La Naissance de la vie sur le globe - Les premiers organismes terrestres

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La Naissance de la vie sur le globe - Les premiers organismes terrestres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 586-616).

LA
NAISSANCE DE LA VIE
SUR LE GLOBE

LES PREMIERS ORGANISMES TERRESTRES.

La vie est le plus merveilleux comme le plus incompréhensible des phénomènes. Non-seulement elle se produit sous des aspects infiniment variés, mais elle réside à la fois en nous et au dehors de nous. C’est d’elle qu’émane la pensée, et cependant cette même pensée la considère comme un ressort caché dont elle scrute curieusement les rouages ; la vie est donc un phénomène objectif au même titre que ceux du monde extérieur. Comme l’espace, comme la durée, comme la gravitation, la vie est illimitée dans les effets dont on peut la croire susceptible ; elle offre pourtant cette particularité que, loin de se suffire à elle-même, elle doit forcément détourner à son usage des élémens étrangers et en tirer les conditions de sa propre existence. La vie enfin est contingente : elle ne se réalise que sous l’empire de circonstances déterminées, mais on ne saurait affirmer qu’elle soit une conséquence nécessaire de ces circonstances ; il est certain au contraire que la vie ne s’est pas toujours montrée sur notre globe, de même qu’elle peut cesser un jour de s’y maintenir. Il faut remarquer encore que, loin d’avoir été toujours semblable à elle-même, la vie est essentiellement complexe, évolutive et progressive. Elle s’est déroulée dans une direction et suivant un ordre constans ; elle marche vers un but dont le terme nous est inconnu, et tend à s’éloigner de plus en plus de ce qu’elle fut originairement. La vie, sous ce rapport, est comparable aux nébuleuses stellaires qui se forment et se condensent peu à peu : comme celles-ci, elle possède des annales et doit aboutir à un dénoûment final. Si pour elle, comme pour les nébuleuses, la terminaison future de sa destinée se cache au fond de l’avenir, nous pouvons du moins nous rendre compte de ce qu’elle a été dans un âge relativement voisin de ses premiers commencemens.

I.

La vie est consciente ou inconsciente, sensible ou insensible ; elle montre tous les passages depuis le moi le plus explicite, qui est celui de la personnalité humaine, jusqu’à l’insensibilité la plus absolue, celle du lichen attaché à la pierre. À tous les degrés de cette échelle immense, la vie possède toujours des parties élémentaires qui jouissent, soit isolément, soit en s’agrégeant entre elles, de la double faculté de se nourrir et de se reproduire. C’est pour s’entretenir, s’accroître et se prolonger que la vie emprunte à la nature brute les matériaux dont elle use, et qu’elle garde plus ou moins longtemps en les soumettant à une action particulière. Toutefois les rouages qu’elle met en mouvement ne semblent se perfectionner chez les êtres supérieurs qu’à la condition de devenir plus complexes et par cela même plus délicats.

Laissons de côté le vaste champ dont la physiologie a fait son domaine, mais insistons sur les procédés de la vie organique. Là, toute partie correspondant à une fonction constitue un organe, toute réunion d’organes concourant à un but commun constitue un corps ; chaque corps est un atelier spécial, un centre limité et particularisé, ou autrement un individu. La vie se manifeste au moyen des individus, elle n’existe que par eux, elle naît et meurt avec eux ; mais chaque individu vivant est toujours le prolongement d’un individu antérieur, et souvent aussi le point de départ de nouveaux individus. De là une chaîne dont les anneaux sont reliés entre eux par d’innombrables connexions, mais non sans une foule de lacunes et d’irrégularités. La vie est tout à la fois une et multiple : multiple par les individus qui la représentent, et revêtant par eux une quantité immense de formes simultanées ou successives, une à cause des liens qui réunissent les séries individuelles et les rattachent en définitive à une souche ou type commun d’où il semble que toutes soient originairement dérivées. Unité et pluralité, tels sont les deux grands caractères des manifestations de la vie.

La pluralité s’accuse par les dissemblances de toute sorte qui séparent les êtres vivans. — La terre, on le sait, n’a jamais possédé longtemps les mêmes populations d’animaux et de plantes ; les aspects, les formes, les proportions relatives, ont été sujets à de perpétuels changemens. La différence la plus radicale qui divise les productions de la vie résulte de la coexistence de deux séries, l’une animale, l’autre végétale, l’une douée, l’autre dépourvue de sensibilité ; l’une possédant au moins les rudimens d’un appareil nerveux, l’autre réduite aux seules fonctions de nutrition et de reproduction, privée de celles de relation. Le règne végétal exerce sous l’influence nécessaire de la lumière sa fonction la plus essentielle, qui est de fixer, à l’aide de l’acide carbonique absorbé et décomposé, la substance verte des feuilles. L’autre règne, bien qu’il possède seul des organes destinés à percevoir la lumière, peut dans beaucoup de cas se passer de cet agent, mais non pas d’oxygène : il brûle ce gaz, qui devient pour lui une source de chaleur ; enfin il manifeste des sensations et opère des mouvemens voulus. Ce n’est pas tout : les diversités de la vie sont bien plus étonnantes lorsqu’on s’attache uniquement aux individus. En effet, l’individu, dans les limites de son existence particulière, ne reste pas plus semblable à lui-même que les séries d’êtres organisés, considérés à des points successifs de leur histoire. Ce sont tantôt des modifications graduelles constituant simplement les âges, tantôt des mutations assez marquées pour déterminer des états, ou enfin de véritables transformations qui amènent un être à des conditions d’existence entièrement nouvelles ; ces dernières prennent le nom de métamorphoses. La séparation des sexes chez les animaux et chez les plantes, le dimorphisme ou la dualité permanente de certaines divergences de structure, les croisemens eux-mêmes et ces milliers de nuances que présente à chaque instant l’organisme, sont entre les mains de la nature vivante autant de moyens qui lui servent à introduire au milieu de ses productions une diversité très grande, l’on peut même dire une constante mobilité.

L’unité est cependant au fond de ces divergences de tous les degrés ; elle en est la base et probablement le point de départ. Buffon a dit que la faculté de se reproduire, que possèdent tous les êtres vivans, supposait entre eux plus de choses communes que l’on ne serait porté à l’admettre au premier abord. Pour saisir la profondeur de cette réflexion, vieille pourtant de plus d’un siècle, il faut rechercher la signification vraie des états que traverse la généralité des êtres, mais qui sont toujours plus accentués chez ceux qui sont inférieurs. Les êtres supérieurs sont effectivement ceux dont les individus demeurent le plus constamment semblables à eux-mêmes dans le cours de leur existence. Plus complexes et plus spécialisés, ils se prêtent bien moins à ces conversions rapides, à ces confusions pleines d’ambiguïté qui permettent aux organes des êtres inférieurs de s’adapter à plus d’une fonction et d’en remplir successivement ou simultanément le rôle. L’existence des organismes les plus élevés se passe à élaborer dans la phase embryonnaire, à développer dans celle de l’enfance, à conserver ensuite pendant une certaine durée les parties de leur corps, dont la position relative et les fonctions se maintiennent à peu près les mêmes de la naissance à la mort. Pour rencontrer plus d’un état à partir de la naissance, il faut, chez les vertébrés, descendre jusqu’aux batraciens. Les états transitoires se prononcent et se multiplient lorsque l’on continue à descendre. Les insectes passent le plus ordinairement par quatre périodes : au sortir de l’œuf, ils sont larve, puis nymphe, et en dernier lieu insecte parfait. Dans ce dernier état seulement, ils deviennent capables de se reproduire ; mais d’autres êtres, soit animaux, soit végétaux, possèdent la faculté singulière de maintenir par la propagation une de ces phases, susceptible dès lors de devenir permanente pour une ou plusieurs générations. C’est là le phénomène de la génération alternante, et c’est aussi par là que l’on explique l’oïdium ou maladie de la vigne. Cette production parasite constitue, à ce qu’il paraît, l’état particulier d’un champignon inférieur qui en présente plusieurs et peut les revêtir tour à tour. Il a suffi que la forme sous laquelle ce champignon attaque la vigne ait rencontré des circonstances exceptionnellement favorables à son développement pour qu’elle ait persisté plusieurs années en occasionnant les ravages que l’on connaît.

Chez les êtres les plus inférieurs, l’adaptation à un genre de vie déterminé est vague, multiple, nullement arrêtée ni exclusive. La vie se scinde en une succession d’états partiels, et la personnalité de l’individu s’amoindrit plus ou moins. À mesure que l’on s’élève vers des types déjà moins imparfaits, un mouvement inverse tend à faire prévaloir un des états sur tous les autres, en sorte que ceux-ci, plus ou moins subordonnés au premier, qui garde seul le privilége de la fécondité, en sont seulement les prodromes, et y aboutissent comme à un dénoûment inévitable. Les états successifs que traversent les types inférieurs, et qui représentent pour eux un moyen de perfectionnement relatif, sont rapidement franchis par les types les plus élevés de chaque série et relégués chez eux soit dans la vie embryonnaire, soit dans la première enfance. Pour les types intermédiaires, la métamorphose abrége la lenteur des mutations graduées en provoquant une crise physiologique soudaine et générale. Ce sont, à proprement parler, les procédés du développement embryonnaire appliques à une autre période de l’existence. C’est par l’effet d’un phénomène analogue que beaucoup d’animaux perdent de bonne heure la faculté de se mouvoir en se fixant au fond des eaux ; l’état d’immobilité, qui se prolonge chez eux de manière à devenir le principal, n’est cependant jamais le seul, il est toujours procédé d’un autre état qui dure peu, il est vrai. C’est ainsi que les jeunes huîtres nagent agilement avant de s’attacher à la place où l’adhérence de leur coquille les retiendra durant le reste de leur vie. Il en est de même des larves d’épongés et de celles des polypes à polypiers : ces animaux, doués d’abord de mouvement et d’organes ciliaires propres à le faciliter, naissent libres et nageurs ; ils deviennent plus tard immobiles et perdent leur première apparence, les uns pour se changer en une masse informe à peu près insensible, les autres pour se multiplier par le bourgeonnement et devenir un arbuste à l’écorce vivante, aux rameaux animés et fleuris.

