La Navigation et la Construction maritimes en France

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La Navigation et la Construction maritimes en France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 893-912).
NAVIGATION ET CONSTRUCTION MARITIMES
EN FRANCE

Il y a dix ans, la flotte commerciale à vapeur de la France comptait 770 000 tonneaux, celle de l’Angleterre un peu plus de 6 millions et demi. Aujourd’hui nous sommes parvenus à 950 000. Mais l’Angleterre a dépassé le chiffre de 10 millions. Elle a gagné 4 millions de tonneaux, tandis que notre progrès se chiffre par moins de 200 000.

Nous possédons actuellement 15 600 navires environ, dont 14 400 à voiles et 1 200 à vapeur. 274 seulement des premiers et 170 des seconds pratiquent le long cours. Dans les 14 400 voiliers, 10 000 ont moins de 10 tonnes. Si l’on ne considère que les navires à voiles d’au moins 50 tonneaux et les navires à vapeur de plus de 100 tonneaux, nous arrivons au troisième rang pour la navigation à vapeur avec 532 navires et 900 000 tonnes, après l’Angleterre (6 000 navires, 10 millions de tonnes) et l’Allemagne (830 navires, 1 360 000 tonnes): nous n’apparaissons plus qu’au huitième rang pour la navigation à voiles, avec 1 425 navires et 25 000 tonnes, après l’Angleterre, les États-Unis, la Norvège, l’Allemagne, l’Italie, la Russie et la Suède. A peine dépassons-nous la Grèce !

Pour la construction, nos chantiers ont livré en 1895 une jauge totale de 36 000 tonneaux, dont un peu moins de la moitié pour la vapeur, tandis que les chantiers des États-Unis donnaient 85 000 tonneaux, l’Allemagne 101 000, l’Angleterre 995 000. Les proportions sont restées sensiblement les mêmes en 1896.

Comment en sommes-nous venus à cette situation d’infériorité? La France, dit-on, est désignée par sa situation géographique pour être le magasin universel, le terrain d’échanges et de transit du genre humain. Nous avons Marseille, Cette, Bayonne, Bordeaux, Nantes, Brest, Cherbourg, le Havre, Dunkerque, autant de portes ouvertes sur la Méditerranée et l’Océan par tous les temps et dans toutes les saisons. Pourquoi ces ports ont-ils un mouvement commercial si faible à côté de ceux de Rotterdam, de Brème et de Hambourg, beaucoup moins bien situés, dont l’accès, toujours difficile, est souvent obstrué par les glaces?

Pourquoi avons-nous perdu, dans le commerce extérieur, le deuxième rang que nous tenions jadis après l’Angleterre? pourquoi nous sommes-nous laissé devancer par l’Allemagne et les États-Unis?

Il y a cette première raison à alléguer de notre déchéance : tandis que l’Allemagne se donnait un outillage commercial et industriel de premier ordre, et faisait notamment de Hambourg le splendide port que tant de descriptions nous ont appris à connaître, nous avons dispersé notre effort sur tous les ports de France à la fois, petits ou grands, sous l’empire des préoccupations électorales, pour ne point favoriser une circonscription au détriment d’une autre.

Avec les dépenses faites pour tous les ports, on aurait pu doter les quatre plus importans d’un outillage leur permettant la lutte avec Anvers et Hambourg.

Et, ces dépenses, il faut voir avec quelle intelligence elles ont été appliquées ! On a déjà jeté 20 millions dans le Pas de Calais, à un kilomètre du casino de Boulogne-sur-Mer, pour construire un port en eau profonde. Les commencemens de jetées sont là, en effet, et la mer les ronge chaque année ; il n’y a plus d’argent pour continuer; les 20 millions sont entièrement perdus. Voilà le triomphe de la politique électorale sur la politique nationale.

Quant au projet d’amélioration du Havre et de la basse Seine, il fait la navette depuis des années entre la Chambre et le Sénat ; pendant ce temps le sable progresse, et la question se pose si les paquebots transatlantiques pourront encore dans un certain délai, qui paraît peu éloigné, pénétrer dans le port du Havre?

