La Navigation aérienne

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La Navigation aérienne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 633-657).


LA
NAVIGATION AÉRIENNE


Un savant des plus autorisés a exposé ici même[1] où en était, il y a quelques années, ce qu’on appelle la conquête de l’air. Il a rappelé les efforts persévérans, mais trop souvent mal dirigés, de tous ceux qui ont été à la recherche de cette nouvelle Toison d’or. Il nous a retracé les enthousiasmes de la première heure, à la suite de l’apparition de la première montgolfière, les essais infructueux souvent suivis de catastrophes dont la ruine des inventeurs était la plus ordinaire ; puis les déceptions, la lassitude après l’engouement, l’indifférence enfin, la morne indifférence, pire que l’hostilité, plus humiliante que la contradiction. N’étaient quelques tentatives mieux conçues, le judicieux écrivain se serait montré disposé à répéter le mot de Franklin et à dire encore de l’aérostation, un siècle cependant après la merveilleuse ascension d’Annonay : « C’est l’enfant qui vient de naître. »

En est-il encore de même ? L’enfant est-il toujours dans les langes ? Ou plutôt n’a-t-il pas grandi ? N’a-t-il pas appris à se connaître ? Ne saura-t-il pas bientôt se diriger, et, amoureux d’espace, de liberté, de grand air et d’idéal, ne sent-il pas lui pousser des ailes ? C’est ce que je voudrais, si le lecteur le veut bien souffrir, examiner dans ces quelques pages.


I.

Le ballon, gonflé d’un gaz plus léger que l’air, déplace de celui-ci un volume dont le poids est supérieur au sien. La différence entre ces deux poids constitue sa force ascensionnelle. Par l’effet de cette différence, il éprouve une poussée de bas en haut, analogue à celle qui renvoie flotter à la surface une boule de liège immergée dans l’eau. Il est, à ce propos, assez remarquable qu’il ait fallu attendre vingt-deux siècles, et trouver dans une vallée de l’Ardèche un manufacturier doué de l’esprit d’observation, pour qu’on vît faire au fluide aérien application du principe d’Archimède.

L’aérostat s’élève donc : il monte et ne s’arrête que là où il rencontre une couche d’air assez dilaté pour que le volume déplacé n’ait plus qu’un poids exactement égal au sien. Jusqu’où peut-il aller ainsi ? Peut-on fixer une limite à la hardiesse de ses ambitions ? Quo non ascendam ne peut-il pas être sa devise ? N’est-ce pas lui, par exemple, qui, plus entreprenant en son vol que le condor des Andes, ira chercher dans les hauteurs inconnues, au-delà, bien au-delà

De ces pics désolés que la tempête assiège,

le secret de la cause encore ignorée qui retient l’atmosphère autour de notre globe. Pourquoi toujours plus raréfiée et plus légère à mesure qu’elle s’éloigne de la surface terrestre, ne va-t-elle pas, subtile et impondérable, se perdre progressivement dans l’infini des solitudes interplanétaires ? Le ballon, quelque jour, ne nous le dira-t-il pas ? Non ; de si hautes prétentions ne lui sont pas permises. Les aérostats ordinaires, comme ceux dont la marche tranquille amuse le regard de la foule les jours de fête, faits comme ils le sont généralement d’une étoffe peu résistante, ne pourraient pas dépasser la hauteur du Mont-Blanc sans courir de gros risques. Et l’on estime que l’atmosphère a une épaisseur de peut-être 200 kilomètres.

Cependant, on a voulu que ce léger sphéroïde, qu’on avait renoncé à diriger, ne fût pas seulement une sorte d’amusement, complément obligé du programme officiel des réjouissances publiques. Prenant pour sa construction les précautions qu’inspirait le souci de leur sécurité, on l’a chargé de transporter dans les hautes régions de l’atmosphère les physiciens désireux d’y recueillir d’utiles informations. Les ascensions de Glaisher, de Robertson, de Gay-Lussac, de Barrai et de Bixio, à des hauteurs supérieures à 7 000 mètres, ont vivement frappé l’attention des contemporains et facilité l’étude des problèmes délicats relatifs à la distribution de l’électricité atmosphérique, à la variation de l’intensité magnétique et à la composition du gaz complexe que nous respirons.

La téméraire ascension du Zénith à 8 600 mètres de hauteur, exécutée le 24 mars 1875, coûta la vie à Sivel et à Crocé-Spinelli. Ce funèbre événement marqua la limite supérieure que son organisation physiologique semble interdire à l’homme de jamais dépasser.

Cependant l’humaine curiosité n’est pas satisfaite. L’insatiable science veut connaître ces solitudes dépeuplées dont l’accès est défendu à tout ce qui a vie. Les conditions physiques des hautes régions de l’atmosphère sont encore inconnues, et il est permis de penser que les phénomènes ne s’y passent pas tous conformément aux lois qui régissent le milieu dans lequel nous vivons. Comment varient, avec l’altitude, la pression atmosphérique, et la température, et le magnétisme, et l’état électrique ? La composition chimique reste-t-elle constante ? La vapeur d’eau, l’acide carbonique, ne disparaissent-ils pas à partir d’un certain endroit ? Quelle est dans ces couches dilatées, situées au-delà de l’écran protecteur des nuages, la puissance de la radiation solaire ? Et ces terrifians météores, la grêle, la neige, la foudre, comment se forment-ils ? N’est-ce pas en s’élevant qu’on pourra pénétrer les lois qui régissent l’ouragan et la tempête ? N’est-ce pas là-haut, en cette mystérieuse immensité, que se trouvent peut-être les outres formidables d’Éole ?

L’homme ne peut y atteindre. Il y enverra, exacts serviteurs, des instrumens chargés d’observer pour lui, de tenir registre des phénomènes, et d’en faire au retour le fidèle rapport. Une modeste et patriotique association[2], stimulée par la verve toujours jeune de son président, un des vétérans de la science aéronautique, s’occupe, avec un zèle digne d’encouragement, à pratiquer de temps à autre, au moyen de ballons non montés, munis d’appareils enregistreurs, ces sortes de sondages à longue portée dans les profondeurs de l’atmosphère. Elle a déjà recueilli ainsi plus d’une donnée intéressante pour la science.

Son ballon l’Aérophile a rencontré cette année, à 10 000 mètres d’altitude, une température de 50 degrés au-dessous de zéro. Et cependant, la radiation solaire y était tellement intense que la légère nacelle, faite d’un blanc osier, redescendit brunie et basanée : elle avait eu un coup de soleil.

Mais, même dans ce cas, où la préoccupation de l’existence de l’aéronaute n’existe plus, on ne peut pas aisément construire un ballon pouvant s’élever indéfiniment. La nature des choses impose des limites à la curiosité scientifique. Un ballon de faibles dimensions, une centaine de mètres cubes par exemple, pourra, dans des conditions ordinaires, atteindre l’altitude de 12 000 mètres. L’Académie des Sciences a entendu, il y a peu de temps[3], le commandant Renard, dont le nom reviendra tout à l’heure plus d’une fois dans ce redit, exposer la façon dont doit être construit un ballon susceptible de s’élever à 20 kilomètres. La chose n’est pas aisée. Plus on s’élève, moindre est la densité de l’air, et moindre par conséquent la force ascensionnelle du ballon. Pour s’élever encore, il lui faudrait des dimensions croissant jusqu’à l’exagération. Un volume de trois millions de mètres cubes suffirait à peine à atteindre la hauteur de 50 kilomètres. Ce ne serait encore que le quart de la route. Autant dire que l’observation directe de ces déserts aériens, frontières de notre planète, nous est définitivement interdite.

