La Mystérieuse aventure de Fridette/09

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 99-111).

CHAPITRE IX

Le secret de Fellow.


Après quinze jours passés entre la vie et la mort, André Routier était entré en convalescence ; depuis la veille, il avait reçu du docteur l’autorisation de faire une courte promenade autour du chalet.

Au bras de Fridette, il avait pu aller jusqu’au détour du sentier duquel on a vue sur Eschinense ; là, les deux jeunes gens s’étaient assis côte à côte.

— Maintenant, dit-elle, je vous autorise à me raconter dans ses détails le drame dont vous avez failli être victime…

André Routier devait s’attendre à cette question et il avait préparé par avance sa réponse…

Depuis que la fièvre l’avait moins talonné, il avait mûrement réfléchi à ce qui s’était passé, et sa conclusion avait été aussi précise que lui permettaient de l’établir de simples déductions : M. Heldrick n’était autre que Mornstein.

Ayant échoué dans son plan contre le père de Fridette, Mornstein était revenu à la Weisse Frau, uniquement pour y reprendre ses recherches ; mais la présence au chalet d’André Routier lui avait fait tout de suite deviner, dans ce Français, compagnon de voyage du vieux Merlier, un continuateur de l’œuvre patriotique de celui-ci…

De là les perquisitions secrètement opérées dans la chambre du jeune homme afin de contrôler ses suppositions. La découverte, parmi les papiers de ce dernier, de la revue contenant son propre portrait, avait confirmé les soupçons de l’espion…

De ce moment, la perte du jeune homme avait été décidée ; et c’est ainsi que le lendemain, au cours de cette ascension au Grosshorn, alors qu’ils se hissaient péniblement le long d’une corniche, attachés l’un à l’autre, brusquement, d’un coup de son couteau, le misérable avait tranché la corde.

André avait roulé dans le gouffre, et Mornstein, sûr désormais de pouvoir agir en toute liberté, avait repris le chemin du chalet.

Mais, quand il en avait touché le seuil, déjà un travail s’était fait en lui sous l’influence de l’alcool que contenait sa gourde et dont il avait absorbé la totalité, moins pour se réchauffer que pour tenter de fuir les sinistres papillons noirs qui commençaient à voltiger autour de son cerveau…

Il n’en était cependant pas à son premier crime, et l’audace avec laquelle il s’était débarrassé de François Merlier aurait dû le trouver cuirassé contre les émotions d’un second meurtre…

Mais, peut-être, le décor tragique dans lequel il avait dû opérer, le côté mystérieux de cette nuit noire et pleine de silence, silence coupé par le tonnerre des avalanches, le sanglot des torrents, l’aspect fantomatique des pics neigeux, peut-être tout cela avait-il contribué à l’impressionner profondément et sinistrement…

C’est pourquoi, à peine rentré, il s’était jeté sur le litre d’eau-de-vie dont plusieurs rasades successives avaient porté à son cerveau un coup funeste…

Alors, l’alcool agissant, des hallucinations l’avaient assailli qui, répétées, avaient fini par provoquer une lésion au cerveau.

On connaît la suite…

Mais convenait-il que le jeune homme mît Fridette exactement au courant du drame dont il avait été victime !…

En lui disant la vérité, n’irait-il pas contre la volonté du vieux François Merlier qui jamais n’avait voulu que sa fille fût initiée à la mission qu’il avait assumée ?…

Le vieux patriote estimait, en effet, qu’un secret n’est jamais mieux gardé que par soi-même, surtout lorsqu’il a trait à la Patrie…

En conséquence, André avait arrangé par avance une fable qui pût, dans une certaine mesure, donner satisfaction à la curiosité bien naturelle de Fridette…

Donc, à la question qu’il pressentait, il répondit :

— Vous doutiez-vous que M. Heldrick était venu ici parce qu’il vous aimait ?…

— Moi ! s’écria la jeune fille, les joues subitement empourprées.

— Ne vous en étiez-vous donc pas aperçue à bord de l’Auvergne ? interrogea André.