Si les pouvoirs publics se sont trompés dans l’attribution des sommes qu’ils affectaient à l’amélioration des ports français, ont-ils d’autre part péché par négligence en refusant de donner à l’industrie de la navigation maritime l’aide que toute industrie attend chez nous de l’omnipotence providentielle de l’État? Voyons comment les faits répondent à cette question.


La marine marchande a besoin d’être protégée, comme le sont l’agriculture et l’industrie. La protection accordée à ces deux branches de la production nationale rend en effet plus intense l’action des causes multiples qui font que la construction navale coûte en France beaucoup plus cher que dans les pays voisins.

Or nous avons besoin d’une marine marchande prospère, d’abord parce que c’est la navigation de commerce qui fournit à la marine de guerre ses équipages, une partie de ses constructeurs, et une partie de ses transports; en second lieu parce que ce n’est pas au moment où nous développons notre empire colonial que nous devons nous résigner à être de plus en plus tributaires, pour nos transports commerciaux, des marines étrangères.

Ces choses sont tellement évidentes que la marine commerciale, en France, n’a jamais cessé d’être l’objet de la sollicitude la plus attentive de la part des pouvoirs publics.

Avant 1870, l’armement était protégé par la surtaxe de pavillon et par le droit de tonnage sur les navires étrangers, le commerce maritime par la surtaxe d’entrepôt, le drawback, la détaxe de distance. À cette époque, notre commerce maritime était prospère. Si l’Angleterre nous dépassait de plusieurs longueurs avec ses 5 millions de tonnes, nous faisions belle figure après elle, longo intervallo il est vrai, mais au second rang pourtant, avec 1 100 000 tonnes.

Notre commerce maritime, cependant, se plaignait (cessera-t-il jamais de se plaindre?). Les mesures mêmes de protection adoptées en sa faveur maintenaient le fret à un taux élevé, qui grevait d’autant l’importation des matières premières et l’exportation des produits manufacturés et entravait l’expansion des transports.

Les barrières furent peu à peu abaissées de 1860 à 1869; les traités de commerce firent disparaître successivement les avantages dont avait joui notre marine commerciale, qui n’en resta pas moins soumise aux charges de l’inscription maritime et aux causes invétérées d’infériorité où se trouve placée chez nous l’industrie de la construction navale. Notre flotte de commerce déclina de 1 100 000 à 900 000 tonnes; on achetait les bateaux à l’étranger; nos chantiers étaient déserts. Le gouvernement de la République se préoccupa de cette situation; les Chambres s’en émurent; de longues études fut engagées; elles aboutirent à cette conclusion qu’il était impolitique de demander à un système de droits différentiels la protection dont on voulait doter la marine marchande, et qu’il fallait recourir au système de la subvention directe. De là sortit la loi du 29 janvier 1881 qui institua les « primes » à la construction et à la navigation, destinées à indemniser l’industrie de la construction navale et de l’armement du tort que lui causait l’ensemble de nos lois douanières et commerciales.

Aux termes de la loi de 1881, la construction des navires de mer était favorisée d’une prime de 60 francs par tonneau de jauge brute, s’il s’agissait d’un navire en acier. La prime était de 40 fr. pour les navires mixtes, de 10 francs pour les navires en bois d’au moins 200 tonneaux. Il s’ajoutait à cette première somme une prime de 12 francs par 100 kilogrammes pour les machines marines et les accessoires. De plus, si les steamers étaient construits sur des plans approuvés par le ministère de la marine (par conséquent sur des plans permettant leur transformation éventuelle en navires de guerre), une surprime de 15 pour 100 leur était allouée.

La pensée d’équité qui avait poussé les Chambres et le gouvernement à assurer à la construction des navires de mer des avantages si importans, est évidente : l’industrie des constructions navales eût été en effet frappée d’une façon désastreuse si l’on n’avait établi, par ce système de primes à la construction, une sorte de compensation aux droits de douane dont étaient frappées dans le même temps les matières premières entrant dans la construction des navires.

