La Néerlande et la vie hollandaise/06

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LA NEERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

VI.
LES UNIVERSITES, LES EGLISES ET LA LITTERATURE.
LEYDE. — UTRECHT. — GRONINGUE.



En Hollande, le mouvement intellectuel est enveloppé dans le mouvement religieux. Cette alliance de la foi et de la pensée humaine est une conséquence des événemens qui ont présidé à la régénération du pays. On le sait, la Néerlande est l’œuvre de la réformation. Son existence nationale émane des doctrines sacrées qui proclamaient dans le monde le droit au libre examen. Quoique les circonstances ne soient plus les mêmes, le principe social continue de subir l’influence du dogme. Depuis plus d’un demi-siècle, le progrès a séparé l’ordre religieux de l’ordre civil et politique ; mais les constitutions, si bonnes qu’elles soient, changent plus vite les lois qu’elles ne modifient les mœurs et le caractère historique d’un peuple. Dans un pays où le protestantisme a joué un si grand rôle, il est naturel que l’on n’épargne ni les efforts moraux ni les sacrifices matériels pour soutenir l’édifice des croyances nationales. Attaqué, le principe religieux se défend en Hollande par des armes puissantes et nombreuses. Une foule de sociétés ont été organisées pour centraliser ce mouvement, — l’Unitas, fondée par des protestans dont la plupart appartiennent à la magistrature et au haut commerce ; l’Assistance chrétienne, à laquelle on s’affilie moyennant une contribution hebdomadaire de 2 cents (1 florin par an) ; la société Tuenda ; celle du Bien-Être, qui s’efforce de soutenir les protestans malheureux que l’église romaine voudrait attirer dans son sein ; la société Phylacterion, qui interdit de se marier avec une personne catholique. Les adversaires du protestantisme hollandais traitent de sociétés secrètes ces affiliations, dont le but est pourtant avoué. Secrètes ou non, ces associations ne se proposent pas de détruire, mais de conserver. Leur rôle est de servir de bouclier à la foi néerlandaise. Au nombre de ces moyens de défense, il ne faut point oublier la publication de certains journaux. À Thiel, par exemple, il paraît une feuille intitulée le Flambeau, que les catholiques désignent sous le nom d’organe du protestantisme rouge. Indépendamment des sociétés plus ou moins occultes et des journaux, la religion nationale, qui a cessé d’être religion d’état, mais qui n’a point abjuré son action sur les consciences, possède, anime, inspire les universités. La Néerlande a trois universités : celles de Leyde, d’Utrecht et de Groningue, et deux athénées, situés l’un à Amsterdam, l’autre à Deventer. La vie littéraire et scientifique se trouve en quelque sorte concentrée dans ces institutions, la vie morale et religieuse du pays s’y rattache par des liens qu’il est facile de saisir : l’histoire des idées y est inscrite dans le personnel du corps enseignant. Nous aurons quelquefois l’occasion de comparer le présent au passé. Puisse ce rapprochement de faits ranimer l’ardeur engourdie d’une nation qui, selon l’expression d’Hugo Grotius, tient une place honorable sur la mer comme sur l’océan des connaissances humaines !


I

La ville de Leyde est le Versailles de la Hollande pour son air de grandeur déchue, de tristesse souveraine et de solitude imposante. Elle ne pleure point les fêtes ni les grandeurs évanouies d’une ancienne cour, mais elle regrette son industrie éteinte, ses fabriques de drap, autrefois célèbres dans le monde entier, aujourd’hui perdues. Ces fabriques, berceau d’une aristocratie nouvelle, avaient été fondées en partie par des réfugiés français, qui, après la Saint-Barthélémy et après la révocation de l’édit de Nantes, portèrent en Hollande leur activité, leurs richesses, leurs lumières. Le désir de ressaisir une patrie les rendit entreprenans et supérieurs à l’adversité. Leyde devint alors par leur concours ce que devait plus tard devenir Manchester pour la Grande-Bretagne, le centre d’une industrie forte et productive. De cette grandeur économique et de cette richesse, il ne lui reste plus qu’une maison de ville, édifice magistral du XVIe siècle, deux grandes églises, de superbes canaux avec de larges quais plantés d’arbres, des maisons qui se souviennent encore des beaux temps de : la république, et surtout une université.

L’origine de cette université fameuse se lie au siège que soutint, en 1573, la ville de Leyde. On connaît les causes qui avaient soulevé les Provinces-Unies contre la domination de l’Espagne. La liberté de conscience indignement violée, le despotisme politique et religieux, l’inquisition, la censure, les impôts arbitraires, tout avait exaspéré le sentiment national. « En ce temps-là, dit l’historien Hooft[1], les rangs, les sexes, les âges furent confondus dans une persécution générale. On ne voyait partout que des instrumens de supplice. Les gibets et les roues n’y pouvaient suffire. Les arbres qui bordaient les routes étaient surchargés de cadavres. Ailleurs s’élevaient les flammes de bûchers sans nombre. Chaque jour se dressaient des échafauds où coulait le sang. L’air même, source de la vie, en était comme infecté et ressemblait à un immense tombeau. » Alors on vit un spectacle unique dans l’histoire du monde. Quelques centaines d’hommes poussés au désespoir, des pêcheurs, des bergers, des négocians, s’unirent pour lutter contre l’écrasante oppression d’un gouvernement fort et contre des armées réputées invincibles. Suivant l’exemple donné par d’autres villes de la Hollande, les habitans de Leyde s’étaient déclarés en faveur de l’union des provinces, mais dans les derniers jours d’octobre ils furent attaqués et cernés par les Espagnols. Le prince d’Orange leur écrivit d’organiser à tout prix la résistance. Il s’engageait de son côté à chercher tous les moyens de venir à leur secours. « Tenez trois mois, leur disait-il ; quand même le siège durerait plus longtemps, ne perdez pas courage. Si vous persévérez malgré les angoisses de la faim, la délivrance est certaine ; si au contraire vous fléchissez une servitude éternelle vous attend. » L’ennemi cherchait cependant par de flatteuses promesses à s’ouvrir l’entrée de la place. À de telles avances, les insurgés ne ; répondirent que par ce vers latin :

Fistuta dulce canit, volucrem dum decipit auceps.

La défense de la ville fut confiée à Janus Douza. Les citoyens s’engagèrent par serment à s’ensevelir sous les débris de leurs maisons plutôt que de céder. On créa une monnaie de détresse[2]. Quoique l’on eût renvoyé tout d’abord les bouches inutiles, la famine ne tarda point à sévir. Depuis sept semaines, on n’avait point vu de pain dans la ville. Les provisions de toute sorte étaient épuisées. L’herbe, les feuilles, l’écorce des arbres, le poil des bêtes tuées et dévorées depuis longtemps, la terre même, tout devint une nourriture. À la famine succéda la peste. Sur seize mille habitans que renfermait la place, six ou sept mille périrent. On ne voyait plus que des cadavres vivans occupés à ensevelir des morts ; Cette ville, défendue par des ombres, se soutenait néanmoins contre la fureur de l’armée ennemie et contre ses propres divisions. Aux soldats qui leur criaient : « Vous mourez de faim, rendez-vous, et vous recevrez une distribution de vivres, » ils répondaient du haut des remparts : « Quand les provisions nous manqueront tout à fait, nous mangerons nos mains gauches en gardant notre main droite pour défendre notre liberté. » Un jour pourtant, des bandes d’affamés se présentèrent devant le bourgmestre de Leyde, Pieter Adriaanszoon van der Werff ; elles demandaient péremptoirement du pain ou la reddition de la ville. « J’ai juré de défendre cette cité, répondit le magistrat civil, et avec l’aide de Dieu, j’espère tenir mon serment. Du pain, je n’en ai pas ; mais si mon corps peut vous servir à continuer la lutte, prenez-le, coupez-le et divisez-le entre vous. » Les malheureux se retirèrent en silence.

Le sort de la Hollande était dans les murs de Leyde : toutes les Provinces-Unies avaient les yeux sur cette ville héroïque ; mais la place était si vigoureusement bloquée, qu’il était très difficile de lui venir en aide. Le prince d’Orange se décida enfin à percer les digues. C’était un parti extrême. Néanmoins le vieux proverbe batave prévalut : Mieux vaut pays désolé que pays perdu. Les terres furent donc désolées par les eaux et les moissons englouties. La mer, cette ennemie naturelle de la Hollande, accourut au secours de Leyde ; mais elle accourut lentement. Le vent ne portait pas les flots. Sur ces vagues paresseuses, qui ne poussaient point jusqu’à la ville, on vit apparaître des barques avec du canon. Ces barques, sans rames ni voiles, et qui se mouvaient au moyen de roues, étaient montées par les terribles marins zélandais, presque tous mutilés dans la guerre de l’indépendance. C’étaient des hommes à mine farouche, pour la plupart défigurés par d’affreuses et honorables blessures[3]. Ils venaient donner à la ville en ruine l’exemple et le conseil d’une résistance désespérée. Les assiégés voyaient du haut de leurs remparts la flottille, ils pouvaient parler avec les équipages ; mais, contrariée par un vent du nord-est, l’eau refluait au lieu d’avancer, et éloignait avec elle l’espérance : les murs mêmes étaient ébranlés. L’ennemi au contraire, quoique chassé de quelques positions avancées par le débordement des eaux, se maintenait encore sur les principales digues. Leyde semblait perdu, lorsque la lune, entrant dans son plein, enfla la masse des eaux. Le vent tourna au sud-ouest. Une de ces tempêtes violentes et continues, qui, dans les temps ordinaires, causent de si vives inquiétudes pour la sûreté du pays, éclate sur les côtes. La mer, n’étant plus retenue, élargit les brèches déjà pratiquées dans les digues et se précipite sur les terres, portant devant elle l’épouvante, la désolation et le salut. Surpris et submergés, glacés d’effroi par le bruit extraordinaire de la tempête et d’une partie des murs qui s’écroulent, les Espagnols abandonnent tumultueusement leurs postes, jetant leurs canons dans l’eau. La même marée qui les emporte conduit la flottille zélandaise, chargée de provisions, jusque devant les portes de Leyde. Un combat terrible, un combat amphibie, pour nous servir de l’expression d’un historien hollandais, s’engage au milieu des branches d’arbres, en partie sur les digues, en partie dans les barques. Les marins libérateurs entrent dans la ville ; mais au milieu de la joie quel triste spectacle s’offre à leurs yeux ! Sur les deux rives du grand canal, des hommes exténués demandent des vivres à grands cris. Ils saisissent avec une avidité bestiale les pains, les harengs qu’on leur distribue, et plusieurs d’entre eux, qui avaient supporté la famine, succombent à cette nourriture[4].

Une telle délivrance parut tenir du prodige. La redoutable armée espagnole, attaquée, noyée, dispersée dans l’intérieur des terres par les eaux de la mer, que semblait conduire une main invisible, avait disparu comme celle de Pharaon, On crut voir dans cette dispersion subite une faveur directe de Dieu, qui aimait maintenant la Néerlande comme il avait autrefois aimé Israël. Les chroniqueurs racontent même qu’une jeune Hollandaise, nourrie sans doute dans les traditions de l’Ancien-Testament, Madeleine Moons, avait fait traîner le siège en longueur, en occupant par ses charmes le cœur de Valdez, qui commandait en chef l’armée espagnole. Voici un fait plus sérieux. Retenu par une maladie, le prince d’Orange n’avait pu se porter en personne devant les murs de Leyde. Il était à Delft, et à peine rétabli, il assistait au prêche dans une des églises de la ville, quand on vint lui apprendre l’heureuse nouvelle de la levée du siège. Il fit passer le message au prédicateur, qui en donna lecture à haute voix. Les larmes tombèrent de tous les yeux avec des actions de grâce. Quoique la peste fît encore des victimes dans cette malheureuse cité de Leyde, le Taciturne n’hésita point à s’y rendre. Entouré par les habitans, qui oubliaient leurs maux en voyant dans cet homme le rempart vivant de la liberté reconquise, il leur demanda ce qu’ils préféraient, ou l’exemption de certains impôts, ou la fondation d’une université protestante. Les citoyens de Leyde ne balancèrent pas dans leur choix. « Une université ! » tel fut le cri général.

Cette académie fut érigée le 9 février 1575. Une grande idée politique protégeait alors une telle institution, qui allait donner un centre au mouvement intellectuel de la réformation batave. Ce n’était pas tout que de fonder par les armes l’indépendance matérielle des Provinces-Unies, il fallait encore constituer une nationalité morale. L’université de Leyde était destinée à combattre l’influence de l’université catholique de Louvain. Les professeurs entraient pleinement dans l’idée du Taciturne, qui était de greffer la liberté civile et politique sur une nouvelle forme religieuse. Janus Douza, qui avait si vaillamment défendu la ville de Leyde contre les Espagnols, fut nommé premier curateur de l’université. L’inauguration de l’académie protestante eut lieu avec toute la pompe qui était alors en usage pour de semblables solennités. Comme ces processions et ces cérémonies allégoriques se célèbrent encore dans la ville de Leyde, il convient peut-être de retracer les principaux traits d’une fête qui appartient à l’histoire. Le cortège s’avança de la maison de ville vers le siège de l’université. Une femme en robe blanche, montée sur un char, représentait l’Écriture sainte. Autour d’elle marchaient à pied les quatre évangélistes, Matthieu, Marc, Luc et Jean. La Justice suivait, tenant d’une main le glaive, de l’autre la balance ; puis la Médecine, portant un livre et des herbes, avec Hippocrate, Galien, Dioscoride et Théophraste, qui se groupaient sur ses pas. Minerve s’avançait à son tour, une lance dans la main droite, dans la main gauche un bouclier avec la fameuse tête de Méduse ; à ses côtés, on voyait Platon, Aristote, Cicéron, Virgile. Derrière ces figures symboliques se montraient les professeurs. Le cortège, en approchant de l’académie, rencontra un navire, souvenir du siège. Dans ce navire se tenaient Apollon et les neuf sœurs : Apollon jouait du luth, les Muses chantaient. À la proue, on voyait Neptune, le libérateur de la ville sauvée par les eaux. À mesure que les professeurs arrivaient, on les embrassait et on les complimentait l’un après l’autre en latin. Enfin ils entrèrent dans l’édifice de l’université, où l’un d’eux fit au milieu d’un groupe d’étudians une première leçon sur la théologie, non sans accompagnement de musique. La fête se termina par un grand banquet chez un des magistrats de Leyde. On retrouve dans cette cérémonie moitié biblique, moitié païenne, une trace de cette alliance bizarre qui constituait la véritable physionomie de l’époque, surtout en Hollande : la réformation et la renaissance se donnaient la main sur le berceau de l’institution qui allait étendre et fortifier par les lumières la liberté politique conquise par les armes.

