La Néerlande et la vie hollandaise/02

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La Néerlande et la vie hollandaise
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 766-795).
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LA NEERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

II.
CARACTÈRE, INSTITUTIONS ET MŒURS DE LA HOLLANDE.



Il en est des nations comme des femmes : pour les comprendre, il faut les aimer. Malheureusement les races du Nord sont peu sympathiques aux races du Midi. Le Français sorti de chez lui est le plus étranger de tous les étrangers; il ne s’identifie surtout que difficilement avec la vie des peuples septentrionaux, avec leur langue chargée de consonnes, leurs manières sagement affables, leur gravité minutieuse et correcte. La nature des Pays-Bas, quoique riche en beautés, ne répond point à son idéal. Ces jolies maisons de campagne qui bordent les routes ou les canaux, ce perpétuel jardin, ces bosquets arrangés pour les plaisirs des yeux, tout cela est charmant, mais tout cela lui paraît froid. Il lui semble qu’on ait défendu aux oiseaux de chanter. La plupart des voyageurs qui ont écrit sur la Hollande l’ont fait avec un peu d’humeur; ils en voulaient à la Néerlande de ne point être la France ou l’Italie. Ce dépit est souverainement injuste : ce qui fait précisément la valeur de ce groupe qu’on appelle la civilisation européenne, c’est le contraste des caractères et la variété des traits. Il faut voir le Hollandais chez lui, et rapprocher ses mœurs des dunes, des canaux, des polders, en un mot de la nature extérieure. Ici la nationalité adhère au sol comme l’âme au corps. Aux portraits plus ou moins chargés en couleur qui ont été faits des Hollandais, il ne manque après tout qu’une chose, la ressemblance : c’est qu’on a oublié de comparer les habitans au pays.

La Néerlande, cette patrie d’une conformation si singulière, a donné naissance à un caractère national qui est unique. Bien différens de leurs voisins les Belges, chez lesquels toute originalité de race est effacée, les Hollandais ne ressemblent dans le monde qu’aux Hollandais. Or il en est des peuples qui ont une physionomie tranchée comme des individus, ils se prêtent plus que d’autres à la caricature. En ne tenant compte que des traits extérieurs de la nationalité et en grossissant ces traits, il est facile, avec un peu d’esprit, de faire rire aux dépens du peuple néerlandais. Seulement celui qui chercherait là le véritable caractère des Pays-Bas tomberait dans une étrange erreur. Ce caractère, quoique simple et naïf, se compose néanmoins d’une foule de nuances délicates qu’il est très difficile de saisir et plus difficile encore d’indiquer. Il faut pour cela remonter aux causes sous l’influence desquelles s’est formé ce qu’on peut appeler à juste droit le type hollandais, et ces causes, bien que très diverses, peuvent être toutes ramenées à une seule, les particularités du sol. La nature a été ici le cadre de la civilisation. Un grand penseur a introduit en histoire naturelle ce principe : « tel est l’organe, telle est la fonction. » On pourrait dire de même : telle est la constitution physique d’une race, telles sont ses institutions, ses facultés dominantes, ses lois, ses traditions, son histoire; tel est en un mot son génie. Cette constitution des races, principe et souche des sociétés, est d’un autre côté en harmonie avec le milieu géographique. L’homme, en sa qualité d’être intelligent, échappe plus qu’aucun être créé aux lois matérielles de sa planète, mais il ne leur échappe pas entièrement : il reste, à beaucoup d’égards, le parasite du globe terrestre sur lequel l’a greffé la naissance.

Nous avons vu que les Hollandais ont fait la Hollande[1] ; mais le territoire ainsi constitué a plus tard réagi sur les habitans. Il y aurait donc lieu de rechercher les influences qu’un pays si différent des autres, né dans des conditions si particulières et si excentriques, a dû exercer sur le caractère national, sur le gouvernement et sur certaines habitudes de la vie. Nous avons surtout en vue les habitudes que le commerce incessant avec les eaux a dû développer dans la population si nombreuse qui flotte sur les rivières, sur les canaux ou sur la mer. La topographie liée à l’histoire des mœurs, tel sera l’objet de cette seconde étude, dans laquelle nous nous attacherons à montrer le rapport constant qui existe entre la constitution du sol et la forme intellectuelle ou morale de la vie dans les Pays-Bas.

I.

Le territoire hollandais fut couvert par deux invasions successives. Pour s’attacher au sol primitif de la Néerlande, il fallait des races éprises de l’obstacle. Tel était le caractère des Bataves et des Frisons. Braves, les Barbares l’étaient tous; mais ceux-ci se distinguaient par des qualités solides et par un genre de courage peu commun, — le courage contre les choses. Les obstacles de la nature ne se laissent point emporter par ces facultés brillantes qui décident souvent du sort des batailles; pour les vaincre, il faut plus de résolution que d’enthousiasme et plus de persévérance que d’ardeur. Une fermeté calme et inébranlable, tel est en effet le trait dominant du caractère hollandais. Cette persistance est ici dans le sang. Quand on veut connaître les inclinations et les forces primitives d’une race, ce n’est point seulement sur les hommes faits qu’il faut les étudier, c’est aussi et principalement sur les enfans. On peut distinguer plus aisément chez ces derniers ce qu’il y a de tracé par la nature. En France, un des attributs du premier âge, c’est la légèreté, l’étourderie, la mobilité des goûts et des impressions; les enfans de nos écoles passent sans cesse dans leurs récréations d’un exercice à un autre; ils aiment la diversion, le changement. Les enfans hollandais pratiquent au contraire le même jeu pendant des heures entières. On les étonnerait beaucoup en leur disant que l’ennui naquit un jour de l’uniformité; ce ne doit pas du moins avoir été en Hollande. Ici les mêmes occupations et les mêmes plaisirs se succèdent sans amener cette maladie de l’âme qu’on appelle ailleurs le dégoût. Dans les travaux publics, dans l’agriculture et l’industrie des Hollandais, on voit se reproduire en grand les traits de cette persévérance, qui est le véritable génie de la race. La force de ce petit peuple qui a fait de grandes choses consiste dans la patience. Il s’est donné dans sa lutte contre les élémens et contre les nations rivales un allié irrésistible, le temps. Le Hollandais est actif; mais ce n’est point par une activité turbulente, c’est par un travail silencieux, soutenu, régulier, qu’il arrive à ses fins. Ces qualités, dont le germe était sans aucun doute dans le tempérament des Bataves et des Frisons, se sont accrues et fortifiées par la lutte avec le sol des Pays-Bas. C’est ainsi que le caractère national résulte des forces primitives de la race et de la réaction que ces forces humaines sont appelées à exercer contre les agens du monde physique.

Pour vivre, la Hollande avait besoin d’être riche. Cette nécessité lui était imposée par la nature même du territoire. L’entretien des digues, des canaux, des écluses, était une source de charges sans cesse renaissantes. La création d’un système de défense contre les eaux avait exigé des dépenses énormes, et la mer étant un ennemi qu’on ne lasse jamais, il fallait continuer de vivre avec elle sur le pied de guerre. S’enrichir était donc pour la Néerlande une question d’existence, to be or not to be. Cette richesse, les populations bataves ne pouvaient pas la demander à un territoire restreint, à un sol créé de main d’homme, et qui, malgré tous les miracles d’une agriculture vaillante, se refusait à produire le grain en quantité suffisante pour nourrir ses habitans. La Hollande ne pouvait non plus demander de grandes ressources à ses manufactures et à ses fabriques. Il lui manquait pour cela les deux élémens qui sont l’âme de l’industrie, le fer et le charbon. Elle n’avait rien à attendre des mines : le sol néerlandais est une contrée géologiquement pauvre. Dans cet état de choses, il a fallu que la Hollande se livrât au commerce. La position était magnifique : les Pays-Bas, étant le rendez-vous des grands fleuves qui traversent l’Allemagne, la France, la Belgique, tenaient, comme on l’a dit, la navigation du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut par la bouche. A l’intérieur, cet ancien marais, drainé par une multitude de canaux, était merveilleusement favorable à la circulation des produits. A l’extérieur, la voie à l’acquisition des richesses se trouvait toute tracée; la mer était là, seulement il fallait l’ouvrir. Des forêts de l’Allemagne descendirent par le Rhin des arbres dont on construisit des flottes. Après avoir vaincu chez eux l’Océan, les Hollandais le mirent à contribution pour leurs entreprises lointaines. Ce peuple, dont les élémens étaient la conquête, se trouvait préparé d’avance à la navigation. Des vaisseaux d’une forme lourde, mais qui tiennent admirablement la mer, s’élancèrent montés par d’intrépides matelots. Le marin hollandais se sentait, pour ainsi dire, non moins assuré sur ce sol de bois que sur celui de sa flottante patrie. Les mers furent disputées. Alors de cette poignée d’hommes qu’on aurait cru froids et apathiques sortit toute une pléiade d’héroïques marins, les Piet Hein, les Tromp, les Ruiter, les Evertsen, et tant d’autres qui balayèrent de la surface des eaux les pavillons ennemis, comme l’ouragan dissipe les nuages. L’Océan est le lien des races, des climats et des échanges. La république batave se chauffa au soleil de l’Inde; ses blonds enfans brunirent leur peau blanche au contact des noires populations de l’Afrique; sur presque toutes les côtes de l’ancien et du Nouveau-Monde, les Hollandais établirent des comptoirs, des factoteries, centres d’une action politique et militaire qui rayonnait plus ou moins dans l’intérieur de ces diverses contrées. On vit alors jusqu’où une volonté forte et soutenue peut porter la fortune d’un petit état. La Hollande était devenue l’entrepôt du monde, et les épices, le sucre, le thé, le café, la soie, le diamant, le grain, toutes les richesses affluaient dans ses ports. Aujourd’hui à cette grandeur maritime et commerciale a succédé une prospérité plus modeste, conforme à la situation nouvelle où se trouve le pays. Le contraste entre l’époque ancienne et l’époque actuelle se traduit en traits pittoresques dans la physionomie de quelques villes de la Hollande. A Amsterdam, par exemple, la vive empreinte du passé se retrouve encore. On ne contemple point sans respect ces magasins, vieilles constructions, gardiennes sévères des produits et des trésors de deux mondes. La Bourse, solidement assise près du port, mêle le mugissement des affaires au mugissement des vagues qui s’éteint. Cette Tyr moderne regarde avec une tristesse royale sa couronne tombée dans les eaux; mais, si elle n’est plus la maîtresse de l’Océan, elle est toujours une des villes les plus connues des vaisseaux qui courent sur les mers.