Aux primes à la construction, la loi du 30 janvier 1881 ajouta un système de primes à la navigation : 1 fr. 30 par tonneau de jauge nette et par 1 000 milles parcourus, dans l’année de la sortie des chantiers, la prime décroissant ensuite annuellement de 0,075 pour les navires de bois et de 0,05 pour les navires en fer. Les navires construits à l’étranger, et francisés, recevaient une prime égale à la moitié du montant réservé aux bâtimens construits en France[1]. La prime enfin était majorée de 15 pour 100 pour les bâtimens construits sur des plans approuvés par le ministère de la marine.

La loi du 3 février 1893 a introduit dans ce système de subventions les modifications suivantes : les taux des primes à la construction ont été élevés à 65 francs par tonneau de jauge brute pour navires en fer ou en acier, à 40 francs pour navires en bois d’au moins 150 tonneaux, à 30 francs pour navires de moins de 150 tonneaux, à 15 francs par 100 kilos pour les machines et appareils. La prime à la navigation n’est plus calculée sur la jauge nette, mais sur la jauge brute; elle est de 1 fr. 10 par 1 000 milles parcourus, avec décroissance annuelle de 0,06 et 0,04 selon que les navires sont en bois ou en fer et acier, et s’il s’agit de navires à vapeur. La prime pour les voiliers est de 1 fr. 70, avec décroissance annuelle de 0,08 et 0,06. Enfin la surprime allouée pour les navires approuvés par le ministère de la marine a été portée à 25 pour 100.

Il avait été payé en dix années (1881-1890), en primes à la construction et à la navigation, une somme de 102 millions de francs (dont 75 pour les primes à la navigation), soit un peu plus de 10 millions de francs par an. On évaluait le subside annuel sous le régime de la loi nouvelle à 11 millions et demi de francs [2]. Mais ce chiffre est largement dépassé. Le gouvernement a dû déposer le 18 mars dernier à la Chambre des députés une demande de crédits supplémentaires pour l’exercice 1896, portant sur les subventions à la marine marchande. Il y a trois ans les crédits votés n’avaient pu être employés en intégralité. Il n’en a pas été de même en 1896. Les 11 500 000 francs de crédits ouverts pour les primes tant à la construction qu’à la navigation, ont été insuffisans; les liquidations de primes, en application de la loi du 30 janvier 1893, ont atteint 14 250 000 francs. Les Chambres se féliciteront sûrement d’avoir eu à voter cette dépense supplémentaire de 2 750 000 francs. Elles y auront vu la preuve d’un certain réveil d’activité dans notre industrie maritime.

Les sacrifices ainsi consentis par l’État n’ont eu cependant jusqu’ici pour résultat que de maintenir l’effectif de la marine marchande dans un état stationnaire. En 1881, elle comptait, en navires à vapeur et à voiles, un total de 15 058 navires jaugeant 919 298 tonneaux ; dix ans plus tard, les chiffres correspondans étaient 15 278 navires jaugeant 905 606 tonneaux. L’unique point satisfaisant est que le nombre des unités de grande capacité s’était accru. En 1881, nous n’avions que 206 navires de plus de 700 tonneaux, avec un tonnage total de 246 000 ; en 1892 nous possédions 321 bâtimens de plus de 700 tonneaux et d’un tonnage total de 465 000. La jauge moyenne par unité de navire avait passé de 1 194 à 1 450, résultat heureux puisque les frais de la navigation décroissent proportionnellement avec la capacité de transport, et qu’un certain taux de fret peut être encore rémunérateur avec de grands navires et ne l’être plus pour de petits bâtimens.

On aurait donc à constater un gain positif, s’il ne fallait tenir compte du fait que nos plus grands navires de commerce appartiennent à des compagnies dotées de subventions spéciales pour les services postaux qu’elles effectuent. C’est à la constitution des flottes de la Compagnie Transatlantique, des Messageries Maritimes, etc., que nous devons cette augmentation du nombre des unités de grande capacité. Or on sait que ces compagnies touchent pour leurs bâtimens nouveaux les primes à la construction, mais que les subventions spéciales, dont elles sont dotées par suite d’accords particuliers avec l’Etat, remplacent, en ce qui les concerne, les primes à la navigation.