— Oh ! bien sûr, expliqua-t-elle, assez embarrassée, j’avais remarqué qu’il était très occupé de moi et qu’il cherchait toutes les occasions susceptibles de nous réunir… Seulement, je m’étais imaginée que ce n’était là qu’un moyen de rendre plus intimes ses rapports avec mon pauvre papa…

— Dans quel but, je vous le demande un peu, ce rapprochement ?… et puis, votre père une fois disparu, quel intérêt pouvait pousser M. Heldrick à vous relancer jusqu’ici ?…

Et avec force :

— Non… non… je vous dis, moi, s’il est venu à la Weisse Frau, c’est parce qu’il vous aimait d’un amour profond, violent ! La preuve… c’est qu’il a cherché à se débarrasser de moi !…

Elle le regarda, ne comprenant tout d’abord pas…

— Je vous demande pardon de vous parler ainsi, mademoiselle Fridette, dit-il tout embarrassé, mais vous m’interrogez… il faut bien que je vous réponde…

Fridette aussi devint toute rouge et balbutia :

— Alors, c’est à cause de moi que ce misérable aurait tenté de vous assassiner ?

— … J’en ai la conviction. Quand il m’a rencontré au chalet, son désappointement a été profond… je m’en suis aperçu… Sans doute, sa jalousie a-t-elle pris ombrage de ma présence…

Elle lui prit la main en murmurant :

— Vous me voyez désespérée.

Il la regarda longuement, comme s’il eût hésité à parler, puis, enfin, d’une voix qui tremblait un peu :

— Vraiment, Fridette, regrettez-vous autant que cela que ce misérable ait pu être jaloux de moi ?…

Elle détourna la tête et garda le silence.

Alors il comprit qu’il ne pouvait se taire davantage et, se penchant vers elle, murmura :

— Si je vous disais que sa jalousie avait raison d’être !… Oui, sur le bateau, déjà, quand vous jouiez au tennis avec lui, j’enviais sa légèreté, son adresse, qui lui permettait cette fréquentation dont je m’exaspérais…

— André… interrompit-elle…

— … Je me sentais si invinciblement attiré vers vous.

— Oh ! André !… André !…

Et elle ajouta, mise en confiance par cet aveu, si simple, si touchant :

— Moi aussi, je vous aime… et je ne saurais vous dire les transes effroyables par lesquelles j’ai passé durant ces trois jours que j’ai vécus, seule ici, avec ce misérable, soupçonnant le sort affreux qui devait être le vôtre et ne pouvant rien pour vous…

Ils demeurèrent longtemps, sans parler, les yeux rivés sur l’admirable panorama que faisait à leur pied le miroir étincelant du lac, dont les eaux, frappées par les dernières lueurs du jour, semblaient d’argent poli…

Enfin le soleil disparut derrière le Grosshorn et subitement l’espace s’assombrit.

— Rentrons, fit-elle tout à coup en se levant.

— Je voudrais pouvoir rester éternellement ici ; il me semble que l’air est encore tout vibrant de votre aveu, et ce m’est une musique délicieuse…

— Venez, dit-elle gentiment moqueuse ; cette musique pourrait vous être pernicieuse, d’autant plus qu’au chalet, bien au chaud dans la salle, vous pourrez l’entendre encore, si elle vous charme à ce point…

— Oh ! Fridette !… petite Fridette !…

Et ils regagnèrent la Weisse Frau, lui appuyé sur le bras de sa fiancée, elle guidant ses pas avec une sollicitude quasi maternelle, toute fière de le sentir si faible encore et contraint d’avoir recours à elle…

En arrivant au chalet, ils trouvèrent la vieille tante Bienthall, affligée et inquiète.

— Fellow ne va pas, déclara-t-elle ; il est demeuré couché toute l’après-midi près du poêle, et il se plaint sans discontinuer… Tenez, l’entendez-vous ?…

Par la porte de la cuisine arrivaient en effet des gémissements légers et doux, comme ceux d’un enfant…

— Pauvre Fellow, murmura André, jamais il ne s’est remis de sa blessure.

