plus nette et plus pressante, il se demande s’il n’est pas possible de retrouver dans les chants de l’antiquité grecque l’origine de ces mélodies dont s’est nourrie son enfance, et que les fils de paysans, comme il le dit lui-même, sentent bien plus vivement que les citadins. Il se met au travail, consacre dix années à préparer et à mettre au point les deux premiers volumes de la Musique dans l’antiquité, ouvrage de poète et de penseur en même temps que de sévère historien ; et durant dix années ensuite il amasse les élémens de son troisième volume, cette Mélopée antique qui forme la conclusion et comme le couronnement de son œuvre. Et voici que, grâce à lui, la brume se dissipe ; voici que le monde musical ancien surgit devant nous dans sa pleine lumière ; et que là-bas, tout au fond de l’immense plaine, se laissent entrevoir les sources mêmes du fleuve sacré.

I

Jusqu’à la guerre du Péloponnèse, la musique n’est en Grèce qu’un assaisonnement de la poésie. Elle a mission d’éveiller dans l’âme de l’auditeur le sentiment et les idées propres à faciliter l’intelligence parfaite de l’œuvre poétique, celle-ci restant l’objet principal autour duquel viennent se grouper tous les élémens d’exécution. Pendant la période classique, tout est toujours disposé pour donner le plus de relief, le plus d’intensité possible à la parole. Et jusqu’à la fin de cette période, le poète composera toujours lui-même la musique de ses drames : il ne viendra jamais à l’esprit d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide, de confier à autrui le soin de traduire dans le langage des sons les battemens de cœur de leurs personnages.

La même phrase parlée, qui serait à peine perceptible dans une vaste enceinte, devient parfaitement intelligible au spectateur même le plus éloigné, dès qu’elle est musicalement déclamée. Nous pouvons nous en rendre compte par le simple répons d’un enfant de chœur sous les voûtes de nos grandes cathédrales, ou mieux encore par les commandemens militaires de nos officiers de cavalerie au champ de manœuvre. Mais il ne faut pas traiter polyphoniquement les voix si l’on veut laisser en évidence le texte du poète. Aussi le chœur antique ne procédait-il jamais qu’à l’unisson ou à l’octave. Seuls, les instrumens qui l’accompagnaient se permettaient de timides commentaires, soit au-dessus, soit au-dessous du chant, sorte de contrepoint fort rudimentaire et souvent improvisé. Et encore le public protestait-il parfois. Platon demande que cet accompagnement polyphonique soit laissé aux musiciens de profession, et qu’on en supprime l’étude dans le plan d’éducation des citoyens, ceux-ci ne devant s’accompagner sur la cithare qu’en redoublant le texte vocal.

Mais bientôt, avec Euripide, la conception générale de l’œuvre dramatique se transforme : le chœur perd de son omnipotence et fait place aux solistes. La musique tend à prendre une situation indépendante. Les héroïnes d’Euripide chantent beaucoup : désormais l’acteur qui jouait cette sorte de rôle sera doublé d’un bon chanteur, — car c’était un homme qui représentait tour à tour Hélène ou Iphigénie, Phèdre ou Alceste. Chez Euripide, chaque fois qu’il y a une émotion violente à exprimer, un cri du cœur à noter, l’ïambe fait place à des vers mélodiques. De là ces récits déclamés, ces duos précurseurs de nos morceaux d’opéra, élémens caractéristiques de la tragédie nouvelle.

L’orchestre d’alors se composait de deux familles instrumentales : les cordes et les vents. Les instrumens à cordes, lyres et cithares, n’étaient que des harpes de dimensions restreintes, variant de la septième à la onzième, n’ayant jamais en tout cas dépassé les limites d’une double octave. L’archet était inconnu : lyres et cithares vibraient soit au moyen d’un crochet en os, en métal ou en bois, le plectre, soit directement sous l’action du doigt. Les instrumens à vent, αὐλοί, se rapprochaient de la flûte à bec, du hautbois, voire même de nos clarinettes, les uns à embouchure simple, les autres à anches. Seuls ces instrumens de bois figuraient au théâtre grec : en étaient rigoureusement exclus les instrumens à percussion, lesquels ne servaient guère qu’à seconder des rythmes de danses, certains jours de fêtes plus ou moins licencieuses, celles du culte de Cybèle par exemple. Quant aux instrumens de métal, trompettes droites et cors recourbés, on ne les utilisait en Grèce que dans certains actes et cérémonies de la vie publique et religieuse : appels de guerre, proclamations de hérauts, sacrifices, funérailles.

