La Navigation aérienne (1886)/I.V

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V

L’HYDROGÈNE ET LA DÉCOUVERTE DES AÉROSTATS


Cavendish et la découverte du gaz hydrogène. — Le docteur Black et le principe des aérostats. — Les bulles de savon gonflées d’hydrogène de Tibère Cavallo. — Les frères Montgolfier et les ballons à air chaud. — Le physicien Charles et les ballons à gaz.

Pour terminer l’étude que nous avons entreprise, des antériorités à la découverte des ballons, nous citerons quelques faits curieux, relatifs à de véritables expériences aérostatiques faites en petit, avant la construction de la montgolfière d’Annonay. Ces expériences sont la conséquence de la découverte du gaz hydrogène et de ses propriétés.

Dès que Cavendish eut constaté que le gaz hydrogène est beaucoup plus léger que l’air, l’idée des ballons pouvait naître. Elle naquit, en effet, mais sans être mise immédiatement en exécution.

Il semble probable que le docteur J. Black, d’Édimbourg, eut la conception des aérostats, comme l’indiquent les passages de la lettre qu’il a écrite au docteur Lind, après la découverte des frères Montgolfier.

Il me parut, dit le docteur Black, en 1784, suivre des principes de M. Cavendish, que, si une vessie suffisamment mince et légère était remplie d’air inflammable, la vessie et l’air qui y serait contenu formeraient une masse moins pesante que le même volume d’air atmosphérique et qu’elle s’élèverait dans l’espace. J’en parlai à quelques-uns de mes amis et dans mes leçons, lorsque j’eus occasion de traiter de l’air inflammable, ce qui fut dans l’année 1767 ou 1768.

Le docteur Black ne fit pas l’expérience ; mais elle fut tentée en 1782 par un Anglais, Tibère Cavallo, comme le prouve incontestablement une curieuse note présentée, le 20 juin 1782, à la Société royale de Londres, et de laquelle nous empruntons les passages suivants :

… Il s’agissait, dit Cavallo, après avoir exposé quelques notions sur le gaz inflammable, de construire un vaisseau ou une espèce d’enveloppe qui, remplie d’air inflammable, serait plus légère qu’un volume égal d’air commun, et qui conséquemment pourrait monter, de même que la fumée, dans l’atmosphère, car on savait bien que l’air inflammable est spécifiquement plus léger que l’air commun. J’essayai les vessies les plus minces et les plus grandes que je pus me procurer. Quelques-unes furent nettoyées avec beaucoup de soin en ôtant toutes les membranes superflues, et les autres matières qu’il était possible d’enlever mais, malgré toutes ces précautions, la plus légère et la plus grande des vessies préparées étant pesée, et le calcul nécessaire fait, il se trouva que lorsqu’elle serait remplie d’air inflammable, elle serait au moins de dix grains plus pesante qu’un égal volume d’air commun, et que conséquemment elle descendrait au lieu de monter. Nous trouvâmes aussi que quelques vessies qui servent aux poissons à nager étaient trop pesantes. Je ne pus jamais réussir à faire aucune bulle légère et durable, en soufflant de l’air inflammable dans une solution épaisse de gomme, les vernis épais ni les peintures à l’huile. Enfin les bouteilles (bulles) de savon remplies d’air inflammable furent la seule chose de cette sorte qui s’éleva dans l’atmosphère ; mais comme elles se détruisent facilement et qu’on ne peut les manier, elles ne semblent applicables à aucune expérience de physique.

Tibère Cavallo dans son mémoire donne la description complète de l’appareil qu’il emploie pour gonfler d’hydrogène les bulles de savon[1]. Il prépare le gaz dans une petite fiole de verre, en remplit une vessie munie d’un tube, qu’il plonge dans un bassin plein d’eau de savon ; il la presse entre les mains ; les bulles se dégagent, gonflées de l’air inflammable ; elles s’élèvent dans l’atmosphère. Le physicien anglais continue en ces termes :

Dans les différentes tentatives que je fis pour la réussite de l’expérience dont j’ai déjà parlé, j’employai le papier, qui semblait propre pour la construction d’une enveloppe, qui, remplie d’air inflammable, serait plus légère que l’air commun ; d’après cela, je me procurai de très beau papier de la Chine, je m’assurai de son poids ; le calcul nécessaire étant fait, je donnai à cette enveloppe une forme cylindrique, terminée par deux cônes très courts, et la fis de telle dimension que, venant être remplie d’air inflammable, elle fut plus légère qu’un pareil volume d’air commun, d’au moins vingt-cinq grains ; en conséquence, elle devait s’élever comme la fumée dans l’atmosphère.

