La Naissance d’une capitale - La ville de Washington de 1800 à 1816

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La naissance d’une capitale – La ville de Washington de 1800 à 1816
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 120, 1893


LA
NAISSANCE D’UNE CAPITALE
LA VILLE DE WASHINGTON DE
DE 1800 A 1816

Lorsque les États-Unis, émancipés de la tutelle de l’Angleterre, eurent installé en 1789 leur nouveau gouvernement fédératif, — Président, Sénat, Chambre des représentons, Cour suprême, — ils songèrent à se donner une capitale.

Sous la première Confédération, qui avait duré de 1781 à 1789, les petites républiques, très jalouses les unes des autres, n’avaient eu souci de donner à leur faible gouvernement commun un siège permanent. Le Congrès continental erra donc de ville en ville, avec ses chefs de service, habitant tour à tour New-York, puis Philadelphie, d’où il fut un jour chassé par une poignée de mutins, puis Trenton dans le New-Jersey et Annapolis dans le Maryland, retournant de là à New-York, où s’écoulèrent ses derniers jours.

La nouvelle république ne pouvait s’accommoder d’un pareil régime. Les délégués des États, membres de la Convention de Philadelphie et auteurs collectifs de la Constitution, décidèrent que le gouvernement fédéral, cessant d’être ambulant, serait établi dans une capitale fixe, indépendante de toute juridiction locale.

Choisirait-on une des villes existantes, Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore ? ou créerait-on de toutes pièces une ville nouvelle ? Boston était bien excentrique pour les Caroliniens, et de même Charleston pour les gens de la Nouvelle-Angleterre. New-York était trop septentrional encore. La ville de Philadelphie. située presque au centre du long ruban d’Etats déployé sur l’Atlantique, convenait mieux et fut en effet adoptée comme capitale provisoire ; mais il était impossible que l’Etat de Pennsylvanie consentît à laisser détacher de sa juridiction sa plus grande ville, qui était en même temps la plus belle et la plus peuplée de toute l’Union.

On songea à Germantown, un faubourg de Philadelphie. Mais l’idée de loger le gouvernement fédéral dans une banlieue fut vite abandonnée. On en revint au plan de création d’une ville nouvelle.

Il fallait un point très central, dans le voisinage duquel, pour la tranquillité et l’impartialité des débats du Congrès, n’existât pas une agglomération trop importante d’habitans. D’autre part, toute capitale, digne de ce nom, doit se trouver sur un grand fleuve, à l’exemple de Rome, de Paris, de Londres, de Vienne. Trois cours d’eau entrèrent en concurrence : le Delaware, le Susquehannah et le Potomac. Le premier, qui avait déjà Philadelphie, fut écarté. Des deux autres, le Potomac devint rapidement favori. Il eut pour lui d’abord la Virginie et le Maryland sa, rive droite étant virginienne et sa rive gauche marylandaise. Le projet souriait à Washington, dont la propriété, Mount-Vernon, était sur le Potomac.

Les gens du Nord se firent un peu prier ; il fallut que le Sud fit quelques concessions sur le terrain des grandes mesures financières alors en cours d’élaboration. Hamilton et Jefferson dînèrent un jour ensemble, et se mirent d’accord. Le 16 juillet 1790, une loi autorisa le président de l’Union, Washington, à nommer des commissaires chargés de choisir sur le Potomac un district de 25 kilomètres carrés, d’en faire l’acquisition, et d’y élever la capitale permanente. Le Congrès et le gouvernement devaient en prendre possession en 1800, et résideraient jusque-là à Philadelphie.


I

Washington nomma trois commissaires et se mit aussitôt à l’œuvre avec eux. Il connaissait bien les rives du Potomac, les ayant souvent parcourues en sa jeunesse quand il était arpenteur. Peut-être son choix était-il fait d’avance.

À quelques milles en amont de Mount-Vernon, qui est sur la rive virginienne, se trouvait la petite ville d’Alexandria, une des plus importantes municipalités de la Virginie au XVIIIe siècle, et qui servait de centre social aux grandes familles dont les vastes plantations et les confortables mansions étaient disséminées dans les environs, les Washington, les Fairfax, les Alexander, les Carlyle, les Payne, les Fleming, les Ramsey. C’était une noble petite ville ; par sa situation sur le fleuve, elle pouvait aussi devenir une ville commerciale ; une compagnie de marchands écossais était déjà venue s’y établir. Après Culloden, des jacobites avaient trouvé un refuge sur ce coin favorisé. Des navires venaient prendre sur les quais les produits de la Virginie à destination de l’Angleterre, et livraient, en échange, des tapis, de la porcelaine, des meubles, des voitures, du vin et jusqu’à des briques. Alexandria nourrit quelque temps le rêve de devenir la capitale des États-Unis. Mais George Washington, de qui la décision dépendait, craignit qu’on ne se méprît sur les raisons de sa détermination, si, maître du choix d’un site pour la capitale, il adoptait un territoire si proche de sa propriété.

Il remonta donc de quelques kilomètres le Potomac et marqua, sur la rive gauche, marylandaise, en face des hauteurs virginiennes d’Arlington, un vaste emplacement marécageux, près duquel le Potomac, encore éloigné de 170 kilomètres de son embouchure dans la baie de Chesapeake, s’élargit en un port spacieux où de grands navires peuvent jeter l’ancre. Il fut décidé que là s’élèverait la cité fédérale, entre le Potomac au sud-ouest, l’Anacostia, affluent dudit Potomac, au sud-est, une colline sur laquelle était un village appelé Georgetown au nord-ouest, et une autre colline au nord, où Washington voyait déjà se dresser les lignes sévères et majestueuses d’une grande et splendide demeure, le Capitole, siège du Congrès fédéral.

Alexandria, condamnée ainsi par son enfant le plus cher, Washington, à une éternelle médiocrité, ne lui garda pas rancune ; ses autorités locales vinrent assister le président, lorsque, le 15 avril 1791, entouré des trois commissaires, il prit officiellement possession du territoire cédé au gouvernement fédéral par le Maryland et la Virginie.

L’année suivante le terrain acquis fut exactement délimité. Il embrassait dix milles carrés dont deux tiers sur la rive gauche ou orientale du Potomac (Maryland), le dernier tiers sur la rive droite ou occidentale (Virginie). Deux petites agglomérations urbaines étaient comprises dans la cession, Germantown et Alexandria. Le plan de la future capitale fut dessiné à l’est et au sud-est de Germantown, entre le ruisseau du rocher (Rock Creek) et l’Anacostia ou Eastern Branch, deux affluens de la rive orientale du Potomac.

Le lieu fut appelé cité fédérale, Federal City, par Washington. Mais les commissaires proposèrent et firent adopter, le 9 septembre 1791, les noms de City of Washington pour la ville et de Territory of Columbia pour le district. L’exécution du tracé topographique fut confiée à un ingénieur français, Major L’Enfant, qui prit pour modèle la ville de Versailles avec ses rues croisées à angle droit et ses larges avenues lancées en éventail d’un point central et coupant les principales rues.

L’Enfant adopta des proportions énormes qui firent plus tard donner à la cité le surnom de « ville aux distances magnifiques ». Il ne devait pas y avoir moins de 400 kilomètres de rues et d’avenues, celles-ci pour la plupart ayant 48 mètres de large, les plus petites voies 21 mètres. Partout une profusion de squares, de places circulaires, de réserves triangulaires, de terrains vides pour parcs et promenades. L’espace attribué aux rues, avenues et squares représentait 55 pour 100 de la superficie totale. Le plan était superbe ; les grandes lignes en furent constamment respectées, même pendant qu’il manquait toujours à Washington ce qui est essentiel à une ville, des habitans. Aujourd’hui, les prévisions pour lesquelles le tracé était fait sont à peu près réalisées, et la cité fédérale est enfin devenue une ville belle, confortable, élégante et salubre. Mais elle ne fut, pendant bien longtemps, ni belle, ni confortable, ni élégante, ni salubre. Au milieu du siècle encore, elle n’apparaissait aux voyageurs que comme une ville inachevée, laide, incommode, vouée à la poussière, à la boue et à la fièvre.

