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La Navigation aérienne (1886)/I.III

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III

LE PRINCIPE DES BALLONS


Le Père Francesco Lana et son projet de navire aérien en 1670. — Le Brésilien Gusmão. — Expérience de Lisbonne en 1709. — Le Père Galion et l’art de voyager dans les airs, en 1756.

Si le parachute a été indiqué à la fin du quinzième siècle et nettement décrit au commencement du dix-septième siècle, nous allons voir que l’idée des ballons a été émise vers la fin du dix-septième siècle, en 1670, par Lana. On a beaucoup écrit sur le célèbre jésuite ; mais, ici encore, j’ai voulu me reporter au texte original. Après plus de quinze années de recherches, je suis arrivé à me procurer ce livre rare[1], où Francesco Lana a écrit le curieux chapitre intitulé Fabricare una nave che camini sostentata sopra l’avia a remi et a vele ; quale si dimostra poter riuscire nella pratica (Construire un navire qui se soutienne dans l’air et se déplace à l’aide de rames et de voiles ; l’on démontre que ce projet est pratiquement réalisable).

Je vais donner ici la traduction de quelques-uns des passages les plus curieux de ce chapitre ils montreront que les idées de Lana étaient excellentes au point de vue théorique.

Après avoir rappelé la fable de Dédale et le fait de l’expérience de vol de Dante de Pérouse, le savant jésuite s’exprime ainsi qu’il suit :

On n’a jamais cru possible jusqu’ici de construire un navire parcourant les airs, comme s’il était soutenu par de l’eau, parce qu’on n’a jamais jugé que l’on pourrait réaliser une machine plus légère que l’air lui-même condition nécessaire pour obtenir l’effet voulu. M’étant toujours ingénié à rechercher les inventions des choses les plus difficiles, après de longues études sur ce sujet, je pense avoir trouvé le moyen de construire une machine plus légère en espèce que l’air, qui, non seulement grâce à sa légèreté, se soutienne dans l’air ; mais qui encore puisse emporter avec elle des hommes, ou tout autre poids, et je ne crois pas me tromper, car je n’avance rien que je ne démontre par des expériences certaines, et je me base sur une proposition du onzième livre d’Euclide, que tous les mathématiciens admettent comme rigoureusement vraie.

Lana, après ce préambule, entre dans de longues dissertations sur des expériences préliminaires dont la gravure ci-jointe (fig. 8), reproduite pour la première fois de l’original, avec l’exactitude que comporte la photographie, montre le dispositif. L’auteur considère d’abord un vase sphérique de cuivre ou de fer-blanc A (no III de la figure), muni d’une longue tubulure à robinet BC d’au moins 47 palmes romaines de longueur. Il remplit le système d’eau, il bouche l’orifice C et retourne le tout au-dessus de l’eau. Ouvrant alors le robinet B (no V de la figure), il indique que le vase A se vide d’eau, et que le tube restera rempli jusqu’à la hauteur de 46 palmes 26 minutes.

Fig. 8. — Le navire aérien du Père Lana (1670).
Reproduction par l’héliogravure de la figure authentique.

Il s’agit là de l’expérience très bien indiquée du baromètre à eau ; Lana montre que le vase A se trouve vide d’air et que, dans ces conditions, il a perdu de son poids. Sans entrer dans toutes les démonstrations qu’il fournit à ce sujet, sans parler de la méthode qu’il propose d’employer pour faire le vide, nous dirons seulement qu’il se trouve conduit à imaginer, pour la confection du navire aérien qu’il propose, quatre grandes sphères en cuivre mince ABCD (no IV de la figure), dans lesquelles on aurait fait le vide. Ces sphères ou ces ballons, comme Lana les appelle, seraient plus légers que le volume d’air déplacé ils s’élèveraient, par conséquent, dans l’atmosphère. Lana imagine de suspendre à ces ballons une barque où se tiendraient les voyageurs, et, tombant dans l’erreur que devaient commettre plus tard les premiers aéronautes qui voulaient diriger les ballons avec des voiles, sans se rendre compte que le vent n’existe pas pour l’aérostat immergé dans l’air, il munit son navire d’une voile de propulsion.