L’université de Leyde a tenu ce qu’on attendait d’elle. Appelant les hommes éminens de la Hollande, adoptant les savans étrangers, cette institution ne tarda point à devenir une véritable cité de l’intelligence. Une académie qui compte parmi ses professeurs Juste Lipse, Paul Merula, Scaliger, Marnix de Sainte-Aldegonde, Vossius, Albinus, Boerhaave et tant d’autres, mérite assurément le respect. Dans l’édifice actuel de l’université, on trouve une salle où sont exposés les portraits de tous les anciens professeurs. En présence de ce concile, où figurent tous les hommes célèbres dans la théologie, dans les sciences et dans les lettres, j’éprouvai une véritable émotion. L’âme de la vieille Néerlande était là. Parmi les professeurs modernes, nous citerons van der Palm et M. Thorbecke. Van der Palm, élève du grand orientaliste Schultens, a écrit la prose la plus pure qui existe, en hollandais ; ses discours et ses études sur la Bible doivent être considérés, même par les étrangers, comme des œuvres estimables. À l’âge de trente-trois ans, il enseignait les langues orientales. M. Thorbecke, aujourd’hui l’un des hommes d’état les plus distingués de la Hollande, professait il y a quelques années l’histoire du droit à Leyde. Né à Zwolle, d’une famille bourgeoise, M. Thorbecke a visité l’Allemagne, à laquelle il se rattache d’ailleurs par ses études philosophiques et par certaines affinités naturelles. Son cours excita des sympathies très vives dans l’élite de la jeunesse. Un des mérites de M. Thorbecke comme écrivain, c’est d’avoir beaucoup contribué à dégager la langue nationale. La prose hollandaise, sous l’influence de la période allemande, était lourde et prolixe : M. Thorbecke introduisit dans le discours la phrase courte, serrée, concise. En voulant fuir la diffusion, il tomba, il est vrai, dans un excès contraire, — une certaine raideur d’expression. M. Thorbecke n’en est pas moins un penseur et un des rares écrivains qui ont fait école en Hollande.

Quoique des noms estimables se rattachent encore aujourd’hui à l’académie de Leyde, l’enseignement y est fort déchu de son ancienne splendeur. J’ai sous les yeux les cahiers des différens cours. Quelques professeurs ont conservé l’habitude de donner leurs leçons en latin. Il y a peu d’années, M. Tiedeman, robuste vieillard qui assiste encore les élèves de ses conseils, professait l’économie politique dans cette langue morte. Il est curieux de voir les tours de force auxquels se livrait un esprit nourri de la sève latine pour traduire les idées de Jean-Baptiste Say dans l’idiome de Cicéron. Le capital se disait sors, la rente reditus, le prix courant pretivm naturale, l’intérêt mura, l’assignat pecunia chartacea, les lettres de change cambiales litterœ. D’autres cours se font encore en latin ; le code civil lui-même est expliqué et commenté dans cette prose antique chargée d’un néologisme barbare. Tout cela est gravement puéril. À une science nouvelle et à des faits nouveaux il faut une langue vivante. L’ensemble des études à Leyde est assez complet ; seulement c’est un enseignement vieux comme les murs de l’académie, respectable comme les ancêtres, froid comme le passé. La plupart des professeurs se contentent de dicter tous les ans le même cahier. Je crains que l’immobilité universitaire n’ait contribué à l’immobilité de la vie intellectuelle en Hollande. Une des figures curieuses de cet enseignement renouvelé des Grecs et des Latins, c’est le maître d’escrime, qui elegantem gladii artem docet, dit le programme.

À l’université se rattachent des établissemens scientifiques bien dignes de fixer l’attention. La bibliothèque est belle et vaste. Une vieille gravure représente l’ancienne disposition de ce dépôt scientifique. Les livres étaient alors rangés sur des espèces de pupitres, et chacun d’eux tenait à une tringle de fer par une petite chaîne. On lisait debout les ouvrages ainsi attachés et fixés. Aujourd’hui la confiance a fait des progrès, et les étudians ont la faculté d’emporter les livres chez eux, sous la garantie du professeur. La bibliothèque possède des manuscrits et des ouvrages rares dont plusieurs ont appartenu à Scaliger ; les murs sont décorés de quelques bons portraits historiques[5].

Le musée anatomique, dont Sandifort nous a laissé une description savante et raisonnée, contient une riche collection de crânes, une belle série de monstres (car les monstres ont aussi leur beauté), des fœtus appartenant aux diverses races humaines, la tête d’un roi d’Afrique, qui, triste retour des grandeurs humaines, figure aujourd’hui dans un bocal, et surtout une jolie tête d’enfant préparée par Ruysch. Le musée d’histoire naturelle est une des plus magnifiques collections qui existent en Europe. Des troupeaux de squelettes appartenant aux différens ordres de la nature, chaque famille zoologique représentée par une profusion de sujets, des masses d’oiseaux aux mille couleurs empaillés avec art et auxquels il ne manque vraiment que le ramage, des légions de mammifères qui ont conservé le mouvement de la vie dans l’immobilité même, tout cela fait regretter que ces belles galeries soient si vides et si abandonnées. À la tête de l’institution figurent cependant des savans tels que MM. Temminck et Schlegel, dont le nom a franchi les étroites limites de la Hollande. Dans cette collection, qui échappe à l’analyse par la richesse des détails, j’ai recherché surtout ce qu’a produit pour la zoologie néerlandaise le commerce avec les colonies. Jusqu’ici, par exemple, on ne connaissait guère que deux espèces d’éléphans : celle d’Asie et celle d’Afrique. Les rapports des Hollandais avec Sumatra les ont mis à même de déterminer une troisième espèce qui forme la transition entre les deux autres. Un souvenir tout national a encore été conservé ; c’est le teredo. Le teredo est un ver, ni plus ni moins. Au siècle dernier, cet insecte des mers tropicales fut apporté en Hollande, selon toute vraisemblance, dans la charpente de quelque navire. Le ver, en s’attaquant aux pilotis qui soutiennent les digues menaçait de détruire la puissance séculaire de ces ouvrages, qui résistent aux marées et aux tempêtes. La consternation fut générale. Les digues rongées, c’était la Hollande sous l’eau. L’existence de la vieille Batavie avec ses richesses lentement accumulées, ses ports, ses villes, son commerce, était donc mise en question, et par qui ? par un insecte presque invisible. Heureusement un hiver rigoureux survint, et le teredo mourut. On voit dans le musée de Leyde quelques morceaux de bois déchiquetés par ce cruel parasite, qui fut, Dieu merci ! arrêté à temps dans ses mauvais desseins contre les Pays-Bas.

La nature animale n’est pas la seule qui soit représentée dans la ville de Leyde. Il existe un jardin des plantes qui peut soutenir la concurrence avec tous les jardins scientifiques du monde. Un grand nombre d’arbres indigènes et exotiques font de ce beau lieu d’étude une délicieuse promenade. Grâce aux soins d’une culture habile, quelques végétaux étrangers ont été cédés par le ciel heureux de l’Orient au climat humide et froid de la Batavie. En été, les professeurs donnent dans le jardin des leçons de botanique. Ce qui distingue la science néerlandaise, c’est qu’elle s’éclaire et se réchauffe au soleil de l’Inde. Le directeur de l’Herbarium, autre établissement riche en plantes sèches, a séjourné neuf années à Java. M. Blume, Allemand d’origine, a écrit en hollandais et en latin plusieurs ouvrages considérables sur la géographie botanique de ces belles contrées[6]. Chef du service médical aux Indes hollandaises, il a pu se livrer, sur ce magnifique théâtre de faits, à ses goûts pour l’histoire naturelle. Les premières gravures de ses ouvrages ont été exécutées sur place par un homme condamné à mort, dont M. Blume obtint la grâce à la condition que cette main criminelle servirait désormais les intérêts de la science. Plus tard, un artiste javanais, dont j’ai vu quelques bons tableaux, lui prêta son concours. Dans les livres de M. Blume, mais plus encore dans sa conversation vive et animée, on reconnaît l’enthousiasme d’une âme fortement émue par la majesté de la flore indienne. « Notre soleil, à nous autres peuples du nord, me disait-il, est la lune du soleil que j’ai vu là-bas. »

M. Blume a pour contradicteur et pour rival dans l’université de Leyde un autre Allemand, M. Junghuhn, qui a également voyagé aux Indes. Les deux savans se sont même livrés l’un contre l’autre à des luttes personnelles et injurieuses qui rappelaient le moyen âge. On attribue à M. Junghuhn un livre anonyme, intitulé Nuit et Jour. Ce sont des dialogues entre la lumière et les ténèbres. L’auteur cherche à prouver que l’avènement du christianisme a arrêté dans le monde le développement de la science, de la civilisation et des arts, et que dans tous les cas on a tort de vouloir l’introduire parmi les Javanais, formant une société séculaire. Ce démenti donné aux idées reçues sur la succession féconde des croyances religieuses et sur la marche providentielle des sociétés fit scandale. Telle est pourtant la tolérance des mœurs en Hollande, tel est surtout le respect des convictions même les plus opposées au sentiment général, que le savant conserva sa position officielle. Il est juste de dire que M. Junghuhn s’est montré dans ses ouvrages géologue et botaniste très remarquable[7]. On lui doit des vues originales sur la constitution physique de l’archipel indien. M. Junghuhn est d’ailleurs un des savans les plus nomades qu’on puisse voir. Aujourd’hui en Hollande, nul ne peut répondre qu’il ne sera pas demain aux Indes[8]. Poussé vers les voyages par le démon de la science, oubliant, dans ses heures d’inspiration, les besoins de la vie matérielle, inégal dans ses études et dans ses loisirs, il représente bien le type des naturalistes allemands, dévoués d’esprit et de cœur à la contemplation de l’univers. On se souvient ici de Mlle Sybille Merian, qui, dans le dernier siècle, traversa les mers pour faire connaissance avec les insectes de Surinam.

À côté des monumens de la science, on rencontre à Leyde les monumens de l’histoire. Le musée des antiques mérite sa réputation pour le grand nombre de ses figures indiennes et égyptiennes. M. le professeur van der Chys enseigne la science numismatique et possède un cabinet remarquable. Enfin nous nous arrêterons à une collection unique dans le monde, c’est le cabinet japonais de M. Siebold. La nation néerlandaise était jusque dans ces derniers temps la seule qui pût entretenir des rapports avec le Japon. Il existe une île nommée Décima, qui appartient aux Japonais, et dans laquelle les Hollandais ont établi un comptoir. Là, ils vivent tranquilles, à la condition de ne point franchir la limite d’un pont qui les sépare de la ville. Ce point de contact, si restreint qu’il fût, était encore, il y a quelques années, le seul lien par lequel cette partie de l’Orient communiquait avec l’Europe. De tels rapports avaient suffi pour implanter la langue hollandaise au Japon. Les savans du pays étudient dans les écoles publiques cet idiome, qui n’est parlé en Europe que par trois ou quatre millions d’individus. Il existe même au Japon des livres écrits, par les indigènes dans le hollandais qui se parlait en Hollande il y a deux siècles. La bonne intelligence des deux nations alliées se traduit par des cadeaux réciproques. Dernièrement, le roi de Hollande envoyait à l’empereur du Japon un bateau à vapeur qui excita fort l’étonnement et l’enthousiasme des indigènes. L’opposition des états-généraux trouva d’abord matière à critique dans cette munificence, et un des députés allait jusqu’à dire que l’empereur du Japon, par quelque extravagance de souverain absolu, pourrait un beau jour avoir l’envie d’un cheval vert ! Quant au vaisseau donné en cadeau à l’empereur du Japon, il a été le gage de la consolidation des bons rapports entre les deux nations. Une nouvelle convention vient d’être signée à Nagasaki, ville voisine de Décima. De nouveaux avantages sont assurés aux Hollandais dans ces régions lointaines, et on a laissé même pressentir la négociation d’un traité plus large. Le gouvernement japonais, voulant s’initier à tous les progrès de l’architecture navale moderne, a fait en Hollande des commandes assez considérables pour sa marine ; quelques officiers hollandais sont même restés au Japon pour y développer l’instruction nautique. Tout semble indiquer des relations nouvelles plus suivies et plus fructueuses pour les deux pays, dont trop longtemps les rapports ont été circonscrits par la défiance qu’inspirent les étrangers aux vieilles théocraties de l’Orient.

Cette exclusion, qui date de plusieurs siècles, et qu’ont provoquée les tentatives des missionnaires catholiques, a plus d’une fois excité le zèle indiscret des savans. M. Siebold, Allemand de naissance, attaché au service médical des Indes néerlandaises, passa, il y a un quart de siècle, au Japon. L’histoire de cette race, qui s’enveloppe sous le double voile de l’isolement et du silence, était bien faite pour tenter un esprit curieux et persévérant. M. Siebold se promit de pénétrer, malgré tous les obstacles, dans les mœurs et les origines de ce peuple, qui, pareil au sphinx, s’est fait une puissance de l’inconnu. L’origine du musée qu’on visite à Leyde, si l’anecdote était vraie, serait aussi intéressante que la collection même. On raconte que la fille de l’empereur était malade et que M. Siebold eut le bonheur de la guérir. Il n’aurait mis alors d’autre prix à ses services que l’autorisation de visiter l’intérieur du pays et de nouer des rapports avec les savans. Malheureusement ce récit m’a tout l’air d’une fable. La vérité est que M. Siebold, médecin militaire de l’établissement hollandais à Décima, se glissa peu à peu dans les bonnes grâces de quelques Japonais lettrés. Il obtint ainsi furtivement la plupart des objets qui pouvaient jeter du jour sur la vie mystérieuse des différentes classes de la population. Le subterfuge fut découvert : les complices de cette fraude savante payèrent, dit-on, de leur tête une indiscrétion sévèrement réprouvée par les lois ; M. Siebold lui-même fut retenu durant neuf mois dans une prison. La Hollande lui reprocha un instant d’avoir compromis ses bons rapports avec le gouvernement japonais ; mais elle reconnut bientôt que, si l’entreprise était téméraire, l’intention était fort excusable. L’émotion que produisit en Orient cette ruse louable n’est pas encore effacée, et lorsque dernièrement il s’agissait d’envoyer M. Siebold en mission vers le pays qu’il avait fait connaître, on fut retenu par la crainte des dangers qui l’attendaient.

Quiconque a visité avec attention le musée qui se trouve à Leyde peut dire qu’il a vu le Japon, moins le soleil et moins la nature. Les temples, les chapelles portatives, les idoles étonnées de ne plus recevoir l’encens et les prières, les costumes, parmi lesquels on remarque l’habillement des pêcheurs, les instrumens de musique, les ustensiles de ménage, les principaux outils de l’industrie et de l’agriculture, les armes, les œuvres d’art, dans lesquels on reconnaît les traits délicats d’une race ingénieuse, patiente et immobile, une foule de détails domestiques, des modèles de maisons en bambou, en un mot tout ce qui peut éclairer l’histoire de la vie japonaise se trouve dans cette collection, formée par le savant au péril de sa vie. Le grand ouvrage de M. Siebold, Nippon, donne l’explication de toutes ces gravures. Le texte et les gravures nous initient minutieusement à la géographie physique du pays, à l’histoire naturelle, à l’iconographie sacrée, aux principaux types de la race japonaise, aux monumens littéraires et scientifiques. M. Siebold est maintenant à Saint-Pétersbourg ; mais il a laissé à Leyde un disciple, M. Hoffmann, qui, pour n’avoir pas voyagé, n’est pas moins instruit que lui dans la langue et dans les antiquités du Japon[9].