Les αὐλοί destinés à se faire entendre sur la scène étaient d’une espèce particulière et portaient un nom spécial : chalumeaux tragiques. L’αὐλός marchait ordinairement en avant du chœur auquel il donnait le ton dans une courte ritournelle : telle l’antienne avant le psaume dans le chant de l’Église latine.

A mesure que le rôle de la musique devient plus important au théâtre, ses moyens linguistiques d’expression se perfectionnent. Les sept tons diatoniques de l’époque primitive ne lui suffisent plus, — ces sept tons que le moyen âge nous a approximativement conservés dans son plain-chant. — Le chromatisme apparaît, d’abord avec les treize modes aristoxéniens, ensuite avec les quinze tons néo-aristoxéniens. « Combien Philoxène l’emporte sur tous les compositeurs, et que ses cantilènes sont admirablement variées par les modulations, par les passages chromatiques !... » (Athénée, 4-XIV.)

Mais si la langue s’enrichit, les moyens matériels, les ressources instrumentales de l’orchestre ne s’accroissent nullement. « Un phénomène caractéristique de l’histoire musicale, dit M. Gevaert, c’est la lenteur avec laquelle se développe l’étendue des lyres et des cithares, et la vive résistance que l’esprit conservateur des Grecs européens opposa toujours au perfectionnement des instrumens nationaux. Longtemps on se contenta de sept ou huit cordes, et ce nombre ne fut dépassé qu’à une époque où la décadence de l’art classique se faisait déjà sentir. » Chose très étonnante quand on songe que, depuis une date fort reculée, la plupart des instrumens asiatiques, infiniment plus étendus et plus riches, avaient pénétré en Grèce et y étaient cultivés avec succès. Mais ceux-ci semblent avoir été toujours exclus des compositions destinées aux exécutions publiques. Ils servaient dans les fêtes privées : on en usait, par exemple, pour accompagner les chants bachiques des esclaves, pendant le souper des riches citoyens d’Athènes.

Vers ces temps lointains, le diapason était d’une tierce mineure au-dessous du nôtre. Étant donné que la moyenne de la voix humaine gravite entre deux re, celui du médium de la clef de fa et son octave supérieure, les documens anciens : Invocations à la Muse, à Hélios, à Némésis, etc., les découvertes récentes (depuis 1880) : chanson gravée sur le monument funéraire de Tralles, chœurs d’Euripide retrouvés à Vienne sur un papyrus appartenant à l’archiduc Régnier, hymne de Delphes, etc., nous indiquent un parti pris de notation de près de deux tons trop élevée.

Chaque printemps, à Athènes, à l’occasion des fêtes dionysiaques, se donnaient des représentations théâtrales solennelles, pendant lesquelles trois poètes-musiciens dramatiques étaient admis à concourir. L’archonte fournissait à chacun d’eux un chœur de quarante-huit hommes, personnel que l’auteur était tenu d’instruire, de même qu’il avait à faire répéter les acteurs : ceux-ci lui étaient désignés par la voie du sort, à moins qu’il n’eût déjà engagé lui-même les interprètes de son œuvre. Tous les frais de la représentation restaient à la charge d’un riche citoyen qui recevait en compensation le titre de « chorège ». Les quarante-huit choristes constituant le personnel chantant et dansant mis à la disposition de l’auteur, ne formaient pas une masse unique appelée à participer simultanément à l’exécution de l’œuvre entière : le poète-musicien les divisait en quatre chœurs de douze personnes, ayant chacun son chef ou coryphée, chacun d’un caractère vocal et « orchestique » bien défini. Lorsque le chœur simple faisait face au spectateur, il y avait quatre personnes de front, trois dans le sens de la profondeur, les meilleurs choristes ainsi que le coryphée ayant place au premier rang, le plus près du public.