La physionomie des villes de la Hollande doit appeler l’attention de quiconque cherche à comprendre le caractère national. C’est à Amsterdam et à Rotterdam qu’on peut se faire une idée du travail de cette population énergique et patiente. Ces deux villes, quoique vivant du commerce, sont séparées par des intérêts, des mœurs et des besoins différens. L’existence d’Amsterdam révèle à elle seule le génie de la vieille dominatrice des mers. La grande cité hollandaise s’élève du sein des eaux, mariée à l’Y, qui l’enveloppe de ses deux bras. Les caractères qui la distinguent sont la puissance et la grandeur; sa forme est une demi-lune. Divisée en quatre-vingt-quinze îles, liées ensemble par deux cent quatre-vingt-dix ponts ou écluses, Amsterdam déploie en éventail ses rues doublées de canaux et plantées d’arbres. Assise au milieu d’un ancien marais, ses maisons portent généralement sur des pièces de bois, en sorte que la ville retournée présenterait l’étonnant spectacle d’une forêt dépouillée de branches et de feuilles. Le palais, anciennement l’hôtel de ville, édifice lourd, mais grandiose, construit à certains égards dans le style égyptien, repose à lui seul sur treize mille six cent cinquante-neuf mâts. Ces mâts, qui ont une longueur de dix ou treize mètres, viennent en général de la Norvège. On les enfonce en terre au moyen d’une machine qu’on appelle en hollandais heiblok. Vous voyez quelquefois, surtout dans le voisinage du port, une douzaine d’ouvriers dont les mouvemens, en quelque sorte rhythmiques, sont mesurés à temps égaux par le chant et dirigés par un chef : ils soulèvent avec des cordes un énorme bloc qui, parvenu à une certaine hauteur, se détache et tombe d’aplomb sur la tête du mât. A chaque coup, l’arbre descend, jusqu’à ce que, la profondeur du terrain marécageux étant percée et le sol ferme étant atteint, il s’arrête. C’est sur cette forêt souterraine qu’on bâtit. Une telle disposition a fait dire à Érasme qu’il avait vu «une ville dont les habitans vivaient comme des corbeaux perchés sur la cime des arbres. » Ces maisons montées sur des échasses se tiennent solides et fières au milieu d’un sol mouvant, au sein des eaux immobiles ou agitées. Si maintenant vous jetez les yeux sur le port, quel mouvement ! on dirait que toute l’activité des différentes parties du globe est réunie autour de ces magasins flottans qui apportent et qui remportent des marchandises. Ce mouvement s’étend de rue en rue et se communique à toute la ville. Parmi les modes de transport qui appartiennent à cette vieille cité, il en est un singulièrement original. Figurez-vous des traîneaux pesamment chargés et qui glissent sur le pavé comme sur de la glace. Il est vrai que, pour faciliter la traction, on place en avant du traîneau que conduit le cheval une espèce de tonneau percé qui verse l’eau en pluie, et qui trace ainsi la voie du mouvement. Un peuple de commissionnaires et de colporteurs, aux membres athlétiques, circule à travers la foule des boursiers, des marchands, des courtiers, dont la face pâle atteste une vie sédentaire et de sourdes inquiétudes. On voit à la démarche de ces hommes que chacun de leurs pas a un but, captant aut captantur. Il n’y a guère ici que les étrangers qui se promènent pour voir et pour se promener. Les banques, les sociétés de commerce, quelques fabriques, sont les vrais foyers de cette agitation immense et contenue.

Rotterdam est une ville plus jeune et plus aventureuse qu’Amsterdam ; elle n’a point la grandeur de son aînée ; on y chercherait en vain ces palais de marbre, au moins à l’intérieur, qui racontent toute l’histoire des richesses de la Hollande. On n’y voit pas ces rues pittoresques dont les magasins et les boutiques ont été accommodés au goût moderne, mais où le haut des maisons a conservé une forme ancienne, une physionomie sombre et sévère. Rotterdam s’élève sur la Meuse, qu’à cause de son caractère capricieux, on peut appeler la femme du Rhin. C’est dans cet endroit-là une belle rivière, presque une mer d’eau douce, avec un flux et un reflux. Comme Rotterdam est la première grande ville qu’on rencontre en venant de la Belgique, elle annonce dignement la Hollande. Les vaisseaux entrent dans toute la ville par une multitude de canaux qui se croisent et se continuent les uns les autres. Cette flotte pacifique, ces bâtimens de bois mêlés aux maisons de briques, ces mâts qui se marient aux flèches des édifices publics, ces voiles et ces pavillons qui flottent au vent, ces habitations bourgeoises dont les perrons descendent dans l’eau, ces comptoirs, ces magasins, ces tentes de toile sous lesquelles des hommes abrités comptent, notent, reçoivent, vérifient les marchandises ; la statue d’Érasme, c’est-à-dire l’esprit, le jugement, l’atticisme, debout au milieu de cette activité commerciale qui, elle aussi, poétise la matière, — tout cela laisse dans l’esprit du voyageur un long souvenir. Les habitans d’Amsterdam reprochent aux négocians de Rotterdam d’être des défectionnaires; ils les accusent d’abandonner les bonnes et saines traditions du vieux commerce hollandais pour les utopies de la Grande-Bretagne. La vérité est que les commerçans s’y déclarent partisans du libre échange, qu’ils risquent un peu leurs capitaux, qu’ils entrent en lice avec les associations anglaises sur les marchés des deux mondes. Dans le style des rues, des quais, des constructions, on sentie mouvement d’une ville qui veut rompre les anciennes formes sous lesquelles s’enveloppe fièrement sa rivale.

Les richesses se forment à Amsterdam et à Rotterdam : elles se dépensent à La Haye (en hollandais ’sGravenhage), mais toujours avec modération. La Haye est une ville officielle, une résidence royale. Les rapports avec l’étranger n’ont pas été sans exercer une action sensible sur le caractère de ces trois centres de population. A Amsterdam, on découvre surtout l’influence germanique, à La Haye l’influence française, à Rotterdam l’influence anglaise; mais dans ces trois villes, comme dans tout le reste de la Hollande, l’élément indigène surnage toujours. La Haye a d’admirables promenades, des bains de mer très fréquentés à Scheveningen, qu’on peut considérer comme un faubourg de la ville, un théâtre français, des concerts dans le Bois pendant l’été, des cercles élégans, une société choisie, quelques édifices modernes, des quais plantés de beaux arbres, des places charmantes, un palais des états où siègent maintenant les deux chambres, vieille et grave construction à laquelle se rattache l’histoire si dramatique de la Hollande. On suit dans toutes les villes principales des Pays-Bas les modes françaises, mais surtout à La Haye[2]. Les femmes y sont peut-être mises avec un luxe moins solide qu’à Amsterdam, mais avec plus de goût. Le caractère économique et moral de ces trois villes, Amsterdam, Rotterdam et La Haye, nous prépare, on le voit, à suivre d’un regard plus exercé le développement de l’industrie hollandaise et du génie national.

Deux forces combinées engendrent la richesse, — la force qui acquiert et la force qui conserve. Le peuple hollandais est un peuple sobre et économe de jouissances. Cette frugalité est une loi de son territoire, qui, malgré d’admirables travaux agricoles, ne produit encore les moyens de subsistance que dans une proportion insuffisante avec les besoins des habitans. On raconte que les ambassadeurs espagnols chargés en 1608 de négocier la fameuse trêve avec les Hollandais virent près de La Haye plusieurs hommes modestement vêtus sortir d’un petit bateau, s’asseoir sur l’herbe et prendre leur repas avec du pain, du fromage et de la bière qu’ils tirèrent de leur bissac. Comme les Espagnols demandèrent quels étaient ces paysans, on leur répondit que c’étaient les députés des états. Le propre du caractère hollandais, même quand il s’élève vers la grandeur, est de rester simple. On montre dans la ville de Delft l’ancienne et austère demeure du Taciturne, dont on a fait une caserne. A Amsterdam, la maison de l’amiral Ruiter, à La Haye celle de Jean de Witt existent encore. On reste frappé d’admiration en considérant ces petites maisons qui ont eu l’honneur de loger de si grands citoyens, quand il y a tant de grandes maisons qui en logent de si petits. C’est grâce à cette simplicité de mœurs que la république batave a vécu florissante, que ses pavillons ont été la terreur des mers, que son commerce et ses victoires ont pour ainsi dire étendu la Hollande sur les deux mondes. Ces habitudes se sont modifiées avec le succès et par l’exemple des nations voisines. La Hollande est pourtant encore l’endroit de la terre où l’opulence a le moins de faste. Les écus s’y entassent sur les écus comme la neige sur la neige, sans brait. En France, l’ambition du négociant est de faire fortune et de se retirer; le négociant hollandais, lui, continue ses affaires, même quand cette fortune est atteinte. Sa manière de vivre n’en est point considérablement changée : il conserve au sein de la prospérité une médiocrité de goûts qui ferait croire que son but n’était pas la richesse. Cette réserve a été diversement jugée : la plupart des voyageurs et des historiens l’ont attribuée à un sentiment de parcimonie. Il faut pourtant reconnaître que cette race économe se montre capable, dans certaines occasions, de nobles et admirables sacrifices. Elle a même quelquefois ses jours de prodigalité. Dans les campagnes, par exemple, la population vit très frugalement; mais quand le paysan hollandais marie sa fille, il donne un repas de noces et fait des dépenses souvent considérables. Ces fêtes à l’occasion des mariages étaient autrefois entrées dans les mœurs de la classe moyenne au point qu’il fallut en réprimer l’excès par une loi. Le nombre des violons, la valeur des cadeaux de noces, le prix du couvert pour chaque convive, tout était réglé, sans doute parce que la libéralité des citoyens, au moins dans ce cas-là, avait dépassé la mesure. Ce n’est donc pas à des instincts parcimonieux qu’il faut attribuer cette modération antique, c’est à une vie réglée par les habitudes du travail, par les devoirs du foyer domestique et par les influences d’un climat qui conseille en tout la tempérance.