S’il ne peut pas monter toujours, le ballon va-t-il donc rester indéfiniment, prisonnier résigné, au sein de la couche aérienne où son poids se trouve équilibré ? Non, certes, Préviendra, ce messager des airs, apporter ici-bas des nouvelles d’en haut. L’équilibre rencontré n’a qu’une courte durée. L’étoffe dont est fait le globe aérien ne s’oppose qu’incomplètement, quelque soin qu’on prenne, à la transfusion des fluides, et on n’est pas encore parvenu, quoiqu’on y songe, à la remplacer par une enveloppe métallique imperméable, cuivre ou aluminium, composée de feuilles suffisamment minces et soigneusement soudées entre elles. À travers le tissu, l’air pénètre à l’intérieur tandis que s’échappe le gaz léger. Tout l’appareil s’alourdit. À ce premier effet s’ajoutent ceux de la rosée, de la pluie, de la neige ou du givre qui souvent viennent surcharger la vaste superficie du ballon. Et c’est ainsi qu’il redescend vers la terre d’où il était parti. Quelques kilogrammes de trop, il prend une accélération qui rend souvent dangereux, quand il porte des voyageurs, l’instant critique de l’atterrissage. Plus d’une ascension s’est terminée par de graves accidens.

Mais s’élever n’est pas le seul service qu’on veuille recevoir du ballon. — Des explorateurs, émules peut-être de Binger et de Monteil, à l’heure même où l’apparition du Dirigeable semble consommer la disgrâce du sphéroïde primitif, veulent cependant faire concourir à leurs desseins ce serviteur dédaigné. Il ne lui faut, après tout, ni machine, ni combustible. Il sera le voilier de cette flotte aérienne dont son superbe rival va devenir le steamer. Au lieu de lutter, comme lui, contre les vents, il leur obéira. Mais il saura choisir son maître. L’étude des courans atmosphériques a donné à deux ingénieurs dont l’audace égale le talent une espérance, bientôt transformée en conviction, croyons-nous, par l’enthousiasme et l’amour d’un certain extraordinaire. Ils trouveront, assurent-ils, pour les porter d’un borda l’autre des continens, par-dessus plaines, monts et vallées, des vents d’allure régulière, sorte d’alizés terrestres, soufflant à époques fixes, d’Orient en Occident. — Portés par un ballon armé et équipé pour de véritables voyages au long cours, ils se veulent confier à ces fleuves aériens dont ils auront été les premiers hydrographes. En quarante jours, ils auront traversé le continent noir et contemplé de haut ces sommets inaccessibles que Stanley ne voulut point gravir. Il leur faudra moins de temps pour franchir les Andes et de l’Atlantique arriver au Pacifique. Surprendre les richesses qui se cachent peut-être encore dans les déserts inhospitaliers de l’aurifère Australie ne sera pour eux qu’une affaire de quelques jours :

Ils vont : l’Afrique plonge au gouffre flagellé,
Puis l’Asie,… un désert… Le Liban ceint de brume.
Et voici qu’apparaît, toute blanche d’écume,
La mer mystérieuse où vint sombrer Hellé.

L’entreprise n’est pas sans difficulté et offre plus d’un hasard. Mais ceux qui l’ont conçue sont gens de ressources. Ils croient avoir tout prévu. L’enveloppe de leur aérostat, faite d’une octuple baudruche, ne laissera se perdre en un jour que quelques grammes du gaz le plus subtil. Un long cordage en acier, ce que leurs confrères anglais appellent un guiderope, et que, de la nacelle, on allonge ou l’on rentre à volonté, réglera en traînant sur le sol les oscillations verticales du sphéroïde, permettra d’économiser le lest. Les aéronautes pourront jeter l’ancre, mouiller quand le vent leur sera contraire, appareiller de nouveau aussitôt qu’il redeviendra favorable. Ils comptent faire quelques relâches et renouveler leurs provisions en troquant du haut de leur nacelle avec les sujets de quelque Behanzin,

Qui, voyant ces mortels voyager dans les cieux,
S’étonne, les admire et les prend pour des dieux.


Peut-être, nouveaux Pizarres, profiteront-ils du prestige dont ils seront à coup sûr entourés, pour conclure, du sein des nues, quelques traités qui feront rentrer des peuples nouveaux dans ce que le quai d’Orsay appelle notre sphère d’influence.

La possibilité d’une telle tentative soulève peut-être quelques objections. Mais à quoi bon ? Les promoteurs n’ont-ils pas l’encourageant exemple du Victoria, dont Jules Verne nous conte la palpitante odyssée[4]. Et puis, la triste désillusion vient toujours assez tôt. Laissons les âmes généreuses et les esprits entreprenans savourer, avant l’échec, les joies non déflorées que leur donne l’espérance[5].

Heureux qui voit de loin, dans l’arène infinie,
Courir son rêve devant soi.


II.

L’invention de Montgolfier, en dépit des utiles perfectionnemens que presque aussitôt après y apporta le physicien Charles, parut bien vite, à l’insatiable curiosité du public, un résultat insuffisant. Cet aérostat, ludibrium ventis, jouet des vents capricieux qui, au hasard de leur souffle incertain, le promenaient à travers les plaines éthérées, il fallait pouvoir le diriger, franchir avec lui les océans et les montagnes, et, libre comme l’oiseau, défier avec lui toutes les frontières. Dans l’enthousiasme de la première heure, on lui en demandait beaucoup plus qu’on n’en a encore pu obtenir. Rien ne paraissait impossible aux imaginations surexcitées. Ce fut l’imagination, en effet, beaucoup plus que la raison éclairée par la science, qui présida aux premières tentatives de direction des ballons. Il serait sans intérêt de les énumérer ici. Tenons-nous-en à celles qui marquent un progrès vers la réalisation de l’idée.

La première en date qui mérite d’être mentionnée est due à Meusnier, ingénieur militaire, général du génie à trente-cinq ans, à une époque où la loi des cadres n’avait pas encore réglé la monotone allure de l’avancement. Il mourut en 1793 en défendant héroïquement la place de Mayence contre les Prussiens et les Autrichiens coalisés. Parlant de lui, le grand Monge, qui ne passait pas pour un donneur d’éloges, disait : — « C’est l’intelligence la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée. » — Le premier, probablement, Meusnier abandonna la forme sphérique, qui est, en effet, un obstacle presque insurmontable à la direction de l’appareil. Son ballon, — qui, d’ailleurs, est toujours resté à l’état de projet, — devait avoir une forme ellipsoïdale et cuber 200 000 mètres. La propulsion devait lui être donnée au moyen d’ailes ajustées sur un axe horizontal auquel un mécanisme convenable, mû à bras d’hommes, imprimait un mouvement de rotation. En réalité, ce n’était autre chose que l’hélice qui devait être inventée plus tard par ce malheureux Frédéric Sauvage, mort fou et ruiné en 1855, l’un des plus tristes exemples des infortunes auxquelles conduit trop souvent l’esprit d’invention quand il n’a pas l’heureuse chance de s’emparer tout de suite de l’opinion publique. Pour être juste avec tout le monde, il conviendrait aussi de mentionner que des chercheurs laborieux ont cru reconnaître le tracé de l’hélice dans quelques croquis attribués à Léonard de Vinci. Si le fait est exact, il prouve, une fois de plus, qu’une longue gestation au sein de générations successives est souvent nécessaire pour préparer l’éclosion des inventions humaines.

Meusnier, d’ailleurs, avec les physiciens du siècle dernier, — la spécialité des météorologistes n’existait pas encore, — estimait que les courans aériens, comme ceux de certaines parties de l’Océan, — se superposaient, ayant chacun une direction différente. Il suffisait donc de pouvoir pénétrer dans tous ces courans successifs jusqu’à ce qu’on rencontrât celui ayant la direction désirée. Pour produire aisément les mouvemens de montée et de descente qu’imposait cette recherche, l’ingénieux officier imagina de loger à l’intérieur du ballon lui-même un ballonnet plus petit, sorte de vessie natatoire, dans laquelle, au moyen d’une petite pompe, l’aéronaute pouvait, à volonté, comprimer ou raréfier de l’air atmosphérique. C’était, par le fait, acquérir la faculté de faire varier la force ascensionnelle de l’appareil sans toucher au lest. C’était aussi pouvoir assurer la permanence de son volume, maintenir la tension de l’enveloppe malgré les pertes de gaz. Cette dernière conséquence, qui n’a sans doute pas frappé Meusnier, est celle qui, aux yeux des aéronautes d’aujourd’hui, constitue le principal mérite du ballonnet à air.

Il en fut de ce projet comme de tant d’autres. Dédaigné par le gouvernement d’alors, qui, il faut le reconnaître, avait ses préoccupations, le mémoire de Meusnier s’ensevelit, ignoré et poudreux, dans les archives de l’École d’artillerie de Metz.