Ce n’est qu’à dater de la conquête macédonienne que les théâtres restent ouverts toute l’année. Philippe, ayant pu constater l’enthousiasme des Hellènes pour les spectacles lyriques, se dit fort judicieusement qu’un peuple qu’on amuserait beaucoup songerait moins à se plaindre. Alexandre suit l’exemple paternel et inaugure un système de fêtes sans pareilles jusqu’alors. Aux jeux funèbres en l’honneur d’Éphestion, trois mille artistes sont convoqués à Ecbatane. A Suse, à l’occasion de son mariage avec la fille de l’infortuné Darius, trois grands jours de musique et de spectacles : d’abord concours de virtuoses, ensuite concours de sociétés chorales, enfin grande lutte dramatique entre trois troupes de tragédiens, trois troupes de comédiens, chacune ayant son maestro, ses chœurs et son orchestre.

Mais ce n’était déjà plus l’art sévère et pur d’autrefois : on commençait à oublier Eschyle ; Sophocle et Euripide ne se maintiennent dans la faveur publique que grâce aux changemens, aux coupures qu’on leur fait subir. Dès lors, poètes et musiciens forment deux castes distinctes : le nombre des virtuoses s’accroît démesurément. Il se fonde des conservatoires, le collège de Théos par exemple, où l’on donnait à l’enfant une éducation suffisante pour que, ses études terminées, il pût embrasser la carrière d’acteur ou celle de musicien. Il se crée des agences théâtrales comme les nôtres, organisant des compagnies qui courent la province et jouent les pièces nouvelles.

Après Philippe et Alexandre, Rome exagère encore. Malgré la dépopulation graduelle de l’Hellade et l’émigration des artistes et des savans vers des contrées plus prospères, les fêtes musicales deviennent de plus en plus fréquentes. Il y a des concours solennels dans des bourgades comme Tanagra, Thespies, Thèbes même, alors à peu près déserte. Ainsi que le constate M. Gevaert, la musique fut le dernier art de la société païenne. Rien ne manifeste avec plus d’éclat la persistance des traditions artistiques chez les Hellènes que le programme des luttes musicales, resté sans changemens essentiels depuis Périclès : chant citharodique, solo pour instrument à vent, solo de cithare, jeu de l’aulos combiné avec un chœur chantant et dansant. Même l’antique danse pyrrhique restera en honneur à Rome, quoique ayant dépouillé son caractère guerrier pour tomber à l’état de simple pantomime...

Excepté Nævius, qui essaya de créer une scène vraiment nationale, tous les tragiques latins se sont contentés d’adapter les drames de Sophocle et d’Euripide à la mesure du théâtre romain. La partie musicale de leurs ouvrages se compose aussi de chœurs et d’airs (cantica), mais avec des mélodies toujours écrites par un musicien de profession. Les premières apparitions à Rome des compagnies dionysiaques, musiciens, danseurs et déclamateurs, datent de la destruction de Corinthe : renouvelées de plus en plus fréquemment, elles exercèrent peu à peu sur les rives du Tibre « une influence aussi décisive que le séjour des bouffons italiens sur celles de la Seine en 1752. » Toute la vie du monde élégant fut bientôt organisée d’après la mode grecque. Chrysogone, le riche affranchi de Sylla, comptait tant de musiciens parmi ses esclaves, qu’autour de sa maison ce n’étaient, du matin au soir, que concerts d’instrumens et chansons. Mécène se faisait bercer dans son sommeil par les doux accens de symphonies exécutées à distance. Horace se propose joyeusement d’aller ouïr chez le favori d’Auguste et les nobles mélodies de la lyre dorienne et les cantilènes asiatiques des chalumeaux phrygiens :


Sonante mixtum tibiis carmen lyra,
Hac Dorium, illis barbarum !


