La Nationalité bulgare d’après les chants populaires

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La Nationalité bulgare d’après les chants populaires
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 319-354).
LA
NATIONALITÉ BULGARE
D’APRÈS LES CHANTS POPULAIRES

I. J. Bogoïev, Pesth 1842. — II. Grigorovitch dans le Kolo, Zagabria 1847. — III. Berzonov, Moscou 1855. — IV. Verkovitch, Belgrade 1860. — V. D. et C. Miladinovac, Zagabria 1861.

Les poésies nationales des Bulgares sont restées tellement inconnues à l’Europe occidentale, qu’une étude sur ce sujet aura, nous l’espérons, quelque opportunité dans un temps où l’on s’occupe si fréquemment des aspirations du peuple bulgare. Il nous a semblé qu’il valait mieux, plutôt que de lui prêter des idées et des sentimens qui lui sont trop souvent étrangers, interroger les poètes naïfs qui ont été constamment ses véritables organes. Cette étude, qui ne sera pas inutile à ceux qui s’occupent de l’histoire littéraire, encore si obscure, des populations orientales, ne sera pas non plus dénuée d’intérêt pour les hommes politiques.


LES LUTTES POLITIQUES ET RELIGIEUSES.

La péninsule orientale était, au temps où florissaient les républiques grecques, occupée par les Hellènes, les Illyriens et les Thraces. A l’est du Danube, les Daces, qui semblent avoir été un rameau de la famille thrace, s’étendaient jusqu’au-delà des Karpathes. Les Illyriens, peuple d’origine pélasgique, étaient unis aux Hellènes par des liens qui devinrent intimes en Épire. Ce peuple étant encore représenté de nos jours par les Albanais, on a pu remonter à son origine; mais il a été impossible de reconstruire la généalogie des Thraces. Cette population mystérieuse, qui semble avoir eu peu d’aptitude pour la civilisation, a, malgré sa farouche bravoure, subi avec la même facilité, tant les divisions intérieures la paralysaient, la domination de la Perse, de la Macédoine, de Rome et de Byzance. Les Daces étaient déjà latinisés complètement lorsque les Slaves, franchissant le Danube, effacèrent ce qui pouvait subsister de la nationalité thrace, et refoulèrent les Illyriens et les Hellènes vers le sud de la péninsule. Les Serbes et les Bulgares, qui occupent maintenant le territoire des Illyriens septentrionaux et des Thraces, ne sont point, comme on le croit généralement, une population en tout semblable. Si les Serbes ont toujours été et sont encore une nation purement slave, les Bulgares appartenaient primitivement, non, pas à la race aryenne, mais à la race touranienne. Les Finnois, leurs ancêtres, qui se nomment eux-mêmes Souomalaines, et que les Russes appellent Tchoudes, se divisent en quatre groupes, le groupe ougre, le groupe permien, le groupe bulgare et le groupe finnois proprement dit. Cette population, d’abord nomade et plus tard essentiellement agricole, descendit de l’Altaï à une époque inconnue, traversa l’Oural et se répandit en Europe, où les Hellènes paraissent leur avoir donné le nom de Scythes, nation qu’ils distinguaient soigneusement des Sarmates.

Une fraction de la race finnoise, les Voulgares ou Bulgares, venue du fond de l’Asie septentrionale, occupait dans la Russie actuelle le pays que les auteurs byzantins nommaient tantôt Grande-Bulgarie, tantôt Bulgarie-Noire. Les Occidentaux se servaient aussi des mêmes expressions, et Rubruk dit que l’Itil (le Boulga ou Volga, l’Itel ou Athil des Tartares, l’Atal de Théophane), « grand fleuve, très profond et quatre fois plus large que la Seine, vient de la Grande-Bulgarie, » et ce moine voyageur ajoute que » de cette Grande-Bulgarie sortirent les Bulgares, qui sont au-delà du Danube, du côté de Constantinople[1]. » Les Bulgares, chassés des bords du Volga par d’autres barbares, s’avancèrent vers la Mer-Noire et la mer d’Azof, et à la fin du Ve siècle ils firent pour la première fois des excursions au sud du vaste fleuve. Les Romei (à cette époque, le latin était encore la langue officielle de Byzance) éprouvèrent à leur approche la terreur que les Aryas de l’Iran ressentaient quand se montraient à leur frontière les féroces Touraniens. On crut revoir les hordes d’Attila, et la « race impure des Bulgares » fut après les Huns, peuple composé de Finnois et de Mongols, considérée comme un « fléau de Dieu. » A l’exemple des Huns et des autres nomades, ils vivaient à cheval, aussi prompts à s’avancer en cas de succès qu’à disparaître en cas de défaite. L’épouvante qu’ils inspiraient a quelque chose de prophétique, puisque la civilisation était destinée à disparaître dans la péninsule orientale sous les pieds des hordes du Touran, effroi éternel des Aryas. Les Bulgares étaient l’avant-garde des Turcs. Les corbeaux, qui flairent les cadavres, précédaient les hordes affamées des steppes. La présence de ces sinistres compagnons, les conjurations de leurs sorciers, assez puissantes pour fasciner les Byzantins superstitieux, leur luxure sans frein, favorisaient l’opinion qui voyait en eux des agens d’un pouvoir malfaisant. Sans s’apercevoir que leur sobriété, la rapidité de leurs mouvemens, l’adresse à manier des arcs énormes et à lancer en courant un filet aussi redouté que leurs longues flèches et leur coutelas de cuivre, le mépris de la mort, commun chez les barbares, étaient la principale cause de leurs triomphes sur des populations déjà fort amollies, on disait que cette nation « hideuse et sale » qui menaçait l’empire et l’église avait fait un pacte avec les puissances infernales, et qu’elle leur devait ses victoires.

Les Ouar-Khouni, connus sous le nom d’Avares, branche collatérale des Huns, ayant à leur tour franchi le Volga (555) et étendu leur domination sur les rives de la mer d’Azof, les Bulgares durent comme les Slaves se résigner au rôle d’instrumens de la politique avare ; mais Koubrat (le Crobatus des Occidentaux) secoua le joug du kha-khaa des Avares, et se fit si bien respecter des barbares et des Romei que l’empereur Héraclius lui donna le titre de « patrice de l’empire, » titre dont le roi des Franks Clovis était si fier. Koubrat, qui semble avoir eu quelques-unes des qualités du mérovingien, comprit mieux que lui le danger des partages. Au lit de mort, il conjura ses cinq fils de rester unis dans l’intérêt de la nation. Ces conseils étaient au-dessus de l’intelligence des chefs finnois. Les fils de Koubrat se partagèrent ses soldats. L’aîné, qui resta dans le pays natal, ne put résister aux Khazars, nation finno-mongole, dont il devint tributaire. Le troisième, Asparukh (on place son règne vers 660), s’établit vers les bouches du Danube, où sa horde devint le noyau de la puissance bulgare.

Constantin VII Porphyrogénète rend compte lui-même, dans son Traité de l’administration de l’empire, de l’entrée des Bulgares, « nation réprouvée de Dieu, » dans la Mœsie inférieure, à laquelle ils ont donné leur nom. « Le passage définitif du Danube par les Bulgares, dit-il, eut lieu vers la fin du règne de Constantin Pogonat, et ce fut alors aussi que leur nom se fit connaître. Auparavant on les appelait Onogoundoures[2]. » Cette partie de l’ancienne Thrace était occupée, au moment où les Bulgares vinrent s’y établir, c’est-à-dire vers la fin du VIIe siècle, par des populations d’origines très diverses. C’étaient d’abord les Severenses (Sewères), puis les « sept peuples, » dont l’origine slave n’est pas contestée, les Roumains, installés là par Aurélien. Des rangs des Roumains étaient sortis les empereurs Galérius (Dara), Licinius et Justinien (Oupranda). L’influence slave, qui se fit d’abord sentir sur des populations encore hostiles au christianisme, fut assez forte pour décider les Bulgares à renoncer à leur langue. Quoique Schafarik atteste que beaucoup de mots finnois subsistent encore dans la langue bulgare, quoique le savant professeur Ascoli[3], d’accord avec les Allemands, y retrouve des débris de thrace, cette langue est devenue slave. Le type physique, le caractère et les habitudes ont subi également de graves transformations. Il en est résulté une population intermédiaire qu’on distingue au premier coup d’œil des Serbes. Comme aspect, ils rappelleraient plutôt les Turcs. Ils sont petits, vigoureux, leur front est haut, leurs cheveux sont bruns et bouclés, leurs yeux peu ouverts et fendus obliquement, le nez est aquilin, la barbe noire et bien fournie. Comme les Finnois, ils ont pour le travail des champs un goût malheureusement trop rare dans la péninsule orientale ; mais, malgré la solidité de leur constitution, ils sont bien loin d’avoir l’énergie militaire des Serbes. Naturellement pacifiques, les Bulgares sont exposés par cela même aux vexations ou aux railleries de toutes les races qui les entourent. Les Turcs sont disposés à abuser de leur douceur, les Hellènes et les Roumains ont l’habitude de tourner en dérision leur extrême simplicité, les Albanais se moquent de leur prudence, les Serbes ne les estiment pas beaucoup plus à cause de la placidité avec laquelle ils supportent la domination ottomane. Peut-être cette résignation a-t-elle pour cause quelques affinités entre les Bulgares et les Turcs. Ces deux peuples en effet appartiennent à la race finno-mongole, et se sont également, depuis leur établissement dans la péninsule, modifiés par de perpétuelles alliances avec les Indo-Européens.

Que les Hellènes et les Roumains, descendans des races les plus civilisées de l’ancien monde, aient exagéré la simplicité des Bulgares, il est assez naturel de le supposer. Il faut avouer cependant que le développement intellectuel de la Bulgarie fut très lent. Tandis que les Ottomans eux-mêmes créaient cette littérature dénuée d’originalité, mais féconde, dont le baron de Hammer-Purgstall a écrit l’histoire, les Bulgares ne produisaient guère que des chants populaires qui, malgré le vif intérêt qu’ils offrent à l’historien, ne peuvent assurément être mis sur la même ligne que les poésies nationales serbes. Leur langue elle-même, loin de se perfectionner, s’est corrompue de plus en plus. La passion des Bulgares pour la vie des champs, quoique fort utile à toute la péninsule orientale, n’était pas de nature à enrichir leur littérature.

A l’époque de leur entrée en Mœsie, rien ne faisait encore prévoir la transformation de ces hordes sauvages en paisibles paysans. Les historiens byzantins nous fournissent malheureusement peu de renseignemens sur leur organisation sociale. Leurs rois, qui prirent plus tard les brodequins de pourpre des autocrates, la tiare de fin lin et la couronne d’or, avaient alors des habitudes plus primitives. Le terrible Krum, pour célébrer ses victoires, faisait à ses dieux des sacrifices d’hommes et d’animaux, lavait ses pieds dans la mer, dont il versait l’eau sur sa tête, puis il aspergeait ses compagnons au milieu d’acclamations bruyantes. Gibbon croit que son palais devait être une maison de bois. Ses soldats, « saies et grossiers » comme ceux d’Attila, avaient cependant une sorte d’aristocratie composée de boyards (Théophane les nomme boïlades); ils avaient à leur tête six grands boyards qui prenaient rang après la famille du souverain. C’était une noblesse turbulente, et de fréquentes révolutions bouleversèrent les nouveaux établissemens bulgares des bords du Danube. Au milieu de ces troubles, une partie des habitans slaves de la contrée se séparèrent de ces terribles alliés, passèrent la Mer-Noire, et obtinrent de l’empereur Constantin IV Copronyme des terres en Bithynie. Cette émigration était de nature à fortifier l’influence de l’élément roumain, qui, resté jusque-là dans l’ombre, devait exercer plus tard une action prépondérante. Le règne de Krum (le Crumus des Occidentaux) est l’apogée de la période païenne en Bulgarie; aussi son nom est-il le seul de cette période qui soit connu en Occident. Ce soldat législateur, qui commença sa carrière en domptant les Avares, comprit combien le goût des Slaves pour les boissons spiritueuses pouvait être funeste à son peuple, car il ordonna de détruire toutes les vignes « et d’arracher les racines. » L’empereur de Byzance, Nicéphore Ier le Logothète, qui eut l’imprudence de provoquer le souverain des Bulgares, expia cruellement sa témérité. Il "périt dans sa lutte contre Krum, qui fit orner son crâne d’un cercle d’or et s’en servit comme d’une coupe dans les festins. Il répétait, en montrant ce hideux trophée, qu’il avait fait bonne justice de « l’ennemi de la paix, d’un prince insatiable de richesses. » Déjà les barbares apercevaient sous le vernis de la civilisation les plaies honteuses qui dévoraient Byzance, avilie par le bigotisme et par le despotisme. Michel Ier le Curopalate, gendre de Nicéphore, ayant refusé de payer à Krum, un tribut en habits de soie, en cuir rouge et en belles vierges, le Bulgare attaqua ses états avec l’ardeur qu’il portait dans toutes ses entreprises. Les Bulgares trouvaient souvent dans de pareilles tentatives des auxiliaires inattendus. Un ingénieur appartenant à ce peuple arabe dont il est si souvent question dans les chants populaires de la Bulgarie, mécontent de l’avarice et de la dureté de Nicéphore, s’était décidé, quoique chrétien, à passer chez les Bulgares, auxquels il enseigna l’art de fortifier et d’attaquer les places. Le « nouveau Sennachérib, » — tel est le nom que les Byzantins donnaient à Krum, — après avoir battu Michel, laissa son frère devant Andrinople, tandis qu’il marchait lui-même sur la ville de Constantin à la tête de son infatigable cavalerie. Il campa entre les Blakernes et la Porte-Dorée. La vue des murailles qui protégeaient la cité sembla faire quelque impression sur les Bulgares; probablement ils n’avaient pas les machines nécessaires pour les ébranler. Leur souverain se contenta d’abord de demander à Léon V l’Arménien, successeur de Michel, qui avait abdiqué à la suite de ses revers, d’enfoncer sa lance dans la Porte-Dorée. Cette demande ayant été repoussée, il proposa la paix, et l’on convint d’une entrevue sur le rivage du golfe de la Corne-d’Or. Léon, convaincu que les chrétiens n’avaient point à se préoccuper des règles du droit des gens quand il s’agissait d’éloigner des barbares, essaya dans cette conférence de se défaire de Krum ; mais l’intrépide Bulgare échappa aux assassins et regagna son camp blessé et furieux. De tels procédés n’étaient pas faits pour rendre meilleure l’opinion qu’il avait des disciples de Jésus. Justement indigné contre l’autocrate, il brûla son palais de Saint-Mamas, et, livrant aux flammes sur son passage les églises et les monastères, il se précipita sur Andrinople, la seconde ville de l’empire. Il la prit, la livra au pillage et rentra triomphant dans ses états, traînant à sa suite 20,000 captifs, sans compter les femmes et les enfans.