Le sol, en 1791, appartenait à des fermiers du Maryland. Washington dirigea lui-même les négociations d’achat ; il obtint en général des conditions raisonnables, avec l’arrangement suivant : les propriétaires cédaient gratuitement le terrain nécessaire pour les avenues et les rues (c’est un peu pour cela qu’on les fit si larges et si nombreuses). Les terrains destinés à être couverts de constructions étaient abandonnés aux États-Unis, à raison d’un lot sur deux alternativement. Les autorités fédérales pouvaient acquérir les lots réservés aux propriétaires, en payant 25 livres sterling (625 francs) par acre (4000 mètres carrés). Elles usèrent de ce droit pour les emplacemens réservés aux édifices publics.

Washington croyait que la cité fédérale deviendrait un grand emporium, que ses quais seraient bordés de grandes flottes de commerce, que tout le trafic de l’ouest y viendrait converger par un canal joignant le Potomac et l’Ohio. À l’automne de 1791 on mit des lots aux enchères : le résultat fut une déception ; très peu d’acquéreurs se présentèrent. Dans les premières années, cette création d’une capitale fut un gigantesque insuccès.

Le 24 avril 1800, le sixième Congrès décida qu’il irait passer dans la cité de Washington les derniers mois de sa carrière (décembre 1800 à mars 1801). John Adams alla donc s’installer dans la future Maison-Blanche qui n’était point terminée, et le Congrès, en décembre, se réunit au Capitole.

On avait voulu un endroit silencieux, peu peuplé, à l’abri des agitations et des passions de la foule. On était servi à souhait. Les 64 kilomètres qui séparaient Baltimore de la capitale fédérale étaient couverts de bois épais où l’on ne rencontrait ni maisons, ni êtres humains.

Sur la colline du Capitole s’élevait un bâtiment inachevé, solitaire. Là un syndicat, formé par Morris, Greenleaf et Nicholson, avait acheté 6 000 lots et s’était engagé à construire des maisons de briques. Mais la faillite survint avant même un commencement d’exécution. La ville comptait encore à peine 500 habitans, pour la plupart des nègres et des ouvriers étrangers, engagés pour la construction des édifices publics, et qui vivaient dans de misérables huttes. Du splendide Capitole rêvé, on n’avait élevé que l’aile du nord. La cité fédérale n’était qu’un village de squatters dans le désert. Les membres du Congrès ne trouvaient de logis que dans Georgetown, à près de cinq kilomètres du Capitole.

Que d’ambitions déçues, de spéculations malheureuses ! On bâtit le Capitole sur la hauteur qui domine de 30 mètres le Potomac et l’Anacostia. La façade principale fut tournée vers l’est. Sur le plateau qui s’étendait de ce côté, devait, supposait-on, se développer la ville. Les propriétaires de lots ne voulaient rien vendre au-dessous de 75 cents à 1 dollar le pied (40 à 55 francs le mètre carré). Il en résulta que les gens qui désiraient s’installer à Washington s’éloignèrent du plateau du Capitole, et achetèrent des lots valant 10 à 20 cents le pied (6 à 13 francs le mètre carré) dans les marécages entre le Capitole et le Potomac. Le plateau, la partie la plus salubre de la ville, resta un désert pendant plus de cinquante ans. Les magasins, les maisons de rapport, les résidences riches se multiplièrent des deux côtés de l’avenue de Pennsylvania et vers Georgetown.

Oliver Wolcot écrit en 1800 : « Il y a une bonne taverne près du Capitole ; on construit quelques autres maisons », et J. Cotton Smith, membre du Congrès : « L’avenue de Pennsylvanie n’est qu’un vaste marais couvert de vieux arbrisseaux. »

La demeure construite pour le président des États-Unis ne prit le nom de Maison-Blanche (White House), sous lequel elle est si connue aujourd’hui, qu’après 1814, lorsque l’édifice, à moitié détruit par l’incendie qu’allumèrent les Anglais, eut été rebâti et qu’une couche de peinture blanche eut effacé sur ses murs les traces de la fumée et des flammes. La maison présidentielle s’appela tout d’abord l’hôtel de l’Exécutif, the Executive Mansion. On avait songé à l’appellation de « Palais », mais le terme fut jugé trop ambitieux, trop aristocratique. On choisit, pour élever cette demeure, un emplacement plus rapproché du Polomac que celui du Capitole ; la première pierre fut posée avec solennité par Washington en 1792. Le projet de construction avait été mis au concours. Un architecte irlandais, James Hoban, établi à Charleston, où il édifiait de belles maisons sur la Batterie pour les planteurs sud-caroliniens et les riches négocians de la ville, fut avisé que son plan pour la maison présidentielle était, accepté. Il se rendit à Washington, reçut 500 dollars comme prix du concours et commença la construction. L’Executive Mansion fut la reproduction de l’hôtel du duc de Leinster à Dublin, bel édifice bâti dans le style des grandes villas italiennes de l’époque. Le goût n’était pas encore aux monumens d’habitation privée affectant l’aspect d’un temple, d’une cathédrale ou d’un château féodal.

Le gros œuvre était à peine achevé lorsque John Adams vint occuper le bâtiment dans l’automne de 1800. On voit dans les lettres de Mrs Adams combien on eut de peine à obtenir la quantité de bois nécessaire pour combattre les effets de l’humidité pénétrante et comment la femme du président étendait et faisait sécher le linge dans la grande « Salle de l’Est » destinée par Hoban aux réceptions, où s’entassent aujourd’hui, deux fois par an, les citoyens de l’Amérique pour l’exercice du droit sacré de broyer les mains de leur premier magistrat.

John Adams et Mrs Adams ne firent que passer à l’Executive Mansion, où ils étaient descendus pour quelques mois, comme dans une auberge incommode. Le 4 mars 1801, la présidence terminée, ils reprenaient la route du Massachusetts, laissant à Thomas Jefferson, le nouvel élu de la nation, le soin de faire au monde officiel et aux visiteurs étrangers les honneurs de la capitale et de la maison présidentielle.


II

Thomas Jefferson resta huit années l’hôte de cette maison et y prit en conséquence quelques habitudes.

Né en 1713, il avait cinquante-huit ans. Lorsque sa pensée se reportait sur les années de sa première jeunesse, il pouvait se revoir étudiant au collège de William and Mary, à Williamsburg (Virginie), bon compagnon, friand d’aventures, fort épris de la société des jeunes filles, excellent cavalier, chasseur intrépide, violoniste de quelque talent. Il subit à cette époque l’influence des propos sceptiques qu’il entendait tenir à la table de son protecteur et ami, le libre penseur Fouquier, gouverneur royal de la Virginie. Jefferson se fit avocat ; mais il n’avait pas le don de la parole : alors, au lieu de plaider, il se jeta dans la politique. Ses études classiques lui avaient fait une âme républicaine ; il embrassa les idées libérales et révolutionnaires avec une ardeur passionnée, attaquant tout à la fois le joug métropolitain, le principe monarchique, le fanatisme religieux et l’aristocratie, à laquelle il appartenait lui-même, étant un Randolph.