Vers le milieu du Ier siècle de notre ère, l’intérêt du public pour la musique d’ensemble s’accroît au point que l’on organise des fêtes sans aucun mélange de représentation théâtrale. « Dans nos concerts, écrit Sénèque, il y a plus d’exécutans qu’il n’y avait jadis de spectateurs dans les théâtres. » Les plus hautes classes de la société ne se contentent plus de jouir oisivement de la musique, elles la pratiquent elles-mêmes. Norbacus Flaccus, consul en l’an 19, est un zélé trompettiste ; Calpurnius Pison, un cithariste remarquable ; Caligula chante et danse ; Titus joue des instrumens à cordes avec une rare distinction. On sait que la belle voix et le talent de Britannicus excitèrent tout d’abord la jalousie de Néron. Quant à celui-ci, ce n’est qu’à force de volonté et d’efforts qu’il parvint à tirer parti d’une voix de baryton naturellement caverneuse et gutturale : « Sur la fin de sa vie, nous dit Suétone, Il fit vœu, dans le cas où l’empire lui resterait, de paraître aux jeux qui seraient célébrés pour fêter sa victoire, d’y jouer de l’orgue, du chalumeau chorique, de la cornemuse, et d’y représenter en pantomime le Turnus de Virgile... »

Au siècle suivant, Trajan interdit la pantomime à Rome, mais en Grèce il fonde des concours de solistes. Une réaction se produit alors : Adrien envoie des troupes d’artistes dionysiaques courir l’immense territoire de l’empire jusque par de la les Alpes, dans l’extrême Nord. Outre les scènes de tragédie chantées et jouées par un seul artiste, le répertoire scénique avait alors repris pour base les drames d’Euripide, exécutés en partie avec leur musique primitive : au moins est-on fondé à tenir cette dernière circonstance pour très probable, quand on considère que Denys d’Halicarnasse (le Jeune) et Lucien de Samosate parlent de certaines mélodies du grand tragique comme étant parfaitement connues de leurs lecteurs. » Au IIIe siècle, nous voyons Caracalla élever un tombeau à Mésomède pour les progrès par lui apportés à la technique des instrumens à cordes ; Héliogabale chanter, sonner de la trompette, toucher de l’orgue; Alexandre Sévère jouer de la lyre, du chalumeau, et aussi de la trompette et de l’orgue, à l’exemple de son prédécesseur. Sous le règne éphémère de Carin et de Numérien, on donne un concert où sont réunis cent trompettes, cent joueurs de chalumeaux courbes, centchoraules, cent aulètes solistes et mille acteurs de pantomime.

Voilà maintenant la capitale de l’empire transférée à Constantinople (330). Les Césars sont devenus chrétiens, mais il se gardent de supprimer ou de restreindre les spectacles traditionnels, auxquels la grande majorité des adhérens de la nouvelle religion ne se montre pas moins passionnément attachée que la population païenne. Il est assez curieux de constater que, justement vers le milieu du IVe siècle, les femmes, exclues jusque-là de toute participation à l’art dramatique. sauf dans les farces populaires, commencent à se montrer sur la scène,. Les évêques multiplient leurs objurgations contre l’abus du théâtre, mais en vain. Les plaintes ne sont pas moins vives de la part des philosophes polythéistes : l’empereur Julien déplore les tendances efféminées de la musique de son temps et s’occupe de créer des écoles pour relever l’art du chœur et le diriger dans des voies plus saines. C’est en 395 que le paganisme est officiellement aboli à Rome : les théâtres y restent en faveur ; de même le chant et le jeu de la cithare, les concerts et la musique d’orgue : « Que l’on entende les tambours et, en même temps, les cordes, la symphonie, le chalumeau, le bois, la cymbale, le flageolet, la flûte, le sistre, et que l’instrument dont le gosier d’airain inspire les chants, l’orgue humide, émette bruyamment des sons engendrés par un soufflet ! »