Les plantes elles-mêmes, en s’arrêtant au moins élevées, passent par plusieurs états, dont quelques-uns les éloignent tellement de ce qui semble constituer le caractère le plus essentiel du règne, l’absence de mouvemens spontanés, qu’il est possible de se demander si la végétation tout entière ne serait pas sortie d’une adaptation très ancienne, devenue ensuite absolue et générale chez les êtres qui en auraient été l’objet. Dans ce cas, et ce ne saurait être que l’énoncé d’une pure hypothèse, l’accident primitif, en se développant et se substituant à tout le reste, aurait produit finalement cette multitude d’organismes inertes et fixés au sol que nous nommons des plantes, mais dont les plus élémentaires (qui sont en même temps les plus anciens) ne sont en réalité dépourvus ni de mouvement, ni d’appareil de locomotion, quoique ces propriétés ne se montrent que dans une période très courte, limitée aux premiers instans de chaque existence individuelle.

Les oscillaires, qui sont des algues d’eau douce, les diatomées, dont la nature est ambiguë, offrent des mouvemens dont la signification est trop obscure pour qu’on puisse en rien conclure ; mais les zoospores ou corpuscules reproducteurs animés des conferves (plantes filamenteuses de la classe des algues) ne se comportent pas autrement que les larves des spongiaires et les spermatozoïdes des animaux sexués. Les zoospores, munis en avant de cils vibratiles, nagent librement au sortir de la cellule-mère jusqu’au moment où, fixés au fond de l’eau, ils donnent naissance à une algue pareille à celle dont ils tiennent l’existence. Ce phénomène, dont la portée est immense au point de vue de l’origine possible de la vie, n’est pas particulier aux seules algues ; toutes les cryptogames, spécialement les fougères, en offrent des exemples. Chez ces plantes, les spores, plus proprement nommées séminules, produisent non pas immédiatement un pied semblable à celui dont elles proviennent, mais un organe intérimaire ou prothallium, sorte d’expansion membraneuse qui sert de support aux organes sexuels proprement dits. La cellule femelle (archégone) est fixe, mais l’appareil mâle ou anthérozoïde est doué de mouvement. Il consiste en un long filament enroulé sur lui-même en spirale, couvert de cils vibratiles et transportant à l’aide de leurs mouvemens une petite vésicule, entourée de ses replis, qui constitue le corps fécondateur. De là résulte une progression dont la cause, peut-être due à des agens purement physiques, échappe encore à l’analyse, mais qui rappelle ce que montre le spermatozoïde. Voilà donc trois états bien distincts que revêt nécessairement la jeune fougère avant de devenir semblable à son auteur : d’abord séminule, puis prothallium, ensuite anthérozoïde ; c’est seulement l’union de ce dernier avec l’archégone qui clôt cette série de transformations, dont l’analogie avec ce que produit chez les animaux le phénomène de la génération alternante est certainement des plus remarquables. La motilité plus ou moins intentionnelle est l’apanage de l’un de ces états, lequel correspond peut-être (il est hardi, mais non absurde de le soupçonner) à une phase primitive que le monde des plantes aurait traversée avant de devenir ce qu’il est. De toutes façons, il est exact d’avancer que les végétaux chez qui on remarque des mouvemens de translation présentent passagèrement par cela même les caractères de l’animalité avant de posséder définitivement ceux de leur propre règne.

Tout converge, on peut le dire, vers l’animalité inférieure, et, si l’on consent à faire abstraction des organismes supérieurs, qui par le fait ne sont venus dans ce monde qu’après les autres, on se trouve en présence d’une collection d’êtres qui se ressemblent au moins une fois dans le cours de leur existence, laquelle se partage en plusieurs périodes. Or c’est à l’état de germe, d’embryon ou d’organe reproducteur, c’est-à-dire au point de départ de chaque individu, que la similitude est la plus frappante ; au contraire c’est à l’aide des états subséquens que l’écart se prononce entre eux et va s’accentuant jusqu’à l’état adulte. Il est possible de conclure de ces prémisses que tous ces êtres diffèrent bien plus par les transformations de tout genre qu’ils subissent que par le fond réel des choses. Si l’on tient compte uniquement de l’état originaire en éliminant tous les autres, surtout si l’on considère l’individu comme offrant un tableau résumé des vicissitudes de la race dont il sort, rien ne s’oppose à ce que ces êtres nous apparaissent comme s’ils avaient été modelés primitivement d’après un type, non pas identique, mais sensiblement uniforme.

Au fond des productions de la vie, on retrouve donc les élémens d’une puissante unité qui lui sert de substratum et de base. Elle est comme un terrain solide, maintenant caché, sur lequel de nouvelles constructions se sont incessamment élevées, multipliant les ailes et les étages. La diversité s’est si bien entée sur cette unité primitive, que les branches et les rameaux entremêlés nous dérobent la souche et nous empêchent de constater si elle est formée d’un seul tronc ou de plusieurs pieds réunis et soudés. La limite qui sépare les deux règnes ne saurait même être tracée d’une façon absolue. D’ailleurs, à quoi se réduirait cette limite, si tant est qu’elle existe ? Il faut bien l’avouer, à une simple divergence dans le mode d’absorption ou d’exhalaison de certains gaz, dans la présence de certaines combinaisons de substances préférablement à d’autres, et dès lors cette divergence, n’étant accompagnée d’aucune distinction de forme ou de structure bien marquée, n’établirait qu’une distance assez faible entre des êtres doués d’autre part de facultés presque semblables. La difficulté de concevoir entre eux une ligne de démarcation s’accroîtrait encore, si ces êtres, déjà voisins à plus d’un titre, habitaient à la fois le même milieu. On serait alors disposé, selon l’expression de Buffon, à les considérer tous comme étant presque du même ordre, et c’est là effectivement le spectacle qu’ont dû présenter originairement tous les êtres vivans, d’abord exclusivement aquatiques. Nés au sein de cet élément, ils ne sont parvenus à en sortir qu’assez tard et partiellement, lorsque de nouvelles conditions extérieures ont permis à certains organismes d’exister en dehors de l’eau. Il est facile de le prouver, non-seulement la vie a été aquatique avant de devenir amphibie, amphibie avant de devenir aérienne, mais la vie purement terrestre ne date que d’une époque relativement récente, et, depuis qu’elle s’est montrée, elle est restée l’apanage incontestable des êtres les plus nobles, les plus complexes, et, parmi les animaux, des plus intelligens.

Arrêtons-nous quelque peu sur la démonstration de ce mouvement d’une importance sans égale, véritable problème que la vie s’est longtemps appliquée à résoudre. Elle a même pour y parvenir essayé de divers moyens, mais on peut dire qu’elle n’a pleinement atteint le but qu’elle se proposait qu’à force de hardiesse et de persévérance. Un savant contemporain, M. Bronn, considérant ce but comme le principal, celui vers lequel a toujours gravité la nature organique, désigne sous le nom de mouvement terripète l’impulsion qui a poussé constamment les séries d’êtres vivans à quitter l’eau, à mesure qu’elles s’avançaient vers le terme de leur perfectionnement, et à gagner la terre ferme pour s’y établir à l’air libre, comme dans une région plus noble et plus éloignée de leur premier berceau.

L’eau constitue un milieu auquel la plupart des organismes inférieurs se trouvent naturellement adaptés. Des classes entières d’animaux et de plantes, comme les algues, les zoophytes, la majorité des mollusques et tous les poissons, vivent confinés dans cet élément, qu’ils ne peuvent quitter sans périr. Non-seulement l’eau sert de véhicule aux gaz respirés par ces êtres, mais elle baigne ces derniers et les pénètre ; le système aquifère des mollusques comprend même tout un ensemble d’ouvertures et de canaux. C’est là, il faut bien le dire, un des caractères les mieux prononcés d’infériorité relative. Prenons les algues aussi bien que les animaux mous, nous verrons qu’à peine retirés de l’eau ces organismes se dessèchent et perdent par l’évaporation le liquide qui maintenait en eux la circulation et la vie. Sans doute ce n’est pas l’eau qui les anime, leurs organes élaborent les fluides nourriciers en retenant les élémens utiles et rejetant les autres ; mais leurs cellules et leurs fibres se trouvent en communication directe avec le liquide ambiant, qui s’infiltre jusque dans leur intérieur. M. Félix Plateau n’a-t-il pas prouvé dernièrement que la mort des invertébrés marins plongés dans l’eau douce était due à l’absence du sel, dont l’action sur la trame de l’organisme ne pouvait être suppléée par rien ? Cette trame est d’ailleurs trop lâche, et les tissus vivans sont trop peu clos pour retenir les liquides, ce qui a lieu nécessairement chez les êtres destinés à vivre à l’air libre. Ces êtres respirent l’air en nature, mais ne s’en nourrissent pas ; l’eau cesse d’être le véhicule des gaz respirés, mais elle est toujours celui des sucs réparateurs. Inutile à l’inhalation, elle reste nécessaire à la nutrition ; elle alimente également la séve et le sang, elle continue à baigner les corps vivans, mais c’est à l’intérieur seulement, et, pour qu’elle y séjourne, il faut qu’elle y soit retenue comme dans un vase clos. L’être organisé terrestre, qu’il demeure fixé au sol ou libre, conserve avec lui sa provision d’eau ; seulement cette provision se trouve garantie contre la déperdition par des parois protectrices, — écorces, peaux, épidermes, etc. Pour obtenir un pareil résultat, il a fallu de telles modifications de structure que plusieurs catégories d’êtres ne sont jamais parvenues jusqu’à la vie terrestre, et que d’autres ne l’ont acquise que d’une façon imparfaite et par l’emploi de moyens détournés. Dans tous les cas, entre le point de départ et le point d’arrivée, il existe une foule d’états ambigus et de combinaisons intermédiaires qui font voir combien la vie a dû surmonter d’obstacles et subir de tâtonnemens avant de résoudre entièrement le problème.