Jefferson et Franklin avaient été l’un et l’autre atteints d’une attaque de rationalisme français. Mais Franklin, discret, modéré, se gardait d’offenser des « préjugés », car les États-Unis étaient en 1775, comme ils sont aujourd’hui encore, un pays essentiellement, chrétien. Jefferson affecta des dehors plus irréligieux et travailla avec un zèle très sincère à la démolition des privilèges de l’Église épiscopale anglaise en Virginie. Ses vues sur la religion étaient exactement celles de Priestley. N’admettant ni la foi, ni la révélation, ni les miracles, déiste à peine, il ne croyait naturellement pas à la divinité du Christ, mais rendait volontiers hommage à la haute valeur du christianisme et à l’humanité sublime du fondateur de ce « grand système. »

À vingt-neuf ans (1772), il avait épousé Mrs Martha Skelton, jeune veuve de vingt-trois ans, fille d’un avocat de Virginie. Cette union dura dix années et fut très heureuse. Jefferson éprouva un profond chagrin lorsqu’il perdit sa compagne, en 1782. Il reporta toute son affection sur ses filles et emmena l’aînée à Paris en 1784, le Congrès continental l’ayant nommé ministre plénipotentiaire avec Adams et Franklin pour négocier des traités de commerce avec les nations étrangères. Lorsqu’il inaugura sa présidence, il entra en célibataire dans l’hôtel de l’Exécutif ; il ne s’était pas remarié ; et de ses deux filles, l’une, Martha, avait épousé Thomas Randolph, plus tard gouverneur de la Virginie, l’autre, Maria, était devenue Mrs Eppes : celle-ci, de santé délicate, mourut avant la fin de la première présidence de Jefferson.

L’une et l’autre vivaient loin de Washington et ne purent rendre que de rares visites à leur père. Aussi, Jefferson eut-il assez de peine à rassembler quelques éléments de vie sociale dans la cité fédérale. Pour autant qu’il réussit dans cet effort mondain, il le dut à la collaboration de l’aimable Mrs Dorothy Madison, femme de James Madison, secrétaire d’Etat et ami intime du président.

Il rompit d’ailleurs avec les traditions qu’avait établies Washington à New-York et à Philadelphie, abolit les fameuses « levées » et ne voulut pas même que l’on célébrât l’anniversaire de sa naissance.

Deux fois chaque année, le jour de l’an et le 4 juillet, fête de la Déclaration de l’indépendance, il ouvrait toutes grandes les portes de la Maison Exécutive. La foule se précipitait, dans les salles de réception à l’entrée desquelles se tenait le président, entouré de ses secrétaires. Sauf en ces deux occasions, la maison semblait close. Jefferson, retiré dans un coin de l’édifice, était si isolé dans cette maison vide et dans cette capitale sans habitans qu’il pouvait se croire à la campagne. Tandis que sa renommée se répandait dans le monde entier, il devenait de plus en plus casanier et n’entreprit, pendant ses huit années de présidence, aucune de ces grandes tournées que Washington considérait, non sans raison, comme un des devoirs essentiels de sa position. Le seul voyage qu’il fit volontiers était celui de la cité fédérale à sa propriété de Monticello (en Virginie, non loin du domaine de son ami Madison). Dès que l’été arrivait et que la session du Congrès était close, il se hâtait d’aller retrouver ses champs, ses noirs, ses plantations.

Durant l’hiver, il donnait de temps à autre à dîner, soit au monde officiel, soit à quelques intimes. Il appelait alors à son aide Mrs Madison, dont la présence enlevait tout de suite à l’hôtel de l’Exécutif son air rébarbatif de bâtiment inachevé et inhabité.


III

De 1790 à 1797, pendant la double présidence de Washington, il y avait eu autour des autorités fédérales et du Congrès un essai de vie sociale. Le président et sa femme, « lady » Washington, avaient formé autour d’eux comme une petite cour. D’ailleurs, les villes de New-York et de Philadelphie, où le Congrès et le gouvernement siégèrent avant 1800, offraient à cet égard des ressources que ne pouvait posséder le village fédéral des bords du Potomac. À New-York, les Clinton, les Jay, les Schuyler, les Livingstone, étaient à la tête d’une véritable élite sociale fondée sur la grande propriété foncière, la banque et le commerce.

Autour de Mrs Martha Washington se groupait un petit cercle d’amies, la docte Abigaïl Adams, femme du-vice-président ; Mrs Jay dont le mari, John Jay, avait dirigé les affaires étrangères de la Confédération ; Mrs Knox, femme du secrétaire de la Guerre ; la jeunesse était représentée dans ce groupe par une des filles de Jefferson, beauté de grande réputation. Aux réceptions figurait le corps diplomatique, représenté alors par les trois ministres de France, d’Espagne et de Hollande.

Dès 1791, le Congrès s’était établi à Philadelphie. Les principaux membres de la « société » dans la ville des quakers, outre le groupe officiel transporté de New-York, furent Robert Morris, le financier, qui, jusqu’à sa faillite, mena un train luxueux pour l’époque ; Thomas Willing, l’associé de Morris et le président de la Banque des États-Unis, père de la célèbre Mrs Bingham, la reine de la mode à Philadelphie de 1793 à 1801, courtisée par Jefferson et par le grave Washington lui-même ; les Boudinot, société sévère, centre du haut monde quaker ; Wolcot, qui réunissait chez lui les délégués de la Nouvelle-Angleterre au Congrès.

Lorsque Washington eut quitté la présidence, ces élémens sociaux disparurent ou se dispersèrent. Les Adams vécurent très isolés. À Washington, au point de vue social, tout était à créer.

Les dernières années du XVIIIe siècle voyaient se produire une révolution dans les goûts et les manières. Les grands événemens d’Europe firent affluer des visiteurs étrangers en Amérique, surtout des Français. On y vit des ex-sans-culottes se rencontrer avec des gentilshommes à perruque poudrée. En quelques années, l’Amérique fut visitée par Talleyrand, de Noailles, La Rochefoucault-Liancourt, Chateaubriand, Kosciuszko, Volney. L’Angleterre envoya Cooper et le Dr Priestley. Les écrits du temps signalent une invasion des modes et des habitudes de France. À New-York, les « belles » ne veulent plus que les chapeaux de Mme Bouchard. Des coiffeurs français coupent les cheveux à la Titus et à la Brutus. On laisse aux vieux « beaux » la poudre et la perruque, les habits de soie et la tabatière. Les jeunes adoptent le costume noir en même temps que le cigare et le billard. Les réfugiés français enseignent la valse aux misses américaines. Les tables d’hôte françaises se multiplient à Philadelphie ; il s’en établit quelques-unes à Washington, Jefferson, qui mangeait peu et ne buvait point de spiritueux, aimait la cuisine du pays où il avait vécu de 1784 à 1790, et avait un cuisinier français ; ses ennemis politiques lui en faisaient sérieusement le reproche comme d’un manque de patriotisme.

Jefferson, très simple de manières, ennemi de l’étiquette, n’était pas homme à donner le ton pour une renaissance de la vie sociale. Sa tenue était souvent négligée, ses façons manquaient de noblesse, sinon de charme ; familier, aimable, brillant et fin causeur, il n’observait pas toujours rigoureusement le décorum.

Un jour, le nouveau ministre d’Angleterre, Merry, se rendit en grand costume à la maison de l’Exécutif avec le secrétaire d’Etat, pour faire une visite officielle au président. Introduit dans la salle d’audience, il ne trouve personne, mais dans un couloir il heurte Jefferson en costume d’intérieur, pantoufles aux pieds. Shoking ! Quelque temps après, les Merry dînent à la Maison-Blanche. Pour passer dans la salle à manger, le président offre son bras, non à la femme du ministre britannique, Mrs Merry, mais à la femme du secrétaire d’Etat, Mrs Madison. Cette fois, ce fut une affaire d’Etat. Le ministre se considéra comme insulté et refusa désormais toute relation mondaine avec la présidence. À Londres, on usa de représailles, et la femme du ministre américain, James Monroe, eut à subir « l’affront » qui avait été fait à Mrs Merry. En réalité, Jefferson avait établi pour ses dîners officiels la théorie du pêle-mêle ; ses invités se plaçaient à table comme ils voulaient, ou au hasard. Le marquis d’Yrujo, le ministre espagnol, s’était fait à ce système et l’acceptait depuis trois ans. On finit par faire comprendre la chose à Merry.