Après la mort de Krum (815), qui n’avait pas renoncé à prendre Constantinople, ses successeurs ne se montrèrent pas capables d’exécuter d’aussi vastes projets. Le christianisme s’était introduit parmi leurs sujets avec les prisonniers d’Andrinople. La conversion des rois de Bulgarie devait se faire par les mêmes moyens qui ont porté tant de chefs barbares à renoncer au polythéisme. Une sœur de Boris, troisième successeur de Krum (843-888), était prisonnière dans le palais de Byzance, tandis que Théodora était régente de l’empire pendant la minorité de Michel III l’Ivrogne. L’augusta enseigna le christianisme à la captive, tandis qu’un autre prisonnier, le moine Théodore Kupharas, essayait de gagner Boris à son église. En 864, un miracle qui rappelle la légende de Tolbiac, triompha des hésitations de Boris. Dans une famine qui ravageait son pays, le roi, obéissant aux conseils de sa sœur, eut recours au Christ, et la famine cessa. On ajoute qu’un tableau du jugement dernier, peint par le moine Méthodios, acheva de décider le prince. Il se fit baptiser sous le nom de Mikhaïl. Les Roumains de ses états étaient déjà chrétiens depuis le commencement du IVe siècle. Un prélat non moins habile et plus savant que le Rémi de Reims, le célèbre Photios, semble avoir joué un rôle fort actif dans ces événemens.

Mikhaïl, comme le tsar Pierre Ier poussa l’enthousiasme pour les idées qu’il avait adoptées jusqu’à traiter son fils aîné avec une rigueur impitoyable. Le voyant hostile au christianisme, il lui fit crever les yeux, mit la couronne sur la tête de son fils cadet, Vladimir (888-892), puis alla s’ensevelir dans un cloître, où, disent les Bulgares, il mérita le titre de saint. Lorsque le successeur de Vladimir, Siméon, monta sur le trône, on pouvait croire que la civilisation byzantine prendrait parmi les Bulgares un ascendant irrésistible. Luitprand dit qu’on appelait Siméon le demi-Grec, et qu’il avait dès l’enfance appris à Byzance « la rhétorique de Démosthènes et les syllogismes d’Aristote. » Toutefois son règne ne fut qu’une lutte sans merci contre l’empire. Trois fois les Bulgares parurent sous les murs de la capitale, et dans deux de ces expéditions Siméon conduisait lui-même ses troupes. Dans la seconde de ces campagnes, il eut une entrevue avec l’empereur Romain Ier Lécapène. Les Byzantins, qui au temps de Krum avaient trouvé les Bulgares si sauvages, furent étonnés du luxe étalé par les courtisans de Siméon. L’autocrate crut pouvoir faire un appel aux sentimens religieux du demi-Grec, auquel il adressa un discours plein d’une onction évangélique, et terminé par la promesse de magnifiques présens qu’il s’empressa de lui offrir. Le Bulgare se laissa convaincre, et tourna son ardeur belliqueuse contre les Khrobates (Croates), qui écrasèrent son armée. Il en mourut de douleur après trente-cinq ans de règne et de batailles (927).

Sous le règne de Petar Ier (Pierre), fils cadet de Siméon (l’aîné s’était fait moine), Nicéphore II Phocas eut l’idée de mettre les Russes aux prises avec les Bulgares. Les Slaves de l’est ne firent pas moins de mal à ceux-ci que les Slaves du sud, et Sviatoslav acheva l’œuvre des Croates; mais les Byzantins ne tardèrent pas à trouver leurs alliés plus dangereux encore que leurs ennemis. Jean Ier Zimiscès, ayant réussi non sans peine à battre les Russes, emmena à Constantinople le petit-fils du terrible Siméon, Boris II, et le nomma maître de la milice, tandis qu’on faisait de son frère un eunuque. Les Bulgares prirent une éclatante revanche sous les ordres de Samuel, fils du voïvode Sisman, chef de l’insurrection de 976. Samuel se substitua aux héritiers de Siméon, et poussa ses expéditions victorieuses jusqu’au cœur du Péloponèse; mais lorsque l’énergique et impitoyable Basile II eut succédé à Zimiscès, la fortune se prononça de nouveau contre les Bulgares. L’autocrate, après avoir vaincu Samuel dans une bataille décisive, lui envoya 15,000 prisonniers auxquels il avait fait crever les yeux. Le prince bulgare ne put supporter cet affreux spectacle. Il s’évanouit, et ne reprit ses sens que pour mourir de douleur. Après lui, Gabriel Radomir (1014-1015), à qui quelques historiens donnent, ainsi qu’à Joan Vladislas, à Doljan et à Petar Bodin, le titre de roi, lutta en vain contre l’empereur. La Bulgarie fut soumise (1021); mais le sentiment national ne cessa de protester contre la domination byzantine.

Que d’éloquentes tirades n’a-t-on pas faites sur l’esprit sophistique des Grecs, toujours pressés de pervertir la simplicité du christianisme par de vaines hérésies! Il paraît qu’en cela les Hellènes ressemblent un peu aux autres nations. En examinant les faits avec quelque attention, l’on ne tarde pas à s’apercevoir que les peuples les moins portés à se préoccuper des questions philosophiques n’échappent nullement au désir de résoudre à leur façon le problème de la destinée humaine. Les Bulgares eux-mêmes, qu’on n’accusera pas d’avoir troublé leur intelligence par le goût des études abstraites, ont poussé si loin le besoin d’innover en matière de religion, que leur nom était devenu au moyen âge le synonyme d’un radicalisme religieux qui sapait les bases de la morale chrétienne en même temps que celles du dogme. L’imagination épouvantée des Occidentaux alla jusqu’à leur attribuer le projet de ressusciter les vices les plus odieux reprochés par les pères de l’église au paganisme vaincu. Tout en faisant la part de l’esprit de dénigrement acharné qu’on porte d’ordinaire dans ces questions, on doit reconnaître que les Bulgares ont joué un des premiers rôles dans le drame théologique du moyen âge, qu’ils ne restèrent pas longtemps fidèles à l’orthodoxie grecque, qu’ils ne tardèrent pas à se montrer favorables à des doctrines incompatibles avec l’essence même des enseignemens évangéliques. Ces doctrines, pénétrant en Italie et en Provence, exposèrent l’église romaine à de tels dangers qu’elle commença de recourir à ce système d’exécutions impitoyables dont les avantages sont passagers et les inconvéniens incalculables.

C’est de Perse que vinrent les doctrines dualistes dont les Bulgares se firent les promoteurs et qu’ils répandirent aux XIIe et XIIIe siècles en Occident. Parmi les nations aryennes, les Perses avaient été une de celles où le christianisme fut accueilli avec le moins de bienveillance. Loin de l’adopter avec empressement comme les Arméniens, les disciples de Zoroastre restèrent fidèles à un système religieux qui avait élevé la monarchie des Achéménides à un haut degré de puissance. Le dualisme avait de telles racines dans l’imagination de la Perse que les sujets du grand-roi qui se décidèrent à embrasser l’Evangile, encouragés par les emprunts que les écrivains les plus orthodoxes firent à la philosophie des mages, ne tardèrent point à essayer de concilier les conceptions chrétiennes avec celles du Zend-Avesta. Le plus célèbre de ces docteurs est le Perse Manès, qui obtint la protection des deux Arsacides Sapour Ier et Hormouz Ier, et dont les douze disciples propagèrent les révélations en Asie, en Égypte et en Europe. Il est vrai que La faveur de la cour persane se changea en persécution sous Behram Ier, par les ordres duquel Manès fut écorché vif à la fin du IVe siècle (374) ; mais son école, fière du martyre de son chef, ne périt pas avec lui, et elle eut des partisans tels que saint Augustin, qui après sa conversion se servit des lettres de saint Paul pour faire dominer parmi les Latins un fatalisme conforme aux idées de ses anciens maîtres. L’intolérance, dont l’évêque d’Hippone fut parmi les chrétiens le premier défenseur, était trop conforme aux vues du gouvernement impérial pour que les césars eussent la moindre répugnance à l’adopter. Aussi les empereurs tournèrent-ils contre les manichéens les armes qu’ils avaient émoussées sur les chrétiens de la primitive église. Deux Latins, l’Espagnol Théodose et le Roumain Justinien, nous ont laissé dans leur législation le modèle dont se servit plus tard toute la société latine, l’inquisition dominicaine comme l’inquisition d’Espagne. Banni des écoles publiques, le manichéisme se maintint dans les sociétés secrètes, et, malgré les décrets de l’imperator latin et de l’autocrate de Byzance, se propagea en Orient et en Occident.

Les hérésies sont ordinairement la manifestation d’une incompatibilité politique entre des nations réunies par la force. Les Arméniens, ne pouvant s’habituer à la domination byzantine, favorisèrent les eutychiens, condamnés par les césars; de même les Bulgares, vaincus après une lutte acharnée par Basile, furent heureux de protester contre l’autocratie en attendant que l’occasion se présentât de recommencer la lutte sur les champs de bataille. Les mêmes causes expliquent l’accueil que reçurent dans la France méridionale les doctrines des albigeois, et les combats acharnés que la France du nord livra au XIIIe siècle dans les provinces du midi aux partisans du manichéisme bulgare. Si les hérétiques de l’ancienne Aquitaine montrèrent tant d’attachement à une théologie qui excitait la colère des rois de France, tout porte à croire que l’antipathie ordinaire du sud et du nord, que la résistance des hommes de la langue d’oc à la suprématie des provinces qui parlaient la langue d’oil, que la vieille rancune des Ibères contre Paris, germanisé par les Franks, contribuèrent à la résistance des albigeois plus que le zèle religieux. Il en fut de même en Bulgarie. Aucun peuple n’est moins que les Bulgares préparé aux subtilités scolastiques; mais le mysticisme vague des Slaves s’est toujours mal accommodé des formes précises que les Byzantins ont données à la théologie chrétienne. Vivant encore, comme tous leurs frères slaves, en communion intime avec le génie de l’Asie, la simple doctrine des deux principes pénétrait mieux dans leur intelligence naïve que les théories fort compliquées à l’aide desquelles l’église grecque expliquait l’origine du mal physique et du mal moral.