Ce qui a le plus frappé les étrangers dans le caractère hollandais, c’est le phlegme. On ne doit point s’étonner qu’un peuple accoutumé à enchaîner les forces tempétueuses de la nature soit maître de lui-même et de ses passions. Des gens qui dorment, qui travaillent, qui s’amusent avec des fleuves et des marées roulant au-dessus de leur tête, ne s’effraieront point beaucoup des agitations de leurs voisins ni de leurs propres déchiremens intérieurs. Que le sol politique de l’Europe tremble ou s’enfonce, il y a longtemps qu’ils ont vu chez eux la terre s’affaisser et lutter contre les orages sans disparaître. La question est d’ailleurs de savoir si ce phlegme est un tempérament ou un voile. Chez quelques Hollandais, c’est, je l’avoue, un voile épais; mais quand ce phlegme se déchire, on voit apparaître une énergie et une force d’âme singulières. Ce qui développe surtout dans la race hollandaise ces élans virils, c’est le patriotisme. Quand le sentiment national se trouve remué par les événemens au cœur de la race néerlandaise, on voit sortir des prodiges. Toute l’histoire du pays est là. Vienne la domination étrangère, les Hollandais la repousseront avec les mêmes moyens simples et infaillibles qu’ils emploient pour se délivrer des eaux. On verra cette petite nation, presque imperceptible au XVIe siècle sur la carte du monde, élever des digues, des remparts contre la plus formidable puissance qui fût alors. Dans leur lutte contre les Espagnols, les Hollandais aimeront mieux pactiser avec la mer qu’avec l’invasion. Ce territoire qu’ils ont créé avec tant de peine, ils seront un instant sur le point de l’inonder, prêts ainsi à détruire leur ouvrage et à s’ensevelir eux-mêmes dans les eaux plutôt que de vivre sur un sol déshonoré par les pas de l’étranger. Ce patriotisme calme, mais indomptable, on le retrouve à toutes les époques; il est dans le sang hollandais, témoin ce jeune van Speyk, qui, en 1831, mit lui-même le feu aux poudres de son vaisseau pour ne pas voir le pavillon national souillé par des mains belges[3].

Quoique capable d’enthousiasme et de dévouement, la race néerlandaise est par-dessus tout une nation pratique. Les Allemands reprochent aux Hollandais de manquer d’idéal. Cette différence dans la tournure d’esprit des deux peuples est encore une conséquence et une empreinte des milieux extérieurs. On ne combat point les forces de la nature avec des abstractions. En Hollande, l’homme est sans cesse ramené au sentiment de la réalité par le soin de sa propre conservation et par les obstacles matériels qu’il doit vaincre à chaque pas. Il en résulte une disposition morale qui n’est point sans valeur. La qualité dominante du Hollandais, qu’il porte même quelquefois très haut et très loin, c’est le bon sens. Suivant que ce bon sens s’associe à l’esprit, à la raison encyclopédique ou au génie médical, il donne Érasme, Hugo Grotius ou Boerhaave. On a remarqué chez les Hollandais, surtout chez les habitans de la Frise, une disposition native aux sciences exactes, un attachement au réel et au solide poussé souvent jusqu’à la manie. Il n’est pas rare de trouver dans la Frise des fermiers riches qui, craignant d’aventurer leurs fonds dans des placemens incertains, convertissent leurs revenus en cafetières ou en plats d’or. Cette défiance du chimérique est encore un trait local. Il est dans la nature de l’homme de s’attacher d’autant plus aux biens matériels que la possession de ces biens est plus menacée. Sur une terre que ronge la mer, et dont certaines parties ont fait naufrage, on ne court point après les ombres; on saisit d’une main prudente ce qu’il y a de plus stable et de moins trompeur dans la richesse.

On a souvent comparé la république des Provinces-Unies à la république de Venise : il y a entre l’une et l’autre la différence de la fourmilière et de la ruche. A celle-ci le ciel bleu, les fleurs et le poignard; à celle-là les sombres magasins, les mœurs sobres, le dévouement occulte. Le premier venu admirera la république dorée et parfumée des abeilles : il faut être naturaliste pour reconnaître ce qu’il y a de grand dans la république des fourmis, — cette abnégation des jouissances, cette science économique des approvisionnemens, cet ordre dans la distribution des travaux, cette assistance mutuelle entre les citoyens. La Hollande, pour être connue et appréciée, a besoin qu’on l’observe de près; ses qualités ne sont point de celles qui s’affichent, ni de celles qui forcent l’attention et la sympathie. Un des étrangers qui ont le mieux vu et jugé les Pays-Bas est encore, après deux siècles, l’Anglais William Temple : « La Hollande, dit cet homme d’état célèbre, est une contrée où le caractère national inspire plus d’estime que d’amour. » Ce qu’on aime chez les nations comme chez les femmes, c’est souvent moins leurs qualités que leurs défauts. Le Hollandais a peu de défauts, et quant à ses qualités, elles sont plus solides que brillantes. N’en déplaise cependant au bon William Temple, quand on a reçu de la Hollande cette hospitalité libre et généreuse qui est ici dans les mœurs, quand on rencontre à chaque pas autour de soi cette obligeance parfaite et universelle, cette bonhomie fine et éclairée, cette sincérité de cœur qui est dans le génie de la race, on éprouve pour le caractère hollandais un sentiment plus tendre que l’estime.

II.

Si cette pensée est vraie : « les peuples ont toujours le gouvernement qu’ils méritent, » nous devons retrouver dans les institutions civiles, politiques et religieuses de la Hollande quelques traits de son génie national.

A toutes les époques de l’histoire, il a existé un rapport entre la constitution du sol et la forme gouvernementale des Pays-Bas. Les premières institutions dont on retrouve la trace en Hollande ont été des institutions de défense mutuelle contre les fleuves et la mer. La parité des dangers a été le lien de la société néerlandaise. Ici on a pratiqué de bonne heure la maxime du fabuliste : Il se faut entr’aider. Cette loi de la nature était en Hollande un besoin de la conquête du sol. De ce besoin suprême, de la réunion des forces, de l’agglomération des travailleurs sur des travaux dont ils partageaient ensemble les résultats, l’association a dû naître. Une fois le sol sauvé et maintenu, du travail en commun sortit une administration commune. La liberté d’élection existait dès le commencement dans les polders. Quelques nations de l’Europe ont précédé la Hollande dans l’établissement des communes; mais nulle part le génie municipal n’a jeté de plus profondes racines dans les mœurs, nulle part non plus les communes ne se sont élevées à un pareil degré de richesse et d’influence politique. La puissance des métiers était considérable, celle des nobles isolée et restreinte. Dans les conseils de la Hollande, c’était le pouvoir de la classe moyenne qui dominait. Aujourd’hui encore le vieil esprit municipal persiste tout entier sous la forme monarchique. Ici chaque ville a, si l’on ose ainsi dire, une personnalité. Dans ce petit pays fragmenté, déchiré çà et là par la mer, coupé par des fleuves, des canaux et des lacs, distribué en plusieurs groupes d’intérêts par la nature même du système hydraulique, la centralisation politique devait avoir plus de peine à s’établir que dans les pays dont le territoire est homogène. La république française de 94, une et indivisible, rencontra dans le fédéralisme des Provinces-Unies, dans l’autonomie des communes, dans les usages particuliers des districts, en un mot dans le génie de la république batave, une force latente qui repoussait partout sa main. La même lutte se continua sous l’empire, et avec encore moins de succès. Ce que demande la Hollande, c’est la liberté des forces et des institutions locales sous une administration commune.

Le sentiment de la liberté chez un peuple est une conséquence de sa lutte avec la nature. Il faut que les sociétés s’affranchissent des forces physiques de l’univers avant de s’élever à l’indépendance politique et morale. Sous ce rapport, la Hollande se trouvait placée dans une condition heureuse. Les peuples trop favorisés de la nature sont généralement des peuples stationnaires. Les races de l’Orient ou même de l’Occident qui jouissent d’une terre bénie et toute préparée pour la culture s’endorment nonchalamment sur le sein de leur mère. L’Indien, dominé par les influences de son climat qui l’enveloppent comme les nœuds d’un serpent, doit l’immobilité de ses institutions à l’immobilité de la température, des saisons et des astres qui brillent au-dessus de sa tête. Les contrées uniformes ont fait ces peuples qui semblent toujours au même âge, et ne connaissent point le travail. Le développement moral des nations se nourrit au contraire des difficultés incessantes qu’elles rencontrent, des obstacles qu’elles surmontent, des forces de destruction qu’elles enchaînent. En Hollande, toute conquête sur le sol a été un pas vers l’affranchissement. Sentant pour ainsi dire la terre manquer sous ses pieds, le Néerlandais a été forcé de recourir à de continuelles manœuvres pour assurer son indépendance matérielle, et chacune de ses conquêtes sur la nature l’a préparé à la conquête des libertés civiles. Aujourd’hui ces libertés reposent sur une base solide : les Hollandais acquièrent lentement, mais ils ne perdent jamais rien de ce qu’ils ont acquis. Le progrès n’est pas sujet chez eux à ces reviremens et à ces mouvemens rétrogrades qui affligent l’histoire. Vis-à-vis d’un peuple ainsi formé pour la liberté, la tâche de l’autorité se simplifie beaucoup. L’ordre naît moins de la contrainte que de la parfaite harmonie entre les institutions et les mœurs. L’absence de toute répression officielle est surtout remarquable dans les fêtes publiques. Nous assistions dernièrement dans la ville de Leyde à une mascarade historique représentant l’entrée de Charles V dans la ville de Dordrecht, et qui a lieu tous les cinq ans. Il y avait une foule immense, mais nulle police. Le cortège ouvrait lui-même sa marche à travers les flots de curieux. La ville se gardait ce jour-là comme se garde toute l’année le Bois de La Haye, sans surveillans et sans factionnaires. Dans le voisinage de certaines grandes villes, nous craindrions fort pour ces massifs d’arbres en fleurs, pour ces nids d’oiseaux, pour ces viviers où frétille le poisson, pour ces cygnes abandonnés à eux-mêmes : ici tout cela se défend par son innocence et sa beauté. La même liberté qui règne dans les fêtes et les promenades s’étend à presque tous les actes de la vie. On ne sent guère la main de l’état que dans la perception des impôts. La plupart des services de bienfaisance publique se règlent eux-mêmes; ils tiennent à honneur de ne point dépendre du gouvernement, non par opposition ou par défiance, mais pour conserver l’initiative des bonnes œuvres.