La première tentative rationnelle qu’on ait à citer dans l’histoire de la direction des ballons est celle de Gifïard, en 1852, soixante-neuf ans après le siège de Mayence. Ce n’était plus un ellipsoïde comme celui de Meusnier, mais un fuseau composé de deux parties, symétriques par rapport au plan médian vertical, et s’allongeant en pointes aiguës. La longueur totale était de 44 mètres. Du filet qui recouvrait toute la partie supérieure, descendaient ces cordages minces et solides que les aéronautes de profession appellent des suspentes, soutenant une quille en bois léger, longue de 20 mètres, au-dessous de laquelle pendait la nacelle. Cette disposition heureuse donnait à l’ensemble une rigidité fort utile pour atténuer, au moins en partie, les oscillations anormales, l’espèce de tangage, qui devait résulter des positions respectives du moteur et du principal centre de résistance. Un gouvernail, formé d’une toile mince tendue sur un cadre, était accroché à l’une des suspentes de l’arrière, et pouvait être manié de l’intérieur de la nacelle où se trouvait également la corde commandant la soupape située au sommet du ballon. Car Giffard n’avait pas eu l’idée du ballonnet à air. Pour monter, il devait jeter du lest ; pour descendre, laisser s’échapper une partie du gaz. Par raison d’économie, ce ballon fut gonflé avec du gaz d’éclairage, lequel est beaucoup moins léger que l’hydrogène pur. La force ascensionnelle était diminuée d’autant. Mais, en 1852, Giffard n’était pas encore millionnaire, et l’hydrogène pur coûte beaucoup plus cher que le gaz d’éclairage.

L’intérêt principal résidait dans le moteur. L’inventeur y avait réalisé de nombreux progrès qui sont restés acquis à l’industrie. C’était une machine à vapeur de la force de 3 chevaux-vapeur, et cependant elle ne pesait que 150 kilogrammes. Elle actionnait, à raison de 110 tours par minute, une hélice à trois branches de 3m, 40 de diamètre. Il fallait une certaine dose de hardiesse pour s’en aller dans les airs, avec un appareil à feu, suspendu à quelques mètres au-dessous d’un ballon contenant 2 500 mètres d’un gaz facilement inflammable. C’était risquer peut-être la même aventure que celle qui coûta la vie à Pilâtre des Rosiers. Les amis de Giffard s’en inquiétaient. Mais il était de ceux dont le cœur est cuirassé de chêne et de triple airain. Il se contenta d’enfermer le foyer dans une enveloppe spéciale et de faire déboucher la cheminée au-dessous de la nacelle. Le tirage s’y produisait, comme sur les locomotives, au moyen de la vapeur, qui, sa besogne faite, s’échappe du cylindre. L’ascension eut le succès qu’en attendait l’intrépide inventeur. Il ne chercha pas à lutter directement contre le vent : « La force de la machine ne me l’eût pas permis, a-t-il dit lui-même ; cela était prévu d’avance et démontré par le calcul. Mais j’ai opéré avec le plus grand succès diverses manœuvres de mouvement circulaire et de déviation latérale. »

Encouragé par ce commencement, Giffard renouvela l’expérience. L’aérostat dont il se servit dans cette seconde ascension était de moindre capacité, mais plus allongé que le premier, toujours d’ailleurs en forme de fuseau symétrique. Il supprima la quille, ce qui était fâcheux au point de vue de la stabilité, déjà diminuée du fait de l’allongement. Une mauvaise chance fit, en outre, rencontrer à l’aéronaute dans les hautes régions de l’atmosphère un vent fort violent que rien, comme cela arrive souvent, ne faisait prévoir en bas. Il fallut redescendre. Comme la nacelle touchait terre, le ballon, subitement allégé, se redressa tout d’un coup et s’échappa du filet. C’était en 1855.

D’autres préoccupations occupèrent pour un temps l’esprit de l’inventeur.

Giffard fut, dans l’acception ordinaire de la locution, un fils de ses œuvres. Il ne sortait d’aucune école. Ce qu’il sut, il voulut le savoir, et l’apprit seul. On a dit de lui qu’il était réservé, solitaire, taciturne et même misanthrope. C’était plutôt un esprit méditatif et recueilli, ayant besoin de calme et de silence, et redoutant de perdre son temps en propos qui ne servaient pas sa pensée. Lorsqu’il fut devenu riche, — car, exception digne d’être notée, Giffard ne fut pas un de ces inventeurs que la fortune délaisse, — sa main comme son cœur s’ouvrirent largement. En annonçant sa mort à l’Académie des Sciences, J.-B. Dumas ajoutait : «… Le noble usage qu’il faisait de sa fortune pour les autres, le peu de jouissance qu’il en réclamait pour lui-même, assurent à sa mémoire le souvenir reconnaissant de tous ceux dont il avait entendu les plaintes et soulagé les souffrances. »

Ce ne sont pas cependant les ballons qui ont enrichi Giffard. La fortune lui vint principalement de son injecteur, merveilleux instrument avec lequel, devançant toute théorie, l’inventeur remplaçait l’appareil encombrant et quelquefois capricieux des pompes d’alimentation des générateurs de vapeur. La chaudière elle-même pourvoirait désormais à ses besoins, sans qu’il y ait à mettre en mouvement aucun organe mécanique ; un jet de sa propre vapeur irait, actif pourvoyeur, chercher l’eau nécessaire, l’entraînerait avec lui, et, malgré la différence des pressions, la ferait pénétrer dans la chaudière. Cet effet singulier causa une vive surprise. Ce ne fut que plus tard, quand la théorie mécanique de la chaleur fut constituée, qu’on parvint à l’expliquer. Mais le fait n’en était pas moins constant. L’injecteur, dès son apparition, fonctionna avec succès. Savans et ingénieurs se rendirent à l’évidence. Clément Sauvage, qui fut, parmi les illustres fondateurs de nos chemins de fer, l’un des esprits les plus pénétrans et les plus justes, l’appliqua le premier sur une locomotive du chemin de fer de l’Est. Peu après, Dupuy de Lôme en munissait les chaudières de la nouvelle flotte.

Ces exemples, venus de haut, furent rapidement suivis. Aujourd’hui l’injecteur Giffard se trouve sur toutes les locomotives et tous les steamers, et sur presque toutes les autres machines à vapeur du monde. En 1859, un an à peine après la prise de son brevet, l’Académie des Sciences décernait à GifTard son grand prix de mécanique. La fortune arriva avec l’honneur. Rapidement enrichi, l’heureux inventeur revint à l’aérostation, qui avait été la première maîtresse de son ardent génie.

Les ballons captifs qu’il installa aux Expositions de 1867 et de 1878 eurent un succès qu’on se rappelle encore. Mais ce n’étaient là que des intermèdes, des sortes de temps d’arrêt dans la marche de sa pensée, toujours obsédée du problème de la direction du navire aérien. Ses recherches semblent avoir abouti. Il avait préparé la construction d’un ballon de 50, 000 mètres muni d’un moteur puissant, — avec deux chaudières. Dans le foyer de l’une on eût brûlé du charbon, à la manière ordinaire ; dans l’autre, — idée ingénieuse, — on eût, comme combustible, utilisé cette portion du gaz qu’à mesure qu’on s’élève la dilatation chasse du ballon. Tout était prêt, quand la perte de la vue contraignit Giffard au repos. Le désespoir s’empara de cette âme, qui ne pouvait vivre que dans l’activité. Il voulut mourir. Ses amis reçurent de lui la suprême confidence qu’il emportait, — ou du moins croyait emporter avec lui, le secret longtemps cherché. Ce secret, — on l’a dit, — il ne voulait pas qu’il lui survécût. « Il avait cru voir les airs ensanglantés par la guerre, comme déjà les flots et les plaines, et rempli d’horreur, il s’était tu[6]. »


Cette guerre, dont la pensée soulevait l’émotion dans le cœur de Giffard, elle vint cependant. On sait les services que l’aérostation rendit à Paris assiégé. Soixante-quatre fois pendant la longue durée de ce siège inoubliable, les ballons, s’élevant au-dessus des lignes prussiennes, allèrent porter en province des nouvelles de la capitale. Les voyant passer au-dessus de sa tête, hors de la portée de ses projectiles, celui qui allait être empereur d’Allemagne déclarait, avec un peu d’ironie dans le sourire, ces pauvres Parisiens vraiment fort ingénieux à sortir de l’étreinte. Sortir, oui : la chose fut possible, et encore au prix de quels hasards, ceux de cette époque néfaste s’en souviennent toujours. Plusieurs y perdirent la vie[7]. Mais rentrer dans Paris assiégé, on ne le crut pas possible, nul aéronaute ne l’entreprit.