— Oh ! monsieur Routier… monsieur Routier… venez donc voir… le pauvre Fellow !…

André s’empressa et trouva la jeune fille agenouillée près de l’animal : Fellow haletait, la langue pendante hors de sa gueule qu’une bave épaisse salissait…

Ses yeux ternes se fixaient avec une sorte de prière sur sa maîtresse, semblant lui dire :

— Tu vois dans quel état je suis… et tu ne fais rien pour me soulager !… Cependant, toute ma vie, je me suis ingénié à t’aimer du mieux que j’ai pu…

La jeune fille avait conscience de ces muets reproches ; les paupières débordantes de larmes, elle s’écria :

— Je vais descendre jusqu’au chalet d’Eschinensee et, de là, je téléphonerai au vétérinaire de Kandersteg de monter de suite…

— Tu es folle ! clama la tante Bienthall ; descendre à Eschinensee ! par la nuit qui vient !…

— On ne peut pas laisser mourir Fellow !…

— Non, certainement, déclara André ; aussi, est-ce moi qui vais descendre !

Et, déjà, il reprenait son chapeau et son bâton, lorsque soudain un étourdissement le fit chanceler et il dut se soutenir pour ne pas tomber…

— Vous voyez bien ! déclara Fridette, cette promenade seule vous a fatigué plus qu’il n’aurait fallu !… Vous allez rester ici… bien au chaud, à vous reposer… Moi, je n’en ai pas pour longtemps… je connais des raccourcis qui abrégeront la route…

Tout en parlant, elle prenait sa cape, un bâton, une lanterne…

Voyant ces préparatifs, Fellow témoigna l’intention d’accompagner sa maîtresse, mais il retomba sur le flanc en poussant un gémissement douloureux…

La jeune fille s’agenouilla, recoucha la bête avec une autorité tendre ; puis, à André :

— Je vous le recommande… Soignez-le bien durant mon absence…

Pendant quelques instants, le jeune homme demeura immobile, l’oreille tendue vers le bruit des pas pressés qui claquaient sur le sol durci.

Après quoi, il gagna la salle où un grand feu brillait, mettant de la chaleur et de la gaîté dans le plus petit recoin… Et, comme il avait de la joie plein l’âme, il s’installa, tout heureux, au coin de la cheminée, revivant avec délices chaque moment de ce délicieux après-midi.

Ainsi donc, Fridette l’aimait !…

C’était, par tout son être, une sensation intime de bonheur parfait !…

Ah ! comme ce bonheur eût été absolu, complet… si, brusquement, ses regards étant tombés sur un journal déplié sur la table, un titre en gros caractères n’avait, attiré son attention…

C’était l’heure angoissante des attaques sur l’Yser, alors que les Allemands rêvaient de leur marche sur Calais !…

Le journal suisse, commentant les nouvelles, laissait entendre que, peut-être bien, y aurait-il lieu pour la Confédération de songer un peu à elle-même, avant qu’il fût longtemps…

Des agents allemands sillonnaient les cantons de Berne et de Vaud, avec des allures singulières et des curiosités inquiétantes.

« Peut-être, disait-il, l’Allemagne serait-elle prochainement tentée d’emprunter le territoire helvétique pour faire passer des troupes, afin d’opérer sur le flanc français une utile diversion ! »

Ces mots rappelèrent alors à André les confidences du vieux Merlier, et desquelles, avait-il déclaré, dépendaient le sort de la Suisse et peut-être même celui de la France…

Vainement, le jeune homme avait fouillé en tous sens la contrée pour découvrir ce point dont la victime de Morstein avait emporté le secret dans la tombe, ce point qui suffisait à anéantir les combinaisons de l’envoyé du grand état-major de Berlin…

Que n’eût-il pas donné pour pouvoir le repérer, ce point mystérieux ?…

Hélas ! Mornstein lui-même, un fort entre les forts, s’y était épuisé et avait fini par y laisser sa raison et sa vie…

— Eh bien ! mon vieux Fellow ! murmura le jeune homme interrompu dans ses méditations par l’arrivée du chien… Comment ça va, mon camarade ?