Assurément le projet de Lana est impraticable : le savant jésuite n’a pas prévu que ses ballons de cuivre vides d’air seraient écrasés par la pression atmosphérique extérieure ; mais il n’en a pas moins eu une idée très nette et très remarquable pour son époque du principe de la navigation aérienne par les ballons plus légers que le volume d’air qu’ils déplacent. Il termine son long chapitre par quelques considérations très curieuses :

Je ne vois pas d’autres difficultés que l’on puisse opposer à cette idée, si ce n’est une qui me semble plus importante que toutes les autres, et que Dieu veuille ne pas permettre que cette invention soit jamais appliquée avec succès dans la pratique, afin d’empêcher les conséquences qui en résulteraient pour le gouvernement civil et politique des hommes. En effet, qui ne voit qu’il n’y a pas d’État qui serait assuré contre un coup de surprise, car ce navire se dirigerait en droite ligne sur une de ses places fortes, et, y atterrissant, pourrait y descendre des soldats.

Le livre du P. Lana eut un grand succès à l’époque où il fut publié, et le chapitre du navire aérien attira vivement l’attention de ses contemporains, comme l’attestent des publications spéciales qui ont été faites de ce chapitre en brochures isolées[2].

Nous arrivions à présent au dix-huitième siècle et o l’époque la plus curieuse incontestablement dans l’histoire des antériorités de la découverte des aérostats. Nous allons étudier attentivement ce qui a été écrit au sujet d’un célèbre Brésilien. Gusmão, qui a été surnommé à son époque l’homme volant, et qui paraît avoir exécuté à Lisbonne une expérience de locomotion aérienne.

Gusmão (Bartholomeu-Lourenço de) naquit à Santos, au Brésil, alors colonie portugaise, vers 1665, et mourut après 1724. Il était le frère d’Alexandre Gusmão, célèbre homme d’État brésilien, et après avoir renoncé à l’état ecclésiastique auquel il s’était d’abord destiné, il se voua à l’étude des sciences physiques.

C’est dans les premières années du dix-huitième siècle que Gusmão conçut le projet de construire une machine au moyen de laquelle on pourrait voyager au sein de l’air. L’un des membres les plus distingués de l’Académie de Lisbonne, Freire de Carvalho[3], qui paraît avoir étudié tous les documents relatifs à ce fait important, dit que « de l’examen de divers mémoires, soit imprimés, soit manuscrits, il ressort bien que Gusmão avait inventé une machine à l’aide de laquelle on pouvait se transporter dans les airs d’un lieu à un autre ». Mais il ajoute aussitôt qu’il est impossible, par ces mêmes descriptions, « de se faire une idée exacte de la machine elle-même ».

D’après certains récits du temps, l’auteur aurait mis en usage comme moteurs, l’électricité et le magnétisme combinés ; quelques écrivains ont dit que la machine avait la forme d’un oiseau, criblé de tubes à travers lesquels passait l’air.

Ces descriptions sont inadmissibles. Un artiste du dix-huitième siècle a donné de l’appareil de Gusmão un dessin que l’on peut voir au département des estampes de la Bibliothèque nationale et que je possède aussi dans ma collection de documents aéronautiques. Ce dessin est, suivant l’expression de M. Ferdinand Denis, auquel on doit une savante étude sur Gusmão[4], « une curiosité inutile ».

Cependant, parmi les documents contradictoires de l’époque, il en est qui semblent offrir un intérêt historique de premier ordre.