Les empereurs comprenaient-ils la liaison qui existait entre l’opposition religieuse et l’opposition politique aussi bien que Richelieu voyait le rapport qui existait entre le jansénisme et la résistance à l’absolutisme royal? Étaient-ils simplement poussés par la passion malheureuse et bizarre que les autocrates byzantins avaient pour la théologie? Quoi qu’il en soit, Alexis Ier Comnène s’imagina qu’il devait travailler personnellement à la conversion des manichéens. Malheureusement pour le controversiste impérial, les sectaires avaient à leur tête un homme dont l’énergie égalait l’entêtement. Basile, qui, dit-on, donna aux manichéens de cette époque le nom de bogomiles, était un vieillard de haute taille, dont la maigreur annonçait la vie austère. Il marchait les yeux baissés et la tête penchée, enveloppé modestement dans un manteau et le front caché par une cuculle. Le système qu’il avait adopté était le fruit de quinze ans de méditations, il l’avait depuis longtemps propagé avec ardeur, aidé de ses douze disciples, et ses succès avaient été si grands que, pour s’en défaire, l’empereur crut devoir recourir à la trahison. Il le fit appeler au palais et feignit de vouloir devenir bogomile. Le piège était d’autant plus adroit que, lorsqu’un souverain byzantin avait adopté une doctrine théologique, il n’épargnait rien pour l’imposer à ses sujets. Il est probable que les orthodoxes auront présenté le système que Basile exposa devant Alexis d’une manière assez peu exacte; toutefois il n’est pas difficile d’y reconnaître les opinions fondamentales du manichéisme. Le monde, trop imparfait pour être digne d’un Dieu intelligent et bon, est considéré comme l’œuvre des esprits pervers. La matière, étant essentiellement mauvaise, ne peut nullement contribuer à la régénération de l’âme. De là la condamnation du baptême, qui emploie l’eau, de l’eucharistie, qui se sert du pain et du vin. Le mariage n’est plus un sacrement, c’est une invention satanique, puisqu’il a pour but la production de nouveaux êtres matériels. Quant aux véritables moyens de régénération, les uns étaient négatifs et les autres positifs. Il fallait d’abord se préserver soigneusement des souillures de la matière et ensuite concevoir le divin Logos comme la Panaghia l’avait conçu, c’est-à-dire d’une manière spirituelle. Cette conception semble devoir être considérée comme une identification de l’âme avec son principe divin, principe qui reste éternellement solitaire, la Trinité n’étant point admise par Basile dans le sens orthodoxe. Un secrétaire caché derrière un rideau écrivait l’exposé de ces théories à mesure que le chef des bogomiles les exposait avec la conviction entêtée qui caractérise les théologiens. Lorsqu’il eut fini, l’empereur ouvrit les portes de l’appartement au patriarche œcuménique, aux principaux membres du clergé et du sénat, épouvantés des « horreurs » dont on leur fit la lecture. Alexis employa tous les moyens pour décider Basile à se rétracter. La vue même du bûcher n’ayant pu parvenir à ébranler son courage, l’autocrate le fit brûler vif. C’est ainsi que plus tard le roi d’Angleterre Henri VIII terminait les discussions théologiques où il n’avait pas triomphé des calvinistes.

Le peu d’accord qui existait entre Byzance et les Bulgares dans les questions religieuses, la révolte de Tichomir sous Micliel IV le Paphlagonien, l’insurrection de 1074 sous Michel VII Parapinace, font assez comprendre que, malgré la longue soumission des Bulgares à l’empire, leur antipathie pour les Grecs n’était nullement éteinte; mais peut-être les Bulgares se fussent-ils résignés, s’ils n’avaient trouvé parmi les Roumains du mont Hémus les chefs habiles et résolus qui devinrent les fondateurs du royaume valaco-bulgare. L’apparition sur la scène des deux frères Petar (Pierre) et Asan (ou Asen) est le premier signe du réveil de la population latine sur les deux rives du Danube, réveil qui devait aboutir à la fondation des principautés de Valachie et de Moldavie.

Le frère cadet d’Asan, Calojan, que les Byzantins appelaient Skyloïoannis (chien de Jean), joignait à un esprit politique digne de l’ancienne Rome une cruauté capable de conserver à la Bulgarie le renom de férocité qu’elle avait conquis sous les Krum et les Siméon. Pour s’assurer l’appui de l’Occident, Calojan feignit d’obéir à l’attrait qui attire la masse des Latins vers l’église romaine. Innocent III, séduit par ses belles promesses, lui envoya un légat pour le sacrer roi de la Macédoine, de la Thessalie, des Bulgares et des Valaques; mais le terrible krâl se montra beaucoup moins docile devant les instances de l’habile héritier de Grégoire VII que Philippe-Auguste et Othon de Brunswick à la même époque. Les avances qu’il fit à Rome n’eurent d’autre résultat que d’ajouter aux embarras de la papauté, qui croissaient à mesure qu’elle confondait les intérêts spirituels avec les intérêts temporels. Calojan, qui fonda Craïova (Krâl-Jov), capitale de la Petite-Valachie, et qui avait des rapports intimes avec les Roumains de ces contrées et même avec une population finno-mongole de la rive gauche du Danube, les Koumans, trouva en eux un appui plus solide que les papes., Les Koumans étaient enchantés de transporter de l’autre côté du fleuve leurs tentes de feutre. Jean se servit sans scrupule de ces barbares et même de ses premiers adversaires les Byzantins contre l’empereur flamand de Constantinople, Baudouin Ier. Baudouin avait essayé de le traiter en vassal, et lui avait rappelé avec l’orgueil d’un baron des temps féodaux l’obscurité de la famille des Asan. L’impétueux Calojan courut s’emparer d’Andrinople, et dans une sanglante bataille livrée sous les murs de la ville il battit et Baudouin et le doge de Venise Henri Dandolo. La mort tragique de l’empereur, que l’héroïque doge ne tarda pas à suivre dans la tombe, irrita d’autant plus Innocent III que Jean continuait avec acharnement la guerre contre les maîtres de Byzance. Tout en prétendant combattre, ainsi que l’avait fait Guillaume le Conquérant, « sous l’étendard de saint Pierre, » Calojan était un disciple plus difficile à diriger que le duc de Normandie. « A la nouvelle de la prise de Constantinople, écrivit-il au pape, j’ai envoyé féliciter les Latins, et je leur ai offert mon amitié. Ces avances de ma part n’ont été payées que par un mépris injurieux. Ils m’ont répondu avec insolence que je n’avais de paix à espérer qu’en leur rendant le pays que j’avais usurpé sur l’empire. Je leur ai répondu et je leur répète encore que je possède mon royaume à meilleur droit qu’ils n’en ont sur ce qu’ils appellent leur empire. J’ai recouvré le pays qui fut le domaine de mes pères... » Il ajoutait en finissant qu’il continuerait de combattre des « infidèles qu’on appelait chrétiens parce qu’ils portaient sur les épaules de fausses croix. » Calojan, dont les troupes s’étaient avancées jusque sous les remparts de Constantinople, semble avoir été assassiné tandis qu’il assiégeait Thessalonique. Sa mort arrivait tellement à propos pour la ville que toute la Macédoine la considéra comme un miracle. Calojan avait vu dans un songe saint Dimitri, patron de Thessalonique, monté sur un cheval blanc, qui le perçait de sa lance. Cette fin du prince valaco-bulgare, aussi tragique que celle de ses frères, donne une médiocre idée de la reconnaissance de ces populations envers leurs libérateurs.

Les successeurs de Calojan surent faire respecter quelque temps l’œuvre des fondateurs du royaume valaco-bulgare; mais après le règne des derniers princes asaniens l’indépendance des Bulgares devint de plus en plus précaire. Lorsque Caliman II eut été battu et tué par les Russes, l’anarchie, prélude ordinaire de la conquête, se déchaîna sur le pays. On vit un Serbe, Constantin Tiech, un porcher moldave, Corducuba, un Kouman, Terter, s’asseoir sur le trône des Asan. Sisman, fils d’une Juive, ayant été fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis (1391), les Bulgares subirent le joug ottoman depuis la fin du XIVe siècle. Un chant où il est questions de Sisman nous le présente sous le poids de la tristesse que lui apportent les prétentions excessives des étrangers, et comme obligé, même avant de perdre la couronne, de bannir ses neveux des noces de sa fille, afin d’obéir au « roi latin » qui l’épouse. Faut-il voir dans ce chant une allusion aux relations des derniers rois avec l’Italie? L’islam s’introduisit en Bulgarie avec la conquête ottomane. Repoussé unanimement par les Hellènes et par les Roumains, il a été mieux accueilli par les Slaves, et il a fait de si importantes conquêtes chez les Bulgares et les Serbes qu’on est porté à croire que, parmi les mahométans qui habitent la Bulgarie, une partie seraient descendans de Bulgares qui ont embrassé l’islamisme. Le turc est aujourd’hui l’idiome qui domine en Bulgarie. Le grec est la langue de l’église. La conquête ottomane, tout en introduisant l’islam parmi les Bulgares, devait rendre au patriarche œcuménique son autorité sur cette nation. Les abus incontestables produits par l’exercice de cette autorité ont réveillé chez un certain’ nombre de Bulgares le désir de s’unir avec Rome.

Au temps de la guerre de l’indépendance hellénique, le zèle que les haïdouks bulgares avaient montré pour la cause de la Grèce avait naturellement fait croire que leurs compatriotes avaient les mêmes vues politiques que les Hellènes. Il serait difficile aujourd’hui de se faire une semblable illusion. Sans parler de manifestations significatives, un voyageur allemand fort sagace, qui a publié dans l’Unsere Zeit le résultat de ses observations, atteste que les Bulgares sont bien loin d’en être restés aux timides aspirations de leurs pères. Fiers aujourd’hui de leur nombre, ils ne songent plus à se fondre avec les Hellènes. Ils n’ignorent plus que ceux qui sont maîtres des Balkans dominent la péninsule et tiennent les clés de Constantinople. Tout en se demandant si la moins avancée des populations de la péninsule a ce qu’il faut pour soutenir ces hautaines prétentions, on est porté à croire qu’elles rendraient difficile une fusion avec un des peuples voisins. Les liens qui ont uni les Bulgares aux Roumains sont depuis trop longtemps brisés pour qu’un nouveau royaume valaco-bulgare se forme dans la vallée du Bas-Danube, entre les Balkans et les Karpathes. La possession des vastes territoires occupés en Macédoine et en Thrace par les populations bulgares établit bien des rapports fréquens entre les Bulgares et les Hellènes; mais le caractère si différent de ces deux peuples, la diversité de leurs tendances politiques, les luttes sur le terrain religieux, ont déjà élevé entre eux des barrières assez hautes. Il semble que les Bulgares devraient avoir, à cause de leur origine semi-slave, plus de sympathie pour les Serbes, dont ils ont adopté le héros national, Marko Kraliévitch, en faisant dans leurs chants subir à son caractère des modifications conformes à leurs tendances; mais ils n’ont pas complètement oublié que leurs ancêtres appartenaient à la famille finnoise. En outre le Serbe, fier, impétueux, guerrier, peu disposé au travail, apparaît souvent aux yeux du pacifique et laborieux Bulgare comme un maître qui pourrait se substituer aux Ottomans. Tous ceux qui ont parcouru la Bulgarie au temps des invasions russes ont constaté avec quelle circonspection consommée les Bulgares assistaient à la lutte entre les deux empires. En présence des Ottomans, ils répétaient qu’aucun de leurs hommes n’avait suivi les Russes; aux Russes, ils disaient qu’ils étaient orthodoxes comme eux, et qu’ils n’avaient rien plus à cœur que la prospérité de l’orthodoxie. Nous n’avons pas ici affaire à ces ardens Albanais toujours pressés de prendre un parti et de paraître sur les champs de bataille. L’Albanais agit en soldat, le Bulgare en paysan. Aussi, tandis que la population albanaise diminue constamment, la population bulgare, débordant dans tous les sens, étend ses féconds rameaux sur les deux versans du Balkan, devenu la citadelle des Finno-Slaves, comme l’Olympe est la forteresse des Hellènes, et les Karpathes le boulevard des Roumains.

Toutefois les aspirations des Bulgares sont bien imparfaitement favorisées par leurs souvenirs nationaux. On ne trouve pas chez eux une de ces grandes personnalités qui deviennent en quelque sorte le centre de l’histoire d’un peuple; point de ces Etienne Douchân, de ces Scander-Beg ni de ces Michel le Brave dont les Serbes, les Albanais et les Roumains ont gardé un souvenir si vivant. L’époque glorieuse de leurs annales coïncide avec la splendeur de la dynastie asanienne. Or Calojan n’est point un homme de leur sang. Ce peuple, n’ayant point comme les autres nations de la péninsule des souvenirs qui flattent son patriotisme, est moins disposé à se tourner vers le passé. Son regard est plutôt porté vers l’avenir, et il agit en cela comme ses frères slaves, qui aiment à penser qu’un grand rôle leur est réservé.