Le corps diplomatique, déjà plus nombreux qu’au temps de Washington, s’accrut d’un représentant de la Turquie portant le nom de Meley-Meley. Lorsque cet Oriental arriva à Washington, on donna un grand bal en son honneur. Toutes les beautés de la ville y figurèrent, curieuses de voir le Turc. Lui, impassible, se laissait admirer. Soudain, il aperçoit une grosse négresse sortant de l’office. Ravi, il se précipite vers cette apparition et l’embrasse avec enthousiasme, s’écriant qu’elle lui rappelait son pays et celle de ses femmes qui lui avait coûté le plus cher.


IV

La capitale se peuplait si peu, et sa colonie officielle offrait de si faibles ressources aux occupations de la vie mondaine, avec un président veuf, un vice-président conspirateur (Aaron Burr), des législateurs dont fort peu osaient amener leur famille dans ce désert, que l’histoire n’aurait pour ainsi dire rien à recueillir dans ce terrain stérile, si elle n’y rencontrait l’intéressant et charmant profil d’une jeune femme dont le nom a été prononcé plus haut, Mrs Madison, la femme du secrétaire d’Etat de Jefferson, véritable reine, par la grâce, la beauté, la vivacité, le tact, de ce tout petit royaume où chacun, dès qu’elle parut, se soumit le plus volontiers du monde à ses lois.

Mrs Dorothy Madison (Dolly, par abréviation) avait vingt-neuf ans lorsque son mari prit les fonctions de secrétaire d’Etat (ministre des affaires étrangères et de beaucoup d’autres affaires). Elle était fille d’un Virginien, John Payne, et d’une Virginienne, Marie Coles, à qui Jefferson, lorsqu’il avait vingt ans, avait fait la cour, et cousine par sa mère du célèbre orateur Patrick Henry. Payne, un riche planteur, appartenait à la secte des quakers. De temps en temps, sa conscience lui reprochait de tenir en servitude des êtres qui étaient ses semblables. Ce reproche devenant à la fin une obsession, il vendit sa propriété et émancipa ses noirs. On le traita de fanatique ; il n’en eut cure, et alla s’établir à Philadelphie, séjour d’élection pour un quaker convaincu. Il y devint elder (ancien) et prêcheur. Il fit en même temps des affaires et s’y ruina. C’était l’époque où la dépréciation du papier-monnaie bouleversait toutes les situations. Payne fut une victime du krach des assignats de la révolution américaine.

La petite Dolly avait été élevée très simplement, comme une quakeresse. Lorsqu’elle atteignit ses dix-neuf ans, elle gagnait depuis longtemps tous les cœurs par le charme exquis de ses manières. Taille élancée, ovale délicat du visage, traits plus plaisans que réguliers, un teint éblouissant de blonde avec des cheveux noirs et des yeux bleus de l’expression la plus douce sous la modeste cape de quakeresse, tel est le portrait que nous trace d’elle la main pieuse d’une petite-nièce[1], qui a recueilli récemment d’intéressans souvenirs sur cette gracieuse contemporaine des commencemens du siècle.

Lorsque le jeune M. Todd rencontra sur sa route ce trésor de grâce, il en devint éperdument amoureux et demanda la main de la belle. M. Todd était un avocat de bonne famille, possesseur d’une honnête aisance. Il était aussi de la secte. M. Payne le tenait en haute estime et avait de sérieuses raisons, depuis ses embarras de fortune, de lui vouloir être agréable. Il plaida auprès de sa fille la cause du jeune homme et la gagna. Miss Dolly se maria par reconnaissance et trouva dans cette union trois années de bonheur.

Malheureusement, en septembre 1793, la fièvre jaune éclata à Philadelphie, et y fit d’affreux ravages, dont Brockden Brown a tracé un curieux et émouvant tableau dans son roman de Merwyn. Les personnages les plus haut placés ne donneront pas, si l’on en croit une lettre de Jefferson à Morris, du 11 septembre, d’étonnantes preuves de courage civique :

« Il y a eu quarante morts l’avant-dernière semaine, cinquante dans la dernière, il y en aura bien deux cents dans celle-ci ; c’est un sauve-qui-peut général. Le colonel Hamilton (secrétaire du Trésor) a été atteint, mais il est en convalescence. Le président est parti hier pour Mount Vernon, ainsi que cela avait été antérieurement arrangé. Le secrétaire de la Guerre va faire un tour à Boston. Je partirai moi-même dans quelques jours, pour la Virginie. »

Cette épidémie enleva à Mrs Todd un de ses enfans et son mari. Elle-même fut très malade[2]. Puis le temps passa sur ces grandes épreuves. Philadelphie oublia ses morts ; Dolly, si jeune encore, riche et souverainement jolie, sourit de nouveau à la vie. Chateaubriand, dans son « Voyage en Amérique, » dit qu’à Philadelphie, les femmes, surtout les quakeresses jeunes, lui avaient paru fort jolies sous la modestie de leur accoutrement. Peut-être eut-il l’occasion d’apercevoir Dolly Todd.

Ce qui est certain, c’est qu’un jour, le hasard amena sur les pas de la jeune veuve M. James Madison, qui, à quarante-deux ans, n’avait guère connu de la vie que les joies sévères des travaux intellectuels. Il vit Dolly, et fut frappé comme l’avait été M. Todd. Il n’eut plus de repos qu’il n’eût obtenu une introduction[3]. L’entrevue eut lieu ; le grave homme d’Etat en sortit fiancé.

Le bruit en courut vite et arriva jusqu’à la demeure présidentielle. Le général et Mrs Washington s’y intéressèrent vivement ; ils mandèrent la petite Mrs Todd qui accourut étonnée : « Dolly, dit Mrs Washington, est-ce vrai ? Tu es engagée à James Madison ? » La jolie veuve hésitait. « Si c’est vrai, dit mistress Washington, tu n’as pas besoin de rougir ; sois fière plutôt ; il sera pour toi un bon mari, et peu importe qu’il ait vingt ans de plus que toi. Le général a beaucoup d’estime et d’amitié pour M. Madison, et nous t’approuvons tous deux ; nous voulons que tu sois heureuse. »

Le mariage eut lieu en septembre 1794, chez une sœur cadette de Dolly, Lucy Payne, qui, à quinze ans avait épousé George Steptoe Washington, neveu du général.

Il fallut une semaine pour se rendre de Philadelphie à Harewood, propriété de ce jeune ménage. De nombreux voisins furent invités aux noces qui se prolongèrent pendant plusieurs jours.

Après une courte excursion à Montpelier, domaine de Madison, situé dans le comté d’Orange (Virginie), les nouveaux mariés rentrèrent à Philadelphie.

James Madison avait quarante-trois ans lorsqu’il se maria. Au physique, il était petit et faisait piètre figure auprès de Washington si majestueux, et de Jefferson dont la taille atteignait six pieds anglais. Mais il avait dans les traits et dans toute sa personne une dignité sereine, grave et douce, Par sa bonté délicate et aussi par ses qualités de penseur réfléchi et de travailleur acharné, ce grave mari sut inspirer à sa femme, jeune, et de goûts un peu frivoles, une tendre et sérieuse affection. Mrs Dolly commença vers ce temps son rôle de mondaine. M. Madison était un des membres les plus importans du Congrès, elle reçut et rendit beaucoup de visites, et eut un grand succès aux vendredis de Mrs Washington. L’été se passait à la campagne, dans la terre de Montpelier, où des amies, laissées à Philadelphie, envoyaient quelques échos des bruits de la ville, surtout des papotages sur la mode[4].