M. Carvalho a pu recueillir un exemplaire imprimé de la pétition adressée par Gusmão au roi de Portugal en 1709. On y lit ce qui suit :

J’ai inventé une machine au moyen de laquelle on peut voyager dans l’air bien plus rapidement que sur terre ou sur mer ; on pourra aussi faire plus de deux cents lieues par jour, transporter des dépêches pour les armées et les contrées les plus éloignées. On fera sortir des places assiégées les personnes que l’on voudra, sans que l’ennemi puisse s’y opposer. Grâce à cette machine, on découvrira les régions les plus voisines des pôles.

Le roi fit répondre à l’inventeur, sous la date du 17 avril 1709, que si les effets annoncés pouvaient se réaliser, il le nommerait en récompense professeur de mathématiques à l’Université de Coïmbre, avec un traitement annuel de 600 000 reis (4 245 francs).

Il résulte d’une note imprimée en 1774, et dont M. Carvalho cite le texte, que les globes employés par Gusmão devaient être mus par la force du gaz qu’ils contenaient. Dans un manuscrit du savant Ferreira, né à Lisbonne en 1667 et mort en 1755, on lit :

Gusmão fit son expérience le 8 août 1709, dans la cour du palais des Indes, devant Sa Majesté et une nombreuse et illustre assistance, avec un globe qui s’éleva doucement jusqu’à la hauteur de la salle des Ambassades, puis descendit de même. Il avait été emporté par de certains matériaux qui brillaient et auxquels l’inventeur lui-même avait mis le feu.

Ce texte semblerait indiquer un aérostat à air chaud ; mais nous allons malheureusement rencontrer, dans le document que nous mentionnons, des contradictions qui empêchent de bien établir la vérité.

Ferreira, après avoir dit que l’expérience se fit no pateo da casa da India (dans la cour du palais des Indes), termine son récit par ces mots Esta experiencia se fez dentia da salla das Audiencias (cette expérience se fit dans la salle des Audiences). M. Carvalho se tire d’embarras en supposant qu’il y eut deux expériences faites, l’une dans la cour, l’autre dans la salle.

Une preuve secondaire de l’expérience de Gusmão résulte de pièces de vers plus ou moins satiriques publiées en 1752 par Thomas Pinto Brandão. L’une d’elles est intitulée « Au père Bartholomeu Lourenço, l’homme volant qui s’est enfui, et cela se comprend, puisqu’on a su qu’il était lié avec le diable. »

Dans ces vers, on lit des passages analogues à celui-ci « Gusmão s’est élevé dans les airs, il a volé avec ses ailes, au regret de bien des familles. Pour se faire de bonnes ailes, il a déplumé bien du monde[5]. »

En résumé, le manuscrit de Ferreira, parlant de l’invention de Gusmão, semble dénoter un ballon à air chaud ; les vers de Brandão citent nettement, au contraire, un appareil volant au moyen d’ailes. Enfin d’autres récits paraissent faire comprendre que Gusmão se serait élancé de la tourelle da casa da India ; dans ce cas, il serait admissible que l’inventeur ait employé un parachute, au moyen duquel il aurait plané au-dessus de la foule.

Il paraît certain qu’une mémorable expérience aérienne a été faite en 1706 par Gusmão ; une tradition constante en a conservé le souvenir ; mais il n’est malheureusement pas possible de rien préciser de net à l’égard du système employé. Nous nous bornerons à ajouter que Gusmão ne renouvela jamais son essai. On l’accusa de magie, et il craignit sans doute les rigueurs du Saint-Office. Il s’occupa de navigation océanique et de construction navale, jusqu’en 1724, époque où on le voit quitter clandestinement le Portugal. Il vécut quelque temps en Espagne et mourut à l’hôpital de Séville.