II. — LES DIEUX ANCIENS ET LES DIEUX NOUVEAUX.

Le mot Bulgarie n’est point, comme celui de Valachie, une expression à laquelle tous attachent la même signification. Ce mot, qui n’a pas de sens pour les Turcs, dont il ne représente aucune division administrative, exprime pour les Occidentaux un territoire qui a pour limites au nord le Danube et la Save, au sud le Balkan. Franchissant les limites du pays auquel ils ont donné leur nom, les Bulgares ont débordé en Thrace et en Macédoine; mais de même qu’aucun homme politique sensé ne songe en Espagne ou en France à réclamer les colonies ibériques ou gauloises sorties de son pays, il serait à désirer que les Bulgares eussent assez de bon sens pour borner leurs aspirations à la possession de la vaste contrée connue généralement sous le nom de Bulgarie, et dont ils ont laissé envahir une si grande partie par les Tartares, par les Turcs, par les Roumains, tandis qu’ils poussaient au hasard leurs aventureux colons dans des provinces sur lesquelles des populations chrétiennes ont les droits les plus anciens et les plus incontestables. Si l’on s’étonne avec raison d’entendre des Bulgares parler de l’antique Byzance des Hellènes comme d’une future capitale, on ne trouverait pas moins étrange la prétention de transformer la Macédoine de Philippe, d’Aristote et d’Alexandre en province d’un état finno-slave. De semblables exagérations compromettraient la cause des Bulgares au tribunal du puissant Occident, qui, tout en faisant aux Slaves une part équitable, n’entend nullement slaviser l’Europe entière, ni sacrifier les intérêts de nationalités qui ont rendu des services immenses à la civilisation du monde.

Comme il s’agit ici non de mettre d’accord des nations que la force des choses obligera tôt ou tard à s’entendre, si elles ont le moindre souci de leur avenir, mais de donner une idée exacte des modifications que subit le caractère des Bulgares, bornons-nous à examiner la situation de ce peuple dans les pays assez différens qu’il occupe. Les fractions de cette nation offrent les plus curieux contrastes. On n’a pas assez remarqué combien se ressemblent peu les Roumains qui vivent sur les deux versans des Karpathes. Les premiers, les Transylvains, ont fourni à l’Autriche cette inébranlable infanterie roumaine qui tint tête aux vétérans de Napoléon Ier , ils ont résisté dans les agitations de 1848 avec une bravoure inébranlable à tous les efforts de l’intrépide aristocratie magyare. Les seconds, Valaques et Moldaves, subissent depuis longtemps les invasions étrangères sans leur opposer aucune résistance matérielle. Le Balkan, qui forme comme les Karpathes un des côtés de la vallée du Bas-Danube, partage aussi les populations bulgares en deux parties dont les tendances varient assez sensiblement. Au nord, elles rappellent mieux les habitudes finno-mongoles, leur langue est plus inculte, elles ont mieux accueilli l’islamisme, elles sont plus étrangères aux goûts qui développent ou entretiennent la civilisation. Lorsqu’on voit Vidin et Routchouk pour la première fois, on peut se croire en pays ottoman. Dans les hautes vallées de la « vieille montagne, » leur caractère devient bien plus indépendant, si bien qu’en lisant les chants consacrés à leurs haïdouks on est porté à penser aux pesmas de la belliqueuse Serbie. Au sud, dans des contrées où a persisté l’influence de l’hellénisme, elles se montrent moins rebelles à l’instruction, elles ont des mœurs plus douces. leur idiome est plus harmonieux, elles inclinent plutôt vers les habitudes helléniques que vers les mœurs de leurs barbares aïeux.

Quoique les chants nous montrent le peuple bulgare tel que l’ont fait les diverses influences qui ont agi sur lui depuis son établissement dans la péninsule, il n’est pas impossible d’y retrouver des traces multipliées des opinions qui dominaient parmi les anciens Finno-Mongols. Cette race, bien plus que les Indo-Européens, vivait dans une intimité difficile à comprendre pour nous avec les existences inférieures qui forment une mystérieuse échelle entre l’humanité et le monde privé d’intelligence. Le nomade, perdu dans la steppe infinie, subit profondément l’action des êtres vivans dont il est entouré. L’oiseau qui connaît tous les sentiers de l’espace, le coursier qu’une force pareille à des ailes semble emporter aussi rapidement que l’oiseau[4], la bête fauve qui disparaît la nuit au milieu des grandes herbes en ne laissant dans l’imagination que des formes redoutables et confuses, tout ce monde qui, comme nous, prévoit, calcule, souffre et gémit, dit saint Paul, excite le plus vif intérêt dans l’âme de l’habitant du désert. Loin d’être porté à voir dans les animaux des êtres dignes de son dédain, il est frappé du mystère qui s’agite sous ces apparences diverses, tantôt gracieuses, tantôt effrayantes. La savante Égypte adora les terribles sauriens de la vallée du Nil, l’Inde brahmanique reconnut de bonne heure que les tribus de singes obéissent à des chefs absolus qui lui parurent des dieux, la tortueuse allure du « serpent venimeux » auquel les chants bulgares prêtent le don des larmes a frappé vivement l’imagination de tous les anciens peuples.

Parmi les animaux qui devaient surtout attirer l’attention des Finno-Mongols, le cheval occupait le première place. La patrie primitive du cheval s’étend depuis le Volga jusqu’à la mer de Tartarie, au nord de la Chine. On en rencontre encore d’innombrables bandes galopant sur les plateaux solitaires, où ils obéissent à un chef qui doit son rang à sa force et à son courage, qui marche toujours à leur tête dans les voyages comme dans les combats. Les Scolates, tribu scythique, passent pour avoir assuré à notre espèce « la plus noble conquête, » dit Buffon, « la plus importante conquête que l’homme ait faite, » dit Cuvier. La beauté, l’air de fierté, le courage héroïque, la mémoire, dont sont doués ces superbes animaux, frappèrent vivement tout l’ancien monde. Il faut, par un effort d’imagination, se pénétrer de ces sentimens des temps primitifs pour se rendre compte de la manière originale dont les chants bulgares parlent des chevaux, et aussi ne jamais perdre de vue qu’en Bulgarie le surnaturel le plus propre à déconcerter toutes nos idées trouve autant d’accès dans ces intelligences simples qu’au temps où les hordes de Krum faisaient trembler Byzance. On s’étonne souvent de la facilité avec laquelle les méridionaux acceptent les faits les plus propres à jeter dans l’ébahissement un bourgeois de Berne ou un gentleman d’Edimbourg. Cependant les Espagnols et les Italiens n’ont pu se soustraire à l’influence de la civilisation latine qui a produit les Lucrèce et les Cicéron, et dont la crédulité n’était pas assurément le caractère dominant; mais ni la philosophie grecque, ni la sagesse romaine, n’ont eu de prise sur l’intelligence de la société bulgare. La Grèce qu’elle a connue est la Grèce byzantine, aussi passionnée pour les miracles que les yoguis hindous et les talapoins de Siam. D’un autre côté, les Bulgares sont étrangers à la tendance qui préserve instinctivement les défians Albanais de tant d’illusions bizarres. Aussi les souvenirs des enseignemens qu’ils ont reçus des moines de Byzance se combinent-ils le plus naturellement du monde avec les croyances de leurs ancêtres. Sans doute saint Dimitri est un bon protecteur pour le ban Sokoula, fils de Sokol (faucon); mais le noble et intelligent coursier de Marko Kraliévitch lui rend, lorsqu’il veut enlever et épouser la fille du prêtre ÎSicolas, « brillante comme le soleil éclatant, » autant de services que les membres les plus puissans de la cour céleste.

Cette cour, installée au plus haut des cieux, a pour chef Jéhovah, désarmé de la foudre, confiée au terrible prophète de Tesbé[5]. Le « cher Dieu » est encore plus embarrassé que Zeus pour se rendre compte des événemens qui troublent notre planète, dont trois causes peuvent, à son avis, compromettre la paix. Si le proverbe grec dit « qu’au monde il y a trois fléaux : le feu, la femme et les eaux, » le Jéhovah bulgare remplace la femme par le Turc. Il charge ses anges d’aller voir lequel de ces trois élémens de ruine agite ce globe. S’il veut animer la matière inerte, il est également obligé d’employer le ministère des divins messagers pour transporter une âme dans « la pierre de marbre » trouvée sur la rive de la Mer-Noire, afin de réaliser le miracle que lui demande « l’orpheline Anna, » qui veut être à la fois vierge et mère. Sans jouer le rôle considérable attribué à Ormuzd dans les théories de Zoroastre, le soleil continue d’être personnifié comme dans les chants populaires des Hellènes et des Roumains. Après avoir épousé « l’aimable Anna, » le « splendide Soleil » prend pour compagne « l’Etoile du matin, » que la mère de l’astre du jour finit par chasser du palais de son fils. On le voit, la paix ne règne pas plus parmi les astres anthropoinorphisés par l’imagination naïve des Bulgares que parmi les dieux d’Homère. De pareils exemples nous préparent à trouver les principes constitutifs du monde sublunaire livrés à de sérieuses agitations. Parmi ces principes, les samovilas tiennent assurément le premier rang. L’idée de personnifier les forces de l’univers par des êtres féminins n’est pas particulière aux Bulgares. Les Slaves surtout s’y sont fort attachés. Les Serbes donnent généralement pour habitation à leurs vilas les eaux, les airs et la terre, et leur caractère est déterminé par leur séjour. Les vilas des eaux sont perfides comme l’onde, les vilas des airs ont la sérénité bienveillante des espaces où s’éteignent les passions humaines, les vilas de la terre sont, comme les humains, tantôt bonnes et tantôt mauvaises. Les samovilas des Bulgares ne diffèrent pas essentiellement des vilas serbes; mais, tout en adoptant cette conception, la poésie bulgare lui a donné un caractère particulier. En général, il ne faut pas croire que la similitude des noms entraîne la ressemblance complète des idées. Dans un système religieux où l’unité atteint sa plus complète réalisation, les différences abondent, et qui a étudié avec soin les catholiques de Cracovie, de Naples, de Lyon, de Cologne et de Bruxelles a pu constater combien d’anciennes traditions subsistent avec une invincible persévérance sous l’uniformité des formules officielles. Dans des contrées où l’imagination populaire ne subit pas les mêmes entraves, faut-il s’étonner de voir tant de diversités s’introduire dans les mêmes croyances? C’est ainsi que la vila, dont le caractère est dans les chants serbes aussi sociable que le peuple lui-même, devient la samovila [samo, seule, et vila, nymphe), généralement amie de la solitude, plus semblable aux vieux nomades finnois, errant à cheval dans la steppe sans bornes, qu’aux Slaves, dont l’instinct communiste se manifeste dans la famille, dans la société et dans l’état. Sans doute on trouve dans les chants serbes quelque idée qui fait pressentir la samovila; mais les Serbes n’ont jamais, comme les Bulgares, donné à cette croyance une forme originale.

La simplicité de l’esprit bulgare permet de saisir le caractère primitif de conceptions ailleurs assez compliquées pour que l’origine en soit moins facile à reconnaître. La naïve comparaison entre une samovila, Erina, et un drap blanc donne bien l’idée d’une vapeur qui flotte dans l’espace. Les ailes qu’on donne à la samovila prisonnière de Popov et à la samovila Giorgina montrent par quelles transitions les peuples enfans complètent l’image vague qui, après avoir frappé leurs yeux, se développe dans leur imagination à l’aide des illusions dont l’homme privé de tout esprit scientifique est constamment la dupe.

Il n’est point absolument exact de dire que l’homme fait les dieux à son image. Sans doute, à mesure que l’anthropomorphisme s’accentue, les divinités ressemblent de plus en plus à l’homme; mais elles gardent longtemps quelque chose de la physionomie des forces naturelles qu’elles ont personnifiées. Or le Bulgare a bien aperçu que, sous les formes ondoyantes des vapeurs qui enveloppent l’univers, se cache une puissance aux bras innombrables qui travaille perpétuellement à faire rentrer les individus dans le torrent de la vie universelle. De là l’hostilité que montrent des samovilas, dignes sœurs des « dieux jaloux, » contre les manifestations les plus brillantes de l’existence individuelle. Neda va boire au pied de la montagne « l’eau fraîche » de la fontaine, et elle foule aux pieds les fleurs de la samovila, — de la samovila habitante du bois. — Vient à elle la samovila, — la samovila du bois : — Donne-moi, Neda, tes yeux noirs. — Un autre chant est plus explicite encore.