Les êtres purement aquatiques meurent promptement une fois retirés de l’eau ; mais on conçoit qu’une atmosphère très humide soit presque l’équivalent d’un milieu liquide. C’est ainsi que les cloportes, quoique respirant par des branchies comme les autres crustacés, vivent à l’air sous les pierres et dans l’herbe mouillée. Les lichens et les mousses, bien que terrestres, ne végètent que sous l’influence de l’eau. Inertes tant que l’air reste sec, ces plantes suspendent pour ainsi dire le cours de leur existence ; leur vie s’arrête pour reprendre sa marche dès que l’humidité leur rend la souplesse et la vigueur. La lenteur de la végétation des lichens, dont la plaque ne s’accroît que par la périphérie, est vraiment incroyable. Un siècle entier amène chez eux peu de changement, et tel lichen que nous regardons avec dédain remonte par son âge au-delà des temps historiques. La vie, chez de pareils végétaux, se ranime par intermittence ; il en est de même des infusoires qui peuplent les eaux stagnantes et jusqu’à celle de nos gouttières ; l’évaporation les dessèche et leur enlève l’apparence de la vie, dont ils reprennent les fonctions avec le retour de l’élément liquide. La suspension momentanée de la vie se retrouve, moins prononcée, il est vrai, chez des êtres plus élevés dans l’échelle. Les expériences poursuivies à cet égard par M. le docteur Bureau sont concluantes, puisqu’elles démontrent la ténacité de la vie chez certains êtres et la possibilité de la faire renaître chez eux après un anéantissement apparent. C’est un pur mécanisme qui reprend son mouvement, comme la roue hydraulique qui s’arrête quand l’eau lui manque, et tourne derechef lorsque celle-ci revient. Des plants de fougères exposés à la chaleur d’un fourneau et rendus tellement arides qu’ils tombaient en poussière au moindre contact se sont remis à végéter et à dérouler leurs feuilles comme auparavant ; il a suffi de les tremper dans l’eau pour opérer ce miracle.

L’air humide a été sans doute la voie par laquelle la vie a retiré autrefois ses productions du sein de l’eau, pour les introduire à la surface du sol. Les fougères, qui sont les plus anciennes plantes terrestres dont on ait connaissance, ne prospèrent jamais autant que dans une atmosphère brumeuse. D’autre part, la différence entre le milieu aquatique et le milieu atmosphérique a dû originairement se réduire à presque rien. L’air obscurci de vapeurs, se résolvant en pluies continuelles, offrait aux plantes et aux animaux des conditions d’existence sensiblement analogues à celles qu’ils rencontrent au milieu même des flots.

Le mollusque pulmoné, celui chez qui les branchies se trouvent remplacées par des poches à air et qui respire hors de l’eau, n’est parvenu à ramper à terre qu’à force de précautions. Animal à la peau molle et nue, il ne saurait cheminer sur le sol sans perdre les mucosités qui suintent de son corps, et servent à faciliter sa marche. Aussi, pour ne pas s’épuiser promptement, il habite des retraites obscures et humides d’où il ne sort que la nuit ou par les jours de pluie, et pour ceux qui possèdent une coquille le danger de s’exposer à l’air est si pressant qu’ils ne manquent pas de se clore hermétiquement, soit en sécrétant une humeur visqueuse, soit en usant d’un opercule. Retirés au fond d’une retraite étroite, mais sûre, les mollusques à coquilles attendent parfois durant des mois et des saisons les occasions favorables : ils demeurent inertes tant que l’humidité ne les tire pas de leur torpeur ; on a même pu voir quelquefois avec étonnement les animaux de certaines collections de coquilles, étiquetés et classés depuis des années, sortir de leur repos sous l’influence d’un bain, et reprendre inopinément le mouvement et la vie. — Les animaux et les plantes dont il vient d’être question n’ont pu s’établir à l’air qu’à l’aide de moyens détournés, de ce qu’on pourrait nommer des subterfuges, c’est-à-dire en recherchant l’eau en dehors des lieux où cet élément se rassemble en masse. Pour former des êtres définitivement aériens et terrestres, la vie a conçu des plans plus complexes et d’une exécution plus longue. Elle y est arrivée principalement par la respiration pulmonaire chez les animaux vertébrés, et chez les plantes par le jeu combiné d’un ensemble d’organes qui sont inconnus ou rudimentaires dans les végétaux inférieurs, tels que l’appareil radiculaire chargé de pomper les matériaux de la séve, le système vasculaire, les feuilles remplissant le rôle de branchies aériennes, enfin la réduction des phases proembryonnaires, désormais restreintes au développement de l’ovule contenu au sein d’un organe clos. Le progrès de l’organisme devenu terrestre est dû surtout à l’existence du réservoir intérieur qui lui permet d’accomplir les fonctions les plus complexes à l’aide des liquides qu’il s’approprie. Chaque corps individuel possède ainsi un milieu qui le baigne au dedans, et où les élémens histologiques puisent la croissance et la réparation. Cette source féconde se trouve mesurée et distribuée avec un art et une économie admirables, à la condition seulement qu’un apport journalier ne cesse de l’alimenter. La soif n’est qu’un instinct qui nous avertit de la diminution de l’eau dans la masse liquide du sang et nous pousse à réparer cette perte.

Chez les plantes aussi bien que chez les animaux, la vie s’est perfectionnée par une division plus savante du travail organique. Les appareils qui correspondent aux principales fonctions se sont spécialisés en se compliquant et se localisant de plus en plus. L’être inférieur aquatique et le poisson lui-même puisent à la fois dans le liquide ambiant le gaz qu’ils respirent et l’aliment qui les nourrit ; le même acte entraîne le plus ordinairement l’un et l’autre résultat. Cependant le poisson, qui possède au moins d’une façon rudimentaire la structure des vertébrés, demeure inférieur aux autres classes de son embranchement par sa respiration branchiale. Chez lui, rien ne semble annoncer les poumons, qui se développent chez les batraciens après un premier état, et fonctionnent exclusivement chez les reptiles, les oiseaux et les mammifères. L’appareil respiratoire et celui de la circulation, qui est dans une étroite dépendance du premier, se perfectionnent de classe en classe, à mesure que l’on remonte des batraciens aux sauriens, puis aux crocodiliens, pour arriver aux vertébrés à sang chaud. Chez ceux-ci se trouve décidément constitué un foyer intense de réaction calorique et par conséquent d’énergie et de force. On voit que la vie arrivée à ce point achève de se compliquer rapidement. Évidemment, si elle a pu atteindre son maximum de puissance, c’est en adaptant d’une part les plantes au sol émergé, et de l’autre les vertébrés à une existence purement terrestre. Par ces deux adaptations, les plus exclusives qui aient jamais eu lieu sur la terre, les deux règnes se sont trouvés rejetés dans deux directions entièrement opposées. — Plus de zoospores ni d’anthérozoïdes chez les plantes phanérogames ou à fleurs apparentes ; plus de phases successives, ni d’états variés, mais seulement des germes se détachant de la plante-mère, déjà pareils à elle et susceptibles de prendre immédiatement racine. Chaque partie de la plante a désormais son rôle et ses fonctions déterminés. Les combinaisons de formes, de couleurs, d’organes, sont variées à l’infini, mais elles concourent à l’harmonie de l’ensemble, et montrent dans le règne végétal la réalisation des effets d’une force vivante qui, tout inconsciente et insensible qu’elle soit, a toujours marché, comme sous une impulsion irrésistible, avec une intarissable fécondité.

Si tout est privé de mouvement et de spontanéité dans le règne végétal devenu parfait, ce sont des facultés inverses qui se prononcent de plus en plus chez les animaux supérieurs, surtout à partir du moment où ils entrent en possession de la vie terrestre. Ils n’ont plus à craindre d’être fixés au sol ; les états successifs disparaissent ou perdent en importance. La liberté la plus absolue des mouvemens et des actes, la recherche d’un régime, le choix d’une demeure, la faculté toujours plus explicite de vouloir, d’aimer, de haïr et de craindre, tels seront les caractères inhérens à l’animalité terrestre chez les vertébrés : carrière immense dont l’homme résumera plus tard tous les traits, en y ajoutant l’usage de la raison, la recherche de l’idéal et le frein de la moralité.

L’immensité d’une pareille perspective n’interdit pas de s’attacher à la modification organique qui en marque l’origine ; nous voulons parler de la respiration pulmonaire, sans laquelle on ne saurait concevoir l’existence d’aucun vertébré terrestre. L’apparition d’un nouvel organe ne constitue généralement pas un fait isolé ; presque toujours il résulte, si l’on se renferme dans les limites d’un même embranchement, de la modification d’un autre organe préexistant, qui nous le montre à l’état d’ébauche ou de rudiment, ou bien encore adapté à un autre emploi. Aussi s’est-on demandé si les poissons ne présentaient pas quelque partie analogue aux poumons des vertébrés supérieurs, et qui en fût comme un premier vestige. Cette partie, c’est la vessie natatoire. La vessie natatoire des poissons[1], qui serait plus justement nommée sac à air, est sujette à de grandes variations de forme ; elle disparaît même chez beaucoup d’espèces, et n’est pas par conséquent nécessaire à la vie des poissons ; mais, quand elle existe, elle remplit le rôle d’un poumon amoindri, elle contient des gaz et surtout de l’oxygène, que l’animal absorbe ou retient à volonté. Enfin, chez certains poissons dont la structure ambiguë rappelle les types des époques anciennes, la vessie natatoire, que l’on croyait d’abord destinée uniquement à faciliter la natation en augmentant ou diminuant le poids spécifique, se rapproche d’un véritable poumon, et fournit des passages curieux vers ce dernier organe.

II.

Nous venons de puiser dans l’ordre actuel une de ces particularités organiques par lesquelles la vie semble nous instruire de ses procédés d’autrefois. Or, de même que des poumons à l’état d’ébauche coexistent déjà avec les branchies dans certains poissons, de même chez certains batraciens (les tritons) l’appareil branchial persiste encore à côté de véritables poumons. Le passage des animaux sans poumons à ceux qui en sont pourvus s’opère aussi bien par les batraciens inférieurs que par les poissons eux-mêmes, et les classes tendent ainsi à se rejoindre ; ce qui ne veut pas dire pourtant qu’à l’aide des batraciens les moins élevés on aboutisse à de vrais poissons : trop de distance sépare encore les premiers des derniers à d’autres points de vue ; mais on arrive en suivant cette direction à des êtres purement aquatiques comme les poissons et à peu près du même rang.