Les distractions étaient rares à Washington. Gilbert Stuart, le célèbre portraitiste, y vint faire un séjour en 1803. Il eut un succès fou. Tout le monde voulait un portrait de Stuart, il fallait prendre son rang. On écrit à Mrs Madison : « Stuart fait rage, il est tué de travail. Chacune de ces dames lui dit : Cher monsieur Stuart, vous paraissez bien fatigué, il faudra vous reposer quand mon portrait sera terminé. »

En 1804, Mrs. Madison dut se séparer de sa sœur Anna qui avait toujours vécu avec elle et l’aidait à faire les honneurs du salon de Jefferson. Anna Payne épousait Richard Cutts, représentant du Maine au Congrès. Les mariés traversèrent Baltimore, Philadelphie, où Anna revit Sally Mac Kean devenue marquise d’Yrujo, New-York et Boston. Dans cette dernière ville, la sœur de Mrs Madison fut hébergée par Mrs Knox, l’amie infinie de la première présidente, et se trouva en pleine société fédéraliste. Elle y fut très choyée, en dépit des animosités politiques si ardentes à cette époque.

On a quelques lettres adressées par Mrs Madison à sa sœur au cours de ce voyage de noces. Elles contiennent quelques allusions aux incidens minuscules qui rompaient la monotonie de la vie dans la capitale. Washington est désert ; Stuart a fini ses portraits et s’en va peindre les gens de Boston, mais il reviendra l’hiver prochain, car il a acheté un lot pour y construire un « temple ». Le baron Humboldt est arrivé, un charmant baron prussien ; toutes les dames sont folles de lui, bien qu’il ne soit pas positivement beau. Mais il est poli, modeste, en même temps le mieux informé et le plus intéressant des voyageurs ; il aime beaucoup les États-Unis. Il va s’embarquer pour la France et y publier un récit de ses voyages, mais il reviendra ; « il avait avec lui tout un train de philosophes. » Une délégation d’Indiens vint un jour à Washington. Le secrétaire d’État invite à souper les hommes rouges. Le soir, rentrant dans sa chambre, Mrs Madison aperçoit dans la glace l’image d’un de ces braves guerriers derrière la porte. Très émue, mais arrivant à se dominer, elle gagne une pièce voisine et sonne. Un serviteur arrive, à l’aide duquel Mrs Madison réussit à faire comprendre à ce grand enfant de la nature qu’il s’était trompé.

La correspondance continue en 1805, année où Mrs Madison fut longtemps confinée à la chambre par des douleurs rhumatismales : « Le croiriez-vous, ma chère, Tourreau (le ministre français) bat sa femme. Je la plains fort, elle est si aimable et si douce. » Le ménage Tourreau ne marchait pas, en effet. Ce ministre était un fort bel homme ; sous la Terreur, il était marqué pour la guillotine ; mais une jeune servante le vit, l’aima et le sauva. Il fit d’elle sa femme ; ils durent se séparer à l’époque où Tourreau représentait Napoléon à Washington.

Arrive juillet, tout est morne et vide ; Jefferson va partir ; il doit bientôt marier Virginia sa petite-fille, et il charge Mrs Madison des acquisitions. Elle ira courir les magasins, mais ne trouvera rien ; il y a peu de choix à Georgetown (là était le commerce). Le 4 juillet, anniversaire de la Déclaration de l’indépendance, elle a passé la journée chez le président, très amusée de la foule qui envahit la maison de l’Exécutif. À la fin du mois, au lieu de se rendre en Virginie pour assister au mariage, il lui faut aller à Philadelphie consulter une célébrité médicale, le docteur Physic. Pendant tout le voyage, par cette chaleur torride, M. Madison a été charmant, aux petits soins.

À Philadelphie tout un monde de visiteurs ; on est très aimable. Mais un bon quaker est venu sermonner Mrs Dolly devenue singulièrement mondaine. C’est vrai qu’elle avait un peu trop oublié qu’elle était de la secte : un petit frisson la saisit au souvenir de la terreur qu’on lui inspirait jadis à l’égard des plaisirs sociaux.

Trois mois se passent ; la guérison n’est pas venue, il faut rester à Philadelphie, tandis que M. Madison retourne à Washington pour ses devoirs officiels. C’est la première séparation depuis dix années ; Mrs Madison est anxieuse. Comment son cher mari aura-t-il supporté le voyage ? heureusement il est sous la garde du fidèle Peter (un nègre). Une excellente amie, Betsey Pemberton, est près d’elle et la console de son mieux. Le bon Peter est enfin revenu et a donné de bonnes nouvelles. Le 30 octobre : « .l’ai lu avec délices votre lettre, mon cher mari ; savoir que vous m’aimez, que mon enfant est sauf, que ma mère va bien, cela comprend tout mon bonheur. » Novembre arrive, le docteur permet le départ pour Washington, où Mrs Madison retrouve enfin tous les siens.


V

Ici, une longue interruption de la correspondance ; quelques rares billets où l’on apprend la naissance de nombreux enfans de Mrs Martha Randolph et de Mrs Anna Cutts. L’horizon politique s’assombrit de plus en plus du côté de l’Angleterre ; M. Madison a été élu président de l’Union et est entré en fonctions (mars 1809) : il est enseveli sous des monceaux de papiers diplomatiques, mais sa femme tient de son mieux tête à l’orage.

Elle a trente-sept ans, et la réputation bien établie d’être la plus jolie femme des États-Unis. S’il est un point de l’Union où les passions politiques fassent trêve, c’est le salon de Mrs Madison. Toutes les résistances cèdent devant l’élégance, la bonne grâce, l’ardent désir de plaire de Madame la présidente. Pendant les dîners officiels, où les ministres étrangers et les membres du gouvernement s’entretiennent des affaires sérieuses, les dames du corps diplomatique soupent avec Mrs Dolly et se partagent les bibelots de prix qu’elle offre en d’ingénieuses loteries dans ces réunions intimes. Bien qu’elle ne fût pas très instruite et quelle eût peu le temps de lire, elle suppléait à tout par le tact, l’amabilité, la vivacité du cœur, et les ressources qu’une grande fortune mettait au service d’une générosité sans bornes. Même ses anciens amis quakers n’avaient plus le courage de lui en vouloir de son goût si prononcé pour les choses du monde.

Elle eut cette ambition de donner pour sa part le plus d’éclat possible à l’administration de son mari, pendant les trois années de 1809 à 1812, qui furent pour Madison un temps de cruel souci et de travail sans relâche. De santé faible, il succombait parfois à la fatigue : il s’en allait alors passer quelques minutes dans le salon de sa femme, sûr d’y entendre d’amusantes histoires et de jolis éclats de rire ; et cela le reposait plus, disait-il lui-même, qu’une longue promenade au grand air.

Un des traits de ce caractère de grande dame vraiment bonne, était l’horreur de toute discussion politique. Même aux heures les plus sombres qui précédèrent la déclaration de guerre à l’Angleterre (18 juin 1812), quand toutes les passions politiques étaient déchaînées, elle entretenait dans son salon une atmosphère de douce et bienveillante tolérance universelle.

La cité fédérale fut assez animée dans l’hiver de 1811 à 1812. Les membres du nouveau Congrès arrivaient en nombre avec leurs femmes et leurs filles. Mrs Madison redoubla d’efforts pour empêcher les querelles violentes des partis de franchir la porte de l’Executive Mansion. La tâche était malaisée. Lorsque le président eut acquis la correspondance de l’agent canadien Henry et livré au public, en mars 1812, ces papiers qui révélaient d’étranges pourparlers entre les autorités britanniques du Canada et les hommes d’Etat du Nord-Est, les fédéralistes furieux s’abstinrent de toute visite chez « lady Madison », comme on appelait dès lors la présidente. Les républicains, pour narguer leurs adversaires, vinrent en foule chez le président, les 25 et 26 mars. Ce que voyant, les fédéralistes cessèrent de bouder, à la grande satisfaction de leur hôtesse, désolée de ce petit essai de sécession sociale.