En dépit de la protection accordée à la marine marchande sous les formes multiples que nous venons de décrire, le pavillon français ne transporte qu’une faible proportion des marchandises sortant de nos ports, soit peut-être une quantité représentant une valeur de 1 700 à 1 800 millions de francs sur un total de 3 100 à 3 300 millions, qui correspond à un poids de marchandises de 6 millions de tonnes environ. Nous n’avons, il est vrai, comme fret de sortie, en dehors de nos vins, rien de comparable au fer et à la houille que possède l’Angleterre, au pétrole, au blé, au coton des États-Unis, au sucre et aux mille variétés de produits à bon marché où s’exerce l’industrie si active et si ingénieuse de l’Allemagne.

Quant au fret de retour, une organisation défectueuse du commerce français à l’étranger ne nous permet pas de nous l’assurer comme savent le faire nos rivaux. Aussi le pavillon français couvre-t-il à peine les trois septièmes du total de marchandises et produits entrant dans nos ports.

Le tarif Mac Kinley aux États-Unis, l’application du régime protectionniste chez nous, ont encore contribué, avec d’autres facteurs généraux dont les marines étrangères ont eu à souffrir comme la nôtre, à faire tomber notre navigation de commerce dans l’état de langueur où on la voit s’étioler aujourd’hui, alors que des nations voisines nous offrent, en dépit d’entraves analogues, le spectacle d’un si énergique développement.

Le prix de revient de l’armement des navires de commerce est plus élevé en France qu’à l’étranger, fait brutal contre lequel le système des primes à la construction et à la navigation n’a pu parer qu’incomplètement. Il est peut-être fâcheux d’autre part que l’on ait exclu de toute participation aux avantages offerts les bâtimens construits à l’étranger et francisés. Les constructeurs français, ne redoutant plus la concurrence, ont imposé aux armateurs des prix plus élevés et des délais de livraison plus longs. Il est vrai que, de leur côté, ils étaient obligés de s’approvisionner de matériaux exclusivement en France, c’est-à-dire à des conditions rendues fort onéreuses par le tarif douanier.


Quels remèdes convient-il d’adopter pour relever notre industrie de construction navale et de navigation à son ancienne prospérité? On ne saurait méconnaître d’abord les services réels qu’a rendus la loi de 1881 ni ceux que rend la loi de 1893. La législation est bonne. Mais beaucoup la trouvent encore insuffisante. On demande par exemple l’élévation du taux de la prime allouée aux machines. Des congrès ont réclamé le rétablissement des surtaxes de pavillon. Que si l’on objecte le caractère suranné de ce régime et l’insuccès de la tentative faite en 1872 pour le rétablir, on répond que l’essai n’a été nullement concluant, ayant été abandonné tout de suite sous des préoccupations libre-échangistes, et que d’ailleurs nous avons adopté depuis 1892 un système économique qui n’a plus rien de libre-échangiste et avec lequel s’accommoderait l’expédient des surtaxes de pavillon ou autres Le malheur est que le débat engagé sur ce point est tout à fait oiseux, puisque des traités de commerce et de navigation nous interdisent de donner une protection spéciale directe aux importations sous pavillon français.

Un autre remède proposé est le rétablissement de la demi-prime, solution à laquelle inclinerait la majorité du conseil supérieur de la marine marchande, mais qui ne saurait être du goût, naturellement, de l’industrie des chantiers maritimes. Les constructeurs ont déjà assez de peine à obtenir des commandes, même depuis que la suppression de la demi-prime, il y a six ans, leur a rendu un peu moins difficiles les conditions de la lutte. Ils n’admettront pas facilement que, sous prétexte de stimuler l’activité de la navigation, on commence par faire l’existence plus dure à la construction.