« Marko se promena dans un bois verdoyant, il s’y promena trois jours et trois nuits, — et il ne put trouver d’eau, — ni pour boire ni pour se laver, — ni pour lui ni pour son rapide coursier. — Et Marko Kraliévitch parla ainsi : — forêt, forêt de Dimna, — où as-tu de l’eau pour que je boive ? — Tu n’en as pas pour que je boive ni pour que je me lave. — Oh ! que le vent t’anéantisse ! oh ! que le soleil te brûle ! — La forêt de Dimna répondit à Marko : — Marko, brave guerrier, — ne maudis pas la forêt de Dimna ; — mais maudis la vieille samovila, — qui a pris les soixante-dix fontaines, — et les a portées au sommet du mont. — Elle vend un verre d’eau, — un verre d’eau pour des yeux noirs… »


Dans un autre chant, la haine contre le culte nouveau semble chez la samovila se joindre à la haine contre l’homme.


« La blonde Stana se leva — le matin du veligden (Pâques, de velik, grand et den, jour) ; — elle changea de vêtemens et se para — pour aller de bonne heure à l’église. — La mère cria à Stana : — Allons, Stana, chère fille, — ne va pas de bonne heure à l’église. — À l’église il y a beaucoup de clercs, — ils se mettront à te faire la cour, — et l’église s’écroulera. — La blonde Stana s’irrita, — elle prit son voile blanc, — elle alla dans le jardin, — et s’assit sous un rosier. — Quand elle leva son voile, — vint la samovila, — la samovila du bois, — du bois d’au-delà de la mer. » — Elle demande à Stana son blanc visage, ses yeux noirs, son cou blanc, et, sans accepter les cadeaux que la jeune fille lui proposait, la samovila s’irrita, — « elle lui arracha ses yeux noirs, — sépara ses blanches mains de l’épaule, — ses pieds rapides du genou : — Voilà pour toi, ô blonde Stana, — la manière d’aller au veligden, — au veligden, heureux jour ! »

Le chant qui nous montre une samovila construisant une ville sur les nuées fait comprendre le parti que ces nymphes farouches tirent des dépouilles sanglantes enlevées aux humains. Cette cité, aussi lugubre que la tente de Kharos[6], a pour poutres des « braves de choix ; » les matériaux sont empruntés à l’élite de notre espèce, comme si tout ce qui manifeste d’une façon plus remarquable l’individualité humaine devait exciter particulièrement l’envie des vieilles divinités de la nature, personnification des forces terribles qui dominaient et bouleversaient le monde avant l’apparition de l’humanité sur le globe. Dans un autre chant, où il s’agit d’une tour construite aussi dans l’air, l’ameublement, composé de pareils élémens, est confectionné par la samovila avec l’ardeur d’une ménagère bulgare travaillant à son métier. « Les bandelettes, elle les tissait — avec des braves choisis ; — les morceaux de drap, elle les fabriquait — avec des filles au blanc visage ; — le linge, elle le faisait d’épouses aux yeux noirs. » Voulant couvrir la grande tour avec « soixante-dix petits enfans, » elle demande aux vieillards de Prascovo des « villages peuplés le long. du Danube. » Les vieillards essaient comme Stana d’un système de concessions conforme aux prudentes habitudes des Bulgares ; ils proposent des montagnes garnies de hauts sapins qui peuvent servir de couverture à la tour. La samovila accepte, trouvant là une occasion d’exercer sa rage de destruction, et les fortes têtes de Prascovo échappent, grâce à cette connaissance du caractère des samovilas, au sort de la pauvre Stana. « La samovila se fâcha, — et elle gravit le mont ; — trois jours elle envoya la pluie, trois jours elle souffla ; — elle déracina les hauts sapins, — les hauts sapins et les pins, — et couvrit la tour élevée. » Apologiste de la Providence à sa façon, la poésie bulgare veut à toute force que les malheurs de l’humanité et les désastres de la nature servent du moins à des êtres intelligens.

Ici l’homme échappe à l’influence malveillante des forces naturelles par la prudence, que les Bulgares identifient avec la vieillesse, de même que l’Ulysse d’Homère triomphe par la ruse du colossal Polyphème. Dans d’autres mythes, le héros ose affronter ces derniers-nés du monde primitif, et même les obliger à reconnaître sa suprématie. Tel est ce Joan Popov, sorte d’Ajax rustique, vrai fils des terribles Finnois qui brûlaient les églises et les couvens. Popov semble n’avoir pas plus de souci des dieux nouveaux que des dieux anciens. Comme il va labourer le jour de Pâques, il rencontre une samovila, étonnée elle-même d’un projet aussi étrange. Au conseil qu’elle lui donne de retourner en arrière, Popov répond : « Va-t’en, va-t’en, samovila ! — Autrement je descendrai — de mon rapide coursier, — je te prendrai — par ta blonde chevelure, — je t’attacherai — à mon agile coursier, — je t’emmènerai comme esclave. — La samovila entra en fureur, — elle dénoua sa blonde chevelure, — elle éperonna le coursier ailé — pour lui sucer les yeux noirs. » Popov, irrité, met ses menaces à exécution; «il la porta jusqu’à la maison. — De loin, il cria à sa mère : — Eh! sors, ma mère, — je t’amène l’épouse, — une samovila! » Les alliances entre des êtres qui diffèrent tellement ne sauraient réussir. La samovila profite du baptême de son fils pour se jouer de la « commère honorée, » du mari et de la belle-mère. Elle s’enfuit, et parvient à emporter l’enfant dans une de ces retraites inaccessibles où ces nymphes bravent la colère des humains.

L’amour peut autant que la force rapprocher de notre espèce le monde primitif. Dieux, titans, fées, sont exposés aux faiblesses qui, selon la Genèse, portèrent les fils de Dieu à admirer la beauté des filles des hommes. Dans toutes les légendes, on trouve l’expression de cette pensée que la lutte acharnée des forces qui se disputent le monde ne doit pas nous empêcher d’apercevoir les liens cachés, mais solides, qui rattachent les diverses parties de la création pour en former une unité indivisible. Si l’amour n’est pas ici créateur comme dans Hésiode, il est du moins le principe d’harmonie qui met fin aux plus violentes discordes. Pourtant le caractère de la samovila est tellement intraitable qu’il reparaît au moment même où la passion semble l’avoir le mieux dompté. Angelina aperçoit son frère reposant sur le sein d’une samovila qui lui lisse les cheveux. Plus épouvantée que le chevalier de la Jérusalem délivrée qui voit Renaud captif d’une séduisante magicienne, Angelina somme la « maudite samovila » de lui rendre son frère. « Alors la samovila s’irrita grandement. — Elle l’enleva en l’air jusqu’à Dieu, le très haut, — et le mit en petits morceaux, — dont le plus grand pouvait être porté par une fourmi. »

Les samovilas, qui vivent ensemble comme les vilas, n’en ont pas toujours pour cela un meilleur caractère. Dona meurt pour avoir eu l’imprudence de se reposer à l’ombre d’un arbre touffu qui sert de demeure à sept samovilas. Une des trois cents samovilas qui dansent le kolo (oro en bulgare) sur la montagne, Giorgina, envoyée à Bitolia pour chercher Dimo, commence par le battre si cruellement avec ses ailes formidables qu’elle fait sauter les dents de leurs alvéoles et les yeux de leurs orbites. Cependant les samovilas ont leurs jours de bonne humeur. Dimo, si cruellement battu, ayant contenté les samovilas par sa musique, reçoit en cadeau Giorgina, « fille par excellence. » Giorgina, comme l’épouse de Popov, s’échappe à l’aide de la ruse au moment du baptême de son fils. Les Bulgares ont une si grande idée de la « fraternité d’adoption » qu’ils la croient plus propre que le mariage à triompher de l’humeur à la fois farouche et inconstante des samovilas. Cette même Giorgina et la samovila Erina se montrent de « fidèles sœurs d’adoption » quand Sekoula est aux prises avec un dragon à trois têtes. Elles volent l’une et l’autre au secours de leur frère, et l’épée de Giorgina, resplendissante et terrible comme le glaive de l’archange, taille en pièces le monstre. En résumé, les samovilas, si elles semblent, comme les vilas, vouloir défendre la nature contre les envahissemens de l’espèce humaine, si elles sont portées à ne céder leur domaine inviolé qu’à ceux qui leur font de douloureux sacrifices, paraissent parfois reconnaître que le dernier venu sur la scène du monde possède des formules capables de lui soumettre la création. Cet instinct a soutenu l’antiquité tout entière dans des luttes formidables contre les fléaux du monde physique et les attaques de la barbarie. Tous les peuples ont cru que l’homme pouvait par un procédé mystérieux, sur le caractère duquel on différait selon le degré de civilisation, — magie, miracle, prière, pénitence, — obliger les forces conjurées pour la destruction de l’individualité humaine à travailler à sa conservation dans une mesure plus ou moins grande. L’épée étincelante de la vila employée à préserver la vie humaine des attaques des fils informes et féroces du chaos exprime une conviction analogue.

Il est plus difficile de déterminer le rôle des dragons dans la mythologie bulgare que celui des samovilas. Du reste cette difficulté n’est pas particulière au mythe slave, dont l’étude est encore si peu avancée. Le dragon se retrouve dans toute la péninsule, et il est peu de croyances populaires qui n’attachent une grande importance aux étranges manifestations de ces monstres. Dans les chants bulgares, les combats qu’ils se livrent sont tellement acharnés que deux dragons qui se battent font couler sur les flancs de la montagne « deux fleuves d’un sang noir. » On ne doit pas leur demander de traiter les humains mieux qu’ils ne se traitent eux-mêmes. Du haut des nuages, au milieu de la tempête, de la pluie et des éclairs, ils peuvent fondre sur un village pour enlever les garçons dont la bravoure est l’espoir de leur mère et des paysans. C’est ainsi que deux dragons, « deux frères du ciel, » après un combat qui dure trois jours et trois nuits, enlèvent l’orphelin Prodan. Les lacs verts, où l’algue préparait aux premiers jours du monde le sol sur lequel devait s’épanouir une vie supérieure, cachent encore dans leurs sombres eaux les monstres nés du chaos. « Dans le lac est un insatiable dragon, — chaque jour il mange un homme. — Vient le tour de toutes les filles, — vient le tour de la fille du roi! » Ces mœurs et ces goûts n’empêchent point les] dragons d’être sensibles comme les farouches nymphes à la puissance de l’amour. Qu’un Bulgare soit fier de recevoir une samovila pour épouse, on le comprend sans peine; mais on s’étonne de la résignation avec laquelle une « fille rose » parle de l’amour qu’un dragon lui porte depuis trois ans. Un autre chant va plus loin en-affirmant que, si depuis douze ans un dragon aime Stoïna, celle-ci aime le dragon. Ces sentimens peuvent s’expliquer par la conviction que le dragon est un être d’une nature supérieure, une forme miraculeuse qui cache un puissant esprit. Les Pélasges[7] se faisaient aussi une idée extraordinaire d’un héros né d’un serpent et d’une femme. Almutz, le héros magyar, le «fils de l’épervier, » est fils de l’oiseau Tural, symbole d’Attila. Dans deux chants bulgares consacrés aux amours de Stoïna et du dragon, la naissance de leur fils est présentée comme un prodige analogue aux avatars ou incarnations de l’Inde. Tandis que le ciel est serein, une nuée plane sur la maison de la jeune Bulgare, et un an après elle présente à sa mère un garçon dont la chevelure couvre les épaules, ce qui indique assez son origine miraculeuse. Ces croyances naïves indiquent que l’Oriental a, comme Carlyle, une grande foi dans le rôle des héros. Pour les Bulgares, le héros ne doit rien au milieu dans lequel il naît ou il grandit. Par ce dernier trait, la Bulgarie se rapproche hardiment de l’Asie, où Lao-tseu vient au monde avec une barbe blanche, où Çakia-Mouni, à peine né, annonce à l’univers étonné la mission qu’il doit accomplir pour le salut de l’humanité. Le garçon nu, misérable et sauvage que George de Temesvar trouve au bord de la mer se signale par des exploits dont se montre incapable Marko Kraliévitch lui-même. Dans un chant où apparaît la fameuse triade du monstre, de la vierge qu’il menace et du libérateur, le chien-dragon est vaincu par un enfant suscité évidemment par le destin.