Après la déclaration de guerre et les premiers revers sur la frontière septentrionale, le président eut à subir de virulentes récriminations. Une dame fédéraliste fit un jour arrêter sa voiture devant la porte de la maison présidentielle, se dressa debout, déroula sa chevelure, qu’elle avait, dit-on, très belle et très longue, et du ton le plus exalté se déclara prête à la sacrifier pour en faire une corde qui servirait à pendre M. Madison. Les succès sur mer apportèrent quelque adoucissement à l’amertume de ces épreuves. C’est au milieu d’un bal officiel qu’arriva la nouvelle de la victoire de Decatur sur une frégate anglaise. L’officier qui l’apportait déposa aux pieds de « lady Madison » le pavillon britannique si glorieusement conquis.

Avec l’année 1813 surgirent de nouvelles craintes. On n’attaquait plus, et la défensive n’était pas toujours heureuse. Dès cette année les escadres de l’ennemi pillèrent les rivages virginiens et menacèrent même Washington.


VI

Le 12 mai de cette année, Mrs Madison écrit à son cousin, Edouard Coles, secrétaire du président : «… Vous dirai-je maintenant les craintes et les alarmes qui m’entourent ? Pendant la semaine dernière toute la ville et Georgetown (le cabinet excepté) s’attendaient à une visite de l’ennemi, et ne ménageaient point les expressions de terreur et de reproche. Hier un exprès est venu annoncer l’apparition d’une frégate à l’embouchure du Potomac… On fait de grands préparatifs de défense. Le fort est en réparation, et cinq cents hommes de milice, avec autant de réguliers, campent près du moulin à vent sur l’esplanade. J’aperçois vingt tentes, et cette vue me plaît, car, toute quakeresse que je suis, je pense qu’il faut combattre quand on est attaqué. Aussi ai-je toujours le vieux sabre tunisien à ma portée. Un de nos généraux a découvert un plan des Anglais, qui consiste à débarquer de nuit une troupe de chenapans triés à choix à 14 milles au-dessous d’Alexandria, et à les envoyer mettre le feu à la maison du président et aux édifices publics. Cela ne me fait pas trembler, mais j’éprouve un sentiment pénible à la pensée que l’amiral peut au premier jour m’expédier un mot pour m’aviser qu’il va venir me saluer dans mon salon… »

L’attaque sérieuse des Anglais contre la capitale des Etats-Unis n’eut lieu toutefois que l’année suivante en août, quand Napoléon avait depuis plusieurs mois déjà abdiqué à Fontainebleau.

Une semaine avant l’entrée de l’ennemi dans le village fédéral, Monroe, secrétaire d’Etat, se rendit à cheval à Benedict, petite localité sur le Patuxent, et là, plein de tristesse, assista au débarquement des vétérans des guerres d’Espagne. Sachant combien faibles étaient les préparatifs de la défense, il ordonna dès son retour que tous les papiers publics et les archives de son département fussent enlevés et mis en lieu sûr. On fabriqua aussitôt des sacs que l’on emplit de ces papiers, et on les entassa sur des chariots qui les portèrent à Leesburg, à 35 milles de Washington.

Bien que les Anglais eussent débarqué depuis le 18 à une si faible distance de la capitale, on avait encore à peine le 23 la prescience d’un grand danger. Mrs Madison devait même avoir ce jour-là du monde à dîner. Voici un billet que lui écrit Mrs Jones, la femme du secrétaire de la marine, le 23 août, la veille même de la terrible soirée : « Chère madame, dans l’état présent d’alarme et de préparation au pis qui puisse arriver, j’imagine qu’il sera plus convenable de renoncer au plaisir de votre hospitalité aujourd’hui ; je vous prie donc de nous excuser ; M. Jones est fort occupé aux affaires de son département ; Lucy et moi nous faisons des paquets en prévision d’un départ subit. Si nous sommes réduits à cette nécessité, nous ne savons où aller, et rien n’est prêt pour le transport de nos effets. J’espère sincèrement que nous n’en sommes pas là, mais on peut sérieusement tout craindre. »

On en était là cependant, et la présidente dut songer elle-même au départ. Elle expédia en Virginie des papiers d’Etat, entre autres le manuscrit original de la Déclaration d’indépendance. Puis, lorsque lui arriva la nouvelle que les Américains venaient d’être mis en déroute à Bladensburg, à quelques kilomètres de Washington, on la pressa de pourvoir à sa propre sûreté. Mais elle ne pouvait se décider à quitter la maison avant le retour du président. La veille elle avait commencé une lettre adressée à sa sœur Anna :

« Mardi, 23 août 1814… Mon mari m’a quittée hier matin pour joindre le général Winder… J’ai reçu de lui, depuis, deux dépêches au crayon. La dernière est alarmante. Il désire que je me tienne prête à fuir à tout moment, et mande que l’ennemi est plus fort qu’on ne l’avait cru d’abord, et qu’il pourrait arriver jusqu’à la ville. Je me tiens donc prête. J’ai entassé dans des malles les papiers publics, et tout est dans la voiture ; quant à nos biens personnels, il faut en faire le sacrifice, car il est impossible de trouver des moyens de les transporter. Je suis décidée d’ailleurs à ne partir que lorsque je verrai M. Madison sauf ; je veux qu’il m’accompagne, car il y a beaucoup d’hostilité contre lui. Je sens autour de nous la désaffection. Tous nos amis sont partis, même le colonel qui, avec cent hommes, avait la garde de la maison. »

Elle ajoute que le nègre John, un de ses plus fidèles serviteurs, voulait enclouer un canon mis en position devant la porte, et, établir une traînée de poudre jusque dans l’édifice pour faire sauter les Anglais s’ils osaient entrer, et qu’il n’avait pas bien compris pourquoi on lui interdisait cette folie.

Le lendemain 24, la lettre est reprise :

« 24 août, 3 heures… Le croiriez-vous, nous avons eu une escarmouche, à Bladensburg… Deux messagers sont arrivés couverts de poussière, pour me dire de partir. Mais je veux attendre M. Madison. M. Carroll, notre ami, vient de venir pour hâter mon départ. Il est de fort mauvaise humeur parce que j’insiste pour enlever le grand portrait du général Washington. On ne pouvait arriver à détacher le cadre du mur ; j’ai donné l’ordre de le briser à coups de hachette ; c’est fait, et la précieuse toile est confiée à deux gentlemen de New-York. Et maintenant, chère sœur, il faut que je quitte la maison, ou bien j’y serai bloquée par nos soldats en retraite, dont est pleine la route que je dois prendre. Quand vous écrirai-je ? et où serai-je demain ? »

Mrs Madison venait de franchir le seuil de la Maison-Blanche, lorsqu’elle aperçut le président qui accourait à sa recherche. Elle l’accompagna jusqu’à la rive virginienne, puis, sur ses instances, consentit à aller prendre quelque repos dans une maison amie, à deux milles de Georgetown. Elle y passa la nuit, à la fenêtre, contemplant l’incendie que les Anglais allumaient dans Washington.

Durant toute cette journée du 24 août, la ville avait été remplie de tumulte, de désarroi et d’épouvante. Les miliciens, fuyards de Bladensburg, se traînaient par les avenues, aveuglés de poussière, écrasés de chaleur. Les femmes, les enfans, une longue file de voitures et de charrettes, se pressaient sur le pont de bois par où l’on pouvait gagner la Virginie. Le soir tombant, l’ordre fut donné aux troupes, pour la septième fois dans la journée, de faire retraite ; les hauteurs de Georgetown étaient assignées comme point de ralliement. Certains refusaient d’obéir, voulant combattre encore, essayer de défendre la ville ; puis, las de tout, n’étant plus commandés, ils suivaient leurs camarades. Les bandes se déroulaient, désordonnées, lamentables, le long de l’avenue de Pennsylvanie, passaient devant la Maison-Blanche, puis montaient vers Georgetown, et s’échelonnaient sur le plateau jusqu’à Tenallytown, s’arrêtant au point où l’obscurité les surprenait. Et tout à coup, dans la nuit, tandis que ces débris d’armée s’affalaient sur le sol, le ciel s’éclaira du côté de l’est, et l’horizon devint rouge des flammes qui s’élevaient des monumens de Washington.