Celle-ci soutient-elle, de son côté, tous les efforts qui seraient nécessaires pour attirer les commandes de la marine commerciale? Est-elle en état d’assurer que cet écart de 40 pour 100 qui existe encore entre les prix auxquels peuvent être livrés deux bâtimens exactement semblables, sortant l’un des chantiers anglais, l’autre des chantiers français, soit vraiment un écart minimum? C’est là une question que nous ne saurions trancher et qui reste simplement posée devant la conscience et l’intérêt bien entendu des constructeurs. Il est vrai que ceux-ci trouvent plus avantageux de travailler pour la marine de l’État que pour celle du commerce, et la marine de l’Etat n’est pas près, semble-t-il, de chômer de travaux nouveaux.

On a encore remarqué que la loi de 1893, dans ses clauses relatives aux primes à la navigation, avait particulièrement favorisé la navigation à voiles et montré quelque parcimonie pour la navigation à vapeur. Rien n’empêcherait de relever légèrement le taux des primes qui sont affectées à celle-ci. Le fait n’emporterait pas une addition considérable aux 14 millions que le système de protection établi en 1893 coûte annuellement à l’Etat. Il ne faudrait pas en revanche tomber dans l’excès opposé et reporter exclusivement toutes les faveurs administratives sur la marine à vapeur sous prétexte que les voiliers sont une chose du passé. Les grands voiliers reviennent peu à peu à la mode, et protesteraient à juste titre contre un pareil dédain.

Il est un point sur lequel une réforme serait aisée et efficace, une réforme non dans la législation, mais dans le mode d’application d’un des articles de la loi de 1893.

L’article 7 permet d’accorder une surprime de 25 pour 100 aux navires dont le plan a été accepté par le ministère de la marine. Or le conseil supérieur a déclaré qu’en cas de guerre on aurait surtout besoin de croiseurs auxiliaires pour ruiner le commerce de l’ennemi, et il a imposé comme condition de la surprime une vitesse dépassant 17 nœuds, exigence évidemment inopportune lorsqu’il s’agit de bateaux de charge pour lesquels le service commercial, qui est leur destination propre, ne demande qu’une vitesse de 12 à 13 nœuds. Au lieu d’imposer aux bateaux de ce genre une vitesse impossible à atteindre, on eût mieux fait de leur imposer des conditions de dimensions de cales qui eussent permis d’y embarquer le matériel de guerre et de navigation nécessaire aux colonies. Il serait peut-être avantageux de remanier en ce sens la législation des primes.


Notre marine marchande est en décadence pour les mêmes causes générales qui font que nous nous laissons devancer sur le terrain commercial et industriel par la puissante Allemagne et même par des rivaux de plus mince envergure, tels que les Suisses, les Belges et les Hollandais.

Il convient aussi de tenir compte de quelques causes spéciales, dont quelques-unes d’un caractère tout contingent et passager, comme celle-ci qui peut servir d’exemple.

Nous avions contre nous, dans la Méditerranée, les surtaxes dont étaient frappés nos navires dans les ports italiens, et qui avaient d’ailleurs pour contre-partie les surtaxes analogues dont les navires italiens étaient frappés dans les ports français en vertu du décret du 27 juillet 1886.

Cette cause a récemment disparu, un décret du 21 octobre 1896 ayant mis fin à la mesure tracassière adoptée réciproquement par les deux nations. Depuis le 1er novembre 1896 les navires italiens dans les ports français et les navires français dans les ports d’Italie, acquitteront les mêmes droits de navigation (taxes de quai, de statistique, d’ancrage, etc.) que les navires nationaux, la navigation de cabotage toutefois continuant d’être réservée exclusivement au pavillon national.

Nos navires sont ainsi rentrés en possession de la faculté de faire escale dans les ports italiens et jouissent en outre de certains avantages stipulés dans la nouvelle loi italienne sur la marine marchande.

La situation très fâcheuse que nous avions dans la Méditerranée va donc pouvoir se modifier et le port de Marseille en profitera sûrement. Il en a besoin sans doute, car notre premier port de France, qui n’est plus que le huitième des grands centres commerciaux du monde, voyait s’accentuer rapidement sa décadence en face des progrès continus de Gênes. Ce n’est pas que le rétablissement de relations amicales, au point de vue commercial, entre la France et l’Italie, puisse suffire pour rendre d’un coup de baguette la prospérité à Marseille, dont le déclin, comme le progrès de Gênes, tient à beaucoup d’autres causes.