En Hollande, la civilisation et la conquête du sol ont marché de front. La victoire sur les eaux a eu pour satellite la victoire sur l’ignorance. Les ténèbres matérielles et les ténèbres morales ont été dissipées par le même souffle créateur. Le protestantisme est ami des lumières : il croit n’avoir rien à craindre de la discussion. C’était d’ailleurs la seule religion qui pût convenir à la Hollande, et cela par des raisons géographiques. Dans les pays favorisés de la nature, on a presque fait de la paresse un dogme de foi; c’est comme une impiété de redresser le cours des fleuves, d’arracher le mystère aux forêts, de disputer avec les eaux. De quel droit l’homme tiendrait-il conseil contre l’ordre de la création et se permettrait-il d’en changer les lois? Aurait-il par hasard l’audace d’en remontrer à Dieu? Dans les religions absolues, ce n’est pas seulement la raison humaine qui se trouve liée par le dogme, c’est aussi l’action. Le dernier mot des doctrines romaines, quoique désavoué par Rome, a été dit par Fénelon : c’est le quiétisme. L’immobilité de l’homme en Dieu, le respect pour l’ordre, quel qu’il soit, des choses créées, la doctrine du laissez faire appliqué à la nature, tout cela pouvait encore se soutenir dans des pays où la terre travaille pour l’homme qui se repose; mais en Hollande ce système n’était nullement admissible. Si l’homme eût laissé faire, les eaux auraient chassé la civilisation. La Hollande ne fut jamais catholique, à ce point de vue du moins; elle a toujours protesté contre certaines lois de l’univers qui mettaient en question son existence. La race néerlandaise, quoique sincèrement et profondément religieuse, met sa foi dans le travail et dans la lutte contre la matière. Elle a pris au sérieux ces mots de la Bible : « Tu domineras la terre! » Dieu, dit-elle, s’étant reposé sur l’homme du soin d’achever et de perfectionner l’œuvre des six jours, la création humaine est un reflet de la création divine qu’elle continue. Cette réaction du moi, cette protestation de la volonté humaine contre la force sacrée des élémens, tout cela mettait la Hollande sur la voie d’une révolution religieuse. Lorsque la réformation parut, le protestantisme se greffa sur les instincts actifs de la race batave comme sur les forces économiques des autres nations saxonnes. Les races latines ou catholiques sont artistes; les races protestantes sont industrielles, agricoles et commerçantes.

La Hollande, presque entièrement environnée d’eau, isolée de l’Europe par sa langue, assise et comme oubliée à l’une des extrémités du continent, était en quelque sorte prédestinée par la nature à être un lieu d’asile pour toutes les victimes des persécutions religieuses et politiques. Dans ce pays dont l’existence était sans cesse menacée, la tolérance se développa, entée sur la douceur des mœurs, sur le besoin de s’entr’aider, sur la crainte des dangers communs. La Hollande, au milieu du déluge de sang qui couvrit le monde vers la fin du XVIe siècle, fut l’arche de salut. Là, tous ceux que la mère-patrie avait rejetés retrouvaient des temples, un foyer et certains droits civils. Le philosophe doit vénérer cette terre, qui a reçu les pas de tous les libres penseurs, où le sceptique Bayle a pu vivre en paix, où Spinoza lui-même n’a point été brûlé. Le respect de toutes les convictions fortes et honorables, de toutes les infortunes imméritées, s’alliait dans les Pays-Bas à un fonds naturel de bienveillance. Des protestans de la Belgique ou de la France, chassés par les bourreaux de Philippe II, par les massacres de la Saint-Barthélémy ou par la révocation de l’édit de Nantes, formèrent en Hollande une église dont la langue, l’organisation et les édifices religieux subsistent encore, l’église wallonne. La plupart de ces étrangers attendaient que la rigueur des persécutions se détendît; ils avaient touché la Hollande comme un port: ils y restèrent[4]. A leur suite vinrent les Juifs. Il y a une justice inhérente aux choses et aux actions humaines : celui qui, selon le langage de l’Évangile, a des récompenses pour tout acte de charité, même pour le verre d’eau donné à un pauvre, n’a pas voulu que cette tolérance religieuse fût sans résultat pour la Hollande. L’Angleterre doit la prospérité de son industrie aux étrangers qui s’y jetèrent à la suite des guerres de la réforme; la Néerlande doit, en partie du moins, la splendeur de son commerce aux Juifs portugais. Le drapeau de la liberté religieuse y attirait tous ceux dont le vieux monde catholique ne voulait plus. Il en est résulté pour la Hollande une source de développement intellectuel et moral. Dans l’échelle de la vie physique, les animaux s’élèvent par l’addition de nouveaux organes; de même, sur l’échelle des progrès sociaux, la constitution des races s’élève en se compliquant. Chacune d’elles apporte comme un membre nouveau à la civilisation. En Hollande, l’accession des élémens étrangers a donc été une bonne fortune pour le pays; la liberté a été fécondée par ses propres forces et par les forces auxiliaires qu’elle s’assimilait. C’est de la somme des facultés spéciales, des dons différens venus de l’étranger, mêlés et combinés entre eux, rattachés d’ailleurs à la souche nationale, qu’est sortie au XVIIe siècle et plus tard la grandeur de la Hollande.

Cette liberté religieuse est restée un des traits caractéristiques des Pays-Bas. Ici, le protestantisme, quoique dominant, s’abstient de toute manifestation extérieure du culte : la rue est en quelque sorte athée. Il ne faudrait pas en conclure qu’il n’y eût point de foi : la Hollande est un des pays les plus religieux de la terre; mais chez elle la religion est une affaire entre l’homme et Dieu. Il n’y a nulle part autant de sectes que dans les Pays-Bas, relativement à l’étendue du territoire; nulle part aussi ces différentes communions ne vivent en meilleure intelligence. On a pris au sérieux cette parole de saint Paul : Oportet hœreses esse, il faut qu’il y ait des dissidens. Les catholiques, longtemps regardés comme déchus, jouissent aujourd’hui en Hollande de tous les droits civils. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, sous cette tolérance le sentiment national reste protestant. La Hollande aime la réforme religieuse comme les mères aiment l’enfant qu’elles ont engendré dans la douleur. On sait ce que les Pays-Bas ont souffert de l’inquisition espagnole. Cette page tachée du sang des martyrs est la grande page du protestantisme. On la fait lire dans les écoles de ce pays, et les enfans s’inculquent ainsi le respect de ceux qui sont morts pour l’indépendance. Les Hollandais combattaient alors pour la première des libertés, la liberté de l’âme. Pour eux, la réforme a été le bouclier de la défense nationale. Sans la foi à la justice de leur cause, on n’aurait jamais vu une poignée d’hommes s’élancer hors de leurs marais, battre un si redoutable ennemi avec de faibles moyens, et terrasser des armées qui passaient alors pour invincibles. Une petite nation qui a soutenu sans fléchir en même temps le poids de la mer et le poids de l’Espagne unie à Rome, c’est-à-dire alors de presque tout le continent, a le droit de montrer ses libertés religieuses comme un guerrier son armure. Dans plusieurs villes de la Néerlande, le catholicisme d’ailleurs n’a point été détruit: il a fini. A Utrecht, par exemple, l’évêque catholique étant mort au moment du triomphe de la réforme, on a enseveli le même jour, dans l’église du Dôme, le prêtre et le dogme. Sur la fosse entr’ouverte, le chapitre réformé entonna, en guise de De profundis, le cantique de Luther.

La Bible est en Hollande un monument national. Lorsque Louis XIVe s’empara de la ville d’Utrecht, il fit brûler sur la place de la Grande-Église tous les exemplaires des saintes Écritures qu’on put saisir : c’était comme la Hollande intellectuelle qu’on livrait aux flammes. Habitués à considérer le calvinisme comme le palladium de leurs droits et de leur existence nationale, les Hollandais combattent dans toutes les occasions pro aris et focis. La réforme religieuse s’est identifiée chez eux avec le patriotisme. A tort ou à raison, les Hollandais catholiques sont suspects aux protestans de vieille roche : leurs pieds, dit-on, sont sur le sol de la Hollande, mais leur cœur est à Rome. Ce sont des préjugés, si l’on veut; mais il est juste de reconnaître que ces préjugés ont des racines dans toute la tradition historique de la Néerlande. Quand après 1830 la Belgique s’émut et prononça le mot de séparation, la Hollande vit distinctement d’où venait la blessure. Elle reconnut la main du clergé catholique dans la révolution belge. Il y eut dans les Pays-Bas une prise d’armes protestante; le vieux Calvin frémit dans sa tombe, et tout le monde sait aujourd’hui que, sans l’intervention de la France, la Hollande aurait ressaisi les provinces du sud. Ces événemens ne contribuèrent point à réhabiliter les catholiques hollandais, qu’on accusa d’avoir vu les efforts des catholiques belges, sinon avec une sympathie directe et avouée, du moins avec une contenance passive. La Néerlande, ce petit pays que pressent et menacent de grands états, a senti de tout temps le besoin de se couvrir, comme autrefois les Juifs, d’un Dieu national. La foi calviniste s’est incorporée à la défense du territoire, aux monumens publics, à l’histoire visible du pays; c’est de cette position élevée qu’elle défie les entreprises et les revendications des dissidens. Le jour où le parti catholique triompherait en Hollande, il lui faudrait abattre, sur une des places de La Haye, la statue du Taciturne. Ce jour-là, ce ne serait point le protestantisme qui tomberait, ce serait, avec lui, tout le passé glorieux de la nation néerlandaise. La question religieuse exige en Hollande une étude spéciale et approfondie : nous avons voulu seulement indiquer un rapport, trop peu remarqué jusqu’ici, entre la forme géographique des Pays-Bas et la forme générale des croyances.