Vers huit heures du soir les premiers habits rouges furent aperçus sur la colline du Capitole. Du côté de l’Arsenal on entendait l’éclatement des bombes, Cockburn donna l’ordre d’abord de mettre le feu au palais du Congrès[5] : des lueurs fantastiques s’élevèrent, éclairant les avenues, le long desquelles s’avancèrent les soldats anglais, lentement, s’étonnant de trouver la ville toute vide. Il n’y restait que des vagabonds épiant l’heure du pillage, et des esclaves, grands enfans qu’émerveillait l’étrangeté du spectacle.

Lorsque les Anglais arrivèrent devant l’Executive Mansion, furieux, dit-on, de n’avoir pu capturer le président et sa femme qu’ils auraient voulu « montrer » à Londres (n’est-ce pas un trait bien britannique ? ), ils briseront les portes et se livrèrent à un pillage en règle, des caves au grenier, trouvant pour tout trophée les notes au crayon adressées par M. Madison à sa femme dans les deux dernières journées[6].

Les officiers anglais ne passèrent pas sans appréhension cette nuit de pillage. Leurs troupes, peu nombreuses, étaient débandées. Craignant une surprise, ils résolurent d’évacuer la ville dès le jour venu. Comme ils reprenaient, le lendemain de leur entrée peu glorieuse, le chemin de Bladenshurg, éclata le plus violent ouragan que les habitans de Washington eussent jamais vu. Les toits étaient emportés comme brins de paille, et une pluie torrentielle s’abattit pendant deux heures ; des maisons où les soldats s’étaient réfugiés s’effondrèrent ; trente hommes périrent écrasés sous les décombres.

Lorsque l’aube avait paru, Mrs Madison quittait la maison qui venait de l’abriter quelques heures et se mettait en route avec deux compagnes pour le rendez-vous que lui avait assigné le président, une misérable auberge, perdue dans la campagne virginienne, à seize milles de Washington. Les pauvres femmes y arrivèrent dans l’après-midi, traînées à travers des chemins détestables que l’ouragan défonçait et transformait en marécages. L’auberge était remplie de fugitifs de la capitale, hommes et femmes, dénués de tout, affamés. Lorsque ces gens apprirent que la présidente, était là, une poussée de colère les ameuta ; ils se précipitèrent à la porte, éclatant en reproches et en injures ; l’entrée fut refusée aux fugitives. Elles durent attendre dehors tout le reste du jour. Le soir amena une recrudescence de l’orage, la foudre éclata avec violence, on laissa enfin entrer la présidente dans une petite pièce ? où elle attendit M. Madison, qui ne parut qu’assez avant dans la nuit, brisé de fatigue et d’inquiétude.

Il prenait un peu de nourriture, obtenue à grand’peine des maîtres de l’auberge, lorsqu’un courrier vint l’avertir que le secret de sa retraite avait été livré à l’ennemi et que des Anglais approchaient à marche forcée. On le décida à quitter l’auberge et à chercher un refuge dans une cabane au milieu des bois, où il passa le reste de la nuit. L’avis était faux, puisque durant cette même nuit, le général Ross et l’amiral Cockburn, après avoir quitté précipitamment Washington, comme si quelque troupe vengeresse d’Américains allait fondre sur eux, étaient déjà loin de la ville, du côté du nord, se dirigeant vers Baltimore, objectif d’une prochaine attaque des forces anglaises.

Enfin des informations plus exactes ramenèrent le calme dans les esprits. M. Madison et sa femme se rapprochèrent du Potomac, rentrèrent dans Washington et purent contempler les ruines encore fumantes de la Maison-Blanche.


VII

Ils louèrent une maison appelée l’Octogone, appartenant au colonel Taylor, et c’est là que le président signa le traité de Gand qui mettait fin à la guerre contre l’Angleterre ; ils s’installèrent ensuite dans un bâtiment qui avait été précédemment occupé par le département du Trésor. La Maison-Blanche ne fut remise en état que pour l’époque où Monroe recueillit la succession présidentielle de Madison.

Toutes ces misères furent promptement oubliées après la paix, et surtout après la nouvelle de la brillante victoire du général Jackson à la Nouvelle-Orléans. La petite cour de « lady Madison » fut en 1816 de nouveau très brillante. Avec le grand juge Marshall on y voyait les commissaires du traité de Gand, Gallatin, Bayard, Clay, Russell, les majors généraux de la guerre, Brown, Gaines, Scott, Ripley, en grand costume, avec leurs aides de camp. Toutes les passions politiques étaient apaisées, les animosités éteintes ; fédéralistes et démocrates frayaient sur un pied de cordialité. À ces réunions figurait encore sir Charles Bagot, le nouveau ministre anglais, très populaire. C’est lui qui déclara un jour que la présidente avait dans toute sa personne l’air d’une reine (every inch a queen).

Ce n’est pas sans regret que Mrs Madison se prépara, dans l’hiver de 1816 à 1817, à quitter Washington, où elle avait vécu seize années, associée aux premières destinées de cette capitale, où elle avait si obstinément travaillé à créer un milieu et des traditions de sociabilité.

On ne la laissa pas partir immédiatement après l’installation du nouveau président, James Monroe. Il lui fallut, avec son mari, assister à plusieurs réunions organisées en leur honneur. Enfin, ils regagnèrent une dernière fois, et pour n’en plus revenir, le domaine de Montpelier[7], où ils allaient s’enfermer pour de longues années, avec les souvenirs de l’Amérique jeffersonienne.


VIII

L’aspect de la cité fédérale ne s’était guère modifié depuis le temps où Jefferson, pour l’inauguration de sa première présidence, avait parcouru à cheval l’avenue de Pennsylvanie jusqu’au Capitole, n’ayant pu se procurer une voiture. C’étaient toujours les mêmes voies infinies et larges, bordées de rares maisons au centre et se prolongeant sans constructions dans la campagne déserte. Quelques milliers d’habitans étaient disséminés dans ce vaste espace qui en comprendrait sans peine un million. On n’avait encore rien fait pour supprimer les marécages et le ruisseau fangeux, dont les émanations empestaient l’air en été. Les espaces réservés attendaient toujours les parcs et les jardins projetés, comme les lots en vente attendaient les acquéreurs. La Maison-Blanche fut restaurée peu de temps après l’inauguration de Monroe, mais on ne toucha aux ruines du Capitole incendié qu’en 1818. Le bâtiment, lors de l’entrée des Anglais, se composait de deux ailes reliées par un passage en bois. L’aile du nord seule existait en 1800, celle du sud avait été construite en 1811. On travaillait encore à cette partie de l’édifice lorsque le feu accomplit son œuvre. Le nouveau Capitole, commencé en 1818 sur les débris de l’ancien, est le monument actuel, l’orgueil de tout bon Américain. Il ne fut achevé qu’en 1863 et ne coûta pas moins de 65 millions de francs.

En 18119 encore, un voyageur anglais, George Comb, écrit, que « la ville ressemble à un grand village épars dans un marais. »

Sous la présidence de Fillmore, un beau zèle s’empara du Congrès. Il s’agissait de nettoyer et de transformer en jardins les espaces réservés sous les noms de squares, parks ou reservations. Un crédit fut volé, le président prit la chose à cœur et choisit un artiste spécial en plantations pour diriger les travaux. On commença par les terrains de l’Institut Smithsonien. Malheureusement, dès l’année suivante, l’élection présidentielle et d’autres soucis firent oublier les embellissemens de la capitale. Les choses restèrent en l’état jusqu’à la guerre civile.