L’animal, sous le lancinement de la souffrance, avait trouvé l’énergie de se traîner jusqu’à ses pieds, et là, couché sur le flanc, levait vers lui sa grosse tête.

— Tu souffres ?… mon vieux ?… interrogea le jeune homme en se penchant vers la bête, dont il caressait la toison épaisse avec sollicitude…

Quelque douce que fût la caresse, Fellow cependant en souffrit et un gémissement lui échappa…

— Pour examiner la blessure plus attentivement, il eût fallu couper tout ça, murmura André.

Il palpait doucement le chien, cherchant, en écartant les poils, à se rendre compte de l’état de la blessure… Mais la toison était si épaisse qu’il ne pouvait y parvenir sans arracher au patient des petits gémissements douloureux…

Alors, comme une paire de ciseaux traînait sur la table, il s’en servit pour dégarnir les abords de la blessure, dont les lèvres lui parurent suppurer fortement…

Évidemment, André pouvait « y voir plus clair », comme disent les praticiens ; mais le travail des ciseaux était encore bien imparfait ; la toison était tellement drue qu’il était douteux que les remèdes pussent agir avec toute l’efficacité désirable.

André alors se souvint que, dans sa toute jeunesse, à la suite d’une chute, une plaie lui étant venue à la tête, le chirurgien, pour pouvoir appliquer plus utilement son pansement, avait été contraint de lui raser une partie du crâne.

Qui l’empêche d’en faire autant pour Fellow ? Et le voilà qui, le blaireau en main, se met à la besogne…

Sous les coups du rasoir, la toison disparaît profondément et alors… soudain, sur la peau de l’animal, apparaît un singulier tatouage.

À mesure que la tonsure s’élargit, ces lignes prennent entre elle une coordination bizarre.

Il active fiévreusement son travail, mais sa main ne tremble pas. Il a l’instinct que des intérêts sacrés sont en jeu.

Peut-être tient-il la clé du mystère qui le préoccupe depuis si longtemps !…

Oui… oui… maintenant, il ne peut plus avoir de doute : ces lignes, ces pointes, ces hachures, ces chiffres… ce sont tous les détails d’un plan topographique…

Et ce plan, c’est celui de la région de Kandersteg !…

Voici le tracé du tunnel… voici Brigue… et de ce côté Spietz !… puis, ici, les pics de la Jungfrau… et le Grosshorn… et la Weisse Frau, et le cours de la Kander… et là les glaciers d’Aletsch.

André Routier n’en peut croire ses yeux !… et cependant, aucun doute n’est possible : le vieux François Merlier a voulu confier à son fidèle compagnon le secret duquel dépend sa patrie !…

Oui, oui, Fellow porte sur lui l’itinéraire qui doit permettre d’accéder au point mystérieux que Mornstein a cherché durant si longtemps à surprendre.

Une carte à la main, André compare les deux tracés, et il repère aisément au moyen du pointillé qui, sur le derme de l’animal, indique la route à suivre à travers les pics et les précipices…

C’est bien, loin de la région de la Weisse Frau, presque dans celle de la Jungfrau, que François Merlier a accompli son mystérieux travail…

Mais soudain, la joie du jeune homme s’éteint : au fur et à mesure que, sous la lame du rasoir, l’épiderme de la bête apparaît plus net, il découvre que certaines parties du plan se sont trouvées déchirées par la balle dont Mornstein a frappé Fellow !… et précisément les parties les plus essentielles !…

Seulement, peut-être, à l’aide d’études complémentaires, en compulsant avec attention les rapports des ingénieurs sur les travaux du tunnel, André parviendra-t-il à suppléer, par les déductions d’un homme de métier, aux lacunes creusées au flanc de l’animal par la balle du meurtrier…

Et, plein d’espoir, le jeune homme comprend alors la signification qu’avait, dans la bouche de François Merlier, ce nom :

— Fellow !… Fellow !…