Le déclin du port de Marseille date du percement des tunnels du Mont-Cenis et du Saint-Gothard, et de l’ouverture de nouvelles routes commerciales passant par ces tunnels. Ce qui nuisait à Marseille, rendait en quelque sorte la vie à Venise, à Trieste, à Salonique, à Gênes surtout. Le Saint-Gothard a réduit à 532 kilomètres la distance de Baie à Gênes, tandis qu’il y a 773 kilomètres de Bâle à Marseille. Dès 1885, la nouvelle ligne enlevait au réseau français un trafic de 150 000 tonnes.

En 1888, un mémoire adressé au ministère du commerce déclarait que le meilleur moyen d’empêcher le percement éventuel du Simplon d’être nuisible aux intérêts français méditerranéens était d’achever les améliorations du cours du Rhône et de construire le canal de jonction de Marseille à ce fleuve, faisant ainsi de Lyon le point terminus de navigation de la Méditerranée. C’est aussi, on le sait, l’opinion très déterminée de M. J. Charles-Roux, et de tout le commerce marseillais.

Une cause incontestable d’infériorité, souvent dénoncée, pour tous nos ports, est le caractère excessif de certaines taxes qui y sont imposées aux navires qui les visitent, et notamment du droit de quai, établi par l’article 6 de la loi du 30 janvier 1872.

Une proposition faite à la Chambre et émanant de l’initiative parlementaire, tendant au remaniement de cette taxe, a été l’objet d’un rapport de M. de Lasteyrie, favorable au principe de la proposition, mais concluant à l’adoption d’un système un peu différent de celui qui était proposé. Le droit de quai, fait observer le rapporteur, ne représente point le prix d’un service rendu. C’est un droit purement fiscal, établi comme tant d’autres au lendemain de la guerre, et dont la survivance n’a plus de raison d’être, au moins sous sa forme actuelle. Du reste, l’assiette du droit a déjà été modifiée à plusieurs reprises ; un remaniement plus complet est réclamé par un grand nombre de chambres de commerce et notamment par celles des ports d’escale.

Il a été entendu, dit-on, que le droit de quai est en fait un impôt sur les marchandises importées, et il ne devrait par conséquent frapper que les navires débarquant des marchandises chez nous. Le droit ne devrait pas être perçu sur les navires venant de l’étranger avec un chargement incomplet et entrant dans nos ports pour y compléter leur chargement; or, c’est là une interprétation de la loi que l’administration des douanes n’a jamais voulu admettre.

On ajoute qu’avec la tendance actuelle à augmenter sans cesse le tonnage des navires de commerce, le mode actuellement usité de perception du droit de quai en fait une taxe exorbitante, et l’on s’explique que, pour ne pas le payer, les lignes régulières de paquebots renoncent à faire escale dans nos ports. Comme, d’autre part, nos propres lignes sont loin de desservir tous les pays où nous pouvons avoir à faire des expéditions (aucune ligne régulière française ne fait plus le service des côtes du Pacifique) nos commerçans, en nombre de cas, sont obligés d’envoyer leurs marchandises à Anvers ou à Rotterdam.

La commission du budget, s’inspirant de ces considérations, a décidé de remplacer la taxe actuelle par un droit d’un taux plus élevé, mais proportionnel au montant des marchandises débarquées. De la sorte, les navires venant de l’étranger ne seront plus détournés, par la crainte d’avoir à payer une taxe excessive, d’entrer dans nos ports pour y compléter leur chargement.

C’est là une heureuse innovation à laquelle souscriront certainement les deux Chambres et qui contribuera pour sa part à ramener un peu d’activité dans nos bassins maritimes.


On s’est ému en France en juin 1896 de la décision prise par une compagnie de navigation allemande d’établir une escale à Cherbourg, pour sa ligne de New-York.

