La Mystification fatale/Première Partie/VII

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Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 17-22).
§ VII. — Alcuin hostile à l’hérésie espagnole.


Après Paulin et le concile de For Julien, voilà Alcuin, le grand Alcuin, tonnant contre l’hérésie espagnole, « Hispanici erroris sectam, » comme il l’appelait dans sa lettre aux Frères Lyonnais, « suivez dans la foi les traces des anciens Pères et rangez-vous à l’unanimité de la sainte Église universelle… ne tentez pas d’insérer des nouveautés dans le symbole de la foi catholique, et ne vous décidez pas à affectionner dans les offices ecclésiastiques des traditions inconnues dans les temps anciens. Sanctorum Patrum in fide (al. fine) sequimini vestigia et universali ecclesiae sanctissimae vos adiungite unanimitate… (al. unitate) et symbolo catholicae fidei nova nolite inserere. »[1]

Frobenius dans son édition des œuvres d’Alcuin (Ratisbonnae 1779) place cette épître sous le num. 75 (tom. Ier pag. 867) ; et dans ses notes, où nous avons rencontré ce qui regarde Canisius, il prétend qu’Alcuin entendait parler d’autres choses que du symbole de la foi, et il propose qu’Alcuin ne s’occupe ici que de l’Adoptianisme. Ceci est un subterfuge, puisque, dans cet endroit que nous citons, l’objet est tellement spécifié et clairement indiqué par Alcuin lui-même, qu’il est impossible de garder le moindre doute. D’ailleurs les sectateurs de l’Adoptianisme ne prétendaient aucunement qu’il fallait insérer leur doctrine dans le corps du symbole. Sentant bien la faiblesse de ce subterfuge, que fait le consciencieux éditeur pour lui donner un tonique ? Il fausse le texte d’Alcuin en y interpolant le mot de nomina, qui n’existe point dans les autres éditions, pour lui faire dire nova nomina, nouvelles dénominations ; ce qui trouble le sens de ce que veut dire l’auteur. Précisément au moment même où il s’occupe du précepte commandé par Alcuin de ne rien ajouter à ce qui avait été énoncé par les anciens ou par l’Église, au même moment il le viole lui-même envers Alcuin. Il est vrai que le cauteleux abbé met cela en parenthèses pour faire croire que cela est une variante qui se trouve dans d’autres éditions ; mais il ne le démontre nullement.

Parmi les divers ouvrages d’Alcuin, on en voit un qui porte le titre : Alcuini libellus de processu Spiritus Sancti, où la question est traitée en règle, avec tout l’apparat de la dialectique des Scolastiques, au soutien de la procession dyadique. On regarde généralement cet écrit comme appartenant à Alcuin ; mais Sirmond nous avertit qu’il l’a rencontré quelque part sous le titre de incerti auctoris (edit. Froben, tom. II, pag. 743) ; ceci est plus sûr, puisque ce traité se trouve en complète contradiction avec l’épître d’Alcuin aux Frères Lyonnais, qui est bien authentique, et que personne n’a osé attaquer de forgerie.

Il y a encore deux passages dans les écrits d’Alcuin, où, en parlant de la procession, il ne mentionne que seulement le nom du Père, sans y ajouter celui du Fils, c’est dans les Officia per ferias (édit. Migne, tom. II, col. 292), et dans le Commentaire in Joannem (id. col. 623). Si dans les autres écrits d’Alcuin la procession dyadique paraît soutenue, ces passages ne nous donnent-ils pas à penser qu’ils sont faussement attribués à Alcuin ?

Il y a encore, dans le même volume (pag. 65-77), un autre ouvrage d’Alcuin, de Fide sanctae et indivisibilis Trinitatis, qui passe pour authentique et où le filioque est soutenu. Il y a lieu d’en douter après ce que nous avons cité ; excepté si l’on admet l’explication qui nous est donnée par Ffoulkes dans son An Account (pag. 25), c’est qu’Alcuin aurait écrit cet ouvrage, lors de l’impulsion qui fut donnée par Charlemagne à ses théologiens les Théodulphe, les Ænéas, les Ratram etc., pour soutenir la double procession, mais qu’après la réfutation envoyée par Adrien Ier, dont nous allons nous occuper à l’instant, Alcuin se serait converti et aurait changé d’opinion.

Ne serait-ce pas pour ce motif que la Congrégation de l’Index a dépouillé Alcuin, aussi bien que St-Paulin, évêque de Nôle, de leur titre de saint, ou, comme s’exprimerait Thomas James, ne serait-ce pas pour cela qu’on les a disainted, désanctifiés ? Il y a lieu de s’étonner que l’on ait épargné Paulin, archevêque d’Aquilée. La sentence de Baronius et de Combefisius devait y encourager. On a fait mieux, on l’a falsifié.[2] Et voilà le passage criminel de St-Paulin de Nôle, qui lui a, peut-être, valu la disgrâce de son expulsion : « Spiritus enim Dei sicut et Verbum Dei, Deus uterque in uno capite permanentes et ex uno patris fonte manantes sed filius nascendo, spiritus procedendo, salvâ quisque personnarum suarum proprietate, distincti potius quam divisi sunt. » (Patrol. Migne, tom. 61, pag. 252.)

Un siècle environ après ces conciles tenus en Espagne (de 693 à 769), et dont nous avons déjà parlés aux pages précédentes, cette pestilence, je n’entends point parler ici de la croyance au Filioque, mais de la croyance qu’il faisait partie intégrante du symbole promulgué à Constantinople, cette pestilence, dis-je, s’étendit et continua ses ravages dans les Gaules. Elle traversa tout le moyen-âge et les temps postérieurs, elle se prélasse encore en triomphe jusqu’à nos jours dans divers écrits dont nous aurons l’occasion de parler dans la troisième partie.[3]


  1. Voyez Alcuini opera ed. Queretano (Duchesne), Parisiis 1617 ; Epist. 69 ad. frat. Lugdunenses, edit. Migne, tom. I, pag. 281, sous le num. 90. — Henri Canisius dans son édition des œuvres d’Alcuin (collect. Basnage), range cette épître sous le num. 8, et il y avoue loyalement que cette nouveauté, dont parle ici Alcuin, regarde l’addition du filioque. Nous y ajouterons que, par tradition ou usage inconnu des anciens, Alcuin entend parler de la nouveauté de chanter le symbole au lieu de le réciter. Voyez append. B.
  2. A treatise of the corruptions of scripture, councils and falhers of the prelates, pastors and pillars of the church of Rome, 2d edit. London 1843, pag. 270, 304.
  3. Zernicavius et son traducteur (pag. 427) tendent à croire que cette excroissance se manifesta d’abord dans les Gaules, et que de là la contagion en passa en Espagne ; mais Alcuin, qui devait être mieux informé, l’appelait erreur espagnole ; et telle est encore l’opinion générale en ce qui regarde son origine. La confusion provient de ce que les théologiens Francs ont assumé toute la besogne de son incubation. Le mal d’Espagne devint mal de France, qu’on me passe cette allusion, que j’emprunte à Joseph de Maistre. (Œuvres posthumes, tom. III, lettre à Methodius). C’est ainsi qu’il appelle l’usage répandu, dit-il, par les Français d’écrire sur l’histoire ecclésiastique ou sur la théologie, non en latin, mais dans les langues modernes ; « faciendolo Turpin (dit Arioste) lo facio anch’io. »