Ces divers établissemens nous amènent à parler de la vie des étudians. Les jeunes gens qui se destinent à la chaire, au barreau ou à la médecine passent ordinairement quatre ou cinq années dans la ville de Leyde. La première année est consacrée au complément des études classiques ; ensuite les étudians suivent différentes directions, selon la faculté à laquelle ils appartiennent. Les professeurs font le plus souvent la leçon chez eux ; ils sont payés moitié par l’état, moitié par les élèves. Cette dernière rétribution est pour chaque cours de trente florins par tête. Pendant tout le temps que les jeunes gens, passent à Leyde, ils peuvent, cette somme une fois payée, suivre les leçons du professeur, qui se répètent d’ailleurs d’année en année. Chaque aspirant aux grades est contraint d’assister à sept ou huit cours au moins dans chaque branche d’enseignement. Le nombre des étudians est de quatre ou cinq cents environ. Ils donnent le ton et le mouvement à la ville. Le goût des fêtes historiques s’est conservé dans cette jeunesse, qui aime à se donner en spectacle. L’année dernière, elle célébrait en grand apparat l’entrée de Charles-Quint dans la ville de Dordrecht. On remarquait quelques riches costumes, mais l’ensemble manquait de goût et d’harmonie ; les chevaux avaient des selles et des harnais modernes. Cet anachronisme choquait l’œil. Le séjour que j’avais fait en Belgique m’avait d’ailleurs rendu difficile pour ces sortes de processions et de travestissemens historiques. J’avais vu à Bruxelles la fête de la constitution : là, tous les principaux corps d’état défilaient en costumes de caractère avec un ordre, une solennité, un soin scrupuleux des détails, qui donnaient vraiment à cette représentation la valeur d’une œuvre d’art.

Il y a ici comme partout les étudians qui étudient et ceux qui n’étudient pas. Ces derniers se trouvent plus souvent à la société qu’aux cours et dans leurs chambres. Les sociétés sont en Hollande des espèces de cafés dans lesquels on lit les journaux, on cause d’affaires peu sérieuses, et on charge de dépenses plus ou moins licites la note qu’acquitteront les parens. Quelques étudians plus laborieux ont fait revivre, il y a plusieurs années, la tradition des chambres de rhétorique, rederijkers. Ces sociétés remontent au XIVe siècle : elles existaient alors dans presque toutes les villes des Pays-Bas ; elles recrutaient leurs membres parmi toutes les classes de la population, les nobles, les moines, les marchands. On se réunissait à certains jours dans un local qui appartenait à l’association et qui avait une devise particulière : on y récitait des poèmes et l’on s’exerçait à l’improvisation sur un sujet donné. Ces chambres de rhétorique ont exercé une grande influence sur la littérature néerlandaise, et à la longue même, il faut le dire, une influence pernicieuse. Le faux goût, l’imitation de l’étranger, la futilité de certains ornemens du langage, l’enflure classique, s’introduisirent peu à peu dans ces cercles, dont les membres s’admiraient les uns les autres pour être admirés eux-mêmes. On accuse, et avec raison, les anciennes chambres de rhétorique d’avoir fini par arrêter le développement de l’originalité batave. Toutefois de telles institutions, renouvelées et mises en harmonie avec les besoins du siècle, pouvaient encore rendre des services. Les étudians membres de cette association littéraire tenaient leurs séances dans le burg.

Autrefois citadelle de la ville, le burg n’est plus qu’une ruine, mais une ruine imposante et vénérable. On attribue la fondation de cet édifice féodal à Engiste, duc des Saxons selon les uns, roi des Frisons selon les autres, et qui venait de subjuguer les Bretons. Quoi qu’il en soit de cette origine obscure, le burg, auquel on montait jadis par un escalier de pierre, et vers lequel on se dirige maintenant par des avenues disposées en forme de labyrinthe, est un puissant ouvrage d’architecture militaire. Sa forme ronde, l’épaisseur de ses murs que le temps a respectés, sa position sur une colline qui dominait le cours du Rhin, tout contribuait, dans les âges de barbarie, à personnifier en lui le sombre génie de la force. Ce vieux château a été le noyau de la ville, les maisons particulières sont venues s’établir sous son ombre une à une, et s’adosser à une tyrannie féodale qui était en même temps une protection. L’histoire a enregistré les troubles et les séditions que souleva plus d’une fois parmi les bourgeois de Leyde la terrible domination des anciens burgraves. Leur nid d’aigle n’est plus maintenant qu’un des ornemens de la ville. De ce point élevé, comme d’un belvédère, on découvre les vastes plaines de la Rhinlande. Les étudians tenaient pendant l’été leurs séances littéraires dans l’enceinte du burg, circonvenue par d’épaisses et formidables murailles. La voûte du ciel leur tenait lieu de plafond. Là firent leurs premières armes quelques hommes aujourd’hui connus dans la littérature ou dans les assemblées du pays. La jeunesse égayait ces réunions d’une foule de facéties toutes germaniques. Un jour, le verre patriarcal dans lequel on buvait le vin du Rhin pour arroser les discussions savantes fut trouvé brisé. Les étudians décidèrent qu’on lui ferait les honneurs d’un enterrement en règle. Ces funérailles eurent de l’éclat. Les membres de la société littéraire se réunirent dans le burg ; une fosse était creusée ; le défunt fut déposé en terre avec toute la pompe due à ses nombreux services. M. Beets, aujourd’hui un grave ministre de l’Évangile, alors un joyeux étudiant, prononça en fort beaux vers l’oraison funèbre de celui qu’on venait de perdre[10]. Un tombeau fut érigé à la mémoire du mort, et sur le tombeau on grava deux inscriptions latines : Poculo optime de se merito posuerunt fratres rhetorici, — et au revers du monument : Fortuna vitrea est.

L’été, les étudians se répandent dans la campagne en essaims bruyans. J’ai traversé un jour, aux environs de Leyde, un village dans lequel les jeunes gens qui s’étaient tirés avec honneur de leurs derniers examens allaient se réjouir avec leurs camarades et célébrer le succès de leurs études. On buvait pour arroser la thèse. Après le repas, dans lequel toutes les facéties et toutes les réminiscences classiques se croisaient avec le feu de la jeunesse, la bande joyeuse se dirigeait vers la maison du bourgmestre. Droit sous l’ivresse, grave sous le rire, on présentait la thèse au magistrat local, qui, sans y entendre malice, entouré des autorités municipales du lieu, félicitait avec pompe, mais peut-être avec un peu trop de bonne foi, le nouveau docteur. La cérémonie, moitié bouffonne, moitié sérieuse, se renouvelait à chaque admission. Ces scènes de la vie de jeunesse ont trouvé un historien dans un ancien étudiant de Leyde, M. Knepellhout. L’auteur s’était d’abord abreuvé aux sources de la littérature française, il avait même publié deux volumes dans notre langue ; mais, abandonnant bientôt une entreprise qu’il a qualifiée lui-même plus tard de téméraire, M. Knepellhout a retrouvé depuis plusieurs années, en hollandais, un talent gracieux et spirituel. Si le développement des détails ne s’y opposait, nous aimerions à citer quelques pages de son livre sur les Étudians, dans lequel le langage de la population universitaire est reproduit avec une liberté toute néerlandaise. Il existe aussi un recueil de caricatures intitulé Zoo zyn er (Il y en a de pareils), dans lequel l’artiste a crayonné les types plus ou moins grotesques de cette jeunesse des écoles.

En sortant de l’université, je m’arrêtai quelques instans devant la boutique du libraire chez lequel les étudians se procurent des livres pour occuper leurs loisirs. C’étaient des nouveautés assez frivoles, des romans d’un choix contestable, des nouvelles d’un goût douteux. Cette vue me rappela une critique assez ingénieuse d’un écrivain hollandais, d’Aren Fokke Simonsz, qui vivait dans le dernier siècle. « Il avait commencé par vendre des livres et il avait fini par en faire. » L’auteur est censé se promener dans la ville d’Amsterdam. Il cherche une boutique qu’il a vue annoncée le matin dans les journaux, et qui porte inscrit sur une enseigne : Magasin de poésie et de versification de monsieur Phœbus Apollo de Delos. Il tire la sonnette : à ce bruit, une vieille servante l’introduit dans l’arrière-boutique, où il trouve un vieil homme occupé à écrire ses comptes. La servante (qui est une des muses) l’avertit alors qu’il est en présence du dieu. Ce dieu, le bon Aren Fokke Simonsz l’aborde en ces termes :

Κλϋτέ μευ άργυρότοζός Χρύσην άμφιξέηχς.

Des larmes viennent aux yeux du vieillard en entendant ces paroles ; mais il ne peut s’empêcher de sourire en même temps, ce qui donne à tous ses traits une si singulière expression, que Simonsz aurait éclaté de rire s’il avait osé. « O mon cher monsieur, dit-il enfin, qui êtes-vous ? Voilà un langage que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Cela me rappelle mon vieil ami aveugle, mon pauvre Homère. J’en suis vraiment touché ; mais je ne puis m’empêcher de sourire du contraste avec ma situation actuelle. Est-ce que j’ai encore l’air d’un puissant dieu ? Non, non ; je puis maintenant m’écrier avec Virgile, de glorieuse mémoire : Fuit Ilium. »

Après s’être montré tant soit peu laudator temporis acti, le dieu propose à son visiteur de lui montrer dans son magasin les livres qu’il loue au jour ou au mois, qu’il vend ou qu’il échange, selon le bon plaisir de la pratique. Avant de parcourir ces magasins, qui sont remplis de toutes les nouveautés, c’est-à-dire de toutes les extravagances et de tous les lieux communs du jour systématiquement rangés avec pompe, le visiteur s’enquiert de la santé des neuf sœurs, auxquelles il désire présenter son respect.

« Les muses, lui répond le dieu, sont, comme vous pouvez vous y attendre, vieilles et faibles. Elles se fondent sous l’âge comme la neige au soleil. La vie qu’elles mènent n’est pas des plus heureuses ; elles passent leur temps à se déchirer.

« — Mais Thalia ils-je observer, était autrefois de bonne humeur. J’espère qu’elle est toujours la même ?

« — Oh ! ne me parlez pas de Thalia ; elle est la pire et la plus chagrine de la maison. Elle est devenue si morose, qu’elle me ferait mourir, si la chose était possible. Tout le long du jour, elle compose des pamphlets et des satires : Elle se fait vieille ; sa veine comique est épuisée. Du temps même d’Aristophane, elle m’a donné, déjà bien des ennuis. Elle ne s’est jamais si bien conduite que du temps de Plaute, de Ménandre et de Térence. Il y a deux siècles, elle florissait encore avec Molière et avec Holherg ; mais maintenant elle est beaucoup trop éprise des poètes de la rue, qui viennent ici acheter ou louer leurs fadaises. Je ne puis pourtant point les empêcher de venir, car après tout, leur argent est aussi bon que celui d’un autre.

« — J’espère du moins, lui dis-je, que sa sœur Melpomène n’est point changée ? Ce tait autrefois une personne posée et grave.

« — Elle est changée aussi, mon cher monsieur : elle est devenue sentimentale. La sentimentalité la perd. C’est la plaie de ma vie. Quant à Terpsychore, elle compose des opéras aussi vite qu’elle peut, et s’habille comme une femme à la mode… »

On voit suffisamment l’esprit de cette critique, qui est en même temps un tableau de la décadence de la littérature hollandaise à la fin du dernier siècle. Ce vieil Apollon dans sa boutique présente, si je ne me trompe, quelques traits de ressemblance avec les Dieux en exil de Henri Heine[11].

Aujourd’hui les chercheurs de types se plaignent de ne plus trouver les véritables étudians. Encore une race qui se perd ! Suivez-les : ils ne parcourent plus la ville en bandes joyeuses et bruyantes ; ils n’abordent plus les femmes avec des propos hardis ; ils ne troublent plus le repos des paisibles bourgeois par des algarades nocturnes. Depuis l’établissement des chemins de fer, ils profitent de la facilité des communications pour sortir de la ville. Les dimanches et les jours de fête, ils vont chez leurs parens se retremper dans la vie de famille. De la sorte ils évitent, en partie du moins de contracter ces habitudes tapageuses qui les séparaient plus ou moins de la société. Si l’histoire des mœurs perd quelque chose à cette vie d’étudians qui s’éteint, les études et la littérature y gagneront peut-être. Les élèves de l’université de Leyde publient tous les ans un almanach dans lequel sont racontés les événemens universitaires de l’année qui vient de finir. On y trouve aussi des pièces de vers en hollandais ou en latin, et même des poésies françaises. Ces dernières, il faut leur rendre cette justice, sont assez mauvaises ; mais on y reconnaît une trace de la lecture assidue de nos auteurs modernes et un goût prononcé pour une langue qui à d’autres mérites joint celui de l’universalité. On regrette en effet que des ouvrages utiles soient pour ainsi dire consignés à la frontière par un idiome national dont la nature toute caractéristique défie le plus souvent la traduction. La langue française remplacerait avantageusement pour les ouvrages de science la langue latine, à laquelle tous les Hollandais éminens du XVIe et du XVIIe siècle doivent d’avoir répandu leur nom avec leur pensée sur le monde.

En 1849, une commission fut nommée pour examiner dans les Pays-Bas l’état de l’instruction supérieure. Son rapport ne fut pas favorable. La commission constata de graves lacunes dans l’enseignement du droit, de la médecine et des belles-lettres, le dépérissement général des études, l’insuffisance des méthodes, une certaine torpeur dans le corps chargé de distribuer la science à la jeunesse néerlandaise. À cet état de choses déplorable elle proposait divers remèdes, entre lesquels nous n’en citerons qu’un seul, la liberté. Le vœu de la commission était qu’à côté des chaires occupées par les professeurs de l’état, il pût s’élever d’autres chaires rivales. Aujourd’hui cette liberté existe bien en Hollande, mais les aspirans aux grades étant tenus de passer des examens, et ces examens étant présidés par des professeurs officiels, ceux-ci n’accordent naturellement le brevet de capacité qu’aux élèves qui suivent leurs cours. Il faudrait donc renouveler le personnel du conseil. Ce projet de loi n’a point encore été discuté, mais le principe sur lequel il se fonde est trop conforme aux tendances bien connues de la nation pour que le gouvernement n’entre pas dans cette voie. Il s’agit ici pour la Néerlande d’un intérêt suprême : quand les études baissent, les peuples déclinent. L’université de Leyde est en décadence, mais les traditions lui restent. Il suffirait d’une impulsion morale et des bienfaits de la concurrence pour régénérer un enseignement pétrifié qui s’appuie trop sur sa gloire passée. La Hollande est encore la patrie de Leuwenhoek, de Chrétien Huygens, de Ruysch, de Boerhaave, de Valckenaer ; il faut seulement qu’elle suive, par de fortes et consciencieuses études, la trace de tous ces grands hommes, au lieu de montrer leurs portraits.