Si le protestantisme est le boulevard moral de la Hollande, l’eau est son moyen de défense matérielle. C’est une des industries de la race batave que d’avoir fait servir à ses besoins et à sa sécurité les élémens que la nature lui avait donnés pour ennemis. La fameuse menace des Parthes : « si vous ne plongez comme des grenouilles, vous n’éviterez pas ces flèches, » n’effraierait pas beaucoup les habitans de la Néerlande. Au moindre signal, le pays peut se changer en eau : il disparaît. L’inondation volontaire, artificielle, est ici la base du système stratégique. Dans leur guerre avec les Espagnols, notamment au siège de Leyde, les Hollandais appelèrent à leur secours ce dangereux allié : on vit alors se livrer moitié sur terre, moitié dans l’eau un véritable combat de Tritons. Ce moyen, il est vrai, ne leur a pas toujours réussi. Les soldats apprennent aujourd’hui à manœuvrer sur la glace pour éviter les surprises de l’hiver, qui rend tout à coup l’eau solide. Ainsi enveloppée, gardée, fortifiée, couverte d’ailleurs du côté de la mer par des bancs de sable, défense naturelle et excellente, la Hollande se maintient calme et résolue, les yeux fixés sur l’Inde. Les colonies sont pour elle une source de richesses. Beaucoup de ses anciennes possessions lui ont été enlevées; mais ce qui lui reste est encore assez considérable et peut s’accroître entre des mains habiles. Il n’est pas rare de rencontrer des Hollandais qui ont passé vingt ans, trente ans aux Indes; ils parlent volontiers de ce qu’ils ont vu, du soleil de Java, des femmes brunes, des tigres, des bananiers. Un rayon de ce soleil perce à travers les brumes de la Batavie. Dans les expositions de fleurs, souvent même aux vitres des maisons, on voit des plantes de l’Inde. Dans les jardins et les collections zoologiques s’épanouissent les oiseaux de ces contrées heureuses. Il existe des dictionnaires, des grammaires en hollandais sur les diverses langues qui se parlent dans l’archipel indien, le malais, le javanais. Dans les ports de mer, parmi les bois et les épices, on sent pour ainsi dire l’odeur de cet autre monde. Là est en quelque sorte la poésie du commerce. Pour conserver ces possessions lointaines, il fallait améliorer la condition des vaincus en transformant leur territoire par l’agriculture et le travail. La Hollande, grâce à la nature de ses idées pratiques, avait le secret de coloniser. Elle sut ainsi non-seulement étendre ses conquêtes, mais les garder. Puis, ce que ce peuple industrieux n’avait pas, il se le donna. On avait coutume de dire autrefois que la Norvège était la forêt de la Hollande, les bords du Rhin et ceux de la Garonne ses vignobles, la Poméranie et la Prusse ses champs, les Indes et l’Arabie ses jardins. Une nation forte contre la nature devait être forte contre les autres nations. Les rapports que le fer ne lui ouvrait pas, elle les établissait par des traités, par des alliances.

L’influence du sol néerlandais sur la forme intérieure du gouvernement, sur les conquêtes, sur les relations internationales, a été considérable: mais cette influence semblera plus grande encore, si, quittant les généralités de l’histoire, nous-descendons dans la vie privée. Les conditions géographiques ont été ici la racine des mœurs. C’est un nouveau point de vue qui ne manque point d’intérêt, car l’originalité des peuples résulte surtout de leurs habitudes domestiques.


III.

Il y a en Hollande une vie qu’on ne connaît point ailleurs ou du moins qu’on connaît mal, c’est la vie sur l’eau. Il faut venir ici pour comprendre la douce mélancolie du spiritus Dei ferebatur super aquas. Ce qui flotte sur les eaux toutefois, c’est moins peut-être l’esprit de Dieu que l’esprit de l’homme, car dans les Pays-Bas on est sans cesse ramené au sentiment de la réalité. Dans tous les endroits où la nature avait oublié de mettre des fleuves ou des rivières, l’industrie hollandaise a fait des canaux. Ces chemins d’eau conduisent non-seulement d’une ville à une autre, mais même à chaque village et presque à chaque maison de campagne. Un système artériel si riche ne pouvait manquer d’être merveilleusement favorable à la circulation des produits. Dans la seule ville de Harlem, il passe vingt-deux mille bateaux par an. Un voyageur anglais se demandait, il y a deux siècles, s’il n’y avait pas en Hollande plus de monde vivant sur l’eau que sur la terre. Comme la plupart de ces canaux sont plus élevés que les champs voisins, et comme ils sont masqués par des digues, à une certaine distance on ne voit ni l’eau ni les barques, on n’aperçoit que les voiles qui se gonflent. Ces voiles blanches ou rouges ont ainsi l’air de se promener dans la campagne. Il y a des bateaux pour le service des passagers. Les classes riches ou affairées dédaignent ce mode de locomotion comme trop lent ou trop vulgaire, mais elles perdent ainsi des beautés de paysage que la vitesse ne remplace pas. Gardez-vous en Hollande des chemins de fer! Aller en chemin de fer, c’est parcourir le pays, ce n’est point voyager. Ceux qui ne regardent pas le temps consacré à la joie des yeux comme un temps perdu, les poètes, les artistes, les contemplateurs de la nature ou des mœurs locales, préféreront toujours ces barques lentes et rustiques aux wagons ailés.

A Dieu ne plaise que nous voulions ici faire le procès à la vapeur, dont nous admirons au contraire les services ! mais la Hollande est de tous les pays de la terre celui où, à cause de la richesse des canaux, on pourrait le plus aisément se passer des locomotives. Ailleurs les voies navigables n’ont jamais pu soutenir la concurrence avec les voies ferrées : dans les Pays-Bas, la plus grande partie des transports a continué de se faire par eau, et ce mode de roulage économique répondra longtemps encore à la majorité des besoins. La plupart des services qui se font dans d’autres endroits par des charrettes se pratiquent ici par les bateaux. Le jardinier conduit lui-même au marché sa barque chargée de légumes, de fruits ou de fleurs, comme dans le midi de la France on conduit son âne. Toute cette verdure, toute cette richesse printanière, arrangée avec un sentiment très vif de la couleur, fait vraiment plaisir à voir. A Amsterdam, à l’époque des déménagemens, les meubles vont d’un quartier de la ville à l’autre par les canaux; les chaises et les fauteuils, rangés avec une certaine symétrie, semblent attendre des visiteurs. Ces salons sur l’eau se promènent au milieu de la foule, qui ne les regarde même pas. Le lait vient à Amsterdam des campagnes environnantes par la même voie. Le matin vers cinq ou six heures, et l’après-midi vers trois heures, le canal de la Nord-Hollande (Noord-Hollandsh kanaal), dont plus d’un fleuve envierait la largeur, voit arriver ou s’en retourner des bateaux chargés de seaux de chêne, avec des anses et des cerceaux de cuivre. Les laitières qui se pressent sur ces bateaux sont souvent jeunes et jolies; leur grand chapeau de paille luisante, dont le bord est légèrement retroussé sur le devant et le derrière de la tête, leurs larges boucles d’oreilles, leur collier de gros grains de corail, tout cela relève encore la fraîcheur de leur teint. Les bateaux de lait se rencontrent quelquefois dans les canaux d’Amsterdam avec les bateaux d’eau qui viennent du côté d’Utrecht. Telle est en effet une des singularités de cette Venise du Nord : assise au milieu des ondes, elle n’a pas de quoi boire. Il a fallu que des bateaux plats, véritables porteurs d’eau, vinssent à son secours jusque dans ces derniers temps, où l’industrie humaine est allée chercher l’eau des pluies dans le sable des dunes. et l’a amenée à Amsterdam par des machines dont la force et la hardiesse sont admirables; mais l’usage des nouvelles fontaines ne s’est pas encore répandu dans toutes les classes de la population.

Les barques spécialement destinées au service des voyageurs portent le nom de trekschuiten. Ce sont des espèces de gondoles ou de diligences par eau. Sur presque toute la longueur, qui est d’environ trente pieds, s’élève une caisse ou maison de bois, souvent peinte en vert, et dont le toit, sur lequel on marche pour exécuter certaines manœuvres, est recouvert d’un enduit parsemé d’écailles de moules pilées. Cette maison se divise en deux compartimens ou chambres. La plus grande, située vers la proue du bateau, est commune aux voyageurs et aux bagages. Là, dans un nuage de fumée, voguent, pendant l’hiver, de braves gens enfermés comme dans une boîte, et qui ont recours au tabac pour charmer les ennuis de la route; l’été, on ôte les volets de bois, et l’on relève le couvercle de l’ouverture par laquelle descendent les voyageurs. Le second compartiment est le cabinet, en hollandais le roef. On y entre par une porte à deux battans. Cette seconde cabine est petite, mais arrangée avec un certain goût. Les fenêtres, au nombre de quatre ou de six, sont pourvues d’une vitre et garnies de rideaux rouges ou blancs, selon la saison. Au milieu est une table avec un vase de cuivre qui contient du feu et un autre vase plus petit, destiné à recevoir la cendre des cigares, tous les deux nettoyés d’ailleurs et polis avec un luxe de propreté qu’on ne trouve qu’en Hollande. Ajoutez à cela, pour compléter l’ameublement, une natte, un miroir, et l’hiver, pour les dames, un chauffepied en bois nommé stoof, renfermant un petit vase de faïence avec deux ou trois morceaux de tourbe allumée et saupoudrée d’une cendre blanchâtre. Aux deux côtés de cette cabine s’étendent des bancs garnis de coussins, sur lesquels s’asseoient les voyageurs l’un vis-à-vis de l’autre. Quelquefois sur une planchette sont quelques volumes qui appartiennent au bateau et forment un cabinet de lecture flottant à l’usage du passager studieux. Tout le caractère national respire dans ce comfortable simple et minutieux. A la proue, l’espace que la caisse laisse libre est occupé par des marchandises, des ballots, des tonnes; à la poupe, par les voyageurs qui veulent prendre le frais et par un batelier qui tient le gouvernail, tout en fumant avec la régularité d’un bateau à vapeur. Le maître de la barque est un bon Hollandais, à figure honnête et placide, qui reçoit la rétribution des voyageurs dans une bourse de cuir. Sur le devant du bâtiment s’élève le mât, qui s’abaisse à chaque pont, et au haut duquel est nouée une longue corde dont l’autre extrémité atteint le rivage. Cette corde s’attache au cheval qui tire le bateau, et sur lequel est monté le postillon ou le chasseur (het jagertje). Ce chasseur, qui d’ordinaire est un jeune garçon, porte, dans certains endroits, pendue à l’épaule, une corne de bœuf dans laquelle il souffle, soit pour donner le signal du départ, soit pour faire lever les ponts ou pour prévenir les bateaux qui viennent du côté opposé sur le même canal; mais le plus souvent il se contente d’avertir avec la voix. De distance en distance, la barque s’arrête pour prendre ou pour descendre les voyageurs. Quand le trekschuit traverse les villes, on délie le cheval et l’on se dirige avec la perche à travers les embarras de bateaux. Les bateliers hollandais ne sont ni bruyans ni querelleurs; c’est un plaisir de les voir manœuvrer en silence sur les eaux silencieuses.