D’après ce que nous venons de dire, il ne faut pas s’étonner de rencontrer chez les plus anciens vertébrés terrestres des traits d’affinité évidens avec les batraciens d’une part et de l’autre avec les poissons, tandis que ces êtres primitifs présentent en même temps un ensemble de caractères qui engagent à les considérer comme des reptiles, mais des reptiles entachés d’ambiguïté et d’imperfection, qui en un mot, sans être encore tout à fait membres de cette classe, tendaient à le devenir. « Cette marche, dit-on, qui est familière à la vie, ne prouve pas en définitive la filiation réciproque des espèces. » Il est parfaitement vrai que le fait même de cette filiation échappe à l’analyse, et l’impossibilité de le saisir n’a rien de surprenant par elle-même, puisqu’il embrasse un temps d’une durée incalculable et s’applique à des êtres demeurés le plus souvent obscurs ou inconnus au moment même où il serait le plus intéressant de les observer. Cependant, si les choses ont marché comme elles l’eussent fait en admettant la réalité de l’évolution, si tout concorde dans le passé, comme dans le présent, et qu’il existe constamment des transitions entre des types opposés, il est loisible d’avancer, ce qui est énorme, que la théorie transformiste s’adapte sans effort aux faits connus. La preuve directe et décisive reste à faire, mais on sait bien que, dans les termes où on la demande, cette preuve est impossible. Songeons encore à ceci : si nous en étions à soupçonner certaines métamorphoses d’insectes ou seulement l’éclosion de l’œuf des oiseaux, sans les avoir jamais observées directement, comment persuaderait-on les incrédules de la réalité de ces transformations ? Ici pourtant ce n’est pas le lien lui-même, c’est une partie seulement des termes interposés qui font défaut. Rien ne peut suppléer aux lacunes résultant de l’insuffisance des documens ; il en reste pourtant assez pour exciter la curiosité et forcer même la conviction.

La convergence effective des diverses classes de vertébrés, à mesure que l’on s’enfonce dans le passé, résulte de l’ensemble des recherches sur les animaux fossiles de cet embranchement. Plus on se rapproche des temps primitifs, plus on voit s’effacer les combinaisons organiques les mieux en rapport avec le caractère particulier de chaque classe. C’est ainsi qu’au-delà des temps tertiaires on ne rencontre, en fait de mammifères, que des marsupiaux, mammifères imparfaits et en réalité ovovivipares à la façon de certains reptiles et de plusieurs poissons. Les oiseaux, d’après le seul exemple connu, suivent le même mouvement et l’accentuent encore davantage, puisque les caractères de l’oiseau jurassique trouvé à Solenhofen atténuent évidemment la distance qui sépare maintenant cette classe de celle des reptiles. L’archeopterix, tel est le nom de cet oiseau primitif, était pourvu d’une queue véritable, composée de vingt vertèbres et garnie d’autant de paires de longues plumes, qui remplaçait le croupion des oiseaux actuels ; de plus sa main, imparfaitement transformée pour le vol, présentait encore deux doigts libres et armés de griffes au-dessus de celui qui faisait l’office d’aile. L’adaptation de l’oiseau au genre de vie dont il est devenu le type n’était donc pas achevée, plusieurs vestiges d’un état primitif persistaient chez lui jusque dans l’âge adulte ; aujourd’hui ces mêmes vestiges, encore amoindris, ne s’observent plus que d’une façon transitoire, et seulement dans la phase embryonnaire.

Chez les reptiles, les effets du même mouvement sont d’autant mieux visibles que cette classe a conservé longtemps sur les autres animaux terrestres une prépondérance incontestée, et a laissé de nombreuses traces. Les dolichosaures, moitié lézards, moitié serpens, marquent le moment où ceux-ci ont commencé à se détacher du tronc commun des lacertiens ; plus loin en arrière les lacertiens se perdent comme ordre distinct, et l’on observe des types qui joignent les lézards aux iguanes et les monitors aux crocodiles. Les crocodiles eux-mêmes modifient leurs caractères ostéologiques pour en revêtir d’autres, que l’on n’observe maintenant chez eux que dans la vie fœtale. Les labyrinthodontes enfin se rapprochaient des batraciens et même des poissons. Cette famille de reptiles est à la fois une des plus anciennes, une des plus singulières et une des plus ambiguës du monde primitif. Sa grande taille, l’armure de plaques osseuses qui recouvrait son corps, sa tête cuirassée, empêchent de reconnaître de vrais batraciens dans les animaux qu’elle comprenait. Les labyrinthodontes respiraient par des poumons, au moins à l’âge adulte, ils marchaient sur le sol, enfin ils succédaient, comme nous le verrons, à d’autres reptiles qui avaient des habitudes plus aquatiques. Ils représentent probablement un état particulier que la classe entière des reptiles a dû traverser autrefois avant de devenir terrestre. Cela ne prouve pas que les reptiles aboutissent originairement aux batraciens proprement dits, mais l’on peut affirmer qu’ils ont dû émerger d’une souche typique opérant, à l’exemple des batraciens, le passage d’une organisation purement aquatique à une organisation terrestre.

Dans ces sortes d’appréciations rétrospectives, on est malheureusement forcé de faire abstraction des parties molles et surtout des organes circulatoires, dont l’étude guiderait si bien l’analogie. L’expérience prouve cependant que l’ostéologie, bien que ses ressources soient restreintes, fournit une base solide sur laquelle la science peut s’appuyer en toute sûreté. D’ailleurs la paléontologie use de tous les moyens susceptibles de la mener à ses fins, même des plus indirects en apparence. C’est ainsi que, à propos des labyrinthodontes, elle s’est attachée à l’examen des empreintes de pas que ces animaux laissèrent jadis en marchant sur la vase molle des plages qu’ils fréquentaient. Il est assez singulier que ces empreintes se rapportent généralement à une même période géologique, celle du trias. En Saxe, à Lodève dans l’Hérault, en Écosse, dans le Connecticut et le New-Jersey en Amérique, des empreintes variées de pas d’animaux ont été observées par divers savans et rapportées par eux à l’une des subdivisions du trias, celle du grés bigarré. La présence de ces vestiges sur un assez grand nombre de points contemporains ferait supposer que la surface continentale a dû être configurée partout à cette époque de manière à favoriser la répétition des mêmes scènes et la production du même phénomène. Il suffit effectivement d’admettre l’existence d’une suite de mers intérieures, comme l’Aral ou la Caspienne, vastes, mais peu profondes et exposées à des alternatives de desséchemens partiels et de crues subites, pour obtenir dans l’intervalle des débordemens d’immenses plages recouvertes d’un limon fin, assez fermes pour donner accès à une foule d’animaux, assez molles pour que leurs pieds pussent y imprimer un creux durable ou même un moule exact de leur face plantaire. Ces vestiges se nomment en langage de vénerie des traces, et ces traces sont généralement assez bien caractérisées pour permettre aux chasseurs de reconnaître l’âge, le sexe et la taille de l’animal à qui elles appartiennent.

Sur une plage unie et limoneuse, non-seulement les animaux laisseront des vestiges de leur marche, mais la pluie elle-même, tombant à larges gouttes, y marque son action en creusant une multitude de petites cavités arrondies. Toutes ces traces durciront par le progrès du desséchement, qui finit par amener le fendillement en tout sens de l’argile superficielle. Et maintenant supposons l’arrivée d’une crue pareille à celles qui changent périodiquement les limites des lacs du Soudan ; si elle recouvre d’un lit de sable fin la surface déjà consolidée de la plage où s’ébattaient naguère une foule d’animaux, nous concevrons très bien comment le sable se moulera dans les moindres creux. Si plus tard le limon disparaissait, les moules en relief de l’assise de grès resteraient comme un témoignage éternel du passage des anciens êtres, des effets de l’averse et du fendillement de l’argile. — Tel est le fait observé sur plusieurs points du terrain triasique par les géologues. L’intérêt de semblables observations consiste principalement dans les notions qu’elles nous fournissent au sujet des plus anciens animaux terrestres. Les animaux triasiques n’ont point été proprement les premiers ; mais il semble que les animaux du trias aient été les premiers qui se soient répandus en troupes nombreuses sur des plages que des émersions opérées sur une large échelle leur ouvraient de tous côtés. Un géologue justement regretté, M. d’Archiac, s’est étonné du caractère de singularité que manifestent les formations triasiques. L’ambiguïté des dépôts, les indices de la faible profondeur des eaux, la délimitation vague des bassins, les amas de sel gemme et de gypse, enfin la rareté des vestiges d’êtres réellement marins, tandis que les restes de plantes et les lits formés de débris de poissons, de reptiles et d’insectes se montrent fréquemment, toutes ces circonstances réunies font que l’on se demande où s’était alors retirée la masse de l’océan, et de quelle nature étaient les eaux qui ont laissé tous ces sédimens. Quelquefois les traces organiques manquent absolument, comme s’il s’agissait de mers entièrement désertes. La présence du sel gemme semble une conséquence du dessèchement de certaines méditerranées, où la concentration des élémens salins se serait opérée à la longue. De nos jours, les lacs salés de l’Amérique, de l’Asie et de l’Afrique se couvrent à certaines époques de sel à l’état de croûte solide qui entoure d’une ceinture éblouissante de blancheur la partie demeurée liquide, qui garde sa teinte azurée ; mais l’eau, à ce degré de salure, ne contient plus aucun être vivant, elle devient funeste à tout organisme ; on le sait par l’exemple de la Mer-Morte, et l’étang salé de la Valduc, en Provence, ne renferme en fait d’animaux que la moule ordinaire, rendue naine par l’influence d’un milieu aussi malsain.

Dans l’âge triasique, les mers intérieures de toutes les formes et de toutes les grandeurs abondaient, ainsi que les lagunes plus ou moins saumâtres, tantôt envahies par des végétaux amis des marécages, tantôt peuplées de reptiles amphibies et de poissons. Ces lagunes, exposées soit à des desséchemens partiels, soit à des crues subites, ont dû s’étendre sur une grande partie de notre globe et remplacer presque partout l’océan proprement dit, dont on n’observe des traces que sur des points fort restreints. On conçoit combien, à une époque où les animaux terrestres manifestaient encore des allures amphibies, cette diffusion des bassins éparpillés et vaguement délimités a dû être favorable au développement de pareils êtres. Maigre la différence des temps, les choses se passent à peu près de même sur les bords du plus grand des lacs africains. Le docteur Barth, explorant le Tsad, était arrêté à chaque pas par des marécages, véritables labyrinthes sans issues qui coupent d’interminables plaines où le regard se perd sans apercevoir ni la nappe centrale ni un point saillant pour se reposer. La configuration du sol change d’année en année ; rien n’est stable, pas même l’emplacement des villes, que les crues submergent en effondrant le sol. De là l’impossibilité de fixer au lac une limite et de lui assigner un niveau. De grands papyrus, des lotus, de puissantes graminées, encombrent les parties inondées, et leurs débris décomposés altèrent la teinte et la qualité de l’eau. D’immenses troupes d’antilopes bondissent à travers les plages, inaccessibles au pied de l’homme ; les anses sont peuplées d’hippopotames, les lisières servent d’abri à des crocodiles et à de grands lézards, les éléphans eux-mêmes se fraient çà et là un passage au sein des cantons dont le sol est ondulé et ombragé de grands arbres, tandis que d’innombrables troupes de canards nagent au milieu des prairies de nénufars. Ici la surface boueuse de la plage porte les traces de pas des girafes, des cochons sauvages et des grands échassiers qui la visitent tour à tour ; ailleurs le marécage disparaît sous de sombres forêts où dominent le gigantesque baobab, plusieurs espèces de figuiers et des acacias, ou bien encore des bouquets de palmiers élèvent leur stipe terminé par une royale couronne de frondes en éventail.