On ne quitterait point la ville de Leyde sans visiter l’ancienne demeure de Descartes. C’est en effet une des gloires de la Hollande que d’avoir recueilli et de s’être en quelque sorte approprié tous les hommes qui luttaient pour le triomphe de la raison humaine. À La Haye, dans le parc de Guillaume, on trouve une statue élevée au père de la philosophie moderne, avec cette inscription : Cogito, ergo sum. La statue est détestable, mais l’intention est bonne. Un pays a droit de réclamer comme siens les proscrits de l’intelligence auxquels il a fourni le droit de vivre, de penser et de mourir en paix. La maison de Descartes est située à deux lieues de Leyde ; c’est bien un nid de philosophe, caché sous de grands arbres, qui, secoués par le vent, engagent entre eux de graves dialogues. Cette habitation est pleine de souvenirs. Descartes se trouvait bien de son séjour en Hollande : il engageait dans une lettre son ami Balzac à le rejoindre sur cette terre de liberté.

Sur le même chemin, c’est-à-dire sur le chemin qui conduit à la mer, on rencontre l’habitation de Boerhaave[12], plus vaste, plus ornée, plus somptueuse, comme il convenait à un des princes de la science. On m’a raconté que le propriétaire actuel de ce château cherchait à renier, pour je ne sais quel nom et quel titre de noblesse, ses liens de parenté avec le médecin célèbre. Rougir de Boerhaave et en rougir par amour-propre ! On ne s’éloigne pas non plus de ces lieux, où la grandeur des noms se mêle au charme du paysage, sans jeter un dernier regard sur le Rhin. Faible, oublié, méconnu, il se traîne misérablement vers Katwijk. Tel ne fut pas toujours le destin de ce fleuve déchu ; mais vers 860, une tempête, dit-on, éleva des montagnes de sable sur la côte et ferma la bouche du vieux Rhin. La poésie néerlandaise devait s’inspirer des infortunes du fleuve national. Au moment où le pays regrettait son indépendance, un poète hollandais, Helmers, assimilait le sort de sa patrie à la destinée du fleuve : il se demandait si, comme le Rhin, qui, après avoir promené majestueusement ses eaux à travers l’Allemagne, vient se perdre ignominieusement sur les rivages de Katwijk, la Hollande, qui s’était autrefois répandue non sans gloire sur le monde, devait finir par la servitude et l’abjection. Malheureusement cette œuvre, d’un caractère épique, n’est point exempte d’enflure ni de mauvais goût ; Le patriotisme est une belle chose ; la poésie en est une autre. Je préfère et de beaucoup au manifeste de Helmers une élégie simple et touchante dont l’auteur s’adresse également au Rhin. Le poète Borger compare sa jeunesse à celle du fleuve : « Comme toi, dit-il, j’ai eu des jours sans nuage ; mes plaines vertes, mon humble demeure, que l’amour dorait d’un rayon me paraissaient préférables aux palais des monarques. Le soir j’étais heureux lorsque, considérant avec elle la voûte étoilée, nous voyagions dans l’amour et nous prenions notre part du ciel ; mais maintenant !… » Ici le poète chante ses infortunes personnelles : la couronne de joie est tombée de sa tête ; le cours de son existence s’est assombri et perdu comme le cours du vieux fleuve. Sa femme est morte, son enfant est mort ; le bouton est tombé avec la fleur. Ils reposent à Katwijk, ces êtres si chers, et le Rhin leur a fait un oreiller de sable. L’époux, le père désolé mêle ses larmes aux eaux du fleuve, en leur recommandant d’en porter quelque chose aux tombes qu’il aime. Le monde est plein de tristesse et de misères : de même que le vieux fleuve, qui, connaissant à Katwijk le sombre dénoûment des plus belles destinées, ne voudrait sans doute plus recommencer son cours, le poète ne voudrait pas, dit-il, remonter vers les sources de sa vie.

L’université de Leyde présente surtout un intérêt littéraire et scientifique. À Utrecht, nous allons rencontrer l’élément religieux. La vieille Néerlande, avec son orthodoxie sévère et étroite, nous attend au seuil de cette académie, qui brille encore, quoique d’un éclat affaibli. Le mouvement théologique tient d’ailleurs une trop grande place, aujourd’hui même, dans la vie intellectuelle et morale des Pays-Bas, pour que l’université d’Utrecht n’offre pas un vaste champ d’observations.


II

Utrecht est une assez grande ville, avec des canaux profonds et encaissés, auxquels les maisons voisines communiquent par des conduits souterrains, — une tour, le Domtoren, du haut de laquelle on découvre un paysage immense et vingt villes, — d’anciens remparts, aujourd’hui convertis en une promenade délicieuse et qu’entoure une ceinture d’eau. L’air y est plus pur et plus léger que dans les autres cités de la Hollande proprement dite. Le vieux Rhin s’y partage en deux bras, mais faibles et languissans. Utrecht a perdu ses célèbres fabriques de velours ; il lui reste de beaux magasins de nouveautés. Les caves qui s’étendent sous les quais, le long de l’eau, sont assez vastes pour servir d’entrepôts et pour se prêter à des exploitations industrielles. La physionomie de la ville est triste, surtout les jours de repos. L’observation du dimanche s’est beaucoup relâchée à La Haye, à Rotterdam, à Amsterdam, de l’ancienne sévérité calviniste ; il n’en est pas de même à Utrecht. Ce jour-là, on voit se diriger vers les services religieux des figures puritaines qu’on ne rencontre guère ailleurs, et qui semblent des évocations d’un autre temps. Utrecht est une ville historique. À Leyde, nous avons trouvé le souvenir du duc d’Albe et de Philippe II ; ici, nous rencontrons à chaque pas la mémoire de Louis XIV. La lutte que les Provinces-Unies soutinrent contre la France a laissé surtout des traces dans les édifices religieux. La grande église du Dôme, cette forêt de pierre si curieusement coupée en deux par un coup de vent, changea, si l’on ose ainsi dire, plusieurs fois de Dieu, selon les vicissitudes de la guerre. À l’arrivée des Français, les murs de l’édifice hérétique furent exorcisés ; les statues de saints furent remplacées dans les niches vides ; les processions oubliées parcoururent la ville. Puis, par un de ces retours qui atteignent même les bienheureux, les statues bénites tombèrent de nouveau, et l’autel disparut. Les Hollandais du XVIIe siècle ne négligèrent rien pour surexciter le sentiment national contre l’invasion étrangère. Les récits et les gravures du temps retracent avec une énergie sauvage les actes d’atrocité auxquels se livraient les soldats de Louis XIV. Il est permis de croire, que la passion a exagéré le caractère de ces scènes révoltantes ; on ne peut toutefois se défendre d’un sentiment de tristesse en présence de tels monumens historiques. De graves témoignages s’élèvent contre cet esprit de conquête qui associait aux intérêts politiques de sombres querelles religieuses.

Quiconque est curieux de connaître le revers de la médaille frappée par les historiens français doit venir en Hollande. Ici la mémoire du grand roi est chargée de sombres couleurs. Il existe dans toutes les bibliothèques des Pays-Bas des masses de brochures et de pamphlets qu’il est du moins intéressant de consulter. Les événemens de cette époque y sont présentés sous un jour nouveau. Il ne faut pas oublier qu’une partie de la population française était alors sur le sol étranger[13]. La liberté de penser, couverte dans les Provinces-Unies par la protection des lois, se vengeait cruellement du silence qui régnait autour du pouvoir absolu. La Néerlande profitait de ces divisions créées par les persécutions religieuses. Menacée par la Grande-Bretagne, par une partie de l’Allemagne et par la France, elle fit face sur toute la ligne à l’ennemi. Attaquée dans son existence nationale, elle eut recours à son moyen de défense ordinaire : elle appela les eaux, et se noya dans un marais, au moment où l’illustre de Ruyter sauvegardait les côtes contre l’alliance des flottes les plus puissantes. Après des victoires chantées par les poètes, Louis XIV, qui s’était avancé dans le pays, fut forcé de battre en retraite. Il s’éloigna, laissant derrière lui des digues rompues, « et, comme dit Voltaire, la déplorable gloire d’avoir détruit un des chefs-d’œuvre de l’industrie humaine. »

Utrecht était autrefois le siège de l’évêque catholique, prince souverain de ce district, et qui soutint de sanglantes guerres contre son rival le prince-évêque de Liège. Il y a quelques années, ce siège épiscopal fut rétabli par la cour de Rome avec quatre autres évêchés, autrefois célèbres, mais depuis longtemps ensevelis sous la victoire du protestantisme. Cet acte et plus encore les termes de l’encyclique soulevèrent les susceptibilités calvinistes. Il y eut un orage sous lequel disparut le ministère de M. Thorbecke. Quelques catholiques prudens désavouèrent eux-mêmes la forme de cette lettre apostolique, qui respirait trop le l’on d’un vainqueur rentrant dans ses états. L’agitation fut extrême dans tous les Pays-Bas, elle se prolonge encore. Les sièges restaurés demeurèrent debout ; mais cette mesure intempestive faillit compromettre la liberté de conscience dans un pays qui, à travers les souvenirs de l’histoire, envisage toujours l’église romaine comme le drapeau de la domination étrangère. La plus violente polémique éclata dans les journaux et dans les chaires. Cette levée de boucliers dénota du moins la force et l’énergie du protestantisme batave. Les vieux souvenirs du Taciturne et de la guerre contre les Espagnols furent évoqués avec transport ; on en appela aux ancêtres, qui avaient fondé sur la réforme religieuse la nationalité néerlandaise ; on somma leurs ombres de paraître et de combattre dans la mêlée. Les représailles étaient surtout dirigées contre le parti catholique, non contre la religion catholique elle-même. En Hollande, toutes les croyances sont couvertes par la loi d’une protection égale. Cette tolérance est même passée dans les mœurs[14]. Ce qu’on réprouve, ce sont les menées et les intrigues d’une opinion plus politique encore que religieuse, et qu’on accuse d’avoir favorisé, au moins par son indifférence, la séparation de la Belgique. Le parti catholique a des historiens et des journalistes. Les protestans hollandais accusent ces historiens de dénaturer les faits relatifs à la réformation, de méconnaître les services rendus au pays par les fondateurs de la liberté batave, d’insulter le dogme national qui servit de barrière à la domination de l’étranger. Le langage des journalistes catholiques n’était pas de nature, il faut le reconnaître, à calmer l’irritation des esprits. À les entendre, les écrits de leurs adversaires étaient « les réceptacles impurs des plus dégoûtantes infamies… » Le débat fut porté jusque sur le terrain de la littérature et des arts. Depuis quelques années, il s’est aussi formé en Hollande une école qui, reniant, à peu d’exceptions près, les monumens de la renaissance et les poètes nationaux des trois derniers siècles, réserve son admiration exclusive et outrée pour les édifices du moyen âge, pour les ouvrages des saints, pour les légendes. One carte géographique fut imprimée à Bréda, au moyen de laquelle l’auteur, effaçant les délimitations politiques et nationales, enveloppait les Pays-Bas, ou, pour mieux dire, les cinq évêchés restitués par le pape, dans la grande unité catholique. De ce coup, le Dieu de la vieille Néerlande, de God van Nederland, comme disent certains protestans, se trouvait supprimé. Toutes ces provocations eurent pour effet malheureux de ranimer dans les Pays-Bas contre les catholiques des antipathies éteintes, aujourd’hui l’émotion s’apaise, quoique lentement ; mais il reste un triomphe de plus pour la doctrine religieuse qui rendit à la Néerlande, en des temps difficiles, la victoire et la liberté.

La ville d’Utrecht est, par son université, le siège de l’orthodoxie protestante. Il nous faut expliquer la valeur de ce mot dans des bouches hérétiques. La guerre venait de finir. La révolution politique s’était assise sur la révolution religieuse. Les Provinces-Unies sortaient régénérées de la grande lutte qui divisait alors l’Europe en réformés et en catholiques. On a demandé pourquoi la Néerlande se fit calviniste au lieu de s’arrêter, comme l’Allemagne, sa voisine, aux doctrines de Luther. La raison de ce fait est toute dans la guerre de l’indépendance ; les Pays-Bas voulaient, en se séparant, mettre le plus grand intervalle entre eux et la cour de Rome, qu’ils accusaient d’avoir prêté la main à la domination de l’Espagne. S’il se fût trouvé dans le mouvement de la réforme un chef de secte plus résolu que Calvin les Hollandais l’eussent adopté. Cependant la liberté d’examen ne tarda point à susciter des dissidens parmi les dissidens eux-mêmes. Arminius, professeur à l’université de Leyde, soutint contre Gomar, qui occupait une chaire dans la même académie, une de ces luttes théologiques pour lesquelles s’enflammaient alors les imaginations les plus froides. La Hollande religieuse se trouva ainsi déchirée en deux doctrines rivales. L’élément civil intervint ; mais les partisans d’Arminius adressèrent aux états-généraux une requête et des observations, d’où leur vint le nom de remontrans. Les états-généraux n’avaient rien de mieux à faire que de renvoyer la décision à un synode. Ce synode fut convoqué en 1618 dans la ville de Dordrecht[15]. Toute la chrétienté protestante y envoya des députés. Une gravure du temps représente cette assemblée historique : les pères du nouveau concile, figures longues et austères, pourvues de barbes vénérables, y traitèrent des intérêts très graves pour l’époque. Il s’agissait de ressaisir une espèce d’unité au milieu du naufrage des anciennes croyances. Le synode dura six mois et tint cent cinquante-deux séances. Après des discussions longues et ténébreuses sur la prédestination, sur la liberté humaine, sur l’influence plus ou moins irrésistible de la grâce divine, le président déclara que « les miraculeux labeurs du synode avaient fait trembler l’enfer, » et que sa mission était terminée. Les docteurs venaient de fixer le type de la religion nationale. Ils formulèrent leurs décisions en plusieurs articles de foi : quiconque en Hollande adhère pleinement à ces articles est orthodoxe, quiconque s’en écarte ou les repousse est hétérodoxe.