C’est qu’en effet les ballons des assiégés, comme tous ceux lancés depuis Montgolfier et Charles, étaient impuissans à diriger leur marche, à choisir leur point d’arrivée. Jouets de l’air, ils allaient où les portait le souffle incertain des vents. Partis de Paris avec l’espoir d’atterrir aux environs de Tours ou de Bordeaux, ils allaient quelquefois, sans pouvoir s’en défendre, tomber en Belgique ou bien même en Norvège, quand ils ne se perdaient pas dans l’immensité silencieuse de l’Océan.

C’est à ce moment que l’éminent ingénieur qui s’était illustré par la création des premiers navires cuirassés, et qui portait en lui, au plus haut degré, l’âme ardente de l’inventeur, voulut tenter de rétablir, par la voie des airs, les communications de la France avec sa capitale assiégée. Dans une de ces séances mémorables de l’Académie des Sciences que le bruit du canon ne parvenait pas à troubler, il s’offrit à construire un ballon dirigeable, dont il indiqua aussitôt les premières données. Plus renflé que celui de Giffard, le ballon de Dupuy de Lôme avait encore la forme d’un fuseau symétrique, indiquée par l’expérience autant que par de raisonnables présomptions comme favorable à la marche et à la direction. On y retrouvait le ballonnet à air. La suspension de la nacelle assurait au système la rigidité nécessaire. Enfin, heureuse innovation, le filet dont les mailles et les nœuds constituaient une surface inégale et rugueuse, accroissant sensiblement la résistance, était remplacé par une housse d’étoffe gommée lisse et unie. En revanche, moins hardi que Giffard, Dupuy de Lôme n’avait pas cru possible de se munir d’un moteur à vapeur, et l’hélice était mue à bras d’hommes.

Quelque pressant que fût l’intérêt que présentait l’utilisation du nouvel appareil, quelque désir qu’on en eût, il ne put être fait à temps. C’est seulement au commencement de 1872 qu’on l’expérimenta sur le champ de courses de Vincennes. Ainsi qu’on s’y attendait, la stabilité fut parfaite : le mouvement de huit hommes agissant simultanément sur le treuil de l’hélice n’imprima aucune oscillation à la nacelle. Mais on constata, du même coup, l’insuffisance de cette force motrice. À peine put-on faire dévier le ballon de quelques degrés sur la direction du vent. Dupuy de Lôme était trop avisé pour ne pas s’en rendre compte, et il s’en expliqua lui-même quelque temps après. « Si l’on parvenait, écrivait-il, à se mettre bien à l’abri des dangers que présente une machine à feu portée par un ballon à hydrogène, on ferait facilement une machine de huit chevaux avec le poids des sept hommes dont on pourrait diminiuer le chiffre de l’équipage… On obtiendrait ainsi un appareil capable de faire route par rapport à la terre dans toutes les directions qu’il faudrait qu’il suive. »

Mais l’heure des moteurs électriques était proche. Dix ans après l’expérience de Vincennes, MM. Tissandier, les patriotiques promoteurs de l’aérostation militaire de 1870, commandèrent l’hélice de leur appareil aérien, au moyen d’une machine dynamo du type Siemens, actionnée par une pile ingénieusement combinée pour donner un grand débit, tout en n’ayant qu’un faible poids.

Ils conservèrent au ballon sa forme de fuseau symétrique et la housse imaginée par Dupuy de Lôme, mais n’apportèrent peut-être pas une préoccupation suffisante à assurer la stabilité. Quoi qu’il en soit, dans le courant de 1883-1884, ils efTectuèrent trois ascensions, et ils ont eu le droit de dire que chaque fois, pendant quelques minutes, ils donnèrent à l’appareil une direction déterminée. Ce résultat, si minime qu’il paraisse, était considérable. Giffard, Dupuy de Lôme, n’avaient pu obtenir, à aucun moment, cette direction effective du ballon. MM. Tissandier, encouragés, auraient voulu continuer, renouveler leurs expériences dans des conditions plus favorables. Ils songèrent à construire un nouvel aérostat qui aurait eu 3 000 mètres, et qui, gonflé d’hydrogène pur, aurait pu emporterprès de 3, 500 kilogrammes, c’est-à-dire un moteur de grande puissance. Il fallait pour cela 200 000 francs. Ils s’adressèrent au public ; on leur en offrit 4 000.

D’ailleurs, au même moment, les capitaines Renard et Krebs réalisaient leur belle expérience du 9 août 1884. Parti des ateliers militaires de Chalais-Meudon, par temps calme, le ballon la France, monté par ses deux inventeurs, évolua avec la plus grande docilité. « Dès que nous eûmes atteint la hauteur des plateaux boisés qui environnent le vallon de Chalais, a dit M. Renard, en rendant compte de cette expérience, nous mîmes l’hélice en mouvement et nous eûmes la satisfaction de voir le ballon obéir immédiatement et suivre facilement toutes les indications du gouvernail. Nous sentîmes que nous étions absolument maîtres de notre direction, et que nous pouvions parcourir l’atmosphère dans tous les sens aussi facilement qu’un canot à vapeur peut évoluer sur l’eau calme d’un lac. » Les aéronautes, arrivés au-dessus de Villacoublay, à trois quarts de lieue de Ghalais, effectuèrent un changement de direction, vinrent passer tout près du Petit-Bicêtre, et de là regagnèrent leur point de départ. Ils atterrirent doucement à l’endroit exact d’où ils étaient pnrtis vingt minutes auparavant. Ils avaient parcouru 7 600 mètres ; ce qui correspond à une vitesse de vingt-trois kilomètres à l’heure. Cette première expérience n’était qu’un essai ; son succès n’en eut pas moins un retentissement très légitime et très naturel. Six autres, exécutées sur de plus longs parcours et dans des conditions atmosphériques moins favorables, suivirent à d’assez courts intervalles. La dernière eut lieu le 23 septembre 1885. De Chalais, la France vint jusqu’au Point-du-Jour, par un assez fort vent d’est, qui lui était directement contraire. Les fortifications franchies, le virage eut lieu. La modestie des inventeurs les arrêta au seuil de la capitale où les attendaient les acclamations de la foule enthousiaste. Aidés par le vent, qui d’ennemi devenait un auxiliaire, ils regagnèrent Chalais en quelques minutes. Cinq fois sur sept, docile à la main qui le dirigeait, la France est revenue exactement à son point de départ. Le ballon dirigeable n’est donc plus une utopie, et on peut prévoir le moment prochain où la conquête de l’air sera réalisée :

 
Nil mortalibus arduum est ;
Cœlutn ipsum petimus…

Comment ce résultat si considérable a-t-il été obtenu ? L’honneur en revient en grande partie au moteur, à la fois léger et puissant, imaginé par M. Renard. Doué d’une force de neuf chevaux-vapeur, il ne pesait que 100 kilogrammes. De savantes recherches avaient en outre permis de quintupler, sous le même poids, l’énergie de la pile. Mais la légèreté, — c’est là le point faible, — était acquise aux dépens de la durée. Les approvisionnemens qu’il était possible d’emporter sans surcharger le ballon ne permettaient pas de faire fonctionner la pile pendant plus d’une heure et demie. La housse, soigneusement fabriquée, était plus légère encore, toutes proportions gardées, que celle de Dupuy de Lôme. Elle ne présentait aucune saillie de nature à créer une résistance, et dans le même dessein, les parois de la nacelle étaient faits d’une toile lisse fortement tendue. Presque aussi longue que le ballon, qui avait 50 mètres de pointe en pointe, cette nacelle remplissait à peu près l’office de la quille si ingénieuse du premier ballon Giffard, et contribuait ainsi puissamment à la stabilité. Le ballon lui-même cubait 1 860 mètres ; il était, bien entendu, muni du ballonnet à air, devenu un organe indispensable. Quant à sa forme, elle s’écartait des précédens suivis jusqu’alors. Ce n’était ni l’ellipsoïde de Meusnier, ni les fuseaux plus ou moins allongés, mais toujours symétriques, de Giffard, Dupuy de Lôme ou Tissandier. Renflé, à peu de distance de la pointe avant et allant en s’amincissant vers l’arrière, le ballon de MM. Renard et Krebs, — que les visiteurs de l’Exposition de 1889 se rappellent certainement, — avait assez bien l’aspect d’un gigantesque cigare de Manille.