Il est à regretter que la longueur de cette prodigieuse légende ne permette pas de la citer, car elle caractérise au plus haut degré la passion du surnaturel qui possède l’âme des Bulgares, et qui la fermera longtemps encore aux idées du monde moderne. La lune, dans sa conversation avec le soleil, qui est comme le prologue du chant, a raison d’appeler « grand prodige » la naissance de l’enfant célébré dans ce poème. Né d’une jeune veuve avec l’assistance de sept sages-femmes, il donne ses instructions à sa mère d’un ton fort décidé. Après trois jours de sommeil, il lui demande les habits, le coursier et les armes de son père, et va trouver son oncle Jankoula. Il le trouve tout occupé de noces splendides, attristées toutefois par un chien-dragon. L’enfant plonge dans le cœur du monstre son épée de Damas. Une fois les noces terminées, il invite son oncle et les conviés à venir assister à son baptême. De pareils miracles opérés par de si faibles mains attestent assez que pour les Bulgares la puissance de l’homme du destin réside uniquement dans le pouvoir mystérieux dont il est l’instrument. Tous ces êtres si différens de forme, samovilas, dragons, hommes, doivent-ils être considérés comme la manifestation de forces libres ou comme le résultat du développement d’un ensemble dont ils sont des rouages plus ou moins importans? La formule célèbre : « l’homme s’agite, et Dieu le mène, » exprimerait assez exactement l’opinion des Bulgares. Il faut que tout ce qui est écrit sur le livre des destins s’accomplisse, telle est l’inébranlable conviction du Bulgare, exprimée avec toute la clarté désirable dans un chant qui raconte la curieuse entrevue de Martin avec la Peste. Le Serbe de son côté pense que le monde présente une succession d’événemens aujourd’hui favorables et demain malheureux. Selon les Hellènes, les Parques règlent les destinées des humains[8]. Les chants orientaux confirment donc l’idée qu’on se fait du fatalisme de l’Orient chrétien.


III. — LES PASTEURS ET LES LABOUREURS.

Les Serbes indépendans et les Serbes restés sous la domination ottomane sont loin d’avoir la même constitution sociale. Les fiers châtelains si poétiquement décrits dans les pesmas n’existent plus dans la principauté, mais ils ont des héritiers parmi les Bosniaques. Chez les Bulgares, l’unité sociale est plus complète. On ne trouve parmi ces paysans simples ni ces boyards qui avaient au commencement du siècle tant d’influence chez les Roumains, ni des seigneurs comme en Bosnie, ni comme chez les Albanais des chefs de clans conservant, malgré les progrès du système centralisateur, tant de débris des anciens privilèges. Faut-il en conclure que l’égalité absolue règne parmi eux? Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que le rêve attribué à Moïse pût se réaliser, que les fortunes restassent perpétuellement les mêmes, et que la richesse ne rendît pas à ceux qui la possèdent une partie des privilèges aristocratiques. En Bulgarie, où la vie pastorale constitue plus encore que la vie agricole l’existence de la nation entière, celui qui, comme le Job des Arabes, possède beaucoup de troupeaux devient par la force des choses une espèce de boyard dont les pachas envient l’opulence, et qui se sait assez riche pour montrer au besoin la générosité qui, d’après Corneille, suit « la belle naissance. »


« O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — le monde dit que tu as beaucoup d’hommes. — Je les ai, pacha, Dieu me les a donnés! — Deux cents faux vont faire ma moisson, — sans compter le reste des gens que j’ai. — O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — le peuple dit que tu as beaucoup de bœufs. — Je les ai, pacha, Dieu me les a donnés! — Cent chevaux vont labourer pour moi, — et des bœufs destinés à la boucherie je ne sais pas même le nombre. — O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — le peuple dit que tu as beaucoup de chevaux. — Je les ai, pacha, Dieu me les a donnés! — Trente bêtes de somme, — et des étalons, je n’ai pas le compte. — O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — on dit que tu as beaucoup de bétail. — Je l’ai, pacha, Dieu me l’a donné! — Cinq mille brebis pour le beurre et le lait; — les stériles, je ne les ai point comptées. — O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — on dit que tu as beaucoup d’argent. — Je l’ai, pacha. Dieu me l’a donné! — Cinq cents sacs de ducats d’or; — l’argent, je ne l’ai pas compté. — O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — continue de manger le troupeau, mais partageons le trésor. — Demande-le au nom de Dieu, — je te le donnerai généreusement. — Si tu veux l’obtenir de force, — j’ai cent épées pendues au crochet, — trois cents fusils pendent dans les coins. »


On croirait entendre un de ces opulens pasteurs de la race sémitique qui donnaient l’hospitalité aux rois, et on n’est pas surpris de voir les Bulgares célébrer dans un de leurs chants Abraham et son dévouement absolu à Jéhovah. Les Bulgares sont tellement convaincus, ainsi que jadis les fils de Sem, que tout ce qui se rattache à l’existence des pasteurs est noble et essentiellement relevé, qu’un guerrier intrépide est comparé au « chef frisé » d’un troupeau de moutons, et qu’un personnage très flatté dans un de leurs chants, le neveu du roi Sisman, est complètement adonné aux occupations pastorales. Lorsque la mère de Mirko l’appelle auprès d’elle, il s’avance accompagné de son innombrable troupeau. Un manteau de peaux le préserve de la pluie et du froid. Rien n’indique qu’il est le plus brave héros d’une famille princière.

Dans un pays tant de fois ravagé et où la population est si rare, le cheval devient le plus précieux des auxiliaires. Les Finno-Mongols qui envahirent la péninsule étaient, comme les ancêtres des Magyars, un peuple de cavaliers. Les uns et les autres continuent de vivre à cheval, autant que le permet un genre de vie moins agité que celui de leurs aïeux. Aussi le cheval tient-il une telle place dans les chants bulgares qu’on est parfois tenté de se demander en les lisant s’ils n’ont pas été apportés des steppes où l’homme a soumis le cheval à son empire. Parmi les biens que possède Salakim Todor et que veut lui enlever une fantaisie despotique du tsar (le sultan), son «coursier rapide » est placé au troisième rang, immédiatement après sa « belle épouse » et a l’étendard chrétien. » Raïko Boscovich va jusqu’à mettre son « héroïque cheval » avant « sa forte épée » et sa « très belle épouse. » Le tsar Mourad place en tête de l’énumération des biens de Marko Kraliévitch son coursier brun, mentionné avant sa masse d’armes, son épée et sa « jeune épouse. » Le coursier s’étonne si peu de faire partie de la famille que le cheval du capitaine Momcula dit « notre épouse, » et qu’il ajoute : « Toi, maître, tu es un brave, et moi aussi je suis un brave. » Personne ne semble surpris du rôle exceptionnel assigné au cheval. Les femmes le traitent avec un respect mêlé de confiance. Angelina, épouse du brave Raditch, en mettant elle-même la selle à son cheval, lui baise le sabot et lui adresse cette prière : « Je te prie, ô rapide coursier, — de ne pas laisser le brave Raditch, — le brave Raditch, ton cavalier, — boire le vin dans les cabarets. » Les hommes les plus redoutés sont aussi presque respectueux envers leur monture. Marko Kraliévitch, en sellant le cheval destiné à sa mère, lui baise les yeux et lui dit : « toi, mon brun et rapide coursier, — je te mettrai en selle ma vieille mère; — garde-la et ne la fais pas périr — en voyage sur les blanches routes. » Quant à ce qu’il y a d’étrange pour nous dans ces relations intimes de l’homme avec les espèces inférieures, il ne faut pas perdre de vue qu’elles caractérisent les époques primitives. Qui n’a remarqué à Padoue, dans l’église Saint-Antoine, la fresque célèbre qui représente l’éloquent franciscain adressant un sermon aux poissons? Qui ne se rappelle les conversations de François d’Assise avec « ses sœurs » les hirondelles d’Alviano, avec « sa sœur » la cigale de la Por4uncula, avec « ses frères » les oiseaux des environs de Bevagna? Qui a oublié le soin avec lequel il empêchait les vers de terre d’être écrasés, ses malédictions contre les meurtriers des « agneaux de Dieu, » ses conseils fraternels aux levrauts? On ne doit donc pas s’étonner de voir des populations restées fidèles aux habitudes intellectuelles du moyen âge chanter les conversations des Bulgares avec leurs coursiers, avec leurs faucons, avec le « blanc Danube, » avec les étoiles.

Primitivement livrée à la vie pastorale, la branche finnoise de la race finno-mongole montre généralement du goût pour le travail agricole. Ce goût est commun aux Bulgares. Ces jardins dont parlent les chants, j’en ai conservé le souvenir, et je me rappelle fort bien que, dans mon enfance, toute plante qu’un Roumain ou qu’une Roumaine ne trouvait pas ailleurs, on allait la chercher dans « le jardin du Bulgare. » Depuis cette époque, si à Routchouk j’ai constaté la prédominance de l’élément industriel, si Silistrie m’a offert le spectacle d’un bazar, aux environs de Vidin, capitale de la Bulgarie danubienne, j’ai vu dominer la vie agricole, la plus conforme aux habitudes des Finnois. Un penchant si nécessaire au développement de la civilisation donne à la nation bulgare une importance que ne lui assureraient ni sa bravoure ni son intelligence. Le Bulgare a conquis par le travail dans la péninsule une position qu’on ne saurait lui contester. Or, comme le travail mène à la richesse, et que la richesse est la puissance suprême dans toute époque démocratique, qu’elle tend à se subordonner de plus en plus les supériorités de l’esprit et du rang, ces goûts laborieux, qui donnent au Bulgare quelques traits de ressemblance avec le Germain, particulièrement avec le tenace Anglo-Saxon, sont intéressans à constater. Dans le chant du vieux Joan, le laboureur enrichi par son activité se montre à côté du pasteur fier de son opulence. La condition générale des cultivateurs bulgares est loin d’être aussi satisfaisante que celle de Joan, et les chants nous donnent souvent une étrange idée de la profonde misère dans laquelle vivent ces tristes sujets d’un gouvernement despotique. Une cabane, une charrue et deux bœufs pour labourer un coin de terre nommé jardin, voilà tous les biens d’un certain vieillard qu’un amour fort imprudent à son âge réduit à la dernière pauvreté. Un jeune homme non moins misérable, pareil aux noirs bipèdes décrits par La Bruyère sous Louis XIV, parle d’une chemise unique qui, n’ayant pas été lavée depuis trois ans, « s’est attachée à son corps. » Un mari, après avoir loué l’activité laborieuse de sa femme, ajoute mélancoliquement qu’elle n’avait pourtant pas de chemise pour Pâques, et qu’il est obligé d’en tresser une sur la montagne « avec de petites baguettes d’orme et d’if. » Deux chants jettent un jour lugubre sur les causes et les résultats de cette misère dont le tableau étonnerait beaucoup un paysan du canton de Vaud ou du Massachusetts. La blanche Badoslava raconte comment, toute l’année ayant été une année de troubles, son frère a dû l’abandonner. « La horde infidèle étant entrée dans notre pays, — mon frère me prit avec lui — et m’égara dans une route, dans un carrefour, — en me disant : Va, ô ma sœur, — par le chemin qui te plaît le mieux ! » Il n’est pas difficile de prévoir ce que deviennent ces pauvres abandonnées. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié comment l’auteur de Popovitza a montré à l’aide d’une fiction qui, hélas ! ressemble beaucoup à l’histoire le sort des victimes de la débauche musulmane. Sans avoir à craindre pour sa vie, Kalouda n’est guère plus heureuse.


« Kalouda passait — le long du bazar de Constantinople ; — elle vendait son blanc visage — et trafiquait de ses yeux noirs. — Un jeune Arménien lui dit : — Ô Kalouda, jeune kalouda, — pourquoi vends-tu ton blanc visage — et trafiques-tu de tes yeux noirs ? — Elle lui répondit doucement : — Mon frère Stoïan est enfermé — dans une noire et horrible prison. »


Parmi les peuples que les chants rendent responsables de tant de maux, on est d’abord étonné de voir les Arabes particulièrement maudits. Les Bulgares ne sont pas assez lettrés pour qu’on puisse croire que ces anathèmes s’adressent aux fondateurs de l’islamisme. Il faut plutôt voir dans l’Arabe auquel ils prêtent des traits si étranges « l’Africain noir et hideux » dont les ballades roumaines tracent un portrait non moins bizarre[9]. « Les noirs Arabes » inspirent aux Bulgares plus d’horreur que les Turcs. « Le fléau des Arabes, » le « terrible mal, » le « monstre énorme, » telles sont les expressions qui résument les sentimens inspirés par le noir à la nation bulgare. La terreur tient une telle place dans ces impressions que le nègre, déjà horrible, devient aussi épouvantable que les ogres hideux (les noires populations dravidiennes) qui troublaient l’âme des Aryens à leur arrivée dans la presqu’île de l’Inde. « Sa lèvre inférieure descend sur sa poitrine, — sa lèvre supérieure frappe son front; — il a la tête grosse comme deux tambours, — les yeux comme deux grands écus, — la bouche comme une petite porte; — il a quatre dents comme le manche d’une charrue, — les pieds comme les poutres de Solun (Thessalonique). » Un tel monstre doit avoir des habitudes et des convoitises effrayantes comme sa personne. Aussi est-il présenté comme le type de l’avidité et de la luxure mahométanes. Dans le chant qui nous en donne ce portrait, il affecte la dégoûtante nudité du sauvage, il regarde comme une proie la jeune épouse qu’on mène à son mari, il amasse tant de richesses que son vainqueur trouve sous sa tente trente mules chargées de trésors. Si l’on veut avoir une idée des sentimens que nourrissent les peuples opprimés, il faut étudier le chant qui raconte l’enlèvement de Marie tandis qu’elle travaille aux champs et sa captivité chez les Turcs et les « noirs Égyptiens. » Devenue mère d’un garçon, on la chasse et on l’envoie mendier. Transformée par les souffrances, bridée par le soleil de l’été, noircie par la fumée de l’hiver, elle n’est point d’abord reconnue dans son village. Lorsque ses parens sont enfin convaincus que leur fille et leur nièce leur est rendue, ils songent immédiatement à effacer les souillures de sa captivité.