Il faut remarquer que la ligne américaine, récemment créée, de Southampton aux États-Unis draine déjà une fraction des passagers et des marchandises de France, et qu’il y a aussi une escale hollandaise à Boulogne.

Ces faits et d’autres expliquent le peu de développement que prend le trafic de la Compagnie Transatlantique.

La situation est difficile, mais non désespérée. Il faut seulement que l’on se décide à effectuer au Havre, afin de le maintenir au rang de grand port d’embarquement pour les États-Unis, des travaux depuis longtemps reconnus urgens.

Les passagers demandent toujours plus de vitesse, exigence inconciliable avec la nécessité de conserver de larges espaces pour les marchandises. Car la vitesse réclame de puissantes machines, qui tiennent une grande place, et une finesse de formes qui diminue la capacité. L’allongement entraîne une plus grande profondeur d’immersion, à laquelle s’opposent justement les défectuosités actuelles de l’entrée et des bassins du Havre.

Liverpool et Southampton sont bien mieux partagés sous ce rapport que notre principal port de la Manche, où il faut la marée pour l’entrée et la sortie, avec des manœuvres lentes, parfois dangereuses.

L’infériorité croissante du port du Havre et la situation difficile de la Compagnie Transatlantique sont deux phénomènes reliés l’un à l’autre par la relation de cause à effet. Aussitôt que le port sera amélioré, la Compagnie pourra construire des navires plus grands, plus longs, ayant une plus profonde immersion.

Ceux dont elle dispose ne peuvent plus lutter avec les navires à grande vitesse mis en ligne entre l’Europe et les Etats-Unis par les compagnies anglaises, allemandes et américaines.

Le Lucania et le Campania, de la compagnie Cunard, ont atteint une marche moyenne annuelle de 20 nœuds 415. La Compagnie Transatlantique se contentera pour ses nouveaux bâtimens de 19m, 50, ce qui permettra de franchir les 3 171 milles séparant le Havre de New-York en six jours, 18 heures et 40 minutes, vitesse très suffisante, représentant 36 kilomètres à l’heure. Ces paquebots pourront loger plus de 2 600 mètres cubes de marchandises.

Que faut-il pour que la Compagnie entreprenne la construction de bâtimens de ce nouveau type? Qu’elle soit assurée d’un temps d’existence assez long pour que l’amortissement des emprunts qu’elle aura dû contracter devienne possible. Le gouvernement ne discute pas la nécessité de subventionner largement les compagnies postales soumises à la double condition de la construction en France et de la vitesse. Il comprendra donc l’importance que la Compagnie attache à la prorogation du traité existant.

En attendant, la Compagnie ne reste pas inactive.

L’administration lui ayant retiré les subventions dont elle était dotée naguère pour les services postaux dans la Méditerranée, mais la même mesure qui privait l’entreprise de la manne gouvernementale la débarrassant en même temps des entraves qui en étaient la rançon, la direction supprima certaines lignes improductives et reporta son effort principal sur les lignes à rendement. La Compagnie ne paraît pas avoir eu à regretter ce régime de liberté.

Le succès obtenu sur ce point l’a même engagée à innover ailleurs. Elle s’est résolue à améliorer ses services avec les Antilles et vient d’établir, sans subvention, deux lignes nouvelles reliant Fort-de-France et les Antilles à New-York, via Porto-Rico et Saint-Domingue. Jusqu’à présent, de treize compagnies étrangères reliant l’Amérique centrale et les Antilles à New-York, aucune ne touchait directement les Antilles françaises. La Compagnie Transatlantique rend donc un grand service à nos colonies et fera peut-être elle-même une bonne affaire en transportant directement les sucres de la Martinique et de la Guadeloupe, repoussés du vieux monde par la production betteravière monstrueuse de l’Allemagne et par le système des primes gouvernementales à la sortie, sur le grand marché sucrier de l’Amérique du Nord.


Les chantiers de construction du Royaume-Uni avaient lancé, dans l’année 1895, un total de 866 navires, d’un tonnage de 1 144 442 tonneaux, soit 705 bâtimens à vapeur et 161 à voiles. C’était une légère augmentation sur l’année 1894, pendant laquelle cette grande industrie s’était déjà relevée vivement de la crise subie en 1893.