Les inventeurs, qui paraissent être, comme l’était Giffard, de la tribu des silencieux, n’ont pas fait connaître les motifs qui les ont poussés à adopter cette forme quelque peu imprévue. Elle est l’objet d’ardentes discussions parmi ceux qui, par goût ou par profession, étudient ou pratiquent l’aéronautique. — Elle augmente la résistance, disent les uns. — Elle accroît la stabilité, répondent les autres. — Voyez la proue tranchante des navires, reprennent les premiers. — Et la tête du poisson, exclament les Féconds, avez-vous jamais considéré où elle est placée ? — Voire, réplique-t-on de l’autre côté : votre prémisse n’est pas complète. La tête est grosse, il est vrai ; mais la queue frétille, ce qui change bien les choses. En est-il de même de votre ballon ? Puis, invoquant certaines hypothèses qui, nouvelles venues dans la science, ont encore besoin de vérification, on affirme que le Fabricateur Souverain se préoccupe plus de varier le nombre des espèces que d’en assurer la perfection. — Des argumens du même ordre sont produits par les tenans du gros bout. — Et gros-boutiens et petits-boutiens ne sont pas ici plus près de s’entendre qu’ils ne l’étaient aux merveilleux empires de Lilliput et de Blefascu.

La vérité ici, comme en presque tout ce qui touche à la navigation aérienne, c’est que, faute d’expérimentations suffisantes, la science ne peut jusqu’ici fournir d’indications précises. Le fait qui aurait, dit-on, déterminé les gros boutiens est connu sous le nom d’expérience des petits solides. Elle n’est rien moins que concluante. Ce n’est pas en projetant dans l’eau des figures géométriques en ébonite, mesurant quelques décimètres à peine, qu’on pourra déduire de l’allure qu’elles prendront, celle qu’aurait dans l’atmosphère un ballon de forme semblable, mais deux ou trois cents fois plus gros. Il semble donc que les petits-boutiens soient recevables à demander une autre expérience dans laquelle le ballon de Chalais marcherait le bout effilé en avant. — Toutes choses égales d’ailleurs, on doublerait presque la vitesse, affirment-ils. — En aucune façon, répondent les autres. On n’irait pas plus vite, mais la stabilité de l’appareil serait gravement compromise. On verrait l’aérostat, protestant à sa façon contre ce changement de posture, rendre à chacun son rôle, et, par ce qu’on appelle dans les manèges un tête-à-queue, remettre le gros bout en avant. — On en est là. L’expérience seule peut faire voir qui des deux a raison.

Que d’autres questions, outre celles de la forme du ballon, restent encore à résoudre pour diminuer la résistance d’une part, et de l’autre augmenter non-seulement la puissance, mais encore la durée possible du fonctionnement ! La forme de l’hélice, sa position à l’avant ou à l’arrière, la distance qui sépare son axe de celui suivant lequel s’exerce la résistance, le moteur, enfin qu’il faut non-seulement puissant et léger, mais encore approvisionné pour une marche d’une journée peut-être, tels sont quelques-uns des points encore fort obscurs qu’il faudrait élucider. C’est avec le dirigeable lui-même qu’on y arrivera, sans doute, le plus sûrement.

On sera d’ailleurs bientôt en possession de faits nouveaux. De tous côtés, en Amérique principalement, surgissent de nouveaux projets de dirigeables. La plupart, il est vrai, ne repassent jamais le seuil de l’office des brevets, dont les cartons, berceaux imposteurs, deviennent autant de tombeaux. Chez quelques-uns de ces projets d’outre-mer, apparaissent cependant des indications qui pourraient être utilement recueillies. Tels sont les ballons conjugués et avec eux la tendance à placer l’axe de l’hélice, — sinon en coïncidence complète avec l’axe de la résistance, — tout au moins en parallélisme dans un même plan horizontal, ce qui est, en effet, tout à fait rationnel.

Mais ce ne sont là que des projets. Ce qui nous donne un espoir plus certain, c’est que le savant et laborieux directeur de Chalais n’est pas resté inactif depuis huit ans. Les rares initiés qui savent ce qui se passe chez lui nous parlent de la prochaine ascension d’un nouveau « dirigeable. » Il sera, dit on, d’un volume double de celui de 1885 ; la dynamo et la pile, si excellentes cependant, mais d’un fonctionnement de trop courte durée, seront remplacées par un moteur à pétrole ou plutôt à gazoline, inventé tout exprès. Bien que pesant par cheval-vapeur une fois et demie moins que celle de la France, cette nouvelle machine sera capable d’actionner pendant une dizaine d’heures une hélice de 9 mètres de diamètre, laquelle, tournant à raison de deux cents tours à la minute, imprimera à l’appareil la vitesse, fort satisfaisante, de 40 kilomètres à l’heure. Nous avons encore des trains de voyageurs qui, tout compté, ne vont pas plus vite. Or d’après les tables des météorologistes, il y a soixante dix chances sur cent de rencontrer un vent d’une vitesse inférieure. Trois fois sur quatre, à peu près, le nouveau « dirigeable » pourra donc réaliser l’engagement qu’implique ce qualificatif, et s’avancer, avec certitude d’y atteindre, vers un but déterminé. Sa vitesse seule subira l’influence du vent, suivant que celui-ci sera plus ou moins violent, et plus ou moins directement opposé à la route suivie. — Le nouveau « dirigeable » portera le nom de Général-Meusnier, pieux et juste hommage rendu par son parrain à un ancêtre moins heureux que lui et trop longtemps oublié.


III.

Plus léger que l’air dans lequel il circule, le ballon a un rival qui se glorifie, lui, d’être plus lourd que l’air.

Bien avant Montgolfîer, — et on peut remonter à ces temps lointains, où

le ciel sur la terre
Vivait et respirait en un peuple de dieux,


— l’homme, à l’exemple de l’oiseau, tenta de s’élever dans l’air et d’y progresser par le seul effort mécanique. On voulut d’abord voler.

Expertus vacuum Dœdalus aéra,
Pennis non homini datis.


D’âge en âge, des tentatives se succèdent, toutes aussi infructueuses, quelques-unes aussi funestes que celle qui coûta la vie au téméraire Icare. Peut-être cette direction donnée aux idées a-t elle pendant longtemps détourné les recherches de la voie dans laquelle elles eussent pu plus aisément aboutir. Non que le problème de l’aviation soit insoluble, mais il est singulièrement difficile, et les données à l’aide desquelles on pourrait en trouver la solution sont encore très incertaines et surtout fort incomplètes. Sans doute, il ne convient pas d’affirmer avec certain dicton, quelque peu terre à terre, que « pour faire son chemin ici-bas, des pieds valent mieux que des ailes[8]. » Mais, d’un autre côté, il ne suffit pas non plus de dire, suivant la formule chère aux aviateurs : « L’oiseau vole, donc l’homme volera. » Pour cette réminiscence de pigeon-vole, on s’exposerait à donner un gage. Rien ne prouve que l’homme, rivé au sol, est forcément impuissante s’élever dans l’air. Mais sera-ce avec des ailes ? C’est par des procédés très différens de ceux employés par la nature que l’homme jusqu’ici a pu rivaliser avec elle. Le grand Stephenson n’a jamais songé à faire un cheval à vapeur, et l’homme mécanique dont on annonçait qu’un artisan de Nuremberg, je crois, venait d’achever la construction, n’a été, au dire même du journal qui racontait le fait, qu’une fort pauvre machine. Il est donc probable que l’homme, s’il y parvient, se soutiendra et circulera dans les airs par d’autres moyens que ceux dont dispose l’oiseau. Le ballon dirigeable vient à l’appui de cette présomption ; et ses partisans, satisfaits de ses progrès, seraient peut-être d’avis qu’on s’en tînt là, au moins pour quelque temps. Il n’en est pas moins intéressant de chercher comment un corps lourd peut se soutenir dans l’air, et de fournir à l’aviation quelques renseignemens sur les conditions auxquelles ses appareils devront d’abord satisfaire.