Après Gusmão, nous parlerons du livre remarquable du père Galien qui fut publié en 1755 sous le titre : l’Art de naviguer dans l’air. Ce petit livre très rare, que je suis arrivé à me procurer, comme celui de Lana, a été imprimé à Avignon, Il a été beaucoup lu et a été réédité deux ans après, en 1757[6]. Le Père Galien formule très clairement le principe des aérostats à air raréfié. Il admet que des globes remplis d’un air puisé à des régions très élevées de l’atmosphère, pourront flotter dans l’atmosphère des couches inférieures, mais il ne mentionne pas le mode de gonflement.

Nous voici donc arrivés, dit Galien, au moment de la construction de notre vaisseau pour naviguer dans les airs et transporter, si nous le voulons, une nombreuse armée avec tous les attirails de la guerre et ses provisions de bouche, jusqu’au milieu de l’Afrique, ou dans d’autres pays non moins inconnus. Pour cela, il faut lui donner une vaste capacité… Plus il sera grand, plus sa pesanteur en sera absolument plus grande, mais aussi elle sera moindre respectivement à son énorme grandeur, comme peuvent le comprendre ceux qui ont quelque teinture de géométrie et qui savent que, plus un corps est grand, moins il a proportion de superficie, quoiqu’il en ait absolument davantage… Nous construirons ce vaisseau de bonne et forte toile doublée, bien cirée et goudronnée, couverte de peau et fortifiée de distance en distance de bonnes cordes, ou même de câbles dans les endroits qui en auront besoin, soit en dedans, soit en dehors, en telle sorte qu’à évaluer la pesanteur de tout le corps de ce vaisseau, indépendamment de sa charge, ce soit environ deux quintaux par toise carrée. La pesanteur de l’air de la région sur laquelle nous établissons notre navigation étant supposée à celle de l’eau comme 1 à 1000, et la toise d’eau pesant 15 120 livres, il s’ensuit qu’une toise cube de cet air pèsera environ 15 livres et 2 onces ; et celui de la région supérieure étant la moitié plus léger, la toise cube ne pèsera qu’environ 7 livres 9 onces. Ce sera cet air qui remplira la capacité du vaisseau ; c’est pourquoi nous l’appellerons l’air intérieur, qui réellement pèsera sur le fond du vaisseau, à raison de 7 livres 9 onces par toise cube ; mais l’air de la région inférieure lui résistera avec une force double, de sorte que celui-ci ne consumera que la moitié de sa force pour le contre-balancer, et il lui en restera encore la moitié pour contre-balancer et soutenir le vaisseau avec toute sa cargaison.

Nous n’insisterons pas davantage sur les idées du P. Galien, qu’il s’est contenté de présenter à titre de simples amusements, mais qui n’en sont pas moins très curieuses. Il se trompait d’ailleurs en admettant que l’air léger des hautes régions pourrait être employé à gonfler des aérostats pour de basses régions. Cet air, ramené à des niveaux inférieurs, se réduirait de volume et prendrait la densité du milieu ambiant.

  1. Voici le titre exact du livre original Prodromo ouero saggio di alcune inventioni nuove premesso all arte maestra opera che prepara il P. Francesco Lana Bresciano della compagnia di Giesu, etc. Dedicato alla sacra maesta cesarea del imperatore Leopoldo I. In Brescia. mdclxx. — In-4o de 252 pages, avec 70 figures gravées sur des planches hors texte.
  2. Nous citerons notamment la Nave volante, dissertazione del P. Franceso Lana da Brescia. In-8o de 28 pages avec une planche.
  3. Francisco Freire de Carvalho, Memorias da Academia das sciencias de Lisboa, broch. in-4o. Lisbonne.
  4. Nouvelle biographie générale. Paris, Firmin Didot, mdccclix, t. XXII.
  5. Nous devons à l’obligeance du savant directeur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, M. Ferdinand Denis, la communication des vers fort peu connus de Brandão.
  6. L’Art de naviguer dans les airs. Amusement physique et géométrique, par le R. P. Jos. Galien. Seconde édition, revue et augmentée. Avignon, 1757. Petit in-18 de 88 pages.