« — On ne l’admit pas telle dans la maison, — on la conduisit dans la belle église, — on appela le prêtre et le parrain, — et il bénit la chère Marie, — il lui donna le nom de belle Caroline. — Ils allumèrent deux grands feux, — et y jetèrent l’enfant, noir égyptien; — ils le brûlèrent et le rôtirent; — ils recueillirent la blanche cendre — et la jetèrent dans le fleuve impétueux. »


Sans inspirer autant d’horreur que les Africains, les fils de l’Asie, Turcs ou Tartares, causent une grande répugnance aux auteurs des chants. Les Turcs se sont solidement établis dans la Bulgarie maritime de manière à en faire presque disparaître l’élément bulgare. Les conquérans, dispersés par groupes dans tout le reste de notre péninsule, forment le long de la Mer-Noire une masse compacte. Cela explique pourquoi les Bulgares supportent plus facilement la domination musulmane que les populations de la péninsule qui, comme les Serbes et les Albanais, ont, tout en laissant le mahométisme s’implanter chez eux, empêché énergiquement la race finno-mongole d’envahir leur territoire. Toutefois il ne faut pas croire que les poètes bulgares supportent cet état de choses avec résignation. L’épithète d’impudiques donnée aux Ottomans par un chant montre qu’un peuple chez qui l’esprit de famille est fort développé est particulièrement sensible aux outrages faits à l’honneur des femmes. Aussi les « braves » se montrent-ils justement attristés quand on leur demande « le premier bien, la belle épouse. » Lorsque « le tsar, sultan Sélim, » fait cette injure à Salakim Todor, celui-ci « verse des larmes comme la grêle. » Au temps où existaient les janissaires, le père était aussi inquiet que l’époux. Ceux qui n’avaient point de fils n’étaient pas exempts de crainte, les gouvernemens despotiques, habitués aux ruses des esclaves, et redoutant les vices qu’ils ont créés, s’imaginant toujours qu’on les trompe. Un père de neuf filles, sachant qu’il faut, sous peine de la bastonnade, envoyer des soldats à l’armée du tsar, se promène tristement dans sa maison en se tordant les mains et en versant des larmes. En général, dans une circonstance où un chant serbe ne manquerait pas de nous peindre une terrible colère, semblable au feu qui s’allume, les Bulgares ne parlent que de pleurs. Ce désespoir se comprend quand on se rend compte de la terreur sans égale causée par l’absolutisme chez les peuples étrangers à l’esprit militaire. Une mère, dans un des chants naïfs où l’orgueil maternel s’exalte si facilement chez toutes les nations, dit à son enfant: « Si les destins le permettent, tu enlèveras l’empire au tsar; » mais comme dans un pareil système de gouvernement tout voisin est transformé en espion par crainte, par avidité ou par servilité, « le maudit voisinage » avertit le tsar, qui, nouvel Hérode, fait jeter l’enfant sous les pieds de quatre chevaux gigantesques. L’enfant sauvé par un miracle de la fureur des coursiers et de la flamme de la fournaise n’est-il pas, dans la pensée de la multitude, la figure d’un peuple qui, après avoir échappé à la fureur des hordes asiatiques et au feu de la persécution, doit triompher de toutes les épreuves grâce au signe de la croix qui rayonne sur son front?

Là où l’empire des lois n’existe pas, les fantaisies atroces ou grotesques du souverain ne sont pas seules à craindre. Aussi les chants contiennent des tableaux sinistres de ces razzias auxquelles les populations chrétiennes ont été si souvent exposées. Le côté le plus lugubre de ces scènes épouvantables est qu’un fils enlevé à sa famille et transformé grâce à l’apostasie en cruel ennemi des Bulgares pouvait devenir le bourreau des siens. Telle est l’idée développée dans la dramatique histoire du janissaire et de Rosa Dragana. Le poète commence par nous montrer dispersées la nation valaque et la nation moldave, ainsi que « la nation de la fertile Dobrodja. » Maîtres du terrain, les Turcs, soutenus par les « terribles Magyars, » usent sans miséricorde des droits de la conquête tels qu’on les comprend en Orient. Les hommes âgés sont taillés en pièces, les jeunes dépouillés, les filles sont réservées pour le harem, la jeunesse vigoureuse est destinée à remplir les vides faits par les combats dans les rangs des janissaires. L’attention donnée au butin n’empêche pas de mettre le feu aux villages et de ravager la terre. Une fois le Danube franchi, on campe près d’une ville, et on s’occupe de tirer les prisonniers au sort. Un janissaire obtient Rosa Dragana. Il la conduit sous sa tente, et, le soir arrivé, il s’assied lui-même à l’entrée, portant avec la nonchalance orientale ses regards en haut et en bas. De la « terre noire » s’élevait la flamme rougeâtre de l’incendie, du ciel couleur de pourpre tombait une pluie de sang. La vague terreur produite par un pareil spectacle dans l’âme non encore endurcie du janissaire le dispose à songer au triste sort de la « blonde Dragana. » Une conversation s’engage entre le maître et l’esclave :


« As-tu des frères, as-tu des sœurs? — As-tu un père, as-tu une mère? — J’ai un père, j’ai une mère, — j’ai un frère et une sœur. — Où est ton frère? — Peut-être lui aussi a-t-il été mené en esclavage. — Tristement Dragana répondit : — Quand les Turcs vinrent dans la terre valaque, — les jeunes Bulgares furent trompés (entraînés à l’apostasie), — mon frère aussi fit partie de leur armée; — il y a maintenant trente ans — que je n’ai pas vu mon frère. — Eh! Dragana, mon esclave, — si tu le voyais, le reconnaîtrais-tu? — Si je le voyais, je le reconnaîtrais — à cause de sa tête blessée et de sa forte poitrine. — Alors le janissaire demanda à Dragana : — Qu’y a-t-il sur la tête de ton frère? — Mon frère a sur la tête une marque — faite dans une rude mêlée. — Ensuite le janissaire demanda à Dragana: — Qu’a ton frère sur sa forte poitrine? — Mon frère a une terrible empreinte, — il a été frappé d’un trait dans une rude bataille. — Le janissaire découvre sa poitrine, — sa blanche poitrine et sa tête blessée, — et à Dragana il dit tristement : — Lève-toi, sœur, allons à la maison, — allons à la maison pour voir la mère. »


L’âme de ce janissaire ne s’est pas pervertie chez les ennemis de son peuple. Il n’en est pas toujours ainsi. Stoïan a été enlevé par les Tartares. Plus sauvages que les Ottomans, ces Finno-Mongols lui donnent des habitudes si farouches que, revenu dans son village trois ans après avec ses compagnons d’armes, il se montre aussi impitoyable qu’eux. Les habitans avaient cherché un refuge dans les tombeaux. Ils y furent découverts par les barbares, qui se partagèrent les tombes et leurs tristes hôtes. Le Bulgare trouve dans les trois tombeaux qu’il fouille un jeune homme, une jeune femme et une jeune fille. Malgré leurs prières, il les tue sans pitié. Or le jeune homme et la jeune femme étaient son frère et sa belle-sœur, et la jeune fille était sa sœur. La maladie cruelle que le juge suprême lui inflige exprime bien l’horreur du poète pour la conduite de ces apostats ; mais l’histoire prouve que trop souvent du sang de ces populations infortunées naissent leurs ennemis les plus dangereux et leurs plus implacables bourreaux, comme ce Baltaogli qui commanda devant Constantinople la flotte de Mahomet II.

Il est naturel qu’on invoque les haïdouks pour se soustraire à de pareils traitemens. Beaucoup moins belliqueux que les Serbes, les Bulgares n’attachent pas la même importance aux haïdouks. Toutefois dans la Bulgarie centrale « les héros des monts, » ainsi que les nomme un chant, ont plus d’une fois donné de sérieuses inquiétudes aux dominateurs étrangers. Aussi la nature entière s’intéresse-t-elle au sort de ces proscrits, comme si leur terre natale voulait montrer l’envie qu’elle a de repousser des maîtres détestés.


« Le bois éclate en gémissemens, — le bois et la montagne, — et dans le bois les arbres, — et sur les arbres les rameaux, — et sur les rameaux les feuilles, — à cause du voïvoda Indza. — Où est Indza ? qu’il vienne — avec cinq cents jeunes guerriers, — afin de réjouir le bois. — Quand Indza entendit, — il s’arrêta, il se fit entendre, il cria : — Kolia, porte-enseigne, — déploie, ô Kolia, les drapeaux, — rassemble, ô Kolia, les guerriers, — afin de réjouir le bois, — le bois et la montagne, — et dans le bois les arbres, — et sur les arbres les rameaux, — et sur les rameaux les feuilles. — Il parlait aussi au bois : — O bois, bois verdoyant, — as-tu de l’eau fraîche ? — as-tu de l’ombre épaisse ? — Le bois répondait à Indza : — Viens, ô haïdouk Indza, — et je te préparerai cent ombrages, — je te ferai jaillir cent sources — spécialement pour loi, capitaine, — et pour le repos de tes soldats. »


Même dans les luttes entre les Ottomans et les haïdouks, le caractère national ne disparaît pas complètement, et l’humeur pacifique reprend aisément le dessus quand la bataille est terminée. Le chrétien vainqueur se montre dans un chant animé d’un esprit tellement évangélique qu’il implore le même pardon et pour l’Ottoman qui n’a rien épargné et pour le Bulgare qui n’a fait que défendre et venger les siens, comme si le sang versé même pour la plus juste des causes était toujours une sorte de crime aux yeux de celui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchans.