Les incursions répétées des Barbares en Italie et dans tous les pays d’Occident pendant le Ve siècle, incursions partout accompagnées de ruines, de pillages effroyables, réduisirent les peuples à la misère et portèrent un coup mortel à l’art musical et dramatique. Dans la plupart des grandes villes les théâtres furent détruits ou tombèrent en ruines. Salvien, évêque de Marseille, reproche à ses ouailles leur ardeur pour les divertissemens de la scène, que ni guerres ni dévastations n’ont pu parvenir à éteindre. « Lorsque, au cours du VIe siècle, conclut M. Gevaert dans son dernier chapitre de l’Histoire de la musique dans l’antiquité, la dernière institution artistique de la civilisation païenne vint à sombrer en Occident, la société chrétienne, qui se développait à l’ombre de l’Église de Rome, possédait déjà une poésie et une musique adaptées à son culte. Les premiers monumens de cet art naissant — hymnes de saint Ambroise — remontent à la fin du IVe siècle, époque où la technique gréco-romaine était encore très vivante, et où Ammien Marcellin nous montre Rome possédée d’une véritable manie de dilettantisme. Naturellement les cantilènes primitives du christianisme occidental naquirent dans l’atmosphère musicale de leur temps et s’inspirèrent des formes mélodiques en vigueur ; toutefois elles ne prirent pour modèles ni les airs efféminés du théâtre ni les prétentieuses compositions de concert, mais de vieux nomes[1] consacrés par une tradition séculaire, et les modestes refrains dont se contentait l’humble population dans laquelle se recrutèrent les adhérents de la nouvelle foi. « Dès les premiers jours où le chant catholique apparaît hors de la pénombre de ses origines, nous le voyons se ramifier en deux directions opposées, l’une tendant vers la mélodie mesurée unie à des textes sn vers : l’autre cherchant un idéal plus étroitement liturgique, se contentant de textes en prose et du rythme naturel de la phrase parlée. D’un côté, hymnes, séquences ou proses; de l’autre, les psaumes, répons et antiennes, c’est-à-dire le « plain-chant » dans le sens strict du mot.


II

« En réalité, dit M. Gevaert le chant rythmé associé au jeu d’un instrument, et souvent accompagné de danse, continua d’être cultivé sans interruption par des musiciens de profession dans les pays d’Occident autrefois soumis à la domination romaine. Bien que vivant sur un fonds immuable, très restreint apparemment, de motifs poétiques et de thèmes musicaux, cet art séculier ne put demeurer stationnaire au milieu d’une société en voie de transformation constante. Tandis que le chant liturgique arrive dès la fin du VIIe siècle à son état définitif et s’y maintient pour toute la suite des âges, le chant mondain se modifie peu à peu, en même temps que la société occidentale, délaissant d’abord la langue littéraire avec sa métrique savante, pour le langage populaire et les vers accentués, plus tard abandonnant complètement le latin, devenu inintelligible aux masses, et adaptant aux idiomes romans et germaniques ce qui lui restait de rythmes antiques. A partir du Xe siècle, son action sur l’art ecclésiastique se manifeste par des inventions de grande portée. L’Organum d’Hucbald et de Guy d’Arezzo, cet embryon de la polyphonie moderne, est une imitation du grossier accompagnement qu’exécutaient sur leurs instrumens à cordes les chanteurs de l’époque carlovingienne. Les mélodies et les rythmes des séquences ou proses, comme les ariettes des drames liturgiques, proviennent de la même source. ».