L’air, l’eau, tous les fluides en général, opposent une certaine résistance au mouvement des corps qui s’y meuvent. Tout le monde en fait chaque jour l’expérience. Bateliers et marins, — et aussi les bicyclistes, — l’éprouvent plus que personne. Des expériences récentes ont démontré que l’air oppose à la marche d’un train express une résislance qui, pour être vaincue, exige le travail de près de cent chevaux-vapeur. Ce qui, soit dit en passant, montre que la vitesse en chemin de fer est chose coûtant fort cher. Se mouvoir dans un fluide, c’est, en définitive, se frayer un chemin au milieu des molécules qui le composent, les refouler en avant, les contraindre à se disperser à droite et à gauche, à revenir enfin en arrière pour y combler le vide que laisse le sillage. Il faut détruire momentanément la cohésion qui tient en équihbre tous ces atomes, vaincre la puissance d’attraction qu’ils exercent réciproquement l’un sur l’autre. Et l’on comprend que l’effort à produire pour obtenir cet effet, pour s’ouvrir ainsi la route, ne va pas sans quelque travail.

Pour pouvoir poser d’une façon rigoureuse les conditions du problème de la navigation aérienne, il serait fort utile, disons plus exactement, il serait nécessaire de connaître à l’avance quel travail il faudra développer, ce qui permettrait de déterminer la puissance dont devra être armé le navire aérien. — Mais on n’en est pas encore là. — On sait bien que tout corps en mouvement dans l’air subit une pression sur la face avant ; que cette pression augmente rapidement avec la vitesse ; qu’elle se modifie avec les dimensions et les formes du corps en mouvement, avec le plus ou moins de poli de sa surface, avec le plus ou moins d’inclinaison sur la direction suivie. Mais quant à avoir des formules précises, donnant des chiffres certains, desquels on puisse déduire le dispositif à adopter, la force à fournir pour qu’un corps plus lourd que l’air puisse s’y soutenir et s’y mouvoir suivant une direction et avec une vitesse déterminées, notre science n’en est pas encore là.

La découverte de la loi de l’attraction universelle avait, par une sorte d’induction assez plausible, conduit Newton à affirmer la simplicité des lois naturelles. Il n’éprouva donc aucune incertitude à poser comme une loi la proportionnalité de la résistance au produit de la multiplication par lui-même du nombre qui mesure la vitesse. C’est ce qu’on appelle abréviativement la loi du carré de la vitesse. Pendant longtemps, elle a suffi à tous ceux qui ont eu à se préoccuper de la résistance des fluides : ce n’est que dans la seconde moitié de notre siècle que les grands architectes de la nouvelle construction maritime ont été amenés à constater que la loi de Newton n’était qu’approchée et ne se vérifiait qu’imparfaitement pour certaines vitesses de navires. Ce fut bien autre chose quand on put, comme y sont arrivés les habiles et savans artilleurs des commissions de tir, mesurer, en un point quelconque de leurs trajectoires, les vitesses des projectiles d’aujourd’hui. Les résultats constatés furent en complet désaccord avec la loi du carré de la vitesse. Pour établir la loi vraie, — probablement fort compliquée, — à substituer à celle-ci, le calcul à lui seul est impuissant. Il lui manque son point de départ : la constatation exacte des faits qu’il devrait mettre en formule. C’est pour ce motif qu’en ce moment les préoccupations se tournent principalement du côté de l’expérimentation scientifique.

Les savantes et ingénieuses observations de M. Marey ont préparé la voie et fourni une méthode sûre. Tout au moins est-on averti des erreurs commises par nos devanciers et on n’y retombera plus. Navier avait trouvé que treize hirondelles en volant produisaient le même travail moteur qu’un cheval-vapeur, c’est-à-dire qu’unissant leurs efforts, elles auraient pu en moins d’une minute transporter au sommet des tours de Notre-Dame un homme de poids ordinaire. Le baron de Munchausen a essayé un tour de force de ce genre et y a réussi, dit le conte, avec des canards, il est vrai. Babinet, sans prendre autrement souci de tout ce qui était inconnu dans cette difficile question, crut pouvoir raisonner de la façon suivante : La pesanteur agissant sur l’oiseau le ferait tomber de 4m, 90 dans la première seconde. Il ne tombe pas : donc il dépense par seconde le travail nécessaire à élever son propre poids d’une hauteur de 4m, 90. Il suffit, pour être fixé sur la valeur du raisonnement, de remarquer que pour la cigogne, par exemple, dont le poids moyen est d’un peu plus de quatre livres, l’effort prétendu équivaudrait à un peu plus de deux chevaux-vapeur.

Que des hommes, d’une si haute intelligence et d’une science mathématique aussi incontestable, aient pu commettre de pareilles erreurs, la chose en elle-même est assez surprenante. C’est une nouvelle preuve du danger que l’on court en donnant, comme point de départ aux déductions analytiques, des observations insuffisantes et surtout mal faites.

Il n’en est pas moins certain, cependant, que chaque fois où on a tenté de construire une machine volante, on a dû. reconnaître qu’il faudrait y emmagasiner une force motrice considérable. Telle fut l’hélicoptère qui eut un moment de succès à l’époque où Nadar le prit sous son patronage. Avec sa verve éminemment parisienne, cet artiste, doublé d’un écrivain auquel ne faisaient défaut ni l’esprit, ni les mots à l’emporte-pièce, fit au « plus lourd que l’air » une popularité, qui dure encore. Mais en vaui proclama-t-il « le droit au vol : » l’hélicoptère n’en sut pas profiter, et l’appareil ne réussit que tant qu’il resta à l’état de jouet d’enfant.

Cette hélice horizontale, lancée par un ressort brusquement détendu, s’élevait verticalement, planait quelques instans en arrivant à l’extrémité de sa course, et retombait lentement suivant une direction oblique, en glissant en quelque sorte sur l’air. Et là-dessus, Nadar de s’enthousiasmer : « Le ballon, s’écriait-il, est un obstacle à la navigation aérienne ; c’est tout au plus une bouée, un radeau… Pour lutter contre l’air, il faut être spécifiquement plus lourd que l’air. L’héhce mue par la vapeur, tel est l’organe mécanique qui nous promet une conquête vainement poursuivie jusqu’ici. » — Et Babinet, dont véritablement les opinions en matière de locomotion aérienne ne sont pas le plus sûr titre de gloire, insistait par des paroles encourageantes. « Un modèle en grand, disait-il aux partisans du « plus lourd que l’air, » est toujours bien plus avantageux qu’un appareil de faible capacité. Dès qu’on aura enlevé une souris, il sera prouvé a fortiori qu’on enlèvera un éléphant. Ce sera une question de technologie et d’argent, non de science. » — Le malheur est qu’on n’enleva pas la souris et que, bien mesurée, la force nécessaire à la modeste ascension de l’hélicoptère correspondait à un cheval-vapeur pour 15 kilogrammes enlevés. — Des constatations du même genre retirent peut-être beaucoup de leur intérêt d’avenir aux ingénieux appareils construits par M. Brearey en Angleterre, M. Penaud, M. Tatin, en France, à ceux aussi que M. Hureau de Villeneuve a fait voler un jour en présence du congrès des aviateurs. Nous en dirons autant des gracieux petits modèles, exhibés en 1891 par M. Pichancourt et dont les ailes légères, semblables à celles d’un papillon, sont mises en mouvement par la torsion de cordons de caoutchouc, habilement dissimulés dans un tube qui figure le corps de la bestiole. Livré à lui-même, l’appareil vole droit devant lui, et franchit en cinq ou six secondes une distance de 20 à 25 mètres. C’est tout ce qu’il peut faire, et api es calcul, on constate que le travail absorbé dans cette courte excursion est supérieur à la capacité de tout moteur connu.