Avec le temps, ce symbole était à peu près tombé dans l’oubli. Si l’unité est un fruit de l’autorité religieuse, la division est une conséquence de la liberté. Cette division s’était très étendue dans les Pays-Bas, en dépit des efforts de l’ancien synode, lorsque vers la fin du dernier siècle un homme se proposa de ramener ses concitoyens à l’ancienne orthodoxie protestante. Cet homme, on ne s’y attendrait pas, était un poète. Bilderdijk, car c’est lui dont nous voulons parler, naquit en 1756. Il se destinait au barreau, et exerça même quelque temps la profession d’avocat dans la ville de La Haye. Profitant des loisirs que lui laissait l’étude des lois, il s’aventura dans la forêt des connaissances humaines : la théologie, la philosophie, la médecine, l’anatomie comparée, l’astronomie, les langues orientales, il parcourut tout, et fort jeune, avec une incroyable ardeur. Le dessin même et la gravure sur cuivre ne lui étaient pas étrangers. Quelques poésies avaient déjà répandu son nom en Hollande, lorsque le pays fut agité par le vent des révolutions politiques qui commençait à souffler l’âme de la France sur le monde. Bilderdijk suivit le dernier stathouder en exil. Il demeura soit en Angleterre, soit en Allemagne, de 1795 à 1806, gagnant sa vie à donner des leçons. Ses amis croient que l’exil et le malheur aigrirent encore son caractère, naturellement irritable. Quoique attaché à la maison d’Orange, Bilderdijk ne se fit point scrupule de retourner dans son pays et de paraître à la cour du roi Louis Bonaparte. Le poète fut comblé de faveurs. Ce règne éphémère disparut, et l’empereur Napoléon refusa de continuer la pension que son frère avait faite à Bilderdijk. Réduit à vivre du produit de ses œuvres dans un pays de trois millions d’habitans, le poète recueillit plus de gloire que d’argent. Ces privations développèrent le germe d’une maladie contractée dans l’exil. Les événemens de 1814 et de 1815 éclatèrent ; la domination française tomba. La restauration de la famille d’Orange était pour Bilderdijk une bonne fortune : il épousa chaleureusement la cause de la résurrection nationale. Appuyant ses griefs personnels sur les griefs de la nation hollandaise, il avait fort mal traité le régime impérial dans des chants qui lui valurent une partie de sa renommée. Bilderdijk n’obtint néanmoins du nouveau gouvernement qu’une pension modique. Une chaire était vacante à l’université de Leyde : il sollicita la place de professeur ; mais l’amertume de ses satires, la rigidité de ses principes religieux, la violence d’un caractère peu sociable firent échouer ses démarches. Des malheurs domestiques troublèrent encore le déclin d’une vie qui s’isolait dans de sombres ressentimens. Il mourut en 1831. J’ai vu son tombeau dans la grande église de Harlem.

Bilderdijk est sans contredit, après Vondel, un des plus grands poètes de la Hollande. Au moment où il parut, la littérature nationale était descendue très bas ; il s’efforça de la relever. Cet écrivain s’est exercé dans tous les genres, et il réussit dans tous, excepté dans le genre dramatique. Il fit plusieurs traductions estimées ; mais on ne saurait louer toujours le choix de ses études littéraires. Ses œuvres originales ont plus de valeur. On admire beaucoup en Hollande le poème intitulé le Monde primitif, composition grandiose, mais confuse et monotone. L’enthousiasme pour Bilderdijk fut poussé jusqu’au fanatisme[16]. Ce qui obscurcit à nos yeux le mérite d’un écrivain qui eut certainement de la force et de l’éclat, c’est la préoccupation malheureuse qui l’entraînait sans cesse vers les querelles théologiques. Nous ne prétendons point nier l’influence, quelquefois heureuse, du sentiment religieux sur la littérature et sur les arts ; mais dès que ce sentiment se limite lui-même à l’esprit de secte, il perd avec l’indépendance toute la majesté de l’idéal. La prétention de refaire une église nationale à l’aide de la poésie était d’ailleurs fausse et puérile. Les poètes grecs et latins ont contribué au contraire à dissoudre les antiques religions, en introduisant dans les mystères et les dogmes la liberté de l’imagination humaine. Bossuet, l’homme de l’autorité, le savait bien : aussi n’aimait-il point ces harmonieux faiseurs de bruit. Une orthodoxie étroite et chagrine s’associait dans l’âme de Bilderdijk à un implacable éloignement pour les idées françaises. Dans plusieurs de ses ouvrages, il s’emporte contre notre langue et contre notre littérature en invectives qui font sourire[17]. Ce que Bilderdijk ne pardonnait point à la France, c’était d’avoir produit Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, et d’avoir fait la révolution. Il n’entrevit la révolution française qu’à travers l’affront de la défaite et la déchéance de son pays. La haine des théories nouvelles, poussée chez lui jusqu’à l’aveuglement et à la fureur, lui a fermé les sources d’une inspiration plus élevée et plus universelle. En exagérant les anciens défauts de sa nation, en ressuscitant le sarcasme religieux, il a rétréci de belles facultés pour descendre au rôle d’un chef de secte. Son influence, il est vrai, a été grande et incontestable en Hollande, mais à plusieurs égards elle a été pernicieuse.

Bilderdijk a fait école. Les chefs de cette école sont aujourd’hui M. Groen van Prinsterer et M. da Costa. Il convient de parler de M. Groen avec les égards que méritent toujours un talent sérieux, une conviction forte et une volonté persévérante. Il a publié en français une volumineuse histoire de la maison d’Orange, dans laquelle on reconnaît la trace voilée des idées de Joseph de Maistre sur l’alliance du principe religieux et du principe social. Dernièrement, M. Groen n’avait pas dédaigné de descendre dans l’arène du journalisme. De Nederlander, gazette de l’orthodoxie protestante, paraissait quotidiennement à Utrecht. À bout d’impuissans efforts pour attirer le pays à ses idées, ce chef de parti avait cessé la publication de sa feuille, et il menaçait de s’envelopper dans le silence, quand, il y a quelques mois, la ville de La Haye le renvoya, après une absence d’une année environ, aux états-généraux. M. Groen doit au gouvernement représentatif quelques succès de tribune. Sa parole mordante lui a fait une place à part dans le petit groupe des orateurs néerlandais. Le parti auquel se rattache cet homme d’état a des racines dans l’ancienne république batave. Confondant l’ordre religieux et l’ordre politique, il aspire à une sorte de théocratie protestante ; M. Groen appuie ses idées personnelles sur l’histoire même de la nation, qu’il interprète à sa manière, et de laquelle il cherche à dégager une sorte de providence égoïste veillant sur les destinées des Pays-Bas comme sur son patrimoine. Un Dieu hollandais, renouvelé du Dieu des Juifs, a pu avoir sa raison d’être dans un temps où les Pays-Bas avaient besoin de se couvrir de leur foi comme d’un rempart. Ce temps n’existe plus. Si le parti de M. Groen était aux affaires, il effacerait tous les progrès et toutes les conquêtes de l’histoire contemporaine. Le protestantisme, dont il veut faire la tige de l’ordre social, est le protestantisme synodal, tel qu’il a été fixé par les pères de Dordrecht. Au reste, M. Groen lui-même est débordé. Sous le nom de séparatistes, il s’est formé en Hollande une nouvelle église, qui, trouvant que l’église nationale a dévié des saines doctrines, se retire et rompt tout pacte avec l’impiété. Cette secte a d’abord été persécutée par le gouvernement de Guillaume Ier, ses premiers apôtres ont émigré en Amérique ; mais, accrue par ses souffrances, elle a conquis aujourd’hui droit de cité religieuse. M. Groen n’approuve point la conduite des séparatistes. « Ce n’est pas à nous, leur dit-il, de nous retirer ; ces églises, envahies maintenant par de fausses doctrines et par de faux docteurs, ces églises sont à nous. Nous sommes les élus, les véritables enfans de la Hollande ; il ne faut point déserter la place, il faut chasser les infidèles. »

Si absolu qu’il soit, le parti de M Groen n’affirme rien ; il vit de négations. Selon lui, la révolution française a été la boîte de Pandore renversée sur le monde. Voudrait-il donc restaurer en Hollande l’ordre de choses antérieur à la révolution de 1795 ? Il le nie. On lui suppose un goût médiocre pour le gouvernement représentatif : il déclare ne pas vouloir du despotisme. On l’accuse de voiler sa pensée et de ne se réserver qu’une valeur d’opposition. Cette opposition atrabilaire s’attaque sans cesse aux progrès de l’ordre politique et civil, aux diminutions d’impôts, aux mesures qui ont en vue la séparation de l’église et de l’état. Ce parti s’appuie sur les deux extrémités de l’échelle sociale, la classe aristocratique et la classe pauvre. La classe moyenne le repousse. À voir les stériles et chimériques entreprises de M. Groen, on regrette qu’un esprit d’élite épuise ainsi son énergie sur un anachronisme. Le parti des groenistes a beau se remuer en Hollande : au moins quant à présent, il n’est pas dangereux. Le pays le regarde et l’écoute avec plus de curiosité que de sympathie. Si par hasard il entraîne et passionne les masses, c’est quand il agite le drapeau du protestantisme, lequel est pour ainsi dire le vêtement moral de la nation. Il peut alors se faire illusion sur son influence ; mais cette force, empruntée aux souvenirs de l’histoire et aux croyances religieuses, l’abandonne tout à coup dès qu’il découvre ses desseins rétrogrades. M. Groen n’en est pas moins une personnalité considérable. Il est un des types les plus parfaits de l’austérité calviniste, qu’il ne faut point confondre du reste avec la mortification catholique. Pourvu d’une immense fortune, dont il se sert noblemen, M. Groen habite à La Haye une maison princièrement située sur le bord du Vivier, vaste et pittoresque nappe d’eau dans laquelle se réfléchit au clair de lune l’ombre du vieux palais des états.

M. Groen est le prosateur de l’orthodoxie : M. da Costa en est le poète. Ce dernier est fils d’un riche juif portugais ; il fut converti au christianisme par l’influence de Bilderdijk. En changeant de religion, il ne renia d’ailleurs qu’en partie le Dieu de ses pères. On accuse les orthodoxes de professer plus d’ardeur pour l’Ancien que pour le Nouveau-Testament. La sombre majesté d’un Dieu omnipotent, impénétrable et taciturne convient mieux à leur caractère et à leurs idées que l’enseignement doux et humain de l’Évangile. La notion d’une race privilégiée flatte d’ailleurs leur sentiment national. Il leur suffit de transporter Israël dans la Néerlande pour continuer les traditions bibliques. M. da Costa se croit le descendant de ces prophètes auxquels le Tout-Puissant révélait autrefois ses volontés. Son talent s’est de préférence exercé sur les sujets religieux. On pourrait définir sa poésie, d’après un vers de l’auteur, « une musique qui passe entre le ciel et la terre. » Cette musique un peu vague gagnerait peut-être à se rapprocher de notre humble planète. Un mysticisme bizarre exalte et affaiblit en’ même temps cette nature impétueuse, qui a conservé sous le ciel du nord quelques gouttes du sang méridional. Un des traits de l’école à laquelle appartient M. da Costa, c’est la haine et le mépris de l’économie politique. M. da Costa s’est emporté contre le mouvement industriel de notre siècle, qu’il confond avec le culte aveugle de la matière. Toutes les invectives des poètes contre la locomotive, cette salamandre moderne, ne l’empêcheront cependant pas de courir et de faire le tour du monde. Une poésie qui se trompe de date, qui voudrait immobiliser l’esprit humain, n’a pas d’avenir. Cette direction a été fatale : elle a fait négliger le cœur humain, la nature, le drame social, toutes les sources éternelles et inépuisables du beau. La poésie hollandaise ne doit point abjurer sans doute le sentiment spiritualiste ; mais ce sentiment, égaré dans des fictions inintelligibles, associé à l’esprit de secte, borné aux limites étroites d’une petite église nationale, ne saurait jamais remplacer la contemplation de Dieu dans l’univers et dans l’humanité. D’ailleurs cette littérature n’est point exempte d’emphase. Une telle enflure de mots n’est pas dans le caractère hollandais, dont le principal mérite est au contraire la simplicité ; il faut donc en chercher l’origine en des inspirations sèches et ténébreuses, qui, à défaut d’idées solides, aiment à gonfler la forme. J’ai vu M. da Costa dans la ville d’Amsterdam, où il habite : ses traits, quoique heurtés par la maladie qui défigura Mirabeau, attestent bien, avec des cheveux noirs, son origine sémitique[18].

L’influence de Bilderdijk ne s’est point arrêtée à M. Groen ni à M. da Costa ; elle a malheureusement enveloppé des esprits jeunes et charmans qui, par la nature de certains débuts littéraires, semblaient le plus résister à l’influence des idées mystiques. De ce nombre est M. Beets, pasteur à Utrecht. M. Beets avait commencé par des traductions de Byron et par des poésies originales dans lesquelles un fond d’indépendance et d’observation délicate s’alliait peut-être à quelque scepticisme. Une direction par trop orthodoxe menace aujourd’hui d’assombrir et de dénaturer les aimables facultés d’un esprit qui n’était point fait pour les controverses religieuses. Le vieux parti protestant a surtout pour organes dans la Néerlande les poètes et les femmes. Des missionnaires en jupons, aux cheveux longs et bouclés, s’enflamment pour des idées obscures et métaphysiques dont on les accuse d’entrevoir vaguement la signification. L’orthodoxie est devenue, grâce à cette intervention féminine, une affaire de mode. Il n’est guère de salons de la Hollande où les controverses de la chaire ne tiennent la place qu’occupaient en France, sous le régime représentatif, les discussions politiques.

L’université d’Utrecht est placée sous cette influence orthodoxe. Le corps enseignant se rattache étroitement aux anciennes traditions de l’église officielle. Cependant le loup s’est glissé dans la bergerie, si bien gardée qu’en soit la porte. Un des professeurs, M. Opzoomer, se prononce pour la philosophie en niant toute action surnaturelle. Fondée en 1636, l’académie d’Utrecht fut autrefois célèbre ; elle occupe maintenant le cloître de l’ancienne cathédrale. La salle dans laquelle les professeurs tiennent conseil conserve les portraits des anciens professeurs, qui semblent assister aux délibérations actuelles du corps enseignant. Parmi ces portraits, j’ai remarqué surtout celui de Voetius, le farouche théologien qui rendit la vie amère à Descartes. L’université d’Utrecht a, comme celle de Leyde, une grande bibliothèque, un cabinet d’anatomie et d’histoire naturelle, un jardin botanique, un observatoire. Il existe sur la promenade qui a remplacé les anciens remparts un observatoire de météorologie, science encore au berceau, mais qui peut jeter de vives lumières sur la constitution physique du globe et fournir d’utiles renseignemens à l’agriculture. Si j’en crois mes yeux et le témoignage des graves habitans d’Utrecht, la conduite des étudians de cette ville ne serait point aussi orthodoxe que la doctrine de l’université. La voix publique accuse surtout les élèves en théologie de préluder aux rigides fonctions de leur ministère par une vie joyeuse. Les sociétés, les cubicula locata, les rues elles-mêmes redisent pendant la nuit cette chanson de la jeunesse qu’on ne chante qu’une fois, et qui se mêle au bruit des verres, aux éclats de rire, au tumulte des voix… Multiloquœ voces, sed non omnes masculœ.