Ces barques sont, avec les moulins et la coiffure des femmes, les monumens caractéristiques des mœurs hollandaises. Quelquefois elles n’ont à franchir que de courtes distances, comme par exemple de La Haye à Delft; ce sont alors des omnibus sur l’eau. Quand la traversée est longue, chacun s’établit dans la cabine comme dans sa chambre et continue ses affaires, car il est dans la nature du Hollandais de ménager l’étoffe dont la vie est faite. On écrit, on mange, on dort. Les femmes se livrent à des travaux d’aiguille, les plus vieilles tricotent. De telle ville à telle autre, il y a pour elles la distance d’un demi-bas. Il n’est pas rare que dans la chambre située sur le devant de la barque se trouve par hasard un joueur d’orgue qui charme les lenteurs du voyage en faisant de la musique. Le dimanche surtout, vers le soir, les jeunes filles chantent volontiers en chœur. Cette chanson des eaux a quelque chose de naïf et de doux qui pénètre. Sur les trekschuiten flotte la vieille Hollande avec sa langue, ses mœurs, son originalité consciencieuse et forte. Sur les chemins de fer, il est rare, pour un voyageur venu de France, de trouver des compagnons de route qui ne le comprennent pas; dans les barques, il est au contraire très rare de rencontrer des Hollandais qui entendent et qui parlent le français. On croit généralement que pour s’identifier avec une nation étrangère, il faut en posséder la langue. Le principe est vrai, mais il faut y apporter quelques restrictions. En Hollande, où il y a de la candeur dans les rapports, on est souvent d’autant moins étranger qu’on parle moins ou plus mal la langue du pays. La nécessité de s’entendre à demi-mot, le langage par signes, le mélange de sons mal prononcés ou entendus de travers, tout cela crée une sorte de courant sympathique d’où naît une manière d’intimité. Il y a des trekschuiten où l’on passe la nuit. Vers six heures du soir, quand le maître de la barque est affable (et nous n’en avons guère trouvé d’autres), il vous invite à prendre le thé. On voit alors sortir d’une petite armoire des tasses, un sucrier et une théière en poterie noire qui ne manque point d’élégance. La bouilloire pose sur une espèce de seau revêtu de dessins chinois et dans lequel est un vase de faïence qui contient la tourbe allumée. A la nuit, le roef se divise en deux parties, — un salon et une petite chambre à coucher dont on relève les rideaux. Un lit commun, qui remplit toute la largeur de la cabine, et sur lequel hommes et femmes dorment honnêtement les uns à côté des autres, vous invite à prendre votre part du calme et du repos universel de la nature. Ce lit est composé d’un matelas et d’une couverture; on s’y étend tout habillé. Pendant ce temps, le bateau continue sans bruit son chemin à travers les eaux qui se divisent des deux côtés de la proue en un sillon argenté.

Sur les chemins de fer, la vapeur efface tout sous la vitesse; dans les barques, vous jouissez à votre aise du paysage et de la physionomie des villes ou des villages qui se rencontrent sur votre route. Assis près du gouvernail, vous laissez vos yeux errer çà et là sur les eaux qui cèdent à l’impulsion de la barque avec un léger clapottement, sur ces voiles blanches, rouges ou noires, qui animent la solitude du canal, sur ces prairies où des vaches habillées au printemps de chaudes couvertures paissent gravement l’herbe humide, sur ces beaux oiseaux de marécages qu’on ne voit point ailleurs, sur les femmes qui lavent silencieusement leur linge, sur cette bordure de châteaux, de maisons de campagne et de jardins qui se continuent. On a reproché aux paysages de la Hollande la monotonie; mais peut-être n’y a-t-on pas regardé à deux fois. Ici, ce n’est point sur la terre qu’il faut chercher la variété, c’est dans le ciel. Levez les yeux : le ciel est plus accidenté dans les Pays-Bas que dans le midi de la France. Ces grands nuages aux mille formes, aux couleurs changeantes, aux ailes rapides, donnent un mouvement singulier au paysage. Sur la terre et sur l’eau, les accidens d’ailleurs ne manquent pas. La nature des Pays-Bas est une nature de daguerréotype, nette, positive, délicate, qui abonde en détails minutieux et charmans. La propriété individuelle n’est point emprisonnée ni masquée; les champs, les jardins, les biens de la terre sont murés par l’eau. Dans ces fossés, qui tiennent lieu de haies, s’épanouit toute une flore aquatique, laquelle n’est ni moins riche ni moins variée que la flore terrestre. Au printemps, la surface sombre des canaux est toute piquée de fleurettes blanches, auxquelles s’associent bientôt les nénuphars et les iris : c’est la fête des eaux. Il n’y a pas si petite plante dans cette froide et humide nature végétale qui n’ait son jour de beauté. La vie n’est d’ailleurs pas absente de la scène. Sur les bords du canal marche de distance en distance un robuste garçon, quelquefois une femme courbée, qui remorque péniblement sa barque. Ces maisons de bois logent des ménages qui naissent, qui vivent, qui meurent là. Souvent une mère, assise près du gouvernail, donne Gravement le sein à son enfant. Le Hollandais est si naturellement marin, qu’une fois sur l’eau il n’a jamais l’air d’avoir besoin d’arriver. Le sentiment que ces personnes bercées en naissant sur l’onde dormante des canaux connaissent le moins, c’est l’impatience. Il arrive parfois de rencontrer une batelière dans le goût de Rubens, qui, fière de son embonpoint et de sa seconde jeunesse, jette autour d’elle, comme la reine des eaux, un regard déterminé et froid. Dans ces maisons voyageuses habitent des animaux domestiques devenus pour ainsi dire amphibies, et qui ont la figure calme de leurs maîtres. Aux deux crépuscules, la surface des canaux se change en un miroir dans lequel toute la nature lave et purifie son image. Sur la rive, des arbres fatigués par la chaleur du jour trempent dans l’eau l’extrémité de leurs feuilles, comme pour boire. La nuit, si vous montez vers le gouvernail, vous jouissez d’un spectacle qui a de la grandeur. Les moulins aux ailes repliées et qui semblent regarder les étoiles, la tranquille lumière de la lune sur les eaux tranquilles, l’attitude innocente de ces petites maisons qui sommeillent sur le bord du canal et d’où sort par intervalle le chant du coq, tout cela vous révèle un des côtés rustiques de la vie hollandaise.

La Hollande est non-seulement le pays de la terre où l’on voit le plus d’eaux, mais c’est encore celui où l’on trouve le plus d’eaux immobiles. Les canaux sont des fleuves arrêtés. Cette sérénité des eaux n’est point étrangère à la placidité des mœurs, des habitations et des visages. Sur le parcours des canaux s’élèvent autour des villes des espèces de pavillons chinois où l’on se réunit, dans la belle saison, pour prendre le thé et le café. Quelques-uns de ces pavillons, dont le toit est recouvert de tuiles vernissées et luisantes, trempent leur pied dans l’eau avec un air de joie. Dans ces nids, qui reposent sous une abondante verdure, se réfugie le bonheur domestique. Il faut venir en Hollande pour comprendre la vie de famille. L’étranger qui erre seul contemple d’un œil d’envie ces petites retraites si contentes de leur propreté, qui se regardent dans le canal comme une jeune fille dans son miroir. Là les femmes se livrent à des travaux d’aiguille, tout en lorgnant du coin de l’œil les barques et les voyageurs qui passent; pour les hommes, les heures s’évaporent en anneaux de fumée. On a depuis longtemps remarqué combien un tuyau de pipe pendait naturellement d’une bouche hollandaise. La plupart des habitudes locales sont calquées sur les conditions hygiéniques du climat. Sous le ciel brumeux de la Néerlande, on a senti le besoin de faire de la fumée contre de la fumée : c’est une sorte d’homœopathie locale. Quelques physiologistes ont prétendu que la vapeur du tabac enveloppait l’esprit de brouillards : cette observation est démentie par le Hollandais, qui vit dans un nuage et dont l’esprit est plus précis, plus positif, plus net dans les détails que celui d’aucun peuple. Si cet opium du Nord ne contribue pas au vague des idées, il pourrait du moins endormir le cerveau. Moins loquace et plus contemplatif que le Français du midi, le Hollandais est silencieux, mais il n’est point taciturne. Les peuples gais ne sont pas toujours les peuples heureux; il en est parfois de l’homme qui rit comme de l’enfant qui chante en traversant un bois durant la nuit pour s’étourdir. En Hollande, on trouve ce que les penseurs nés dans les époques d’agitation morale n’atteignent jamais, ce que cherchait Dante, la paix. Il n’est pas rare de rencontrer, chemin faisant, sur de petites maisons où l’on donne à boire, cette enseigne : Pax intrantibus[5]. On dirait que la vie est comme l’onde des canaux, qu’elle ne coule pas. Soit illusion ou réalité, il nous a paru que l’heure sonnait ici plus lentement qu’en France, et elle chante avant de naître. Ces carillons produisent, à distance et sur l’eau, un effet difficile à décrire. Tout le caractère de la vieille Hollande est dans ces sonneries graves, dans ces voix éoliennes que les pères ont entendues et que les fils entendront après eux. A Utrecht, ville essentiellement protestante, l’heure chante un cantique selon le rit réformé. Cette suavité toute puritaine, ces groupes de notes que le clocher lâche dans le ciel comme une volée d’oiseaux, ces horloges qui enchantent le temps, tout cela est en harmonie avec les lignes calmes et reposées du paysage. Les jardins qui bordent l’eau sont entretenus, sablés, ratisses, peignés avec un soin extrême. Des arbres chargés de fruits varient agréablement le fond un peu monotone de la verdure. Tacite, en parlant de ces contrées basses et froides, dit : « Les richesses de l’automne leur sont inconnues; ces peuples n’ont que trois saisons, l’hiver, le printemps et l’été. » En Hollande, l’art de l’horticulteur a créé une saison que n’avait pas indiquée la nature. L’homme a fait ici l’automne en introduisant les produits qui sont l’ornement et la couronne de cet âge de l’année. Dans la Hollande méridionale notamment fleurissent des treilles dont la prochaine récolte est déjà retenue pour l’Angleterre. Les jardiniers des Pays-Bas ont excellé de tout temps dans l’art de hâter la maturité des fruits par le moyen des couches et des châssis; on leur attribue même d’avoir enseigné aux autres peuples le gouvernement des serres. Cet automne sous verre est riche en melons et en toutes sortes de fruits et de légumes qu’ignorait la Batavie.