Les machines de M. Lawrence Hargrave, en Angleterre, également mises, en mouvement au moyen de bandes élastiques, sont plus grandes et, paraît-il, font plus de chemin. Mais elles n’échappent pas à la même critique que les appareils des inventeurs français : excès de lorce pour un mince résultat.

M. Trouvé, qui s’est fait connaître depuis longtemps en électricité par d’ingénieuses combinaisons, marques certaines d’une âme d’inventeur, a présenté à l’Académie des Sciences, dans le courant de 1891, un dispositif très original d’appareil volant, où le mouvement des ailes est produit par les contractions et les expansions successives d’un tube métallique, enroulé à la façon de celui qui constitue le baromètre Bourdon. Un petit moteur électrique, comme M. Trouvé seul était capable d’en construire, détermine par des explosions réitérées ces mouvemens alternatifs du tube. Il actionne en même temps une sorte de queue, qui sert à la fois de sustenteur, de propulstur et de gouvernail. Cet appareil, d’aspect bizarre, et qui rappelle certaines bêtes de la magie, a pu, dit-on, d’un vol régulier, iranchir un espace de 80 à 90 mètres. Mais là encore l’effort est en disproportion avec le poids. Ce n’est, il est vrai, qu’un premier essai, et M. Trouvé est singuhèrement habile et persévérant.

Mais, fragile esquif de l’air, l’oiseau n’agite pas continuellement ses ailes. Il ne rame pas toujours. Quelquefois, légèrement incliné sur l’horizon, il présente au vent l’étalage de ses pennes étendues, comme ferait le nautonier de sa voile : souvent aussi, les ailes éployées, sans mouvement apparent, il s’appuie sur l’air, et comme porté par le souffle d’Éole, il glisse sur la masse fluide en défiant l’attraction de la pesanteur ; il plane. Si le problème de la reproduction mécanique du vol ramé paraît se heurter à des difficultés jusqu’ici insurmontées, celui qui s’inspire de l’imitation du vol à voile et du vol plané paraît plus abordable. C’est aux partisans de l’aéroplane qu’est dévolu le soin d’en poursuivre l’étude, et ils s’y sont mis avec ardeur.

On a vu, sans doute, en un jour d’orage, une mince ardoise arrachée de quelque toit, d’abord courir horizontalement souvent à une assez grande distance, descendre ensuite obliquement, comme si elle eût glissé sur un invisible plan incliné, et venir, avec une vitesse ralentie, se poser sur le sol, souvent fort loin du point d’où elle était partie. Cette ardoise n’est pas autre chose qu’un aéroplane. Le cerl-volant en est un autre. Un plan lourd peut donc rester suspendu dans les airs, s’y appuyer comme fait l’oiseau quand il plane les ailes étendues. Si, par un procédé quelconque, on pouvait y adjoindre une source suffisante de force motrice, agissant sur des organes de propulsion convenablement installés, ne pourrait-on alors le mouvoir, le diriger, lui confier une nacelle ? Que faut-il pour cela ? Un moteur léger, une hélice d’une action efficace, comme pour e Dirigeable, et surtout la connaissance exacte des lois de la résistance de l’air et des réactions qui en résultent. C’est ce qu’en divers pays cherchent des expérimentateurs fort habiles qui consacrent à cette étude difficile beaucoup de temps, d’ingéniosité et d’argent. Il y en a en Allemagne : on dit que le tsar s’en préoccupe ; plusieurs Français s’y sont adonnés, y compris M. Marey, dont les délicates méthodes et les merveilleux appareils, tout en ayant pour but principal l’étude du vol des oiseaux, serviront utilement la cause de l’aéroplane.

Mais c’est en ce moment des Anglo-Saxons que nous viennent sur ce point, je ne dirai pas encore des lumières nouvelles, mais les marques du zèle le plus ardent. Notre Académie des Sciences a entendu, il y a quelque temps, la lecture d’un savant mémoire de M. Langley, astronome et physicien du Smithsonian Institution de Washington. Dans des expériences installées avec un soin merveilleux, où tous les faits étaient enregistrés avec une minutieuse exactitude par des appareils d’une sensibilité raffinée, le savant américain a cherché à déterminer, autant qu’il pouvait le faire, les relations qui existent entre la forme, la superficie, le poids, l’inclinaison et la vitesse d’un aéroplane, et la pression qui, s’exerçant sur sa face inférieure, tend à le soutenir en l’air. Il s’est également occupé de déterminer l’effet utile de l’hélice en tenant compte de sa forme, de ses dimensions, du nombre de ses branches et de sa vitesse. — M. Phiiipps, en Angleterre, a fait, dans le même dessein, des expériences qui, en ce moment même, excitent fort la curiosité de l’autre côté du détroit : — « Nous avons eu la satisfaction de voir cet appareil s’élever en l’air à la hauteur de 0m, 60 à 0m, 90 et voler sur un espace de 45 à 60 mètres, » — disait, il y a quelques semaines, un témoin des expériences de M. Philipps[9]. Mais consciencieux et voulant être exact, il ajoute aussitôt que la roue de devant du léger chariot qui porte l’appareil n’a cependant pas quitté le sol. Il est vrai que cette roue ne supporte qu’une faible fraction du poids. M. Hiram Maxim, le savant et habile électricien, le célèbre inventeur et de la télégraphie en caractères chinois et de cette terrible mitrailleuse, qui, sous la main d’un seul canonnier, tire six cents coups à la minute avec une implacable précision, passe à bon droit pour l’un des spécimens les plus remarquables du génie inventif de sa race. Il consacre à étudier l’aéroplane une partie de la fortune qu’il doit à ses autres inventions. Retiré, — momentanément, — dans son domaine de Bexley, dans le Kent, il y poursuit une série d’expériences tendant au même but que celles de M. Langley.’Mais tant par les grandes dimensions des aéroplanes, que par l’importance des poids soulevés et l’ampleur des moyens d’action, les expériences de Bexley apparaissent comme une grandiose amplification de celles de l’Institut Smithsonien.

Le premier résultat vérifié est que la puissance mécanique nécessaire pour entretenir le mouvement horizontal d’un aéroplane convenablement incliné est d’autant moindre que la vitesse est plus grande. Fait remarquable, mais qui était déjà connu : un mathématicien français l’avait, au congrès de 1889, déduit de ses calculs sur le vol des oiseaux planeurs. Et, dès 1875, dans un mémoire sur la locomotion aérienne, présenté à la Société des ingénieurs civils[10], on pouvait lire : — « Moyennant que l’angle d’un aéroplane soit maintenu au minimum nécessaire pour porter son poids, le travail de translation diminue à mesure que la vitesse augmente. » — C’est là sans doute la principale supériorité, et elle est capitale, que pourrait avoir l’aéroplane sur le ballon dirigeable, car pour celui-ci, au contraire, la résistance croît très rapidement quand la vitesse augmente.

Mais le principe vérifié, M. Langley et M. Hiram Maxim ont entrepris d’en mesurer la portée. Ils n’ont encore opéré que sur des plans de petite dimensionj Ceux de M. Langley n’avaient que 0m, 45 de long sur 0m, 10 de large, quelque chose comme une lame de jalousie : — « Si, dit-il, en concluant, des plans de plus grande dimension jouissent des mêmes propriétés que ceux-ci, il résulterait de mes expériences qu’il faudrait moins d’un cheval-vapeur pour soutenir un poids de 50 kilogrammes et l’entraîner horizontalement à une vitesse de 60 kilomètres à l’heure. »

La prudente réserve du professeur de Washington, M. Hiram Maxim, avec sa fougue d’inventeur, ne la partage pas. Le fait est, pour lui, avéré, et tout aussitôt, il a prétendu se mettre en mesure de le réaliser.