Centre de l’action catholique, centre de l’action protestante orthodoxe, Utrecht est encore le siège de l’évêque janséniste. Les disciples de Jansénius trouvèrent autrefois en Hollande la protection que cette terre secourable accordait à tous les dissidens. Quelques-uns d’entre eux s’enrichirent dans le commerce. Leur église s’est perpétuée sans bruit. Les jansénistes habitent en quelque sorte dans la ville d’Utrecht une ville à part. De petites maisons disposées en forme de cloître, bien propres, bien modestes, bien recueillies, ombragées d’arbres à fruit, se serrent les unes contre les autres et sont défendues par une entrée commune qu’on ferme à une certaine heure. Rien ne peut donner une idée du calme, du silence, du parfum spirituel qui règnent dans cette cité religieuse. C’est Port-Royal moins Nicole. Au centre de ces habitations, reliées entre elles par des cours intérieures, s’élève l’église avec cette simple inscription : Deo. L’église des jansénistes, hors les heures d’office, est aussi fermée que leur paradis. Il faut s’en faire ouvrir la porte par un saint Pierre qui tient les clés, et qui est tout simplement la servante du curé. Cette église est jolie, quoique d’un goût maniéré. L’évêque, qui officie dans le saint lieu les jours de fête, est nommé par le chapitre. Le jour de son avènement, il signifié son élection au pape, lequel s’empresse d’y répondre par une bulle d’excommunication. Cette bulle est lue publiquement et solennellement du haut de la chaire de l’église, et puis tout rentre dans le repos accoutumé. L’impartialité nous oblige à dire que ce groupe de fidèles, quoique désigné, et à bon droit, sous le nom de jansénistes, repousse une telle qualification, L’.évêque s’intitule lui-même évêque de l’église catholique hollandaise. Il figure avec son clergé dans quelques cérémonies publiques à côté des ministres protestans. Cette communion religieuse n’est d’ailleurs intéressante qu’au point de vue historique. L’évêque est vieux ; la doctrine vieillit, les murs vieillissent, et l’église, qui s’affaiblit chaque jour, reste la comme un débris suranné, mais honorable. Il en est de certaines opinions religieuses comme de l’odeur des cierges et de l’encens qui se répand encore après que les lumières sont éteintes.

Il ne faut point dire adieu à Utrecht sans visiter le joli village des frères moraves. Cette société religieuse descend par une filiation morale des anciens hussites qui agitèrent si fort la Bohême après la mort de leur chef. Ce sont les débris d’une secte, miserabiles quesquiliœ, comme les appelait dédaigneusement Bossuet. Persécutés, ils erraient dans la Bohême et dans la Moravie, quand, au commencement du XVIIIe siècle, un noble Allemand, le comte Zinzendorf, leur céda une partie de ses bâtimens et de ses terres, où ils s’établirent. Quelques-uns d’entre eux fondèrent alors une colonie à Zeist, près d’Utrecht. C’était un lieu sauvage, une forêt dans laquelle Guillaume III aimait à chasser. La forêt a disparu ; mais elle a cédé la place à de charmantes promenades, qu’ombragent encore de vieux arbres. Là, au milieu d’un paysage varié, s’élève la maison des frères moraves. Il y a cent quatre ans que cette maison existe. Les frères travaillent en commun à des ouvrages d’industrie : ils ne sont point agriculteurs, du moins en Hollande. Les produits industriels sont vendus sur place, à prix fixe, dans des chambres qui servent de magasins, et où se trouvent aussi d’autres objets de commerce qui n’ont point été confectionnés dans les ateliers de la maison. Le salaire est égal ; seulement les hommes mariés reçoivent une rétribution plus forte que celle des célibataires. Ceux qui ne peuvent plus travailler, les infirmes, les vieillards, sont entretenus et soignés dans l’établissement. La société compte cinquante garçons, quatre-vingts filles et quatre-vingts ménages, qui vivent sous une discipline commune. Les sœurs moraves occupent à part une aile de bâtiment dans laquelle les étrangers sont difficilement admis. Ces sœurs se distinguent entre elles par la couleur du ruban qui sert à nouer leur bonnet ; les veuves le portent blanc, les filles rouges, les femmes mariées bleu. Il existe dans cette maison des ateliers où les femmes se livrent à des ouvrages d’aiguille. Les plus instruites tiennent et dirigent des classes où l’on reçoit des pensionnaires de tous les pays. J’y ai surtout remarqué des Anglaises et des Allemandes. Le prix de la pension est de 400 florins par an. Ces jeunes élèves se distinguent par la simplicité de leur vêtement et par la candeur de leurs manières. Un parfum agreste entre dans les vieilles salles avec un rayon de soleil et avec le chant des oiseaux. J’ai visité le cimetière. Cet enclos lui-même n’a rien de triste. Il y a des divisions pour les hommes et les femmes mariées, pour les filles, pour les enfans. Une pierre et une simple inscription marquent la place de chacun et de chacune. Cette pierre, couchée sur le sable, porte le nom du mort, et à la suite de ce nom un mot qui veut dire parti » Tous les frères moraves de la Hollande n’habitent point l’établissement de Zeist. Plusieurs exercent dans la ville d’Utrecht diverses industries, quelques-uns ont même élevé des fabriques pour leur propre compte ; mais ils conservent toujours un lien de solidarité avec la commune. Cette société n’a point de constitution écrite : elle s’appuie uniquement sur une base morale, et elle est plus étendue qu’on ne le croirait. On compte, dit-on, en Europe cent mille frères moraves, qui habitent surtout les Pays-Bas et l’Allemagne. Désespérant de faire des prosélytes parmi les autres sectes, ils cherchent à étendre leur doctrine toute chrétienne dans les pays lointains. Un tableau qu’on voit à Zeist représente des nègres et des peuples de l’Inde convertis par les frères moraves. Ils ont aussi des missionnaires à Surinam. Quand un de ces missionnaires revient en Europe et qu’il s’arrête à Zeist, on célèbre son retour par des agapes. Les frères et les sœurs, ceux qui vivent dans l’établissement et ceux qui demeurent dans la ville, s’assemblent ce jour-là dans l’église. Le pasteur, autrement dit le dominé, préside. Il siège en habit laïc sur un pauvre et vieux fauteuil recouvert d’un velours vert. Les frères et les sœurs sont assis sur des bancs de bois. Le missionnaire raconte naïvement ce qu’il a vu ; il rend compte de ses travaux et de ses humbles victoires. L’orgue joue un air solennel pour remercier Dieu. On boit quelques tasses de thé à l’union des frères. Les heures que j’ai passées à Zeist sont vraiment douces au milieu de la belle et tranquille nature qui rayonne sur cette vie de famille.

Utrecht est une ville éminemment religieuse ; la se conservent les débris d’anciennes sectes qui partout ailleurs se sont à peu près effacées et perdues. L’université a obéi à l’influence des lieux, en se faisant l’arche de la vieille foi protestante. Si maintenant on quitte l’académie d’Utrecht pour celle de Groningue, ce n’est pas seulement la physionomie de la ville et des mœurs qui va changer, c’est encore le drapeau des doctrines. Groningue est le centre de l’action hétérodoxe ou philosophique.


III

Groningue, autrefois ville anséatique, aujourd’hui capitale d’une province enrichie par l’agriculture, a de larges rues, de grandes places, des canaux qui portent des navires, une vieille église dont la tour rappelle, quoique de loin, la tour de la cathédrale d’Anvers. On admire beaucoup l’hôtel-de-ville, édifice considérable et élevé durant la domination française. Quelques maisons de Groningue se distinguent par une bizarrerie d’architecture qui a du moins le mérite d’attirer les yeux. Les murs sont revêtus d’un crépissage grisâtre et rugueux, avec des morceaux de verre incrustés dans le ciment. Quand le soleil tombe sur la façade, ces maisons s’illuminent d’un éclat chatoyant et singulier. Les peuples du nord sentent le besoin de décupler l’éclat d’une lumière avare par des moyens artificiels. Les habitans du midi se garderaient bien d’augmenter par cette réverbération fatigante l’intensité des rayons solaires ; ils construisent au contraire dans des rues étroites leurs habitations, qui s’ombragent les unes les autres, comme les arbres d’une forêt.

L’université de Groningue, que les cités voisines nomment avec quelque prétention une seconde Athènes, est un édifice neuf et imposant. Les différens cours se tiennent dans des salles qui portent leur destination écrite sur la porte d’entrée, auditorium mathematicum, auditorium juridicum, auditorium chimicum. Le cabinet d’anatomie et d’histoire naturelle est riche en pièces curieuses. J’ai surtout remarqué certaines préparations des organes de l’ouïe faites avec toute l’habileté d’une main savante et délicate. Les jours de marché, les paysannes de la Groningue viennent en assez grand nombre dans ce musée. L’intérêt qu’elles prennent aux mœurs des animaux et aux différentes formes de la vie annonce une race avide de s’instruire. Ce goût des lumières est une conséquence du bien-être matériel qui a répandu plus ou moins l’éducation dans toutes les classes. Parmi ces collections, il en est une qui m’a semblé unique ; je veux parler d’une variété de dessins de poissons exécutés en Chine sur du papier anglais, avec de l’or et de l’argent mêlés à des couleurs très vives. Cette série iconographique a été obtenue du gouvernement chinois par un consul hollandais qui en a fait présent à l’université. Toutes les richesses de l’établissement reposent sous la garde et la surveillance du custos. Ce custos est une figure originale ; aide-préparateur, un peu artiste, homme d’action dans l’étude, il s’identifie de bonne foi et avec l’ardeur de la jeunesse aux intérêts de la science. Une bibliothèque, située dans un vieux bâtiment, renferme les livres qu’on prête aux élèves. L’université possède encore un jardin botanique ; mais l’esprit positif des habitans de la Groningue ne les porte point à cultiver seulement la science pour la science : à ce jardin botanique est annexé un jardin économique et agricole, dans lequel on se livre à des applications utiles. Les cours de clinique se font à l’hôpital de la ville, et ils se font en latin, pour ne point effrayer les malades.

Le programme des études, ordo lectionum, affiché à la porte de l’université de Groningue, est à peu près le même qu’à Leyde et à Utrecht ; seulement la direction diffère. Groningue se trouve placée à quelques lieues du Hanovre ; la science et la littérature allemandes ont déteint ici sur l’esprit hollandais. Quelques-uns des professeurs sont des hommes distingués. Cette académie a perdu, il y a peu d’années, un écrivain de mérité, M. Limburg Brouwer, auteur d’un petit roman, la Société de lecture de Diepenbeek, dans lequel il tournait en ridicule les partisans exagérés de l’orthodoxie. Ce qui caractérise en effet cette université, c’est la couleur de l’enseignement religieux. Les théologiens de Groningue forment, dans le mouvement intellectuel des Pays-Bas, une école à part. Cette école naquit, il y a quelques années (vers 1833), dans le sein même de la ville orthodoxe par excellence. Un professeur d’Utrecht, M. van Heusde, auteur de l’École socratique et d’un ouvrage latin Initia philosophioe platonicœ, cherchait à ouvrir dans le champ des croyances religieuses quelques perspectives nouvelles. Ses idées se rencontrèrent avec celles de M. Hofstede de Groot, élève de l’université de Groningue, esprit jeune et indépendant qui cherchait, lui aussi, une réforme dans la réforme. Du contact de ces deux hommes, de la fusion de leurs doctrines, sortit le noyau d’une société théologique dont le siège est maintenant établi à Groningue. MM. de Groot, Pareau et Muurling, esprits fort versés dans l’histoire et dans les monumens du christianisme, se partagent les diverses branches de l’enseignement sacré. Leurs idées ne sont ni bien nettes, ni très précisément définies dans leurs ouvrages. Une pensée obscure, qu’obscurcit encore une forme plus ou moins germanique, ne se prête guère aux exigences de l’esprit français : nous voudrions pourtant dégager les points essentiels d’une doctrine qui exerce dans les Pays-Bas, sur le mouvement des esprits, une influence irrécusable. Les théologiens de Groningue se défendent de miner l’édifice de la réforme, mais ils se prononcent contre le protestantisme synodal. Leur point de départ est la négation formelle de toute autorité humaine en matière religieuse. Ils acceptent bien le synode de Dordrecht comme un fait historique ; mais ce fait, suivant eux, ne saurait lier en rien la foi des générations nouvelles. Les théologiens de Groningue accusent leurs adversaires, qui tiennent pour une église officielle, pour une tradition écrite, de vouloir le papisme moins le pape. Quant à eux, ils ne reconnaissent pas plus un pape en chair et en os qu’un pape de papier. Remontant aux origines de la réforme religieuse, ils se déclarent pour la doctrine du libre examen. La source de toute lumière est pour eux dans la lecture de l’Évangile, interprété avec toute la bonne foi, mais aussi avec toute l’indépendance de la raison individuelle. La révélation n’est, à les entendre, que l’éducation du genre humain. Cette éducation du genre humain en Jésus-Christ est un fait qui se continue. L’époque de la réforme a été une des phases glorieuses de cette initiation historique ; mais il faut poursuivre ce que les hommes de la réforme ont commencé. L’école de Groningue donne elle-même l’exemple de cette révision incessante du dogme chrétien, en repoussant le mystère de la Trinité, dont on ne trouve, selon elle, aucune trace dans les saintes Écritures, en niant la prédestination, cette idée fondamentale de Calvin, qui suppose, dit-elle, un Dieu méchant et qui enchaîne la liberté humaine, en écartant même le mystère de la rédemption, au moins telle que l’entend la théologie ordinaire, qu’elle qualifie une théologie de sang. Pour donner à cette doctrine hardie une couleur locale, les théologiens de Groningue ont exhumé des archives religieuses de la province un apôtre de la réforme, un certain Wesselus Gransfortius, dont les opinions concordent avec leurs principes[19]. La prétention de ces nouveaux réformateurs est en effet de formuler un type du christianisme propre à la Néerlande. Leur théologie repose, comme celle des orthodoxes, sur l’histoire du protestantisme batave mais ils arrivent à des conclusions tout à fait contraires. On se demande seulement si une doctrine qui se sépare des dissidens eux-mêmes sur des points si essentiels est encore une théologie, ou bien une philosophie masquée de formes chrétiennes. Nous avons parlé des ténèbres dans lesquelles s’enveloppe cette école : une telle obscurité ne tient pas seulement à la nature des matières ni à l’influence du génie allemand ; elle est encore la conséquence, nous le craignons, d’une confusion d’idées. Les théologiens de Groningue veulent associer deux termes à peu près inconciliables, le rationalisme et le surnaturalisme. De là résulte une direction fertile en inconséquences, contre lesquelles ils se débattent au milieu des ombres.

La voix de cette école philosophique ou hétérodoxe a des échos dans les chaires de l’église protestante nationale. Cette influence ne s’appuie point sur les classes inférieures, où les formules étroites, mais fermes et précises de l’orthodoxie comptent au contraire de nombreux adhérens ; la force morale de cette doctrine de liberté repose sur la classe moyenne. De jeunes et ardens prédicateurs agitent dans tous les Pays-Bas le drapeau du nouveau protestantisme, qu’ils prétendent d’ailleurs conforme à l’histoire nationale des idées religieuses. À les entendre, ce ne sont point eux qui se détournent de la voie droite ; c’est le synode de Dordrecht qui s’est écarté de l’esprit de la réforme. La science a d’ailleurs fait des progrès depuis cette assemblée célèbre dans les fastes de la Hollande, et il faut marcher avec la science. À la tête du mouvement se placent M. Meyboom, pasteur à Amsterdam et M. Zaalberg, pasteur à La Haye. Leur élection rencontra une vive résistance dans ces deux villes de la part du consistoire. Enfin ils furent nommés. Le jour de leur installation, M. Meyboom et M. Zaalberg prononcèrent, l’un dans l’église d’Amsterdam, l’autre dans l’église de La Haye, à la même heure et sur le même thème, un discours qui commençait par ces mots : « Nous venons vous annoncer Jésus-Christ, rien que Jésus-Christ. » Les deux frères d’armes s’étaient évidemment donné le mot, et ils continuent de marcher à peu près dans la même voie. D y a quelque temps, le roi de Hollande se trouvait un dimanche dans la ville d’Amsterdam. M. Meyboom devait prêcher ce jour-là ; c’était son tour. Le roi délibéra pour savoir s’il se rendrait au temple et s’il consacrerait en quelque sorte par sa présence un enseignement hétérodoxe. Il ne tarda point à se décider pour l’affirmative. Cet hommage, rendu moins aux doctrines suspectes du prédicateur qu’à la tolérance religieuse et à la souveraineté de l’opinion, qui avait appelé M. Meyboom dans la chaire évangélique, fut considéré en Hollande comme un acte de quelque gravité. L’ancienne église nationale s’écroulait avec ses dogmes fondamentaux devant le principe d’élection et devant le respect que le chef de l’état lui-même venait témoigner pour la liberté des croyances. La parole et la conscience, ces deux sœurs immortelles, soumises, il est vrai, à une sanction, sortaient ainsi victorieuses de la lutte.