En Hollande, les villes et les villages se touchent; c’est une conséquence du peu d’étendue du territoire. Les maisons sont petites, discrètes et circonspectes; on reconnaît dans les habitations comme dans le caractère des habitans cette modération des goûts et des désirs qui est la philosophie du bonheur. Les Hollandais n’ont point comme les Belges la maladie du badigeonnage ; ils laissent à leurs maisonnettes la joyeuse couleur de la brique. Cette couleur rouge, combinée avec la verdure des arbres, avec le bleu sombre des canaux et avec l’or du soleil, donne aux villes des Pays-Bas, souvent même aux simples villages, un air de fête. Un goût très répandu, surtout parmi les femmes, c’est le goût des fleurs. Ici, la vie de l’intérieur est un poème, et l’on cherche tous les moyens de l’idéaliser. Nous avions déjà remarqué dans les Flandres que les habitudes morales s’élevaient avec l’amour des fleurs : dans la Néerlande, c’est une inclination qui devient générale. Telle rose qui s’épanouit derrière une vitre hollandaise, bien nette, bien transparente, est comme l’âme parfumée de la maison. Ces jardins domestiques sont quelquefois de véritables serres, tant la flore en paraît riche et variée. Une des plantes les plus recherchées des Hollandais est la jacinthe; ils en ont de toutes les variétés, la sérafine (blanche), la rose unique, la Jenny Lind, la gare-les-yeux (rouge), l’aimable bergère, l’Othello, qui est de couleur sombre et tragique, comme il convient au More de Venise. Transplantés dans un autre pays, ces oignons dégénèrent; vrais enfans de la Batavie, ils ne se plaisent qu’en Hollande. Derrière ce rideau de fleurs éclot le plus souvent une figure de jeune fille qui se cache, mais après avoir été vue. Les femmes de la Néerlande sont curieuses comme toutes les filles d’Eve; seulement c’est une curiosité qui se dissimule derrière une espèce de châssis vert qu’on appelle en hollandais horritje. L’habitude est de regarder ce qui se passe dans la rue, non dans la rue même, mais dans deux miroirs placés en manière d’angle, qui réfléchissent les objets, et qui méritent bien le nom que l’idiome vulgaire leur a donné, celui d’espions. Là, une blonde Hollandaise, ou même une brune (car les cheveux noirs ne sont pas rares dans les Pays-Bas), assise sur sa chaise, contemple pendant des heures entières, sans être vue, ce qui marche, ce qui flotte, ce qui s’anime. Cette image silencieuse du mouvement et de la vie est en rapport avec le caractère des personnes. Les beautés hollandaises sont des beautés timides et diaphanes, dont la physionomie tranquille ressemble à l’eau du canal qui dort devant les fenêtres de la maison. On connaît la réputation des eaux dormantes; mais ici les passions intérieures sont, dit-on, maintenues par la régularité de la vie et par la simplicité des mœurs. Rien ne manque à la joie paisible et recueillie de ces maisons situées dans les petites villes ou dans les villages de la Hollande, quand par hasard la cigogne vient s’y poser et y faire son nid. On a ici pour les cigognes le respect naïf et touchant qu’on témoigne dans d’autres endroits pour les hirondelles. La cigogne est en effet une hirondelle sur une plus grande échelle; elle fait aux grenouilles, aux crapauds, aux couleuvres, aux rats, aux mulots, la guerre utile que l’hôte de nos cheminées et de nos vieux châteaux fait aux insectes. Les cigognes sont regardées en outre comme des oiseaux de bon augure. N’ayez crainte qu’on les tue. Heureux le toit près duquel elles daignent s’abattre, plus heureux celui où elles daignent élire leur domicile ! On leur construit même des perchoirs et des abris artificiels pour les attirer : le nid de la cigogne est la couronne de la maison[6] .

L’abondance des eaux qu’on a toujours sous la main devait contribuer à répandre en Hollande les habitudes de propreté, Sans parler de Broek, ce curieux village qui semble détaché d’un vase chinois, nous avons rencontré partout, même chez les pauvres, des instrumens d’étain ou de cuivre que le nettoyage fait d’argent ou d’or. En Belgique, on a fondé, depuis quelques années, des prix de propreté; en Hollande, on est propre sans le savoir et sans qu’aucun Monthyon s’en mêle. C’est le mercredi, le vendredi et le samedi qu’on fait la grande toilette des maisons. Ces jours de schoonmaking (nettoiement général), la rue appartient aux servantes. On les voit alors puiser, verser, jeter les seaux d’eau avec une sorte d’exaltation. Ces filles, ordinairement si calmes, sortent tout à coup de leur caractère : on dirait les bacchantes de la propreté. En Hollande, on brosse son mur, comme ailleurs on brosse son habit. La façade et l’intérieur des maisons, tout est lavé, frotté, écuré avec un soin impitoyable. On peut donner de cette propreté plusieurs raisons géographiques : il est reconnu que l’atmosphère des Pays-Bas détériore très vite le bois et les métaux, d’où la nécessité de les peindre, de les frotter et de les polir sans cesse pour éviter la moisissure ou la rouille. Si l’hiver est froid et si le printemps est aigre, l’été est quelquefois très chaud, et comme, par suite de l’exiguïté du territoire, les populations se trouvent fort pressées les unes contre les autres, sans le soin qu’on a de nettoyer les maisons et les villes, le pays ne serait point habitable. C’est ainsi que les coutumes nationales dérivent de causes naturelles qu’on ne voit pas ou qu’on n’observe pas toujours, mais dont le lien, si délicat qu’il soit, existe pourtant. D’un autre côté, il est dans la nature de l’homme, et surtout dans celle de la femme, de s’attacher d’autant plus à son intérieur, que cet intérieur est plus net ou plus orné. La propreté des habitations a contribué en Hollande à faire aimer la vie de famille. La maison, que les anciens appelaient « le monde de la femme, » mundus muliebris, a besoin, pour la contenir tout entière avec ses goûts et ses affections, d’être une image en petit de l’ordre qui règne dans l’univers. Cette propreté, qu’on retrouve ici jusque dans les écuries et les étables, n’est point étrangère à la belle santé des gens et des animaux domestiques[7] . Dans les villages, on aime à rencontrer, surtout le dimanche, une population forte, saine et bravement vêtue. Les femmes portent des ornemens de tête aussi riches que bizarres : elles ont fait ce jour-là leur toilette et leur prière pour être belles devant Dieu et devant les hommes.

La plus grande partie du roulage des Pays-Bas se pratiquant par les canaux, les routes sont généralement magnifiques et entretenues comme les allées d’un parc. Il arrive de trouver réunis sur la même route un chemin de halage, un chemin sablé pour les piétons, un chemin pavé en briques pour les voitures[8] et un chemin de terre molle pour les chevaux de selle. Le goût des fermiers se révèle dans leurs chariots, qui sont d’une forme élégante, avec des bouquets de fleurs peints, sculptés ou dorés sur la caisse de la voiture. Par la vue des Pays-Bas, on peut se faire une idée de l’art hollandais. Le ciel n’est pas baigné, comme dans le midi, par une lumière si intense qu’elle absorbe tout; non, c’est une lumière prudente et discrète, mais vive, qui laisse une valeur à chaque objet. L’eau, qui est toujours ici l’âme et la vie du paysage, répand entre les arbres des tons argentés. Dans les plaines, où l’herbe abonde, s’ébat l’Arcadie avec ses troupeaux, ses bergers et surtout ses bergères. La figure des femmes est délicatement éclairée. Dans un tel milieu, l’art visera moins à l’ensemble qu’aux détails et à la couleur. On a reproché à l’école hollandaise de manquer d’idéal. Ce qui donne l’idéal aux paysages, ce sont les horizons étendus, vagues et découverts. Dans les Pays-Bas, les horizons sont généralement courts, précis, bornés; ils ne laissent rien à l’inconnu. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point là toute la Hollande. Les polders ont fait Gérard Dow, van Ostade, Paul Potter, Ruysdael, Cuyp; les dunes ont fait Rembrandt. Les dunes sont le désert. Là, on retrouve cette vigoureuse opposition des ombres et des lumières, ce caractère sauvage et déchiré, cette végétation inculte, ces montagnes, ces gorges, ces précipices qui ont donné un style au plus espagnol des peintres hollandais. Telle partie des dunes ressemble en effet à une sierra. Cette mer de sable furieuse et solide, recouverte d’une fauve végétation de thyms, de genêts, de bruyères (sorte de forêt vierge en miniature); ces côtes, dont la force réside, comme celle de Samson, dans la chevelure; ces goélands, ces courlis, ces mouettes, ces grands corbeaux qui passent, les ailes étendues, sur la tête des dunes, puis, entre les sommets de ces Alpes relatives, là bas, un coin de mer flamboyant et poli comme une lame de sabre, tout cela révèle le côté énergique du caractère hollandais. On comprend alors Ruiter et tous ces étonnans marins, dont la race n’est point éteinte dans la Néerlande. Leur intrépidité semble d’autant plus grande, qu’elle est candide. Le marin hollandais se trouve aussi à son aise sur mer que sur ses canaux. On le voit souvent traverser sur des bateaux frêles et ruinés des mers périlleuses, sans même se douter de son héroïsme. Les tempêtes lui sont familières, il a vécu avec elles dès son enfance, et l’on oserait presque dire qu’il les ignore à force de les vaincre. Les dunes donnent bien le sentiment de l’énergie virile, mais en même temps il n’est pas rare de trouver sur le sable presque nu, à quelques pas de la mer, une petite fleur que le vent a semée, image de l’amour de la patrie et de l’amour de la famille qui s’allient dans le cœur des rudes matelots hollandais au courage stoïque.

Une influence a dû contribuer à endurcir physiquement les enfans de la Néerlande, c’est le climat. Ce climat n’est pas précisément très rigoureux, mais il est humide et inconstant. Il ne faut pas perdre de vue qu’ici on vit sur la mer. La météorologie de la Hollande est particulière comme son histoire, comme son origine, comme ses mœurs. Au printemps, une belle journée s’annonce le plus souvent par un brouillard froid qui s’attache aux extrémités des branches, où il forme de petits cristaux. Les arbres avec leurs rameaux dépouillés et leurs fines nervures blanches apparaissent alors comme des stalactites gigantesques. Vers huit ou neuf heures du matin, ces cristaux fondent sous le soleil, et la forêt construite par le givre tombe en pluie. Les nuages laissent plus volontiers qu’ailleurs, surtout dans les nuits froides, transparaître la lune. On dirait des îlots de glace qui passent comme des verres dépolis devant une lumière. L’été, deux et trois températures se succèdent quelquefois dans une même journée. Si les saisons sont des climats voyageurs, ces voyageurs-là ont en Hollande l’humeur capricieuse et changeante. Même en été, l’humidité persiste longtemps après que les années de moulins, ces sentinelles préposées à la défense physique du pays, ont, au mois d’avril ou de mai, desséché les polders inondés pendant tout l’hiver. Par le soir des plus beaux jours, une vapeur blanche s’élève de terre et fume à la surface des prairies. Il serait intéressant de savoir si la culture et les ouvrages hydrauliques, en réchauffant le sol de la Néerlande, ont modifié les conditions de l’air; malheureusement l’histoire météorologique est encore dans l’enfance. Il existe à Utrecht un observatoire dont les travaux sont estimables, mais dont les expériences ne remontent qu’à quelques années. Tout porte cependant à croire que le climat des Pays-Bas s’est amélioré depuis les temps historiques. Si les monumens authentiques manquent pour apprécier cette amélioration, il n’en est pas moins vraisemblable que le dessèchement des lacs et des marais a dû exercer sur les saisons de la Batavie une influence heureuse. En chassant les eaux intérieures, le pays a dû s’assainir, et il perfectionne encore tous les jours les conditions d’un climat qui reste toutefois soumis aux bourrasques et aux caprices de la mer. Les fléaux d’ailleurs apportent avec eux une compensation. L’humidité devient un des élémens de la culture. L’inondation renouvelle chaque année la fertilité des terres. On lui doit ces riches et luxuriantes prairies de la Nord-Hollande, où les bêtes à cornes, perdues dans l’herbe, sont nonchalamment occupées à faire du lait. Dans les terres ainsi fécondées, la végétation est, on peut le dire, insolente de santé.