Dans une publication de date récente, il donne la description de l’appareil dont il a entrepris la construction. Son aéroplane aura une superficie de 500 mètres carrés. Il se composera d’une série de cadres formés de tubes d’un acier extrêmement mince ; les uns sont tendus d’une étoile de soie, les autres formés d’une série de petits tubes métalliques accolés, destinés à condenser la vapeur à sa sortie du cylindre. Les cadres, reliés les uns aux autres par de souples articulations, peuvent prendre des orientations indépendantes, ce qui doit être une façon d’assurer l’équilibre de l’appareil. La machine mue, non plus par la vapeur d’eau, mais par celle d’un naphte épuré, que la condensation régénérera indéfiniment, est extrêmement légère, quoique d’une grande puissance. Aussi pourra-t-on confier à l’aéroplane une charge considérable. M. Maxim ne parle de rien autre que d’entreprendre un voyage de 1 600 kilomètres à la vitesse moyenne de 145 kilomètres à l’heure. « Je ne pense pas, ajoute-t-il modestement, pouvoir, pour cette fois, traverser l’océan. »

Mais la préoccupation de ce beau voyage n’absorbe pas toutes les facultés de M. Hiram Maxim. Les lauriers de l’inventeur de la torpille sous-marine troublent le sommeil de l’inventeur de la mitrailleuse. Maître des airs, il se propose de les peupler d’un nouvel agent de destruction. Aux belligérans de la prochaine guerre, il promet une torpille aérienne suspendue à un aéroplane et dont les mouvemens seront réglés avec assez de précision, pour qu’elle puisse à 30 ou 40 kilomètres de son point de départ tomber exactement à l’endroit marqué par les Furies, et y répandre, en éclatant, l’incendie et la mort.

Il y a certainement, — et fort heureusement pour la pauvre humanité, — dans tout cela une part à faire à l’imagination. M. Maxim est inventeur, et il se peut qu’il se laisse parfois entraîner loin de la réalité par la folle du logis. Cependant, il a déjà donné assez de preuves de la puissance de ses facultés, pour qu’on prête la plus sérieuse attention à ce dont il nous menace.

D’un autre côté, la recherche du moteur léger, qui intéresse autant le Dirigeable que l’aéroplane, fait chaque jour un pas en avant. Pour des excursions de quelques heures, les machines dynamos actionnées par des piles paraissent devoir conserver sur la machine à vapeur la supériorité que leur reconnaissent MM. Renard et Tissandier. Mais cet avantage se transforme en infériorité, aussitôt que l’on prétend, — comme c’est la tendance actuelle, — faire dans les airs un séjour prolongé, et employer une puissance considérable. Dans ces cas, — qui sont ceux de l’avenir, — approvisionnemens compris, les appareils électriques sont sensiblement plus lourds que les machines à vapeur spécialement étudiées au point de vue de la légèreté.

La chaudière à vapeur de Félix du Temple fut primitivement destinée à un appareil d’aviation. Car du Temple, chez qui les facultés inventives étaient comme un privilège de race, avait tenté d’aborder par son côté le plus difficile le problème de la navigation aérienne. La puissance de vaporisation de sa chaudière, son peu de poids, son faible volume, l’ont fait placer à bord de nos torpilleurs, où, unie à une machine perfectionnée qui ne pèse pas plus de 17 kilogrammes par cheval, elle constitue l’un des moteurs les plus légers de l’heure actuelle. Peut-être, retrouvant sa destination primitive, ira-t-elle un jour porter, au sein des nues, le renom de son créateur[11].

La machine à vapeur voit, d’ailleurs, surgir de divers côtés des concurrences imprévues. L’air chaud, le gaz d’éclairage, les vapeurs d’hydrocarbures, veulent remplacer la vapeur d’eau. M. Hiram Maxim, qui ne redoute pas d’étonner son monde, ne se propose-t-il pas d’employer une machine au naphte qui, chaudière comprise, ne pèserait que 3 kilog. 1/2 par force de cheval ? Ce sera là, dit-il lui-même, un résultat considérable, a very high result, de ces nouveaux-venus de la mécanique industrielle nous promettent plus d’une surprise.

Mais si la question du moteur léger paraît en progrès, celle, autrement délicate d’ailleurs, de la résistance de l’air n’a pas encore, malgré les expériences dont nous avons eu occasion de parler tout à l’heure, reçu la satisfaction nécessaire. « On n’est pas encore, dit un ingénieur éminent, très au fait de la question, en mesure de calculer le sens et l’intensité des réactions qui s’exercent entre un corps et l’air dans lequel il se meut. Il faudrait pour cela des coefficiens numériques que l’expérimentation peut seule donner. » — Les recherches faites jusqu’à présent ne fournissent pas encore cette certitude scientifique, sans laquelle on ne peut établir la loi d’un phénomène. Cette insuffisance de données expérimentales préoccupe notre grande Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Elle voudrait exciter le zèle des expérimentateurs : elle leur promet d’honorables couronnes. Souhaitons que son appel soit entendu.

Le problème de la navigation aérienne n’a sans doute pas reçu encore une solution définitive. L’imitation du vol des oiseaux n’a guère progressé depuis qu’on s’en occupe. Ce n’est pas non plus aujourd’hui ni peut-être demain que l’on peut dire que l’aéroplane, »

… s’enlevant d’un seul bond,
Bat l’air ébloui de ses ailes de flamme.

Mais son heure peut être prochaine. Le « Dirigeable » de Chalais-Meudon est, en attendant, une solution très satisfaisante, provisoire, pensera-t-on ; mais combien de temps dure le provisoire ?

Le savant M. J. Janssen, qui apporte depuis longtemps à l’aéronautique le concours de ses conseils et l’appui de sa sympathie scientifique, le disait, il y a un an : «… Le xxe siècle auquel nous touchons, et dont nous pouvons dès maintenant saluer l’aurore, verra réalisées les grandes applications de la navigation aérienne. L’atmosphère terrestre sera sillonnée par des appareils qui en prendront définitivement possession, soit pour en faire l’étude journalière, soit pour établir sur le globe des communications qui se joueront des accidens de la surface. »

Un pareil événement aura pour la civilisation humaine des conséquences d’une telle grandeur qu’il n’est peut-être pas trop tôt pour y préparer les esprits.

J. Fleury.
  1. Voir, dans la Revue du 1er janvier 1885, les Ballons, par J. Jamin.
  2. L’Aérophile, présidée par M. Wilfrid de Fonvielle.
  3. Académie des Sciences. — Séance du 3 décembre 1892.
  4. Voyez Cinq semaines en ballon, par Jules Verne.
  5. Voyez Revue maritime et coloniale (mai 1892 et numéros suivans). — Voyages aériens au long cours, par MM. Léo Dex et Maurice Dibos.
  6. M. de Comberousse, discours prononce aux obsèques de Giffard au nom de la Société des ingénieurs civils de France et de la Société d’encouragement.
  7. La reconnaissance publique a transmis à la postérité les noms de ces humbles héros. On peut lire dans la salle des Pas-Perdus de la gare du Nord et dans celle du chemin de fer d’Orléans les plaques commémoratives où sont gravés les noms de Jean-Émile Lacaze et d’Alexandre Prince, qui, partis de Paris en ballon pendant le siège, succombèrent glorieusement dans leur mission.
  8. Journal des Débats, 9 avril 1893, matin.
  9. Engineering, 15 avril 1893.
  10. Société des ingénieurs civils, Mémoires et comptes-rendus, année 1875, p. 105, — Recherches sur la navigation aérienne, par M. Duroy de Bruignac.
  11. Félix Du Temple mourut sans avoir joui du succès tardif de son invention. Cet homme de mérite est surtout connu du public par le rôle qu’il joua un moment à l’Assemblée nationale, où il était allé s’asseoir sur les bancs les plus élevés de la droite. Ceux même que froissait l’intransigeance de son attitude rendaient hommage à la sincérité de ses convictions. La politique ne fut, d’ailleurs, qu’un court accident dans sa vie. Marin et patriote dans l’âme, comme il convient à tout bon Malouin, Félix Du Temple était capitaine de frégate au moment de la guerre. Il fit la triste campagne, en qualité de général de brigade auxiliaire, et se fit remarquer par sa décision, son courage et son esprit fertile en expédions. — Son frère, Louis, comme lui capitaine de frégate, et comme lui aussi promu pendant la guerre général de brigade auxiliaire, défendit avec une énergie et une ténacité dont on se souvient, les pentes septentrionales du Morvan. Il avait organisé et longtemps dirigé l’École des mécaniciens de la flotte, créée à Brest par Dupuy de Lôme. Très semblables intellectuellement, les deux frères se sont montrés particulièrement doués d’aptitudes mécaniques, dont, comme on le voit par ces quelques mots, leur pays a bénéficié.