Placés dans des circonstances analogues, mais entourés d’une végétation très différente, les animaux triasiques étalaient pour la plupart des formes entièrement étrangères à notre monde d’aujourd’hui. C’étaient en premier lieu des bipèdes, sans doute plus éloignés encore du type des oiseaux actuels que l’espèce de Solenhofen, mais qui ne sont connus que par l’empreinte de leurs pas, dont l’enjambée accuse parfois des dimensions quadruples de celles de l’autruche. Le nombre et la disposition des doigts révèlent pour d’autres de telles singularités qu’en l’absence du squelette on ne sait comment les définir. Parmi les reptiles, les uns rappellent les tortues, les autres les lézards ou les crocodiles, ou bien encore, comme les dicynodons, dont les mâchoires étaient armées de défenses recourbées dans le genre de celles des morses, ils présentent les caractères mélangés de ces divers groupes. La plus grande espèce de labyrinthodonte est connue à la fois par ses ossemens et par l’empreinte de ses pattes, assez semblables à une main d’homme dont les doigts courts et le pouce écarté seraient terminés par des griffes. Auprès de Lodève, les vestiges de pas sont accompagnés de ceux d’une queue traînante, susceptible d’imprimer un sillon sur le sol en le balayant. Cet animal, moitié salamandre, moitié crocodile, avait le corps recouvert d’une carapace de fines écailles cornées. La taille des plus grands labyrinthodontes atteignait plusieurs mètres de long ; leurs membres étaient courts, mais robustes, et la disproportion relative entre le train de derrière et celui de devant marque les allures d’un reptile sauteur, avec des façons plus lourdes que celles des modernes batraciens. On peut se faire une idée de ces animaux, les plus anciens de ceux dont l’organisation fut adaptée à une existence tout à fait terrestre : peu actifs, voraces, croqueurs de petites proies, rôdant sur le sable humide, protégés par une armure impénétrable, rois de la création à une époque où il suffisait d’être solidement charpenté pour obtenir le sceptre, ils n’avaient à redouter d’ennemi d’aucun genre, puisqu’il ne s’agissait encore ni d’intelligence, ni de rapidité, ni d’énergie, et que l’instinct lui-même se réduisait à l’accomplissement des actes indispensables à l’entretien et à la propagation de l’espèce. La vie de pareils êtres s’écoulait dans sa monotonie à suivre les eaux dans leurs alternatives d’envahissement et de retrait ; ils respiraient et se mouvaient à l’air libre, mais sans s’écarter beaucoup du voisinage de l’élément qui avait été leur premier berceau.

Le type des labyrinthodontes était ancien lors du trias, qui en marque l’apogée ; on le rencontre, déjà reconnaissable, dans le terrain carbonifère. Toutefois à cette époque reculée on trouve à côté de lui un autre type à la fois plus imparfait, plus ambigu et plus voisin du point de départ : c’est celui des ganocéphales. Ce type nous fait toucher au point où les reptiles, déjà peut-être organisés pour une respiration aérienne, n’avaient pas encore cessé d’être nageurs pour devenir marcheurs. Les ganocéphales sont, à vrai dire, des labyrinthodontes moins avancés. L’ossification de leurs vertèbres est imparfaite, la disposition ainsi que la structure de leurs dents les rapprochent de plusieurs poissons. Leur taille (comme il arrive presque toujours lorsque l’on a sous les yeux les termes primitifs d’une série) s’amoindrit en face des labyrinthodontes du trias. Le plus grand des ganocéphales, l’archegosaurus, ne mesurait pas plus de 1 mètre de long. Les membres étaient faibles et plutôt disposés pour nager ou ramper que pour la marche, ils se terminaient pourtant par des extrémités pourvues de doigts distincts. Leurs habitudes étaient carnassières comme celles des labyrinthodontes. Ils étaient à ceux-ci ce qu’est à la grenouille le type des salamandres, des tritons et des protées, qui tous s’arrêtent à certains degrés de la métamorphose, et demeurent plus ou moins têtards durant toute leur vie.

Les protées, petits batraciens aveugles des lacs souterrains de la Carniole, constituent, au sein de la nature actuelle, un de ces groupes singuliers destinés à fournir un terme précieux de comparaison avec les êtres d’autrefois, et à servir de trait d’union entre des catégories dont ils contribuent à atténuer la distance ; ils se lient aux poissons par l’axolotl, la sirène et le lépidosirène, types de plus en plus ambigus. Le dernier présente même le corps écailleux, les branchies intérieures et jusqu’à la vessie natatoire des vrais poissons. De plus l’intestin du lépidosirène est garni en dedans d’une lame contournée en spirale, à peu près comme une vis d’escalier qui serait appliquée contre les parois d’une tour ronde et vide dans le milieu. Cette structure caractéristique se retrouve encore chez les sélaciens, c’est-à-dire chez les poissons cartilagineux, qui comprennent les squales et les raies, et dont l’existence au sein des mers primitives ne saurait faire l’objet d’un doute.

L’état cartilagineux, évidemment antérieur à l’état osseux, a dû être commun à l’ensemble des vertébrés à ce moment de leur histoire, où tous également étaient encore aquatiques ; il n’est pas surprenant qu’il ait pu se former alors des êtres joignant à la structure cartilagineuse une perfection relative, supérieure à plusieurs égards à celle de certains types osseux survenus plus tard. C’est ce que l’on remarque chez les sélaciens, que l’on sépare maintenant des vrais poissons pour les ranger dans une catégorie à part ; non-seulement ils s’accouplent réellement, mais leurs femelles ont une sorte de matrice où les œufs séjournent et souvent même éclosent avant la ponte. Plus forts, plus vivaces, plus élevés par certains côtés, plus voisins en tout cas du point de départ, ils ont peu changé dans le cours des temps, tandis que les poissons ordinaires ne sont pour ainsi dire que le dernier terme d’une longue suite de transformations. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des connexions que présentent les sélaciens avec les autres classes de vertébrés et particulièrement avec les reptiles nageurs et marins, mais à respiration aérienne, appelés énaliosauriens, auxquels était dévolu dans les anciennes mers le rôle attribué aux cétacés dans les nôtres. Il a été possible en effet de constater chez les plus répandus de ces animaux, les ichthyosaures, l’existence de la disposition spirale de l’intestin que nous avons signalée comme caractérisant à la fois les sélaciens et le lépidosirène. On y est parvenu par l’observation des excrémens fossiles ou coprolithes, quelquefois occupant encore leur place naturelle à l’intérieur de l’animal, et fournissant en tout cas la preuve visible de la structure de l’intestin. Ajoutons la découverte d’un petit ichthyosaure tout formé, renfermé dans la cavité abdominale d’un sujet adulte, et nous pouvons affirmer que, chez ces monstres marins d’autrefois, l’éclosion des œufs précédait la ponte, comme chez les sélaciens et chez plusieurs reptiles.

Les houillères du Canada, de l’Ohio, de la Caroline, celles de l’Irlande et de la Grande-Bretagne ont fourni une riche moisson de découvertes qui ont successivement élevé le nombre des reptiles primitifs. Néanmoins ils ne sont encore que très imparfaitement connus, la plupart n’ont pu être détachés de la gangue où leur squelette demeure engagé. On remarque chez eux une trop grande variété de caractères pour croire qu’ils rentrent naturellement dans le cadre des deux ou trois familles que l’on a établies, et pourtant tous plus ou moins présentent des indices d’une sorte d’affinité mutuelle et générale qui empêche de reconnaître en eux une réunion de types isolés et distincts. Les termes de ganocéphales et de labyrinthodontes, selon M. Gaudry, excellent juge en pareille matière, représentent non pas deux familles, mais deux états successifs que les reptiles primitifs auraient traversés, et dont l’un, celui de ganocéphale, serait à l’autre, celui de labyrinthodonte, ce que le têtard est à la grenouille. On est même en droit de supposer par-delà les ganocéphales l’existence d’un ou plusieurs états de reptiles, opérant une transition plus marquée encore vers une organisation purement aquatique, branchiale et cartilagineuse. En effet, de l’absence de reptiles dans un terrain plus ancien que celui des houilles, on ne saurait conclure qu’ils n’ont point existé. Il faut dire seulement que, là où les fossiles cessent, les êtres eux-mêmes tendent à revêtir cet état de faiblesse et d’obscurité qui caractérise également l’enfance chez l’individu et le début chez les races.

À coup sûr, les reptiles qui se traînèrent les premiers sur le sol humide, les vertébrés pisciformes ou salamandroïdes qui parvinrent à aspirer l’air dans leurs poumons rudimentaires, ces êtres à contours à demi ébauchés, à structure ambiguë, points de départ vagues et flottans des groupes auxquels ils ont donné lieu, offriraient à l’étude un immense attrait, si l’on retrouvait jamais, avec les pièces de leur squelette, l’empreinte de leurs parties molles ; mais quelque merveilleuses que soient les perspectives dont l’avenir garde le secret, il faut pourtant se résigner d’avance à ignorer ce qui est relatif aux commencemens mêmes de la vie. Non-seulement les eaux douces n’ont donné lieu à aucun dépôt important à la surface des plus anciennes terres fermes, non-seulement le régime des courans d’alors a été contraire à la formation de lits renfermant des débris fossiles, mais ces régions primitives ont dû rester longtemps désertes à l’intérieur. La vie terrestre, sortie peu à peu du sein de l’eau, a dû se fixer en premier lieu non loin de ses rives ; elle a habité d’abord d’une façon exclusive certaines plages humides ou fréquemment inondées. À la surface du sol, de même qu’au fond des mers, la vie a été d’abord localisée ; partie d’un ou de plusieurs centres, elle a pris possession peu à peu de la totalité du domaine qui lui était dévolu. La zone littorale, agrandie par des émersions répétées, est justement celle où les plantes de l’époque carbonifère, s’accumulant au fond des lagunes qu’elles avaient envahies, donnèrent lieu aux lits de houille. La disposition de ces dépôts en une série de bassins disséminés sur le pourtour des anciennes régions insulaires a frappé les observateurs. Il semble donc avéré que la végétation s’est irradiée en partant comme d’un berceau avant de recouvrir tout le globe.