Après avoir essayé cette machine de papier en la remplissant d’air commun, je mis dans une grande bouteille de l’acide vitriolique affaibli, et de la limaille de fer pour retirer de l’air inflammable qui, à l’instant de son dégagement, devait remplir cette enveloppe, qui avait communication avec la bouteille par un tube de verre, et était suspendue au-dessus de cette bouteille. On avait fait sortir l’air commun de la machine de papier en la comprimant ; mais je fus très étonné de voir que, malgré le dégagement rapide de l’air inflammable, elle ne se remplissait nullement, et que, d’un autre côté, l’air inflammable répandait une très forte odeur dans la chambre… L’air inflammable passait à travers les pores du papier, comme l’eau au travers d’un crible.

On voit que jamais expérimentateur n’atteignit de plus près le grand but de l’aérostation. Tibère Cavallo est digne d’avoir son nom inscrit parmi les précurseurs des Montgolfier, mais il se borna à exécuter une simple expérience de laboratoire ; il ne songea pas à rendre les tissus imperméables pour conserver l’hydrogène, il s’arrêta au moment même où il touchait du doigt la solution du problème.

Il allait appartenir aux frères Montgolfier de lancer pour la première fois, à l’air libre, la sphère aérostatique, dont ils sont incontestablement les inventeurs. Sans rien vouloir leur enlever de la gloire qui leur est due, nous espérons avoir montré qu’il est intéressant, au point de vue historique, d’étudier ce qu’ont pu entreprendre ou proposer leurs précurseurs.

On a souvent donné des récits différents sur l’origine de cette étonnante découverte. Voici comment M. de Gérando en a fait connaître le premier motif dans sa notice biographique sur Joseph de Montgolfier, et d’après ce que lui avait dit l’inventeur lui-même.

Joseph Montgolfier se trouvait à Avignon et c’était à l’époque où les armées combinées tentaient le siège de Gibraltar. Seul, au coin de sa cheminée, rêvant selon sa coutume, il considérait une sorte d’estampe qui représentait les travaux du siège ; il s’impatientait de voir qu’on ne pût atteindre au corps de la place, ni par terre, ni par eau. « Mais ne pourrait-on point y arriver au travers des airs ? la fumée s’élève dans la cheminée ; pourquoi n’emmagasinerait-on pas cette fumée de manière à en composer une force disponible ? » Son esprit calcule à l’instant le poids d’une surface donnée de papier ou de taffetas ; construit sans désemparer son petit ballon, et le voit s’élever du plancher, à la grande surprise de son hôtesse et avec une joie singulière. Il écrit sur-le-champ à son frère Étienne, qui était pour lors à Annonay[2] : « Prépare promptement des provisions de taffetas, de cordages, et tu verrais une des choses les plus étonnantes du monde. »

C’est le 5 juin 1783 que Joseph et Étienne Montgolfier lancèrent pour la première fois à l’air libre la sphère aérostatique. C’était un ballon de papier gonflé d’air chaud. Il monta dans l’espace, en présence des membres des États du Vivarais et de nombreux habitants du pays. — Cette expérience eut un retentissement considérable ; on comprenait alors que la première étape était faite dans le chemin de la conquête de l’atmosphère.

Le physicien Charles, et Robert construisirent à Paris le premier ballon à gaz hydrogène ; Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes exécutèrent la première ascension que les hommes aient jamais faite, en quittant le sol.

Une nouvelle et immense découverte venait d’accroître la liste des victoires que le génie de l’homme remporte parfois sur la matière inerte.

La découverte des ballons est une des plus grandes conquêtes que l’on doive aux inventeurs. Elle a permis à l’homme de vaincre les lois de la pesanteur qui semblaient l’attacher à jamais à la surface de la terre qu’il habite : un jour viendra où elle apportera à l’humanité des ressources immenses que nous pouvons à peine soupçonner aujourd’hui.

  1. Histoire et pratique de l’aérostation, par M. Tibère Cavallo, traduit de l’anglais. Un vol.  in-8o, Paris, mdcclxxxvi.
  2. La lettre existe encore et a été produite à l’Institut à l’occasion de la nomination de Joseph de Montgolfier.