Parmi les divers genres de morceaux dont se forma plus tard l’antiphonaire romain, aucun ne nous est connu par des documens littéraires aussi anciens que l’hymnodie strophique. Ce fut le grand défenseur de la foi catholique en Occident, l’évêque de Poitiers, saint Hilaire (367), qui composa les premiers chants de cette espèce. Trois de ses hymnes ont été retrouvées de nos jours : la première, en strophes alphabétiques (Ante secula), combat les doctrines ariennes; la seconde (Fefellit sacrum verbum) est mise dans la bouche d’une païenne réceminent convertie ; la dernière (Adæ cernis gloriam) porte la suscription in Satanam. Mais le véritable fondateur de l’hymnodie, et du chant de l’Église latine en général, fut saint Ambroise : « D’aucuns prétendent que j’ai fasciné le peuple par le charme mélodique de mes hymnes, écrit l’illustre évoque de Milan: assurément je ne m’en défendrai pas. Il y a là, je l’avoue, un charme de grande puissance. Quoi de plus entraînant que la confession de la Trinité renouvelée chaque jour par la bouche du peuple entier? » Deus creator omnium, Jam surgit hora tertia, Æterne rerum Conditor, Veni Redemptor geatium, Illuxit orbi jam dies, Bis ternas horas explicans, telles sont les hymnes attribuées à saint Ambroise par d’irrécusables témoignages. Quant aux quatre autres : O lux beata Tnnitas, Hic est dies verus Dei, Splendor paternæ glorix, Æterna Christi munera, leur authenticité, quoique moins prouvée, ne nous paraît pas non plus sérieusement contestable.

Le vers employé par saint Ambroise, et devenu typique en Occident pour l’hymnodie liturgique, est le dimètre ïambique.

Il se rencontre déjà en série continue chez le plus ancien lyrique latin, Lœvius; chez Horace, il apparaît seulement comme second vers d’un couplet épodique. Le rythme du motif principal de l’Hymne à la Muse n’en est qu’une légère variante. C’était apparemment, au IVe siècle, un modèle rythmique très familier à l’oreille : son extrême facilité le rendait propre à être chanté par les masses.

Après nous avoir fait observer, à ce propos, que toutes les cantilènes hymnétiques présentant quelque ancienneté appartiennent à l’un des trois modes principaux de la musique grecque classique, le Dorien, l’Iastien, l’Eolien, et après avoir examiné les soixante pièces de ce genre parvenues jusqu’à nous, M. Gevaert en arrive à conclure qu’une vingtaine seulement de ces pièces présentent au musicien un très sérieux intérêt, les autres n’étant guère qu’imitées des premières, et qu’en somme l’hymnographie latine a atteint dès son origine son point de culture le plus élevé, la seconde génération ayant versé déjà dans l’art très relatif de la contrefaçon.

« Enfin nous arrivons à l’objet spécial de notre examen, dit-il : les antiennes de l’office des Heures. Les cantilènes dont nous nous occuperons désormais ont généralement pour texte les paroles mêmes de l’Écriture sainte : elles ne connaissent d’autre rythme que le parallélisme de la poésie des Hébreux, et n’ont retenu de la musique de l’antiquité profane que l’élément imposé par le milieu historique et social ; les modes sous leur forme concrète, c’est-à-dire les motifs mélodiques généralement répandus dans le monde romain. Le domaine exclusif du chant antiphonique est le service divin. »

Et ce chant antiphonique, répétons-le ici, c’est le vrai plain-chant. On appelle antiphone ou antienne la cantilène entonnée par le préchantre avant le psaume ou le cantique biblique. Musicalement elle forme l’introduction et le finale du chant psalmique, auquel elle se relie par la communauté de mode. Nous avons vu que chez les anciens tout morceau de chant était précédé d’un prélude instrumental dont le but était d’inculquer à l’auditoire, et à l’exécutant lui-même, le ton et le mode de la mélodie vocale. Lorsque l’Église adopta la psalmodie collective, une formule musicale de même genre devint indispensable pour indiquer au chœur des fidèles l’air et le diapason du psaume à chanter. Or, les instrumens n’ayant pas accès au sanctuaire, leur rôle passa à la voie du préchantre, et le prélude se transforma en une antienne, tantôt vocalisée sans autre texte que les syllabes du mot hébraïque Alléluia, tantôt chantée sur un verset tiré de la Bible.