Il existe dans la marche et le mode d’évolution originaires des deux règnes une remarquable correspondance. Les premiers végétaux terrestres et les premiers vestiges d’animaux à respiration aérienne se montrent presque en même temps, et de même qu’il a dû exister des reptiles antérieurs à ceux du terrain carbonifère et des insectes plus anciens que ceux du terrain dévonien, on peut croire que les plantes dévoniennes, si peu éloignées de celles du temps des houilles, ne sont pas réellement les premières. L’organisation déjà complexe du règne végétal lors de son début apparent à la surface du sol fait présumer l’existence d’une période encore inconnue de végétaux terrestres beaucoup plus simples que les fougères, les lépidodendrées et les sigillaires. Lorsque les pluies étaient pour ainsi dire perpétuelles à la surface, lorsque la chaleur encore sensible des eaux provoquait une évaporation incessante, des végétaux d’une structure élémentaire ont dû couvrir le sol. Ces plantes primitives vivaient sans doute à la façon des algues que la marée ne délaisse que pour les recouvrir de nouveau ; comme celles-ci, elles demeuraient plongées dans un bain à peine interrompu. C’est à la suite d’une longue série de siècles qu’elles ont dû revêtir les formes que révèlent les plus anciennes empreintes. Depuis le temps où se déposaient les schistes, les quartzites et les calcaires des systèmes cambrien et silurien jusqu’aux amas charbonneux du terrain dévonien, temps énorme, puisqu’il correspond à des couches épaisses de 15 kilomètres dans les îles britanniques, l’air a dû s’épurer, les pluies cesser à la fin d’être continues pour devenir intermittentes, et l’atmosphère, tout en demeurant chaude et brumeuse, n’a plus constitué une seconde mer suspendue au-dessus de l’océan. Alors aussi la végétation terrestre a dû élaborer des formes et des organes nouveaux appropriés à des circonstances nouvelles. Pour la première fois, les végétaux ont présenté des feuilles, émis des racines, diversifié la structure de leurs tissus, et acquis la beauté qui résulte d’une symétrie de plus en plus rigoureuse des parties, aussi bien que la force qui naît de l’énergie croissante des fonctions vitales. Cette marche, qu’il nous est permis de suivre à partir du système dévonien, a été des plus longues, et elle a été constamment liée à celle du règne animal tout entier. Les plantes ont fourni aux animaux des alimens d’autant plus riches qu’elles ont été plus parfaites et qu’elles se sont éloignées davantage de leur point de départ. Des lenteurs incalculables ont été la conséquence fatale de cette solidarité ; on peut même dire d’une façon générale que le règne végétal est longtemps demeuré en retard sur l’autre règne et qu’il a obligé celui-ci de l’attendre. Au sein des eaux la vie animale, bien plus livrée à elle-même et moins dépendante du monde des plantes, a dépassé presque aussitôt la végétation, laissant celle-ci arrêtée à son plus bas niveau ; mais à l’air libre la vie animale, placée dès le début dans une étroite dépendance de la végétation, a été forcée de suivre celle-ci pas à pas. Il est évident que la terre ferme a seule procuré à la végétation les élémens d’une progression effective dont le terme n’a été atteint que fort tard, et dont l’agriculture achève sous nos yeux de tirer parti. De leur côté, les animaux terrestres, après avoir promptement atteint un degré remarquable de complication organique, se sont trouvés hors d’état d’aller plus loin à l’aide de leurs seules forces, et ont dû attendre le progrès de l’autre règne. C’est là ce qui explique pourquoi l’on rencontre des mammifères avant la fin du trias, qu’on en découvre encore vers le milieu et la fin des temps jurassiques, et qu’ils se montrent toujours rares, chétifs, imparfaits, en réalité stationnaires. La végétation de ces mêmes époques est indigente, elle comprend des formes peu variées et coriaces. Elle ne se complète que longtemps après, vers la fin des temps crétacés, et alors seulement un mouvement parallèle se manifeste chez les mammifères ; mais il se prononce après celui qui entraîne les végétaux, et ne devient sensible qu’à l’origine des temps tertiaires. Telle est la marche inhérente à l’animalité terrestre : l’absence d’herbages, de parties tendres et succulentes chez les végétaux s’est longtemps opposée à la multiplication des mammifères herbivores, et par une conséquence obligée à celle des carnassiers, qui vivent aux dépens des premiers. Tant que cet état de choses a persisté, la classe entière ne pouvait ni croître en nombre, ni se perfectionner. Il existait bien dès les temps secondaires quelques quadrupèdes mangeurs de végétaux, mais ce rôle restait dévolu à d’énormes reptiles aux puissantes mâchoires, sortes de pachydermes à sang froid. Les dents formidables des iguanodons, qui s’usaient jusqu’à la racine par la trituration, pouvaient certainement broyer les substances végétales les plus dures ; mais les mammifères jurassiques, faibles et inoffensifs, incapables de s’attaquer à de grands animaux, étaient forcés de se rabattre sur les insectes, comme le prouve leur dentition.

L’apparition des insectes, vers laquelle nous sommes ainsi ramenés, se rattache aux temps les plus reculés ; ils sont terrestres comme les vertébrés supérieurs, bien qu’ils respirent non pas à l’aide de poumons, mais par des trachées, c’est-à-dire au moyen d’ouvertures distribuées le long du corps, qui donnent lieu à autant de cavités ramifiées servant à introduire l’air jusque dans l’intérieur des organes.

III.

Les insectes sont caractérisés, non-seulement par leur respiration trachéenne, mais par leur circulation imparfaite. Le système nerveux se trouve ici réduit à un certain nombre de ganglions disposés en files ou séries et reliés par des cordons. Le corps se partage en anneaux ou segmens ; il est protégé par une enveloppe extérieure plus ou moins résistante, et dépourvu d’axe solide intérieur. Ce sont des animaux à exosquelette ; en outre la disposition relative de leurs organes est inverse par rapport à ce qu’elle est chez les vertébrés et les mollusques, l’appareil nerveux étant placé au-dessous de l’appareil digestif. Les insectes en un mot sont conçus d’après un autre plan que les vertébrés, et n’ont avec ceux-ci d’autre relation de structure que celle qui résulte de la présence d’organes et de fonctions homologues. Les insectes respirent, digèrent, remuent ; ils ont des humeurs, des sécrétions, des muscles ; ils possèdent des sens, ont des sexes, et se reproduisent par des œufs comme les animaux plus élevés, mais chez eux l’exercice de toutes ces fonctions et la distribution des organes sont le résultat d’un ordre spécial de combinaisons tout à fait différent de celui qui existe en nous. Nous avons peine à comprendre cette distribution de la vie par anneaux ayant chacun leurs ganglions distincts et doués d’une vie partielle liée à la vie générale, mais non confondue avec elle. La personnalité est plus ou moins divisée chez les insectes, et l’identité du moi, si toutefois elle existe, se trouve formulée d’une façon diffuse, puisque les sensations se localisent d’abord dans chacun des anneaux auxquels appartient le ganglion d’où elles relèvent avant de se répandre partout. L’ébranlement des centres nerveux secondaires, en se transmettant d’un ganglion à un autre, doit s’affaiblir comme l’écho qui se répercute ; on a vu des insectes privés de leur abdomen continuer à manger. Cependant à mesure qu’on s’élève vers les types d’insectes supérieurs, la concentration du système nerveux se prononce, et le ganglion céphalique tend à prédominer de plus en plus sur les autres. Cette disposition est évidente chez les araignées, les abeilles et les fourmis, où l’instinct revêt quelques-uns des caractères de l’intelligence.

Le plan d’organisation des insectes n’a rien de simple ; dans toutes les directions, il n’arrive à la perfection relative qu’en accumulant les complications. Les organes des sens, ceux de préhension et de locomotion, ceux qui servent au vol, à la défense ou à la propagation, comme les aiguillons, les scies, les tarières, étonnent souvent par la multiplicité et le fini des pièces dont ils sont formés. On connaît les yeux à facettes innombrables des libellules, des mouches et des papillons ; pour manger, les insectes broyeurs déploient tout un attirail de pièces dont le mécanisme est loin cependant de valoir en sûreté le jeu de nos mâchoires. L’abeille elle-même se sert pour piquer d’un instrument à la fois complexe et délicat, véritable arme de luxe qui se trouve presque aussitôt hors d’usage. Les insectes, on peut le dire, sont des animaux de détail, mais leur plan de structure, à cause de cette minutie, exclut la grandeur. Le développement s’y est fait par la diversification et ce que l’on pourrait nommer la ciselure des parties, mais l’ensemble est demeuré inextensible ; l’exosquelette s’est trouvé une enveloppe sans élasticité dont la trame s’est prêtée rarement à dépasser des proportions médiocres. Un insecte de la grosseur du plus petit des mammifères est un géant dans sa classe. Les crustacés atteignent, il est vrai, à de plus fortes dimensions que les insectes proprement dits ; mais ces articulés participent de la taille considérable départie aux organismes marins ; la proportion relative ne change pas, si l’on compare le homard à la baleine. D’ailleurs les crustacés respirent par des branchies, et les plus élevés d’entre eux possèdent une circulation véritable. La respiration trachéenne et la circulation imparfaite des insectes ont dû opposer un obstacle insurmontable au développement de la classe au-delà d’une certaine limite de perfectibilité. On peut dire qu’elle s’est épuisée en une multitude de combinaisons secondaires, sans jamais rencontrer un passage vers une organisation vraiment supérieure.

La particularité la plus saillante du groupe des insectes réside dans les états qu’ils traversent tous avant de devenir adultes ; c’est tantôt une transformation brusque et très marquée, tantôt une série de modifications lentes et partielles, analogues à celles que produit la croissance chez les autres animaux. On distingue ainsi des insectes à métamorphoses complètes ou incomplètes, et cette distinction se trouve en rapport avec l’ordre d’apparition des principales familles. On aurait tort cependant de croire qu’il existe entre les deux catégories une ligne de démarcation rigoureuse. Plusieurs ordres d’insectes réunissent les deux modes de développement, et il existe entre l’un et l’autre des nuances si bien ménagées que l’on ne saurait dire où s’étend la limite réciproque. En cela comme en bien d’autres points, la vie a marché librement, dispensant une telle diversité de caractères, une telle profusion de phénomènes, qu’elle a réalisé toutes les combinaisons possibles, tout en respectant les lignes essentielles du plan qu’elle se proposait.