Dans une existence comme celle des pasteurs et des laboureurs bulgares, dans un pays où la conquête et le despotisme semblent vouloir rendre la misère éternelle, chez un peuple qui n’a pas, comme les Hellènes et les Roumains, le souvenir des glorieuses traditions littéraires d’Athènes et de l’Italie romaine, l’imagination ne saurait prendre l’essor qu’elle a dans les sociétés où le progrès de la civilisation assure à un grand nombre de personnes un loisir plus ou moins grand. L’amour même, qui donne tant d’élan aux facultés, laisse les Bulgares dans un calme relatif ; ils n’ont point cette admiration passionnée de la beauté que les Hellènes n’ont point complètement perdue, et qui donne à leur poésie classique un si merveilleux caractère. Aussi la manière dont ils expriment leur opinion sur les charmes d’une femme n’est-elle que la traduction de la simple sensation. Elle est « blanche » ou « agréable, » il est rare qu’on trouve des traits plus expressifs ; encore ces traits semblent n’indiquer qu’une sensation intense. Comparer une fiancée à la lune et au soleil, comme le fait un chant, n’est pas révéler les sentimens d’un cœur violemment épris. Cependant il peut arriver qu’une passion réelle s’empare assez fortement de l’âme d’un jeune homme et soit quelquefois poétiquement exprimée. « Une fraîche rose séchait dans le bois, — quelqu’un lui demanda pourquoi elle séchait, — Peut-être souffres-tu à cause de l’eau froide — ou de l’ombre épaisse ? — Je ne languis pas à cause de l’eau froide, — je ne souffre pas à cause de l’ombre épaisse, — je dépéris à cause de la belle jeune fille. » Ces ardeurs passionnées doivent être exceptionnelles, et on est porté à regarder comme une expression plus exacte des sentimens qui dominent chez les Bulgares des déclarations telles que celles-ci : « je ne veux point la blonde et la belle, — mais je veux que la fille soit honnête, — honnête et de riche famille. » Les mères ont soin de fortifier ces dispositions en recommandant de préférer aux jeunes filles « couleur de rose » les veuves qui ont douze enfans, pourvu qu’elles aient encore plus de biens solides que d’enfans. Les jeunes filles, les brunes comme les blondes (les chants font mention de deux types qui rappellent la double origine de la nation), font sans doute leurs rêves, mais dans ces rêves l’esprit positif se montre encore. « Oh ! quel songe je faisais ! — Trois beaux jeunes gens venaient. — Un d’eux me donna un voile ; — le second me donna un sequin ; — le troisième me donna un anneau, — me prit dans ses bras et m’embrassa. » Ces jeunes personnes qui calculent si bien tiennent cependant à ne point entretenir dans l’âme de ceux qui pourraient se consumer d’amour pour elles des illusions peu fondées. « Consume-toi, jeune homme, et finis de te consumer; — finis de te consumer, réduis-toi en cendres! — Que ma mère ne me donne pas à toi, parce que tu es pauvre, — parce que tu es pauvre et que tu n’as pas de maison. » Le danger créé par de pareilles tendances consiste moins dans l’exaltation des passions que dans les tentations créées par la cupidité ou par la misère. Aussi le jeune Bulgare qui veut se faire écouter de Stanislava et qui la trouve peu disposée à prêter l’oreille aux tendres propos se hâte-t-il de lui parler d’un « voile doré » et d’un « collier de sequins, » langage qui eût certainement fait impression sur cette « belle Anna, » qui vend (on nous donne consciencieusement le prix de chaque objet) « sa blonde chevelure, ses sourcils délicats, ses yeux noirs, son blanc visage, son cou blanc, son corps bien formé. » Le désir, assurément fort légitime, de trouver un mari inspire heureusement au grand nombre des sentimens plus fiers. Un jeune homme non marié salue une jeune fille qu’il aperçoit le long de la route à l’ombre d’un arbre; « la petite jeune fille ne se leva pas — et ne lui répondit point. — Le jeune homme non marié dit — du haut de son rapide coursier : — Pourquoi ne te lèves-tu pas, ô petite jeune fille, — pourquoi ne parles-tu pas? — Je ne te connais pas, ô jeune homme à marier, — et je ne te réponds pas. » Parmi celles qui ne montrent pas la même froideur se manifeste pourtant avec une prudente promptitude l’intention de voir la galanterie se transformer en attachement sérieux : Neda se repose sous un berceau où la blancheur de son cou attire l’attention d’un jeune homme. « Il se mit à jaser et à caresser — le cou blanc de Neda. — Va-t’en, petit jeune homme, aimable garçon! — Puisque je me suis emparée de ton cœur, — cours chercher deux personnes qui me demandent à ma mère, — qui me demandent à mon père. »

Si une calme appréciation des choses, jointe au goût d’une existence occupée, est la meilleure disposition pour vivre heureux en ménage, on ne doit pas être surpris de voir les Bulgares s’accommoder si bien de la vie d’intérieur. Cet amour du foyer conjugal a exercé la plus curieuse influence sur les auteurs des chants, et il est bien évident qu’ils n’auraient jamais compris les doléances de cet homme d’état latin qui plaignait les Romains d’être obligés, pour donner des citoyens à la république, d’avoir des relations avec un sexe dont la perversité l’effrayait. De cette perversité, les excellens Bulgares ne se sont jamais aperçus. Ils n’ont pas non plus eu l’occasion de constater que la femme soit un être absurde et déraisonnable que les philosophes, que les prédicateurs et les politiques s’accordent depuis des siècles à accabler d’anathèmes. Dans une société où l’instruction des deux sexes est absolument nulle, on ne trouve point entre une fille et un garçon l’énorme différence qui existe ailleurs. Dans les pays latins, tandis que la première apprend à connaître les lois de l’univers dans des traditions religieuses nécessairement fort étrangères aux admirables découvertes de la science moderne, le second, à moins qu’il ne soit absolument dénué de toute intelligence, est obligé de se rendre un compte exact des principaux résultats obtenus par le gigantesque effort de l’esprit humain. Il s’habitue naturellement à considérer comme une espèce inférieure un sexe dont les appréciations diffèrent constamment des siennes, et parfois de la manière la plus étrange. Aux États-Unis, où l’homme est absorbé par un labeur sans relâche, c’est au contraire la femme qui s’occupe plus volontiers de livres et de sciences, et dans l’université féminine de Vassar female college on serait presque porté à prendre en pitié la grossièreté des habitudes viriles. Or la Bulgarie ne présente aucun de ces spectacles également frappans. Les deux sexes vivent dans une ignorance absolue, et le paysan bulgare étant plus disposé à s’en rapporter à son expérience qu’à toutes les théories, personne n’a encore découvert dans ce pays que « les femmes ont les cheveux longs et le jugement court. » Si l’opinion penche d’un côté, elle inclinerait plutôt du côté de la femme. Les chants nous montrent les fils consultant leurs vieilles mères au lieu de s’adresser à leur père, comme s’ils étaient plus sûrs de trouver chez elles tendresse et prudence réunies. Loin que la femme soit comprise au nombre des fléaux, les récits où l’imagination bulgare se montre le moins engourdie attestent que les Bulgares la croient particulièrement apte, à cause de son genre de vie plus favorable à la réflexion, à suggérer un sage conseil, à tirer d’embarras les plus habiles, et même à donner du cœur aux plus résolus. Telles sont l’épouse de Martin, « intelligente et accorte, » la femme de Nabdoula, les intrépides compagnes de Marko Kraliévitch et les épouses résolues de Raïko Boscovitch et de Salakim Todor. Sans doute, comme chez les autres Slaves du sud, la femme ne doit point voir, un égal dans le chef de la famille, assis sur le « haut divan; » mais ce personnage, dont de trop fréquentes libations troublent le jugement, est comme d’autres souverains qui, tout en faisant sonner bien haut les prérogatives d’un a ministre du ciel armé du glaive, » sont dans la pratique portés à penser qu’ils verront mieux par les yeux de leur vizir que par les leurs, et sont plus disposés à répéter avec l’emphase officielle qu’à prouver par des actes significatifs que leur sagesse est infaillible.

Avec de pareilles inclinations, le Bulgare est souvent un sujet d’étonnement pour les voyageurs ennuyés de le voir écouter avec une visible indifférence leurs théories religieuses ou politiques. « Sa femme et son champ, » ont dit des observateurs, telles sont les seules idées qui puissent entrer dans sa tête. En dehors du travail et du «cher bien » — nom affectueux donné, ainsi que celui de premier amour, à la compagne de sa rude existence, — il est en effet difficile de découvrir quelque idée capable de passionner le descendant de ces hommes fougueux qui ont montré tant d’ardeur contre les césars et contre les pontifes. Il ressemble à l’Israélite du moyen âge, qui, ne trouvant que des vexations dans une société aveuglée par l’ignorance et par le fanatisme, se réfugiait au foyer domestique, où il redevenait aux yeux d’une femme dévouée et d’enfans respectueux le fils de Juda, héritier des promesses faites par Jéhovah aux patriarches monothéistes. Ainsi le Bulgare, méprisé et rançonné par l’Ottoman, sur le morceau de terre qu’il arrose de ses sueurs, au foyer de cette cabane qui abrite pour lui des têtes chéries, se transforme en maître qui a le droit de commander à tous les membres de la famille comme leur chef vénéré; il est le chrétien qui par la protection du Christ relèvera, après des jours d’épreuve marqués par la volonté du ciel, un front trop longtemps humilié sous le joug de l’islam.

Parmi les nationalités chrétiennes de notre péninsule, la modeste société bulgare est celle qui de nos jours a été le moins prodigue de programmes. Il ne faut pas attacher une grande importance aux manifestes publiés à l’étranger, par exemple à Bucharest; ils contiennent les aspirations de ceux qui les ont rédigés plutôt que ceux de la nation. Il en est de même des fastueuses professions de foi qui voudraient nous représenter les Bulgares comme disposés à se lancer dans la voie des révolutions religieuses pour conquérir, avec l’appui de la papauté, la sympathie des peuples qui reconnaissent la suprématie de Rome. Nous ne sommes plus au XVIe siècle, époque de grands hommes et de fières résolutions, siècle qui produisait à la fois des Luther et des Ignace, des Calvin et des Xavier, et la Bulgarie ne se fera pas plus catholique que l’Italie ne deviendra protestante et l’Angleterre papiste. Si les Bulgares n’ont pas le goût de hardies combinaisons étrangères à l’esprit timide de notre génération, leur attention toutefois est nécessairement frappée de tout ce qui se passe autour d’eux. Combien de faits extraordinaires ont frappé leurs regards depuis le commencement du siècle! Au sud de l’Albanie, Ali-Pacha, ralliant la Toskarie autour de son drapeau, faisait courir au pouvoir des sultans des dangers de toute espèce, et en tombant il semblait léguer sa vengeance à une dynastie albanaise qui, après avoir relevé le trône des Pharaons, marchait audacieusement sur Constantinople, sauvée à grand’peine de ses mains redoutées par une intervention européenne. Au nord de l’Albanie, à la puissance des pachas héréditaires de Scodra succédait en Guégarie l’influence chrétienne, et par conséquent plus dangereuse pour la Turquie, des chefs intrépides de la Mirdita. Cependant les Serbes insurgés fondaient la principauté de Serbie, et les Hellènes le royaume de Grèce. L’insurrection crétoise, en agitant profondément la Bulgarie, a constaté que la vue des efforts perpétuels faits par les chrétiens de la péninsule pour reconquérir leur indépendance exerce une action chaque jour plus forte sur les pâtres de l’Hémus; mais si les Albanais, les Serbes, les Hellènes, les Roumains, peuvent tourner les yeux vers Orosch[10], vers Belgrade, vers Athènes, vers Bucharest, où la croix a remplacé le croissant, où la vie nationale se concentre en attendant que les circonstances (qui ne manquent point aux peuples honnêtes, unis et persévérans) permettent de réaliser les aspirations nationales, la Bulgarie, restée tout entière sous la domination étrangère, continuant de vivre à l’état de province conquise, n’a aucun centre militaire ou simplement intellectuel vers lequel puissent se diriger les regards de ses nombreux enfans. Il en résulte pour elle une infériorité douloureuse qui ne se borne pas seulement à la politique. En effet ce ne sont pas les insurrections qui sont le principal moyen de recouvrer une indépendance contestée. Se délivrer d’une langue imposée par la conquête et des mœurs étrangères, réveiller l’intelligence nationale engourdie par des siècles d’ignorance, retrouver les monumens de la pensée virile des ancêtres, appeler l’attention de tout ce qui réfléchit par de généreuses tentatives pour prendre part au mouvement général des idées et aux aspirations libérales des âmes élevées, s’initier à l’aide d’un travail persévérant à ces sciences qui ont changé la face de l’Occident, constater de toutes les façons qu’on n’a d’autre mobile que l’indépendance, le bonheur et la liberté de son pays, tels sont, mieux encore que les combats, les moyens de reprendre dans le monde civilisé une place perdue par les générations dont les défaillances, les erreurs ou les vices ont livré au mahométisme, à la polygamie et au pouvoir absolu une des plus merveilleuses contrées du monde.


DORA D’ISTRIA.

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  1. Itinéraire de G. de Bubruk dans les pays orientaux, p. 204 et 275, édition de la Société de géographie de France.
  2. Ὀνογουνδούροι (Onogoundouroi), ou Huns-Goundoures, c’est-à-dire qu’on les confondait avec d’autres Finno-Mongols, ancêtres des Magyars, les Hunugares des Latins, les Ounououres des Hellènes.
  3. Voyez le Politecnico de Milan, mars 1867.
  4. Il n’est pas rare de voir les poètes bulgares donner des ailes au cheval.
  5. « Quand tonne saint Élie, » dit le chant des Sept héros de l’Arabe.
  6. Voyez la Revue du 1er  août 1867. — L’exemple tiré ici de deux chants semble en contradiction avec ce qui est dit plus haut du caractère bienveillant des vilas de l’air ; mais, outre que c’est surtout dans les mythes que la règle souffre exception, les auteurs ont pu s’inspirer des chants grecs kharoniens.
  7. Voyez la Revue du 15 mai 1866.
  8. Voyez la Revue du 1er ’ août 1867.
  9. Voyez la Revue du 15 mars 1859.
  10. Au temps des pachas héréditaires de Scodra et au temps d’Ali, Scodra et Janina occupaient en Albanie la place occupée aujourd’hui par une localité bien moins importante, la capitale des Mirdites.