Instituée par l’Église d’Antioche au milieu du IVe siècle, la psalmodie antiphonique se propagea rapidement. Rome l’adopta au temps du pape saint Célestin (422-432). Saint Léon, second successeur de Célestin, lui donna une organisation durable en instituant à côté de la basilique de Saint-Pierre un monastère chargé du service des Heures canoniques : telle est l’origine de la Schola pontificalis, sorte de conseil supérieur du chant liturgique. À cette époque, l’art antique n’avait pas cessé d’être cultivé activement, et les dénominations des modes grecs se maintenaient dans l’usage général ; au commencement du siècle suivant, Cassiodore se sert encore des termes dorien, éolien, iastien ; mais « après la catastrophe où sombra toute l’ancienne société romaine (574) ce dernier reste de connaissances musicales disparut… À l’époque de saint Grégoire le Grand (600), l’érudit Isidore de Séville ne sait plus ce que c’est qu’un mode, ce que c’est qu’un ton. »

Après une période de deux siècles, période vide de documens musicaux, vers 850 apparaît le premier ouvrage didactique consacré aux chants de l’Église, Musica disciplina, du moine Aurélien de Réomé, dans lequel les quatre modes authentiques et les quatre plagaux, définitivement adoptés par la liturgie catholique, sont pour la première fois désignés par leur numéro d’ordre. À quelle époque le nouveau système modal s’implanta à Rome, on ne saurait le dire : Aurélien, le seul écrivain qui donne quelques renseignemens spéciaux à ce sujet, sait qu’il était pratiqué en Occident du temps de Charlemagne. « Mais si les documens littéraires nous laissent dans une profonde obscurité, les monumens musicaux, les chants eux-mêmes de l’Église latine nous envoient quelques rayons de lumière. En examinant les répons de la messe (particulièrement les Graduels), on s’aperçoit que les auteurs des mélodies ont mis sciemment en pratique la théorie des huit sons. Or, comme les parties les plus récentes de l’Antiphonale missarum étaient terminées avant 715, nous sommes forcés d’admettre que la tonalité aujourd’hui dite « grégorienne » avait déjà pris racine à Rome pendant le dernier tiers du VIIe siècle. »

Les nomes que le chant chrétien a puisés au fonds commun de la musique gréco-romaine sont assez peu nombreux : quarante-sept thèmes seulement, à ce que nous apprend le chercheur infatigable qui a eu la patience d’étudier, d’analyser, de comparer toutes les antiennes de l’office romain contenues dans les documens musicaux du IXe et du Xe siècle ; et encore est-il à remarquer que beaucoup de ces thèmes ne se différencient que par leurs premières notes ou par leur cadence finale. Après avoir étudié la coupe, la mélopée et la valeur musicale des antiennes, M. Gevaert étudie les trois époques du chant antiphonique :

Antiennes vocalisées sur le mot Alléluia et antiennes psalmiques, les plus anciennes remontant à la première organisation du chant des Heures ; — cette première catégorie existait seule encore au temps où saint Benoît rédigeait la règle de son ordre, vers 530 ;

Antiennes tirées d’écrits publics autres que les psaumes (Évangiles, livres prophétiques, historiques), datant du premier tiers du VIe siècle, au début des guerres gothiques;

Antiennes empruntées aux actes des martyrs ou à la vie des saints honorés à Rome d’un culte particulier, ne faisant pas encore partie de l’office sous le pontificat de saint Grégoire (590-604).

« L’Alléluia, dit M. Gevaert, fut, au IVe siècle, le cri de victoire du christianisme sorti de deux siècles et demi de persécutions et d’avanies, l’interjection hébraïque, modulée sous toutes les formes, devint un refrain d’allégresse qui accompagnait les occupations quotidiennes des paisibles populations converties à la nouvelle foi...

« Mais les véritables joyaux de l’Antiphonaire de l’office se trouvent parmi les cantilènes composées sur les textes de la seconde espèce, et particulièrement sur des extraits des livres prophétiques.