L’état de larve est un état d’enfance, mais d’une enfance souvent revêtue d’une forme entièrement étrangère à la forme adulte. Celle-ci est la seule définitive, puisqu’à elle seule appartient la faculté de se reproduire, et cependant la durée de cette dernière période est toujours plus courte que celle de la période larvaire. Beaucoup d’insectes vivent à peine quelques jours, d’autres seulement quelques heures à l’état parfait ; ils ne prennent leur robe virile que pour remplir les fonctions dont elle est le symbole et mourir aussitôt après. Tous les insectes parfaits respirent par des trachées, et présentent dans cet état les caractères qui servent à établir entre eux des rapports déterminés. Au contraire, à l’état de larves, d’étroites ressemblances rapprochent parfois des êtres très éloignés en réalité, ou bien c’est l’inverse qui a lieu. Le régime des larves peut différer totalement de celui de l’insecte parfait à qui elles donnent naissance. Les larves ne volent jamais ; beaucoup sont aquatiques, divisées en segmens égaux ou sub-égaux, et pourvues de pattes rudimentaires ou nulles. Ce qu’il faut surtout considérer dans la larve, c’est son apparence vermiforme, et chez celles qui sont aquatiques la présence d’un appareil branchial destiné à disparaître lors de la dernière mue pour faire place aux trachées.

Réunissons en un seul faisceau tous ces divers traits, et nous reconnaîtrons sans peine dans la période organique à laquelle ils se rapportent les indices caractéristiques d’un état antérieur et originaire qui aurait été général à la classe entière des insectes à un moment donné de son histoire primitive. Un pareil état devenu permanent par la suppression de l’état parfait affaiblirait sensiblement la distance qui sépare maintenant les insectes des annélides. Dès lors l’état de larve représenterait vis-à-vis des premiers ce que l’état cartilagineux a dû être jadis pour l’ensemble des vertébrés, ce que les états ganoïde et ganocéphale ont été respectivement aux poissons téléostéens et aux reptiles, ou l’état marsupial aux mammifères eux-mêmes, ce qu’enfin l’état de têtard est encore pour les batraciens. Ce serait un degré inférieur, un mode d’existence transitoire destiné à être franchi, soit par les races, soit par les individus, avant d’atteindre à un développement plus élevé et plus complexe. On pourrait donc considérer les insectes comme des articulés inférieurs qui se seraient transformés peu à peu en sortant de l’eau, et auraient acquis de nouveaux organes par la réduction, la spécialisation et le perfectionnement de ceux qu’ils possédaient originairement. Les métamorphoses ne seraient qu’une reproduction plus ou moins fidèle des diverses phases qu’ils auraient dû traverser avant de revêtir la forme définitive devenue propre à chacun d’eux ; en un mot, l’existence de l’individu résumerait l’histoire de la race.

Ce que nous avons dit du séjour prolongé des eaux à la surface des premiers continens, longtemps plats ou faiblement ondulés, concorde très bien avec le mode présumé de développement des insectes. Les articulés à branchies permanentes ou crustacés, plongés dans un milieu demeuré toujours semblable à lui-même, ont suivi la même marche que les poissons auxquels ils se trouvaient associés. Cette marche a consisté dans une adaptation de plus en plus exclusive des types aux conditions d’existence de l’habitat aquatique et marin. Par suite de cette tendance, leurs parties se sont graduellement différenciées, les organes ainsi que les fonctions se sont localisés en se centralisant, et l’ensemble s’est écarté de plus en plus de la monotonie du type primitif, qui se rapprochait de celui des articulés inférieurs par la similitude des anneaux, pourvus également des mêmes ganglions et des mêmes appendices. Les insectes, d’abord simples vers articulés, habitant les eaux superficielles et le limon humide, devenus plus tard terrestres et trachéens à mesure que l’atmosphère et le sol se dépouillaient de leur humidité excessive, ont exécuté un mouvement analogue à celui des crustacés, mais en l’appropriant à des circonstances nouvelles résultant de la présence d’un milieu qui se transformait peu à peu. Comme on pouvait le présumer, les insectes à métamorphoses incomplètes, chez qui l’état parfait ne constitue qu’un dernier terme de croissance, se montrent avant les autres, ou du moins sont à l’origine les plus nombreux. Un changement rapide et complet de l’organisme est le signe d’une adaptation exclusive, et les groupes chez qui ces changemens se manifestent se trouvent voués pour la plupart à un régime strictement déterminé. Les premiers insectes sont plutôt rôdeurs et polyphages ou simplement carnassiers ; ils possèdent déjà des ailes, mais ils ne sont pas construits uniquement en vue du vol, puisque ces ailes, d’abord absentes, constituent à peu près le seul changement qui distingue la nymphe et même la larve de l’individu parfait.

Essentiellement liés au monde des plantes, les insectes suivent pas à pas le développement de celles-ci. L’apparition des fleurs, des fruits succulens, des sécrétions gommeuses, huileuses, amylacées, des sucs mielleux et sucrés, la présence des bourgeons tendres, des feuillages délicats, des tissus spongieux, datent d’une époque relativement récente ; il ne faut donc pas s’étonner de ne rencontrer d’abord ni les fourmis, ni les abeilles, ni les papillons, ni même les mouches. Les insectes étaient, par cette raison, bien moins variés au début ; en même temps ils ne causent de surprise par aucune singularité bien saillante. Les genres dont ils font partie existent encore sous nos yeux ou s’écartent assez peu de ceux de la nature actuelle. Aucune classe n’a montré plus de souplesse par sa tendance à se diversifier à l’infini, mais aucune n’a déployé plus de persistance à conserver les traits une fois acquis.

Cependant la convergence mutuelle des ordres et même des classes s’observe chez les articulés[2] de la même façon que chez les vertébrés lorsque l’on remonte dans un passé très reculé. Les bellinurus, crustacés inférieurs du terrain primaire, offrent des caractères qui les rapprochent à la fois des trilobites d’une part, des arachnides de l’autre. Du reste, les pygnogonies, dans la nature actuelle, marquent le même passage des crustacés vers les arachnides. Des insectes dévoniens observés récemment et qui sont les plus anciens de tous ceux trouvés jusqu’ici présentent à un degré remarquable la réunion de caractères aujourd’hui épars ; ce sont des névroptères ou libellules dont les pattes étaient construites de manière à produire par le frottement un chant comme celui des orthoptères de la tribu des acridiens ou criquets.

Les insectes se multiplient dans le terrain houiller, qui succède au terrain dévonien ; le nombre en est encore cependant bien restreint : M. Heer, il y a peu d’années, ne comptait que vingt et une espèces ; on en compte aujourd’hui de vingt-sept à trente au plus. Les principaux de ces insectes, après les blattes, qui comprennent à elles seules plus de la moitié des espèces, sont des sauterelles, des termites, des éphémères et des libellules. La présence des myriapodes est certaine : on en a recueilli un en Amérique dans un tronc de sigillaire, où il avait sans doute établi autrefois sa demeure. Un autre myriapode découvert récemment dans l’Illinois, l’anthraceps, laisse voir les trous respiratoires ou trachées, qui prouvent que depuis cette époque les caractères propres à la classe dont il fait partie n’ont pas changé. L’existence de la classe des arachnides est attestée dans le terrain carbonifère par un magnifique scorpion, trouvé en Bohême et peu différent des grandes espèces venimeuses de la zone tropicale actuelle.

De ces articulés, les uns sont carnassiers, comme les myriapodes ou mille-pieds, les scorpions et les libellules ; les autres, comme les éphémères, voisins des libellules, bien connus par la courte durée de leur vie aérienne à l’état parfait, n’ont qu’une bouche dépourvue de véritables organes de manducation ; leurs larves seules, aquatiques et voraces, se nourrissent de matières animales. M. Dawson a signalé dans la houille du Canada des éphémères ayant 7 pouces d’envergure, dimension bien supérieure à celle d’aucune espèce actuelle d’éphémériens, groupe remarquable plutôt par la petitesse de ses formes. La multiplication des éphémériens est parfois si prodigieuse qu’ils donnent lieu à des nuages capables d’obscurcir le jour, et que leurs restes accumulés au bord des ruisseaux peuvent simuler une épaisse couche de neige. Les autres articulés des temps primitifs se nourrissaient de substances végétales de toute sorte. On sait les ravages des sauterelles ; ceux des termites consistent à détruire les bois de charpente, les meubles et les constructions. Il y a d’ailleurs plus d’un trait de commun entre l’ordre des névroptères (libellules, éphémères, termites) et celui des orthoptères (sauterelles, blattes). Le rapprochement était plus intime encore dans les temps primitifs, comme l’a fait ressortir M. Heer. Ainsi la convergence des orthoptères et des névroptères, que nous avons vue attestée dans le dévonien par la présence d’un type qui résumait les caractères confondus des deux ordres, persiste après ce premier âge et s’accuse par la prédominance des groupes chez qui leur affinité mutuelle se manifeste avec le plus d’énergie. Les blattes abondent dans les contrées méridionales ; elles s’attachent à toutes les provisions domestiques, surtout à la farine. Durant le jour, elles se tiennent blotties dans les fissures ; leurs métamorphoses sont lentes et incomplètes, leur vie longue et tenace, leurs mœurs remarquables par le soin qu’elles prennent de leur progéniture. On voit que l’instinct le plus développé était loin de faire défaut aux insectes primitifs. Le scorpion, sous ce rapport, n’est pas inférieur aux arachnides les mieux doués ; il vit parmi les décombres et ne sort guère que la nuit, comme les blattes et les termites. Ces animaux demeuraient sans doute à l’ombre épaisse des forêts de l’âge des houilles : les uns pénétraient dans l’intérieur des vieux troncs pour les ronger, les autres s’insinuaient dans les fentes pour rechercher les parties moelleuses et féculentes, ou se cachaient dans les amas détritiques qui devaient abonder. C’est là peut-être que leurs races ont contracté, il y a des millions d’années, par un long séjour dans l’obscurité des bois, sous un ciel bas et voilé, les habitudes nocturnes qui les distinguent encore ; mais à côté d’eux les sauterelles et les libellules traversaient l’air librement, les premières s’attaquant aux feuilles des fougères, les autres poursuivant une proie vivante : de là les principales scènes animées et probablement les seuls cris et les rares bourdonnemens qui troublaient le silence de cette nature primitive.