L’excentricité du milieu géographique crée, entretient, conserve l’originalité des coutumes nationales. On connaît l’ancienne réputation des kermesses hollandaises. Chaque ville, chaque village a la sienne, qui tombe ordinairement pendant l’été. Ces fêtes durent plusieurs jours. On y voit des boutiques, des charlatans, des animaux plus ou moins fabuleux, des parades, des manèges, des géans, des figures de cire, des chevaux de bois. Les jeunes filles vont se faire dire la bonne aventure dans une cabane de toile, antre discret et caché de la sibylle foraine. Ce qu’il y a de plus élégant, ce sont de petites maisons en bois d’un goût un peu théâtral, avec des lustres, des miroirs, quelques porcelaines, des dorures, des meubles peints non sans un certain art, de grands vases de cuivre remplis d’une pâte blanche, et une femme assise sur une chaise haute devant un feu qui pétille. Dans ces maisons portatives sont des cabinets particuliers fermés de rideaux rouges et blancs, où l’on mange des manières de crêpes larges comme un écu de cinq francs. Un autre ornement de la fête, ce sont les Frisonnes. Leur costume, surtout leur coiffure, est d’un goût charmant et d’une propreté délicate. Elles font d’excellentes gauffres qu’elles promènent dans la ville sur des corbeilles. Les Hollandais se montrent aussi très avides de légumes confits dans le vinaigre : de jolies baraques étalent un grand luxe de bocaux rangés avec symétrie, et dans lesquels nagent des oignons, des concombres, des citrons, des crevettes. On mange toutes ces aigreurs avec des œufs. Comme la fête dure habituellement une semaine, c’est le samedi qu’on s’abandonne. Ce jour-là en effet, la joie hollandaise est un peu grosse et bruyante : cet entrain, ces danses nocturnes, ces rondes de Saba dans la rue, cette liberté de la fête qui mêle et efface toutes les classes, ces chants qui se prolongent jusqu’au jour, cet emportement des femmes qui contraste avec leur calme habituel, ces mystères que la nuit aime à cacher sous ses voiles, tout cela ressuscite les toiles des vieux maîtres qui ont célébré les bacchanales du Nord. A travers cette ivresse joyeuse, la naïveté des mœurs hollandaises ne se dément pas : on dirait une orgie dans le paradis terrestre. Tout un personnel d’hommes et de femmes est attaché au service des kermesses : ce personnel se déplace de ville en ville, et couche, comme autrefois les Scythes, dans des maisons roulantes. Cependant les kermesses de la Hollande sont en décadence : la facilité toujours croissante des relations commerciales, le développement des magasins et des boutiques, leur enlèvent de jour en jour toute raison d’être. Leur ancienne prospérité ne se maintient que dans certaines villes de la Frise, où les mœurs et les habitudes locales s’abritent derrière le Zuiderzée comme derrière le gardien des traditions. Il y a également dans la mythologie des Scandinaves une mer autour de laquelle rien ne change; les hommes eux-mêmes n’y vieillissent pas.

Ce qui manque à la Hollande, ce sont les montagnes. Peut-être faut-il rapporter à cette cause, en partie du moins, le faible développement de l’architecture. La montagne est au paysage ce que le geste est à la physionomie. Dans les endroits où elle est absente, le sens architectural doit être restreint. En Hollande, l’art de bâtir s’est plutôt attaché à faire de jolies maisons que des édifices publics. Ici, chacun vit chez soi ; on adore les dieux lares. De petits jardins, cachés dans l’intérieur des maisons, dont les arbustes en fleur exhalent une odeur de félicité domestique, réunissent le soir toute la famille et quelques amis. Nous avons remarqué, surtout à Rotterdam, ces étroites portes, peintes en noir, par lesquelles on entre un à un comme dans un sanctuaire. Quand une personne tombe malade, son domicile est impénétrable. La sonnette se tait. On affiche sur la maison un bulletin de santé. Cette précaution écarte l’importunité des amis, sans repousser leur sollicitude. On respecte de même le repos des femmes en couche : un avis déclare que la mère et l’enfant se portent bien. A Harlem, le marteau de la porte est orné d’une dentelle et de rubans dont la couleur indique le sexe du nouveau-né. Si la personne malade vient à mourir, son décès est annoncé dans la ville par l’aanspreker, sorte de billet de faire part vivant, dont le costume un peu tragique, le crêpe noir, le manteau, le rabat, le chapeau à cornes, le ton de voix lugubre et déclamatoire, étonnent beaucoup les étrangers. On dirait le revenant des vieilles mœurs hollandaises. Cet homme annonce également les naissances et les décès, ceux qui viennent et ceux qui s’en vont. Les enterremens se font le matin avec une pompe sévère et discrète. Les amis qui ont suivi le convoi se rendent, après la cérémonie, à la maison mortuaire, où ils font une légère collation, en souvenir sans doute de ces anciens repas où l’on buvait dans de larges coupes à la santé du mort.

La Hollande, on l’a vu, est de tous les pays celui où l’homme a pour ainsi dire contracté le mariage le plus intime avec la forme géographique. Les mœurs, les institutions, les coutumes des habitans découlent des conditions que la nature a faites aux anciens conquérans de la Néerlande. Ces masses d’eau qui se laissent traiter par la main de l’homme avec une soumission d’enfant, comme si elles avaient fini par reconnaître la supériorité de la force intelligente, ont en quelque sorte assisté aux progrès de la civilisation. Paisible comme ses canaux, vigoureux comme ses dunes, terrible sur mer comme les tempêtes qui battent ses côtes, le génie hollandais est en harmonie avec le caractère de son territoire. Les deux principales industries des Pays-Bas, l’extraction de la tourbe et la pêche, se rattachent également à la constitution du sol. Il était donc essentiel d’indiquer d’abord la formation géologique de la Néerlande et le rapport de cette formation, ouvrage combiné de l’homme et de la nature, avec les habitudes d’un peuple qui s’est fait lui-même. Si les primitifs Bataves revenaient en Hollande, ils ne retrouveraient plus leurs anciens marais, mais ils reconnaîtraient dans leurs descendans l’empreinte de la race et des circonstances extérieures qui l’ont modifiée.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la livraison du 1er juillet dernier.
  2. Il y a cependant un détail de mœurs qui nous a frappé et qui donnera une idée du caractère hollandais. En France, on dévore la vie, on pousse devant soi le temps, jusqu’au moment où l’on voudrait le retenir. Les petites filles aspirent à être des jeunes filles, les jeunes filles à devenir femmes. Cette impatience d’être autre chose que ce qu’on est, cette tendance à sortir de son âge et de sa condition n’existe pas en Hollande. On voit ici des adolescentes déjà grandes, des filles de quatorze ou quinze ans, qui portent encore le costume de l’enfance, robe courte et pantalon d’indienne, tablier blanc, cheveux nus et bouclés. Il est permis de croire que la candeur des sentimens se conserve chez elles avec les habits du premier âge. On dit, il est vrai, que c’est l’autorité des mères qui les maintient dans ce costume innocent; mais si l’esprit des jeunes filles était tout à fait contraire à cela, l’autorité maternelle ne prévaudrait pas longtemps.
  3. Van Speyk avait été élevé dans la maison des orphelins civils, à Amsterdam. On conserve dans l’établissement son souvenir avec une espèce de culte. Nous avons vu sur un des murs de l’édifice une table de marbre blanc qui porte le nom de ce marin héroïque, la date et la cause de sa mort, et qui revendique pour l’établissement l’honneur de lui avoir tenu lieu de père.
  4. Il existe à la bibliothèque royale de La Haye un volume in-12 intitulé : Conseils aux réfugiés sur ce qu’ils devront faire à leur prochaine rentrée en France.
  5. Ces débris de latinité se rencontrent à chaque pas en Hollande, et cependant les enfans y apprennent moins les langues moites que les langues vivantes. A Utrecht et à Leyde, villes universitaires il est vrai, on voit sur les maisons bourgeoises des écriteaux avec cette inscription : Cubiculum locandum. A La Haye, où il n’y a point d’étudians, nous avons trouvé un magasin sur lequel est écrit : Cibaria saluberrima.
  6. La cigogne peinte ou sculptée en relief figure sur les édifices publics et sur les fontaines de La Haye. Ce sont les armes de la ville. On nourrit trois ou quatre de ces oiseaux privés dans le marché aux poissons. Quand par accident une cigogne se casse la patte, on pousse quelquefois l’humanité jusqu’à lui mettre une patte de bois. Cette reconnaissance des Hollandais envers les animaux qui leur rendent service est un trait de mœurs qui ne doit pas être passé sous silence. Lors du fameux siège de Leyde en 1574, les pigeons qui apportèrent aux assiégés la nouvelle d’une prochaine délivrance furent respectés pendant leur vie et empaillés après leur mort. Ou les conserve religieusement dans l’hôtel de ville.
  7. C’est dans la Nord-Hollande qu’il faut visiter ces salons destinés aux bestiaux. Le plancher est luisant de propreté. Les vaches se succèdent côte à côte sur une plate-forme qui est également nette et sablée. Les ordures sont reçues dans une rigole. Pour que les vaches ne se salissent point en se couchant, on suspend leur queue avec une ficelle attachée au plafond
  8. Il y a en Hollande deux sortes de briques : les rouges, qui servent à bâtir les maisons, et les jaunes, qu’on emploie pour paver les trottoirs et les routes.