On le voit, les habitans de la Néerlande, parfaitement tranquilles et assez d’accord entre eux quant au fond des questions politiques, sont profondément divisés sur le terrain des opinions religieuses. Les partisans de la concorde semblent compter sur l’invariable attachement du caractère national aux coutumes et aux traditions anciennes comme sur un frein moral qui doit modérer ce que ces discussions ont d’alarmant pour la paix. Il se peut que cette fidélité soit en effet un contre-poids ; mais elle présente aussi un danger, celui de protéger l’introduction des nouveautés philosophiques sous le couvert des vieilles institutions. Grâce à cette immobilité des formes et au mouvement des idées, la Hollande calviniste pourrait un jour avoir changé de religion, sans même s’en être aperçue. Il est un point grave et délicat sur lequel les orthodoxes cherchent à serrer de près leurs adversaires, c’est celui de la divinité de Jésus-Christ. La pensée des hétérodoxes se dérobe ici volontiers derrière un nuage. Jésus-Christ est pour eux le type le plus parfait de l’humanité, l’envoyé du Très-Haut, l’image de Dieu ; mais est-il Dieu en personne ? Généralement ils éludent cette question embarrassante par des subtilités plus ou moins scolastiques. Quelques-uns d’entre eux croient à la divinité, mais non à la déité du fils de Marie. Nous ne nous engagerons point dans ces discussions. Une réponse si obscure et peut-être obscure à dessein équivaut presque à une négation. On est donc autorisé à voir dans la doctrine des hétérodoxes néerlandais un déisme sentimental, plus ou moins attaché à la poésie des formes chrétiennes. Ils se parent de la morale évangélique, ils témoignent pour quelques hommes de la réformation un respect historique, mais entre leurs idées et celles de Calvin par exemple, il y a la distance de plusieurs siècles. Cette position équivoque et avancée est vivement attaquée par les orthodoxes. « Si vous ne croyez plus ce qu’ont cru nos pères, objecte-t-on aux nouveaux théologiens, comment vous dites-vous encore de leur église ? Quittez votre robe, abandonnez cette chaire, redescendez dans la foule des philosophes. » Les ministres dissidens répondent qu’ils ne se sont point glissés subrepticement dans la chaire chrétienne, que leurs doctrines, publiées par eux dans de nombreux ouvrages, étaient connues, que c’est aux fidèles de juger eux-mêmes la formule des croyances religieuses qui leur conviennent ; ils ne s’imposent pas ; on les a appelés, ils sont venus. Quoique revêtue maintenant de l’autorité ecclésiastique, leur parole n’est d’ailleurs pas à l’abri de toute censure. Les fidèles que choquerait une liberté trop grande dans l’interprétation du dogme peuvent en appeler au consistoire, et le consistoire en appellerait au synode, qui aurait le droit d’interdire la chaire au pasteur égaré. Cette garantie existe bien en principe ; mais en fait le synode y regarde à deux fois avant de s’ériger en tribunal des consciences, et, pourvu que la conduite du ministre soit irréprochable, on le laisse généralement libre d’enseigner sous sa responsabilité personnelle ce qu’il croit la vérité. Or la vie des pasteurs hétérodoxes est ordinairement exemplaire.

On peut en dire autant des mœurs de l’université de Groningue. Les étudians appartiennent bien à une classe aisée, mais leurs familles sont moins riches que celles des étudians de Leyde. Obligés de se faire une position ; ils connaissent déjà la valeur du temps. La plupart forment entre eux des sociétés littéraires et savantes, dans lesquelles ils s’exercent à cultiver le sentiment du beau et de l’utile[20]. Ce goût des sciences appliquées est d’ailleurs dans le caractère de la race frisonne, à laquelle les habitans de la province de Groningue se rattachent par des traits reconnaissables. La ville subit elle-même cette direction sérieuse et honorable. J’ai visité, durant mon séjour à Groningue, un établissement dans lequel se donnent des cours publics. Ces cours s’adressent à la classe bourgeoise et même à une partie de la classe ouvrière. Quatre fois par an, on tient des séances auxquelles assistent les femmes. Ces jours-là, la salle, si vaste qu’elle soit, se trouve toujours pleine. Cette société, fondée pour la propagation des sciences exactes, existe depuis cinquante-cinq ans. J’ai été surpris d’y rencontrer une curieuse collection d’insectes, surtout de papillons indigènes, faite par le concierge. Le goût de l’histoire naturelle a pénétré ici dans tous les rangs.

La théologie de Groningue a fait école ; nous ne doutons point qu’elle n’exerce à son tour une action sur le mouvement littéraire. On se demande seulement si entre deux influences religieuses, il n’y aurait point place dans la Néerlande pour une littérature nationale, qui, éclairée au rayon du bon sens populaire, aux souvenirs de la gloire, maritime, à l’histoire vivante des mœurs contemporaines, s’affranchirait de toute direction mystique. La race batave est douée d’une originalité forte : en s’étudiant elle-même, en s’inspirant de ses golfes, de ses lacs, de ses dunes, de ses fleuves qui débordent, en idéalisant la vie des populations qui vivent au bord de la mer ou dans les marais desséchés, elle rencontrerait dans la nature une source de poésie vraie et féconde qu’elle demande vainement aux controverses religieuses. Il fut un temps où les intérêts de la politique voulaient que la Néerlande s’isolât du reste de l’Europe. Boulevard de la foi protestante, cette petite république maintenait alors son existence nationale en se tenant à l’écart des autres états. Un tel isolement a été une force ; mais il est maintenant une cause de faiblesse morale. Retranché dans la vie de famille, dans l’immobilité des usages, dans certains dogmes religieux et civils, le Hollandais se persuade trop qu’il n’y a que la Hollande au monde. Nous croyons qu’il gagnerait beaucoup à revenir de son erreur. Sans abjurer son caractère, et tout en rendant justice aux bonnes intentions des diverses sectes qui se disputent sur le sol des Pays-Bas le domaine des consciences, il comprendrait alors que l’avenir de l’humanité n’est contenu dans aucune de ces petites églises. Au reste le mouvement religieux tend à une sorte d’unité par la division même. Le protestantisme n’a ni dans ses dogmes, ni dans son organisation extérieure, le moyen de réagir contre les entreprises de la raison individuelle. Issu du libre examen, en vain cherche-t-il à fixer en matière de foi une ombre d’autorité. Cette autorité lui échappe, les limites qu’il a voulu tracer à la pensée humaine s’effacent comme une ligne marquée à la craie, et de tous côtés, en Hollande, se répand la lumière d’une philosophie religieuse. Ce travail intellectuel dissout les anciennes formes, renverse les barrières qui séparaient les diverses communions protestantes, démolit, comme dit saint Paul, le mur des divisions et des inimitiés. Les ministres remontrans et mennonites, les orthodoxes et les hétérodoxes, échangent perpétuellement leurs chaires ; ils vont le dimanche prêcher les uns chez les autres, et le peuple, qui suit d’ailleurs avec intérêt cette polémique religieuse, s’accoutume à une sorte d’éclectisme pratique. Ce qui sort de là, ce qui plane au-dessus de ces dissidences théologiques, c’est un sentiment toujours moral, une leçon de vraie tolérance, une aspiration sincère, quoique vague, au progrès et à la liberté humaine.

Plutôt que de s’arrêter au conflit des croyances et des doctrines promulguées par la réforme, la littérature néerlandaise ferait peut-être mieux de s’attacher à la peinture des mœurs religieuses. Il y a une poésie dans le protestantisme tel qu’il est organisé en Hollande. Cette poésie se révèle surtout à la campagne. Là, le pasteur est deux fois père : ses enfans et son troupeau se confondent pour lui dans une même famille. Il distribue à tous la seule chose que l’homme possède encore après l’avoir donnée, sa pensée, sa parole, son cœur. D’autres fonctions plus humbles, mais qui ne manquent point d’une certaine suavité, existent dans l’église réformée hollandaise, par exemple celles du consolateur des mourans. Le protestantisme, en imposant à chaque homme le devoir de se faire pour lui-même une conscience et une foi, développe d’ailleurs le sentiment de la personnalité ; il en résulte que des types divers, exprimant bien le caractère des différentes doctrines, se rencontrent jusque sous les toits de chaume. La vie religieuse dans les villages de la Hollande a fourni à M. van Koetsveld le sujet d’un assez joli roman, le Pasteur de Mastland. Seulement l’auteur s’est plutôt attaché à décrire et à mettre en scène les divisions de l’église réformée qu’à extraire le parfum de ce spiritualisme biblique trop peu connu.

Nous voulons espérer aussi que la littérature néerlandaise se retrempera quelque jour à une source d’inspiration plus humaine. Il lui suffit pour retrouver sa voie, dont elle a été détournée par Bilderdijk et par les autres orthodoxes, de méditer sur son histoire et sur ses monumens nationaux. De l’université de Groningue, si l’on se rend à l’athénée d’Amsterdam, on rencontrera sur le chemin, au bord du Zuiderzée, la petite ville de Muiden. Dominée par un vieux château, cette ville, réduite à cinq mille habitans, est comme amaigrie par l’âge ; la campagne environnante est plate et marécageuse, le vieux château lui-même se dresse sombre, taciturne, abandonné. C’est pourtant dans cette ruine, au milieu d’une nature qui n’offre rien de poétique ni de récréant pour les yeux, que se réunissait au commencement du XVIIIe siècle une pléiade de beaux-esprits. Quatre noms survivent à cette grande époque engloutie, Hooft et Huygens (le père du géomètre), Cats et Vondel. Vondel était né à Cologne le 17 novembre 1587. Son grand-père appartenait à la secte des anabaptistes. Les persécutions religieuses obligèrent cette honnête famille de marchands à quitter l’Allemagne et à chercher un asile sur le sol hospitalier des Pays-Bas. Joost van Vondel, alors en bas âge, fut amené en Hollande sur un mauvais chariot. Sa mère, durant la route, faisait sécher au vent les langes du nouveau-né sur de longs bâtons fixés aux parois de la voiture. Les parens émigrés s’établirent d’abord à Utrecht, puis à Amsterdam. Ils ouvrirent dans cette dernière ville une boutique de bonneterie. Ce commerce prospéra. Il y avait deux fils dans la maison, Guillaume et Joost. On envoya le premier à l’université ; la seule langue que le second apprît dans son enfance fut le néerlandais. Par une erreur assez commune, l’éducation classique fut ainsi donnée à celui des deux enfans qui, malgré de longs voyages et quelques facultés heureuses, devait rester obscur. Joost fut élevé dans le commerce des bas, pour lequel il professait un goût médiocre. Bientôt le talent des vers se révéla chez lui. Il composa des odes, des satires, un poème épique et surtout des tragédies. Plus tard, il acquit quelques notions du français et de l’allemand. Décidé à combler lui-même les lacunes d’une éducation négligée, il apprit le latin vers l’âge de vingt-six ans, au point de traduire Virgile, Ovide, Horace en prose et en vers. C’était alors le temps d’Oldenbarneveld, des de Witt, de Piet Hein, de Tromp, de Ruyter, d’Hugo Grotius, de Rembrandt, de Huygens, de Hooft. Ce dernier, historien et poète lui-même, avait distingué les essais du jeune Vondel ; il le reçut à son château de Muiden, qu’ornaient les fêtes d’une littérature renaissante et les grâces souvent chantées des demoiselles Visscher. À vingt-trois ans, Joost van Vondel se maria. Il épousa Marie de Wolf, née comme lui à Cologne et fille d’un passementier. Distrait par les travaux de l’esprit, il abandonna à sa femme le soin de surveiller la boutique de bas que ses parens lui avaient laissée, mais il ne quitta point sa maison de commerce.

C’est ici un trait de mœurs hollandaises qu’il ne faut point négliger : un poète bonnetier, vivant à Amsterdam dans le silence de son arrière-boutique, et faisant descendre sur la scène tantôt les divinités de l’Olympe, tantôt les anges du paradis chrétien. Les contemporains nous ont conservé le portrait de Vondel. C’était un homme d’une taille moyenne ; sa barbe, noire et courte comme ses cheveux, avait blanchi de bonne heure ; son visage, pâle et maigre durant la première moitié de sa vie, s’arrondit, se colora, et devint le type d’une bonne figure hollandaise au XVIIe siècle. Jusque-là tout allait bien ; mais les événemens ne tardèrent pas à se précipiter sur ce caractère ferme et robuste, que les Néerlandais ont souvent comparé au chêne. La femme de Vondel mourut. Son fils vint demeurer avec lui et continuer le commerce des bas. Il s’en acquitta mal et ruina sourdement le poète, qui, tout entier au commerce des lettres, ne s’aperçut même pas de la tournure que prenaient ses affaires. Ce fils était décidément un mauvais sujet. Voyant arriver l’orage des échéances, ne sachant plus cette fois comment adoucir les créanciers, il partit pour Batavia et mourut dans le voyage. Le pauvre Vondel paya 40,000 florins de dettes et se trouva dépouillé, ruiné, dans ses vieux jours. La ville d’Amsterdam vint à son secours : elle lui offrit un petit emploi au mont-de-piété, avec 650 florins de traitement ; puis, comme le poète n’avait pas toujours la tête présente à son travail de bureau, on lui laissa le salaire sans la place. Cet homme avait passé par toute sorte de tribulations et de combats intérieurs. Élevé dans la communauté des frères moraves, il s’était rapproché plus tard des remontrans. Bientôt ses meilleurs amis, ses compagnons d’études furent proscrits, emprisonnés, décapités ; il vengea leurs infortunes par des satires amères, par des tableaux émouvans. Il eût été lui-même entraîné dans leur perte sans l’intercession d’un des magistrats d’Amsterdam et sans la prudence de sa belle-sœur, qui lui fît brûler le manuscrit d’une de ses pièces, ce dont il se plaignit vivement plus tard. Il en fut quitte pour une amende de quelques centaines de florins. Il resta fidèle à la mémoire de ses amis politiques, à la cause de la tolérance religieuse, jusqu’à la fin de sa vie ; mais profondément ému des dissidences qui avaient fini par ensanglanter le pays fatigué des embarras que certains prédicateurs protestans orthodoxes lui suscitèrent pour des œuvres regardées aujourd’hui comme ses meilleures, il se tourna vers le catholicisme, qu’il finit par embrasser ouvertement. Vondel ne cessa dès-lors de professer la religion romaine, de chanter ses mystères avec une chaleur qui atteste la plus profonde conviction. Hooft et ses amis ne lui pardonnèrent point d’avoir renié le protestantisme. Le caractère du poète s’aigrit et s’altéra ; il devint habituellement morose. Seul et triste, le pauvre vieillard n’avait plus auprès de lui que sa fille, sa bonne fille Anna, qui le soignait et le consolait ; mais elle aussi le précéda tout à coup dans l’éternité. À ces chagrins domestiques s’ajouta la crainte du grand passage. « La mort me répugne, s’écriait-il ; je désire la vie éternelle ; mais je voudrais y être emporté comme Élie. » Vondel mourut en 1679 : il avait quatre-vingt-onze ans.