Au sein d’immenses tourbières, la végétation inaugurait alors l’éclat de sa jeune et déjà merveilleuse beauté. Son caractère était la profusion plutôt que la richesse, la vigueur plutôt que la variété, l’originalité plutôt que la grâce. Les formes se superposaient, se mêlaient, se croisaient avec une énergie quelque peu désordonnée que faisait encore ressortir la régularité singulière avec laquelle étaient disposés les tiges, les rameaux et les feuilles. En pénétrant dans ces forêts, le regard n’aurait rencontré ni dômes de verdure, ni masses de feuillage, ni espaces vides entremêlés d’épais taillis, ni même des fourrés interminables comme ceux des jongles de l’Inde qui servent aux tigres de lieu de refuge inaccessible. C’était une association de grandes et élégantes fougères au-dessus desquelles se dressaient en colonnes des troncs nus, couverts d’une écorce partagée en une multitude d’écussons saillans ; la cime seule de ces végétaux était couronnée d’un feuillage menu, raide et piquant, qui garnissait l’extrémité des dernières ramifications. Il n’existait chez les arbres d’alors, moins puissans que ceux de nos forêts, que deux sortes de port. Les uns présentaient, comme les dragonniers et certains palmiers actuels, un ensemble de bifurcations successives, c’étaient les lépidendrons ; les autres, et parmi eux il faut citer les calamites, groupaient régulièrement de distance en distance autour de la branche principale leurs rameaux secondaires avec les ramules et les feuilles. La variété même n’avait accès chez ces végétaux qu’à l’aide d’une répétition monotone de la même ordonnance. Les mêmes perspectives se reproduisaient invariablement sur tous les points, et il aurait suffi de visiter un coin de ces tourbières, auxquelles nous devons la houille, pour connaître à fond ce qu’elles étaient partout ailleurs. Quelques rares reptiles perdus au sein de certaines mares, un très petit nombre de coquilles terrestres, habitaient ces profondes solitudes ; les insectes seuls s’y glissaient, sans trop d’obstacles, à travers les feuilles, les rameaux, les branches tombées, sous les fougères et dans les détritus humides aussi bien qu’au sommet des tiges et jusque dans leur intérieur. Là où l’homme et la plupart des vertébrés n’auraient pu ni subsister ni même se soutenir, sur un sol imbibé, tremblant et vaseux, au milieu des plantes serrées, dépourvues encore de fleurs et de fruits, ne possédant même pour la plupart aucune des qualités nutritives qui les font rechercher par les animaux supérieurs, dans cette nature si ingrate à tant de points de vue, les insectes avaient déjà leur place marquée. — Un peu plus tard, immédiatement après l’âge du trias, sur lequel les renseignemens relatifs aux insectes sont rares et incomplets, nous les retrouvons à l’origine même du lias, et nous pouvons mesurer sans peine les progrès accomplis par cette classe depuis le terrain houiller. M. Heer a décrit cent quarante-trois espèces d’insectes infraliasiques, provenant d’une seule localité d’Argovie. Les coléoptères ou scarabées sont prépondérans dans ce nouvel ensemble, où reparaissent les blattes et les termites. Les insectes suceurs (cicadelles ou rhynchotes), qui vivent de la séve des plantes, commencent à se montrer ; mais les papillons, les abeilles, les fourmis et les mouches sont encore à peu près inconnus. Les insectes broyeurs, carnassiers, mangeurs de bois et de feuilles, dominent sur tous les autres, et le mouvement dont nous avons marqué le début continue en s’accentuant. Plus tard seulement le premier papillon a été rencontré dans les schistes jurassiques de Solenhofen à côté de l’archeopterix ; mais celui-ci, nous l’avons vu, n’est encore oiseau qu’à moitié, tandis que le papillon en question ne diffère pas de nos sphinx ou papillons crépusculaires.

Les données que nous venons d’esquisser, malgré les lacunes que l’avenir comblera et celles qui subsisteront toujours, laissent entrevoir une vaste réunion de parties évidemment solidaires. Tout se tient dans l’œuvre de la vie naissante, comme dans la série d’évolutions qui jalonnent sa route. La vie, avant de se manifester à l’air libre, a dû quitter le sein des eaux ; cette origine est la même pour les animaux et pour les plantes. Les deux règnes en ont gardé l’empreinte ; elle est en eux comme un vestige de la filiation qui rattache leur berceau à l’élément aquatique, et le principe du philosophe Thalès reste encore vrai. Les organes reproducteurs des plantes inférieures, les larves de beaucoup d’insectes, celles même des vertébrés terrestres les plus imparfaits, exigent la présence de l’eau, et tous les êtres, pour exister normalement en dehors de cet élément, ont dû se ménager un réservoir liquide intérieur où leurs particules élémentaires demeurent plongées. Bien plus, à se fier à certains indices, il semblerait que les deux règnes auraient eux-mêmes confiné originairement de fort près. La divergence que les règnes, et après les règnes les classes et les familles, manifestent comme l’effet d’un mouvement qui les aurait poussés dans des directions ramifiées à l’infini, résulte d’adaptations toujours plus marquées, plus variées et plus exclusives. C’est en cela surtout que réside le perfectionnement des êtres, perfectionnement relatif qui n’a rien d’incompatible avec les dégradations partielles, les déviations de toute sorte et l’effacement des caractères anciens remplacés peu à peu par des caractères nouveaux. Sans doute le perfectionnement absolu a été la conséquence de cette marche ; mais, loin d’en être une conséquence forcée et générale, il n’a été départi qu’à certaines séries dont il est devenu l’apanage, et seulement dans une mesure inégale. De là, au milieu de l’immense diversité des êtres, la prépondérance effective de quelques-uns et la lutte établie entre tous, qui profite en dernier lieu aux plus forts et aux plus intelligens.

La paléontologie nous présente une collection d’organismes éteints qu’elle classe dans un ordre chronologique de même que nous disposons par années et par siècles les monumens de l’antiquité. Les notions historiques nous feraient totalement défaut, qu’en voyant les formes de l’art se modifier et passer insensiblement d’un style à un autre, nous n’hésiterions pas à conclure de cette marche qu’une suite de peuples sortis les uns des autres et demeurés en possession d’une tradition constante d’idées, de mœurs et de procédés a pu seule accomplir une œuvre de cette nature. Si l’on venait nous dire alors que cette marche, en apparence si régulière, est cependant le fait de plusieurs races, étrangères l’une à l’autre, qui se sont succédé sur le même sol sans avoir pu ni se concerter ni se connaître, nous nous refuserions d’ajouter foi à une assertion aussi peu vraisemblable. L’impossibilité où nous serions d’assigner une limite exacte à chacune de ces races supposées, la présence d’une foule d’œuvres d’art alliant les tendances de deux époques contiguës, nous paraîtraient avec raison attester la réalité de la première des deux opinions. C’est pourtant la théorie opposée que soutiennent ceux pour qui la nature vivante ne comprend que des espèces créées d’époque en époque, sans relation de parenté avec celles qui les ont précédées ou suivies. Dès lors il faudrait admettre qu’à chaque émission d’espèces nouvelles le plan si étroitement coordonné qui embrasse l’ensemble de la nature organique aurait été laissé, puis repris au point même où il venait d’être subitement interrompu pour être continué sans suture ni lacune visibles jusqu’à parfait achèvement de toutes ses parties. Ainsi l’aurait voulu, dit-on, l’auteur de la création elle-même : sit pro ratione voluntas ! — Cette façon de trancher le plus considérable des problèmes prête trop à la critique pour qu’il ne soit pas permis d’y regarder de près et d’en reprendre un à un tous les termes. La paléontologie, non pas cette science purement descriptive qui détermine chaque forme fossile pour l’étiqueter et passer à une autre, mais la paléontologie générale et comparée, en se préoccupant des rapports des êtres entre eux, des caractères inhérens aux diverses populations qui ont jadis habité le globe, de leur raison d’être, de leur façon de se maintenir et de se modifier, se charge forcément d’introduire une question qui d’ailleurs s’impose d’elle-même à l’esprit.

La question des origines de la vie est en effet trop pressante pour être éludée, trop importante pour être négligée, trop haute pour être dédaignée. Vainement objecterait-on que la paléontologie ainsi comprise n’est pas une science assez sérieuse, ni assez ancienne, — que les bases sur lesquelles elle repose n’ont rien d’assez stable pour lui assurer la part qu’elle réclame dans notre enseignement supérieur. On aurait pu tout aussi bien adresser le même reproche à la physique et à la chimie il y a moins d’un siècle. Qu’étaient à la même date la critique historique, l’archéologie monumentale et la linguistique ? La paléontologie procède elle-même comme ces sciences et use des mêmes méthodes. Elle accroît pareillement d’année en année le trésor déjà immense des documens qui lui servent de point d’appui. Chez elle, quoi qu’on en dise, les grandes lignes sont arrêtées ; le cadre existe, il ne s’agit que de le remplir, et de tous côtés on travaille avec ardeur à y parvenir, à en juger par la fréquence des découvertes et l’étendue croissante des perspectives. L’enseignement ne saurait en France se tenir à l’écart d’un mouvement aussi prononcé ; à force d’attendre, on risquerait de laisser passer sans profit pour personne l’heure favorable. Il est évident que les annales de la vie ne viendront pas d’elles-mêmes s’offrir à nous et nous révéler complaisamment leurs arcanes. Comme des inscriptions d’abord incompréhensibles, elles céderont à la fin devant des regards obstinés à en rechercher le sens. Nouveau sphinx, la vie abandonnera le secret de sa destinée à qui saura le lui ravir au prix d’une lutte acharnée. Que notre pays ne renonce pas volontairement à obtenir la palme réservée à cette victoire, qui en vaut bien une autre ! Le labeur de notre avenir national ne consiste-t-il pas désormais à ressaisir le succès partout où il tend à nous devenir infidèle ? Dans le domaine de la science, nous avons aussi une revendication à poursuivre.

Gaston de Saporta.
  1. Voyez Darwin, de l’Origine des espèces, passim ; — Émile Blanchard, les Poissons des eaux douces de la France, p. 94.
  2. Sous le nom d’articulés sont compris les crustacés, les arachnides, les myriapodes et les insectes ; ils forment autant de classes et dépendent d’un même sous-embranchement.