De 1861 à 1865, Washington fut un camp retranché. Durant quelques années encore les préoccupations restèrent concentrées sur des questions d’intérêt général, liquidation des dettes de la guerre, reconstitution des États du Sud, émancipation politique de la race noire. Le Congrès ne pouvait guère s’intéresser à des affaires de voirie. Les rues et les avenues restèrent livrées aux injures alternées de la boue et de la poussière, tandis qu’on laissait abominablement négligés les abords du Capitole et de tous les autres édifices publics.

Enfin, en 1871, sous la pression du sentiment public et devant l’indignation exprimée par tous les visiteurs de la capitale, le Congrès prit des mesures tout à fait énergiques. Il vota des crédits sérieux, ce qui provoqua aussitôt d’importantes donations privées. On institua un comité des travaux publics, investi d’un pouvoir exclusif sur les rues, les égouts, les avenues, chargé d’améliorer le tout d’après un plan d’ensemble, autorisé à se créer des fonds par des taxes et des emprunts. Ce fut un changement complet. De cette époque datent le réseau des égouts et le pavage régulier. Les rues furent bordées d’arbres, les marais comblés et couverts de plantations, le fleuve régularisé, un estuaire vaseux changé en un beau port.

En 1875, après les premiers travaux d’embellissement, la ville avait déjà 125000 habitans. Elle en compte aujourd’hui 250000, et on la tient avec raison pour une des plus élégantes, des plus saines et des plus agréables parmi les grandes cités d’Amérique. Quant à la Maison-Blanche, elle est devenue une très confortable et luxueuse demeure, une hôtellerie de premier ordre, où les présidens se succèdent, locataires de passage, avec une régularité toute constitutionnelle ; ce n’est pas un home. Parfois, et pour de très courtes périodes, on a vu s’y renouveler la tentative de Mrs Madison ; le succès a toujours été médiocre. Les centres sociaux se sont multipliés à Washington ; la Maison-Blanche est restée exclusivement un centre officiel, ce qui n’est pas la même chose. L’histoire cependant présente de curieux rapprochemens. L’hôte actuel de la Maison-Blanche est un partisan fidèle de l’ancienne doctrine jeffersonienne, un travailleur probe, consciencieux, comme était Madison ; et l’hôtesse est une jeune femme dont l’opinion publique aux Etats-Unis exalte les grâces aimables et le charme domestique, comme les Américains de 1809 à 1817 célébraient les qualités séductrices de la tant populaire présidente, Dolly Madison.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Memoirs and Letters of Dolly Madison, edited by her grand-niece, Boston.
  2. Mrs Todd avait deux enfans, dont un baby de trois semaines. On la transporta en litière avec les deux petits à Gray’s Ferry. M. Todd était absent : il arriva à Philadelphie juste à temps pour voir mourir son père et sa mère, emportés en même temps par le fléau. Mrs Dolly Todd suppliait son mari de la venir retrouver, mais le malheureux resta quelques jours dans la ville pour arrêter ses affaires et aider quelques amis. Enfin il put annoncer à sa femme qu’il allait la rejoindre et « ne plus la quitter ». Arrivé à Gray’s Ferry il trouva à la porte de la maison Mrs Payne, sa belle-mère et lui dit : « J’ai le poison dans les veines, mais il faut que je la voie une fois encore. » Dolly entendit, s’élança dans l’escalier, et tomba dans les bras de son mari. Quelques heures plus tard, celui-ci mourait, et sa femme gisait, à demi morte, terrassée elle aussi par le fléau.
    Dolly se remit, mais elle perdit son baby, et peu de temps après rentra à Philadelphie, ne ramenant des siens que son petit John, et n’ayant pour consolation que le nombre des deuils et des désespoirs dont elle était entourée dans cette ville décimée.
  3. Un petit billet de Dolly à Mrs Lee : « Chère amie, viens vite me trouver ; Aaron Burr dit que le « grand petit Madison » a demandé à m’être présenté ce soir. » La petite-nièce, auteur des Memoirs, ajoute que, pour ce grave événement, Dolly mit une robe de satin et orna son cou d’un mouchoir de tulle de soie ; même quelques boucles espiègles eurent la permission de s’échapper d’un élégant petit bonnet.
  4. Le gouverneur de la Pennsylvanie, Mac Kean, avait une fille, miss Sally, jeune personne très gaie, d’allure indépendante, dont s’éprit dès son arrivée en Amérique l’inflammable marquis d’Yrujo, ministre d’Espagne, et qui devint ainsi marquise. Elle était intime amie d’Anna, la sœur cadette de Mrs Madison, et si l’on veut savoir de quels objets était occupé l’esprit de ces jeunes personnes, on peut s’en faire une idée par les fragmens d’une lettre écrite en juin 1796 par Sally à Anna : « J’ai été voir hier une poupée, qu’on a expédiée d’Angleterre pour nous montrer les modes. On porte de très longues traînes avec des garnitures en passementerie. Il y a aussi une robe, plissée en arrière, ouverte, et ruchée sur les côtés, sans traîne. Les chapeaux ont une forme nouvelle : on les porte tout à fait sur le côté de la tête. Il est venu un chapeau de paille pour Mrs Bingham, garniture blanche avec de larges rubans rouges. Les corsages sont de deux pouces plus bas qu’avant, et l’on ne connaît plus les manches longues. Elles s’arrêtent un peu au-dessus du coude. Et les coudes ? les nôtres, ma chère Anna, sont d’albâtre à côté de ceux de quelques-unes de nos dames les plus élégantes… Tous nos beaux vont bien, l’aimable Chevalier est rétabli, plus charmant que jamais… »
    Sally écrit encore en septembre de la même année : « Vous ne pouvez vous figurer, ma chère Anna, comme je m’amuse. Le charmant Chevalier, le divin Santana, le joyeux Viar, le spirituel et agréable Fatio, lord Henry aux yeux noirs, le comte langoureux, le modeste et bon Meclare sont tous les jours chez nous. On va à cheval, ou on fait de la musique. Je donnerai des détails à votre sœur Madison, car je suis lasse d’écrire, ceci est ma troisième lettre aujourd’hui… M. et Mrs Jandenes vont s’embarquer en juillet avec les deux chers bébés en bonne santé. Ils doivent m’envoyer dès leur arrivée en Espagne un volume de lettres, me donnant toutes les nouvelles. Je recevrai aussi une élégante guitare espagnole, et j’apprendrai à en jouer. Signor don Carlos m’a déjà donné quelques leçons. Nous avons ici un fameux chanteur italien qui est venu avec le ministre. Il joue de tous les instrumens, et c’est bien la créature la plus drôle que vous ayez vue… etc., etc. »
  5. On raconta trois semaines plus tard aux membres du Congrès, à leur retour aux ruines du Capitole, que l’amiral Cockburn, s’installant sur le fauteuil du speaker dans la Chambre des représentans, avait mis facétieusement aux voix cette question : « Brûlerons-nous le sanctuaire de la démocratie yankee ? » La résolution ayant été adoptée à l’unanimité, on entassa des matières combustibles sous le fauteuil, et tout flamba. C’est une des nombreuses légendes qu’inspira l’exploit nocturne des Anglais.
  6. La maison contenait toutefois des meubles, des provisions, une bibliothèque précieuse ; tout fut incendié, et M. Madison subit de cet acte de sauvagerie une perte de 12 000 dollars.
  7. Montpelier était un séjour fort agréable. M. Madison, qui avait alors soixante-six ans, s’y adonna à l’agriculture avec cette même application consciencieuse et tenace qu’il avait consacrée naguère aux affaires publiques. Mrs Madison, devenue campagnarde, s’organisa, sur cette terre de mille hectares adossée au flanc des montagnes Bleues et peuplée de nègres, une petite royauté très active, qui ne connut jamais ni troubles ni révolutions, fondée sur l’adoration universelle des sujets petits et grands. Elle survécut quatorze ans à M. Madison et s’éteignit à 86 ans, en 1856.