« C’est donc pendant l’intervalle compris entre 540 et 600 que cette branche du chant liturgique est parvenue à son plein développement et a donné ses fruits les plus savoureux : les offices de l’Avent et du cycle de Noël, modèles inimitables de mélodie tour à tour grandiose et suave, où tout respire la paix, l’espoir dans la venue prochaine d’une ère de félicité et de salut.

« Comment de pareils chants ont-ils pu se produire à une époque que notre imagination se représente comme une suite interminable et ininterrompue de guerres, de pillages, de massacres, de destructions, de bouleversemens et de cataclysmes tels, que saint Grégoire y voit les symptômes effrayans de la décrépitude du monde et les signes avant-coureurs de l’imminente catastrophe finale ? Il semblerait que, pendant la durée entière de ces soixante années, l’Église n’ait eu de voix que pour gémir et pour se répandre en accens d’angoisse et de suprême désolation... En réalité, la série des désastres ne fut pas continue. Après l’anéantissement de la puissance gothique par Narsès et la reprise définitive de Rome par les Byzantins (552), l’Église jouit d’une assez longue période de tranquillité et les peuples italiques purent croire à un meilleur avenir... Les pires calamités ne devaient commencer que sous le pape Benoît Ier (575-579) : d’abord les incursions incessantes des sauvages Lombards, puis une famine épouvantable ; plus tard des pluies diluviennes, et par suite une inondation qui amena l’écroulement d’une grande partie des anciens monumens de Rome ; enfin l’horrible peste par laquelle s’inaugura le pontificat de saint Grégoire (590). C’est pendant les années d’accalmie (560-575), à ce moment extraordinaire de l’histoire où, l’esprit antique mort, l’idée catholique prend la direction de la société occidentale, que nous inclinons à placer la composition des plus beaux chants de l’office divin, seuls témoins parlant encore de l’état d’âme de ceux qui vécurent au milieu de tant de formidables événemens. »

Il est impossible de mentionner les diverses causes d’altération du plain-chant, depuis le IXe siècle jusqu’à nous, sans entrer dans un ordre d’explications trop techniques. Je ne parlerai donc point du fameux diabolus in musica, cet intervalle de « quinte moindre » que ne redoutaient ni les Grecs ni les chantres habiles de la liturgie nouvelle, et qu’on retrouve à chaque page des manuscrits antérieurs au Xe siècle, époque où le peuple, admis dans le sanctuaire, a naïvement détérioré tout ce qui le gênait : fait dont témoignent non seulement les textes, mais les tons eux-mêmes ! Nous laisserons aussi de côté les divergences des manuscrits, les erreurs d’interprétation dans la figuration des nomes, les transpositions incomplètes, les fautes de tout genre reproduites par les premiers livres imprimés. Encore bien moins prendrons-nous part aux controverses historiques et à la discussion célèbre sur le véritable auteur de la réforme grégorienne. Faut-il l’attribuer à Grégoire Ier, ou bien à ses successeurs Léon II, Benoît II, Serge Ier, tous trois expressément désignés par les contemporains comme ayant possédé des connaissances spéciales en matière de chant...?

Aujourd’hui les torts sont réparés. Dans la seconde partie de son colossal travail, M. Gevaert nous donne la collection complète, soigneusement révisée et justifiée, des antiennes de l’office romain, comparaison faite entre chacune d’elles et son type originel, les « modes» pris pour base de la classification générale. La lumière est donc faite. Grâce à cette admirable Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, nous pouvons enfin suivre, pour ainsi dire heure par heure, les progrès de ce lent, mais irrésistible courant, issu du pays d’Homère, venant peu à peu envahir et féconder le monde occidental. Ils se déroulent maintenant sous nos yeux, de Pindare à Guy d’Arezzo, les anneaux de « cette chaîne sans fin du développement esthétique de l’Europe », suivant l’expression de Wagner — les quinze premiers siècles de notre art.


Ch.-M. WIDOR.

  1. Νόμος, loi, règle, manière d’être, caractère particulier d’une certaine musique.