Tel fut l’homme auquel la Néerlande doit très certainement son plus beau fleuron littéraire. Il serait difficile de donner une idée générale de ses œuvres. Vondel a composé un nombre effrayant de tragédies. Lucifer passe pour son chef-d’œuvre. Le théâtre représente le ciel ; le sujet est la chute des anges, celle de l’homme vient à la fin de la pièce et la complète : c’est la vengeance que Lucifer tire de Dieu. Les Hollandais ont plusieurs fois comparé cette œuvre dramatique au Paradis perdu de Milton, avec lequel la sombre et biblique poésie de Vondel présente, il est vrai, quelques traits de ressemblance. Seulement on ne trouve pas dans le tragique néerlandais des scènes comme la réconciliation d’Adam et d’Ève après la chute, grand et touchant épisode, inspiré, dit-on, au poète anglais par un souvenir de sa vie domestique. Vondel a la phrase solennelle, le vers retentissant, la pensée solide, mais il est peu accessible au lecteur vulgaire. C’est plutôt un poète lyrique qu’un poète dramatique. Dans ses tragédies, on admire surtout les chœurs. Cependant le motif de ces chœurs n’est pas en général des plus saisissans ni des plus variés ; mais quelques-uns contiennent des beautés réelles. Une autre tragédie, Adam et Ève, se distingue également par des chœurs remarquables. Adam s’écrie : « O fille, sœur, fiancée, comment t’appellerai-je ? Le paradis a mille fleurs qui se lèvent pour baiser tes pieds ! » Ce jeune amour dans cette jeune nature est d’un effet délicat, quoique un peu étouffé sous une déclamation sonore, sous des écarts de goût, sous l’unité aristotélique, rigoureusement observée et assez mal appliquée aux sujets bibliques, quelquefois même sous l’alliance incohérente des formes païennes et de l’idée chrétienne. Avec ses beautés et ses défauts, Vondel ne s’en élève pas moins dans le passé comme la personnification la plus forte du génie hollandais. C’est à cette tradition littéraire que la Néerlande doit se rattacher. Le sentiment du beau se régénérera dans les Pays-Bas le jour où un écrivain, pénétré des besoins et de l’esprit de son siècle, dégagé des préoccupations mystiques, s’ouvrira une route entre la poésie réaliste, toujours à terre, minutieusement descriptive, de Jacob Gats, et la poésie de Vondel, qui, aimant l’idéal et le sublime, passe trop souvent au-dessus du cœur humain sans le toucher[21].

La régénération du goût se rattache d’ailleurs à la renaissance des études supérieures. Les deux établissemens qui représentent, avec les universités de Leyde, d’Utrecht et de Groningue, l’enseignement dans les Pays-Bas, — l’Athénée d’Amsterdam et celui de Deventer, — ne nous apprendraient sur œ point rien de nouveau : des cours jetés dans un moule invariable, d’autres cours où un latin barbare sert à couvrir sous l’étrangeté de la forme une pensée et des connaissances vulgaires. C’est un fait malheureusement certain que le niveau des études classiques s’est abaissé en Hollande depuis un siècle. On connaît maintenant les causes de cette décadence. À l’époque où les universités de la Néerlande brillaient d’un éclat qu’elles n’ont plus retrouvé, ces institutions attiraient à elles, par une sorte de rayonnement sympathique, les hommes éminens de tous les pays. Elles puisaient en quelque sorte leurs lumières dans le monde entier. Aujourd’hui le concours et l’accession des savans étrangers sont pour peu de chose dans la vie des universités hollandaises. On se demande alors si ce n’est pas trop pour les Pays-Bas de trois universités et de deux athénées. Supprimer une de ces académies, il n’y faut point songer : les villes y tiennent comme à des pages d’histoire nationale, ce sont pour elles des privilèges, des titres de gloire et des sources de richesse ; mais, sans réduire le nombre des académies, on pourrait ne conserver dans chacun de ces établissemens qu’une seule faculté ; Rien n’empêcherait par exemple d’installer la faculté de théologie à Groningue, la faculté de droit à Leyde, la faculté de médecine à Utrecht, la faculté des lettres à Amsterdam. Il a été fait à ce projet diverses objections, dont une seule a de la valeur. On a dit qu’il y aurait de l’inconvénient à désunir le faisceau des études universitaires. Notre intention n’est point de nier la solidarité des connaissances humaines ; nous croyons même que, dans les cas ordinaires, les jeunes gens qui se destinent à différentes professions libérales gagnent aux relations intellectuelles qui s’établissent entre eux. Tout cela est vrai en principe ; mais il reste à examiner si, dans un pays de trois millions cinq cent mille habitans, où les hommes de talent sont, comme partout, peu nombreux, on ne fortifierait pas les études en concentrant toutes les spécialités sur un seul point, au lieu de les disperser, comme il arrive aujourd’hui.

Le triste état de l’enseignement supérieur a dû exercer une influence fâcheuse sur le mouvement intellectuel de la Hollande ; mais il existe un autre fléau contre lequel se débat la littérature néerlandaise, c’est l’épidémie des traductions. Nulle part il ne se publie autant de livres que dans les Pays-Bas, eu égard au nombre des habitans ; seulement, si nous défalquons du mouvement annuel de la publicité les livres de prières, les sermons, et surtout les ouvrages traduits, nous trouvons une sorte de stérilité morale sous cette fécondité apparente. Le théâtre vit presque entièrement d’œuvres étrangères. Une telle fureur de reproduire la pensée des autres n a-t-elle pas introduit en Hollande un élément parasite, qui étouffe les germes de l’originalité nationale ? Avec une histoire comme la sienne, où le sentiment de la liberté le dispute au sentiment religieux, avec des populations fortement enracinées au sol et aux usages locaux, avec un pays étrange et découpé dans la mer, avec une jeunesse morale, intelligente, invinciblement touchée au cœur par l’amour de la patrie, la Néerlande pouvait très bien avoir une littérature qui vécût de ses propres inspirations La race incorrigible des traducteurs, l’obsession des idées mystiques, le dépérissement des études, sont autant de causes qui ont arrêté le développement de la pensée nationale. Le culte des intérêts matériels et la grande activité des travaux publics ont aussi détourné les esprits de la contemplation du beau. Toutes les fois que nous entendions en Hollande parler de poésie, nos yeux se portaient involontairement sur les canaux, ces artères de la vie commerciale, sur les digues et l’imposant spectacle de la force domptée, sur l’action de l’homme dans la nature, sur les grands fleuves devenus des serviteurs dociles, sur la lutte de la terre et des eaux, sur le poème des choses, sur la grandeur des faits : c’est là que, sans nier, à plusieurs égards, la valeur de la littérature nationale, il faut chercher surtout le génie créateur de la Néerlande.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Hooft a été surnommé le Tacite de la Hollande. Imitateur patient et quelquefois heureux de l’historien romain, il a raconté dans un style énergique les principaux événemens de la guerre de l’indépendance. Nous avons d’ailleurs puisé à une source d’indications non moins précieuses et plus pittoresques. Un membre distingué des états-généraux, M. Wintgens, a bien voulu nous communiquer une collection d’anciennes gravures qui embrasse toute l’histoire du pays avec les costumes, les figures, le style de chaque époque.
  2. Cette monnaie était primitivement de papier ; on la remplaça bientôt par une monnaie d’argent. Des pièces frappées pendant le siège sont conservées à La Haye dans la riche collection des médailles. Les inscriptions sont significatives : Hœc libertatis ergo. — Deus servet Leidam. — Nummus obsessœ urbis lugdunensis sub gubernatione iliustrissimi principis Auriaci. Une de ces pièces porte pour effigie un lion armé d’un glaive, avec ces mots : Pugno pro patriâ.
  3. Ces intrépides marins portaient des chapeaux surmontés d’une médaille d’argent en forme de croissant de lune, avec cette devise : « En dépit de la messe, plutôt Turcs que papistes. »
  4. Il y a quelques années, les étudians de l’université de Leyde célébraient encore l’anniversaire de la levée du siège par une semblable distribution de vivres aux pauvres de la ville.
  5. Les études orientales trouvent à Leyde de grandes ressources ; depuis quelques années, M. Dozy leur a donné une forte impulsion, et l’influence d’un jeune professeur, M. Cobet, n’a pas été moins utile aux études grecques.
  6. Ses principaux ouvrages sont : De Indische bij (l’Abeille de l’Inde) ; — Bydragen tot de Flora van neerlandsch Indië (Idée générale de la flore des Indes néerlandaises), Batavia 1828 ; — Rumphia sive commentationes botanicæ imprimis de plantis Indioe orientalis, tum penitus incognitis, tum quæ in libris Rumphii, Roxburghii, Waltichii aliorumque recensentur, scripsit C. L. Blume, cognomine Rumphius ; Lugduni Batavorum 1835 ; — Flora Javæ nec non insularum adjacentium. Bruxelles 182C ; — Muséum botanicum, 1849-1851 ; — Ce surnom de Rumphius tient à un usage de l’université de Leyde, qui veut que certains professeurs adoptent ainsi le patronage des anciens maîtres dans la science qu’ils exercent. M. Blume a contribué à faire connaître en Europe la rhamée, une plante de Java qui remplacerait avec avantage le chanvre dans les usages industriels, notamment dans la fabrication des voiles de navire. Il prépare en ce moment une volumineuse histoire des orchidées dont il a bien voulu me montrer les dessins.
  7. Il fait imprimer en ce moment une carte géographique en quatre parties sur l’île de Java.
  8. M. Junghuhn vient en effet d’arriver à Java, où il va, par ordre du gouvernement, activer la culture du quinquina.
  9. La Haye possède aussi on musée japonais qui mérite d’être cité.
  10. M. Beets, dont nous avons déjà parlé dans ces études, est un écrivain populaire en Hollande sous le nom d’Hildebrand. On publie maintenant à Paris une traduction de ses œuvres.
  11. Voyez les Dieux en Exil dans la Revue du 1er avril 1853.
  12. J’ai vu à Harlem, chez le savant professeur M. van Breda, un magnifique portrait de Boerhaave. La fougue et l’énergie viriles de cette tête sont incomparables.
  13. On rencontre à chaque pas en Hollande les traces de cette émigration hostile ? À La Haye, on voit encore une boutique de coutellerie qui porte pour enseigne un chat ronge. Cette enseigne est, on ne le croirait pas, un monument historique. Un nommé Bertrand Français de naissance, coutelier de son état, était venu s’établir dans les Pays-Bas à la suite des guerres de la fronde. Comme signe de protestation, il fit peindre sur une plaque de tôle, d’un côté un chat rouge, et de l’autre le cardinal Mazarin, avec cette devise : Aux deux méchantes bêtes. La diplomatie s’en mêla, et le chat rouge seul est resté.
  14. Les catholiques hollandais sont redevables de cette liberté de conscience à la révolution française ; c’est un fait qu’ils affectent trop souvent de méconnaître.
  15. Dordrecht est une des plus anciennes villes de la Hollande. Si l’on en croit la tradition, confirmée d’ailleurs par de récentes études géologiques, cette ville aurait subi un déplacement bien extraordinaire. Lors de la terrible inondation qui en 1421 força les digues, la ville de Dordrecht, avec ses édifices publics et ses maisons, se serait transportée d’un lieu à un autre. Ce phénomène s’explique par la nature du terrain. La ville étant bâtie sur une couche d’argile, cette couche aurait glissé sur la masse de tourbe qui forme la base du sol.
  16. Un littérateur hollandais s’exprime ainsi : « Bilderdijk, dans ses immortels ouvrages, a donné à notre littérature un caractère et une impulsion qui le placent, avec lord Byron, à la tête de tous les poètes contemporains… La Maladie des Savans (poème de Bilderdijk ) est un chef-d’œuvre dont jamais le monde poétique n’avait donné d’exemple… Sous le roi Louis, il avait commencé, avec cette facilité de verve et d’imagination qui le caractérise, une épopée dont le Paradis perdu seul approcherait en quelque sorte, et dont aucune littérature, pas même celles de l’antiquité, n’offre d’équivalent. » De telles exagérations ne servent point un auteur ni une littérature nationale. On peut croire que les Hollandais, irrités de l’injuste oubli dans lequel l’Europe laissait quelques-uns de leurs poètes, ont voulu les venger par une admiration démesurée ; mais si l’intention doit sembler honorable, le moyen était maladroit.
  17. Il reproche à la langue française d’être « une langue bâtarde, chargée de notes basses et brisées, un jargon digne des chacals humains et des hyènes, formé exprès pour une race d’infidèles qui rient de la vérité, un idiome composé de sons gutturaux qui s’échappent par les voies nasales et qu’accompagnent les grimaces du singe. » Cette boutade est surtout amusante de la part d’un Hollandais. La langue néerlandaise a des qualités que nous ne voulons pas méconnaître, telles que l’énergie, la richesse ; mais elle est certes très loin d’être mélodieuse. Il est vrai que l’auteur, après cette diatribe, avoue que la langue française s’est répandue sur le monde entier ; « mais, ajoute-t-il, elle s’est répandue pour le mal. »
  18. M. da Costa donne à La Haye, dans la salle Diligentia, des leçons, ou, comme on dit ici, des lectures politico-religieuses. La forme en est aussi bizarre que le fond des idées ; mais il faut croire que ce mélange de tous les genres, de tous les styles et de toutes les questions est dans le goût d’une partie du public hollandais, car ces conférences ont du succès. La critique n’a pourtant pas ménagé les aberrations de cette école, d’ailleurs pleine de verve.
  19. De Wesseli Gransfortii cum vitæ tum méritis in præparanda sacrorum emondatione in Belgio septentrionale Traj. ad Rhen., 1831. — De Wesseli Gransfortii germani theologi principiis ac virtutibus etiam nunc probandis et sequendis. Amst., 1840.
  20. Dans les trois universités, le nombre proportionnel des élèves catholiques est infiniment faible. Il résulte de là pour les catholiques hollandais une condition d’infériorité intellectuelle. Ces derniers figurent dans la population générale des Pays-Bas pour plus des deux cinquièmes ; ils sont donc presque égaux en nombre, mais non en lumières.
  21. Il a cependant un côté par où il émeut ses compatriotes, c’est le côté national. Ses chants de victoire, ses vers adressés aux illustres marins de son époque, au prince Frédéric-Henri, ami de la tolérance politique et religieuse, son Éloge de la Navigation, sont comptés parmi ses plus belles productions.