Les chiffres que nous venons de citer comprennent, avec les vapeurs et voiliers de commerce, les navires de guerre construits pour compte, soit du gouvernement britannique, soit des gouvernemens étrangers.

Les ports de la côte nord-est de l’Angleterre, Newcastle, Sunderland, Hartlepool, Middlesborough, sur la Tyne, la Wear, et la Tees, comptent pour plus de moitié dans le tonnage construit. 10 bâtimens de guerre dont 8 contre-torpilleurs sont ainsi sortis en 1895 des chantiers de la Tyne.

Les autres grands centres de construction sont, sur la côte occidentale de l’Angleterre, les chantiers de la Clyde (Greenock, Glasgow) et, en Irlande, Belfast sur la Lagan.

Parmi les entreprises particulières, celle qui a tenu le premier rang en 1895 pour l’importance du rendement de la construction en tonneaux est la maison William Gray à Hartlepool, qui a mis à l’eau 23 navires, 63 000 tonneaux. Au second rang se sont placés les chantiers Harland et Wolff à Belfast avec 58 000 tonneaux.

A la fin de 1895, une grande activité régnait dans les chantiers de l’État, Chatham, Pembroke, Portsmouth, où 16 navires (129 000 tonneaux) étaient en cours de construction. A la même date le nombre de tonneaux en cours de construction dans toute la Grande-Bretagne, chantiers de l’État et chantiers privés, était de 716 000 contre 658 000 à la fin de 1894.

Aussi l’année 1896 a-t-elle été plus remarquable encore que la précédente. En dehors de [[navires de guerre, représentant 163 958 tonneaux, sortis des chantiers du gouvernement et de ceux de l’industrie privée, ces derniers ont lancé 696 navires de commerce dont 628 vapeurs et 68 voiliers, d’un tonnage total de 1 159 751 tonneaux, soit un chiffre supérieur à celui qui, en 1895, comprenait toute la construction (commerce et guerre).

Les ports du Nord-Est ont livré 668 000 tonnes, ceux de la Clyde 421 000, Belfast 120 000. C’est la grande maison de Belfast, Harland et Wolff, qui a pris en 1896 le premier rang (elle était déjà au second en 1895 ) avec 81 316 tonnes et 12 bâtimens.

Dans le total de la construction anglaise, en 1896, le contingent pour compte étranger a été de 30 p. 100, soit 118 000 tonnes pour l’Allemagne, 34 000 pour la Russie, 28 000 pour la Norvège, 24 000 pour le Danemark. A la fin de l’année, les chantiers anglais avaient en construction pour le seul. Japon, outre deux cuirassés de première classe, 62 000 tonnes pour le commerce.

En dépit donc des plaintes intermittentes des industries de la construction et de l’armement, et des crises réellement sérieuses qu’elles ont subies, surtout en 1893, la marine marchande de l’Angleterre est en progrès constant.

Alors qu’en 1850, sur le tonnage des marchandises importées en Angleterre ou exportées de ce pays, 65 pour 100 déjà naviguaient sous les couleurs britanniques, la proportion s’élève aujourd’hui à plus de 72 pour 100. Un journal de Londres, chauvin sans doute, mais chauvin avec raison, le Times a pu dire, en relevant ce fait, que jamais le commerce du monde n’avait été à un pareil degré entre les mains de l’Angleterre.

Rappelons en passant, d’un mot, que la France construit en moyenne de 35 000 à 40 000 tonnes annuellement, et constatons ce qui se passe chez nos voisins du continent.

Le Norddeutscher Lloyd, de Brème, est l’une des plus puissantes entreprises de navigation qui font à notre Compagnie générale Transatlantique une si rude concurrence pour les transports entre l’Europe et les États-Unis. Le Lloyd faisait déjà très bonne figure, il y a quelque temps, après les compagnies Gunard, American Line, White Star et Hamburg-America. Les huit principaux bâtimens de sa flotte ont effectué, en 1895-96, 69 voyages dont la durée moyenne a varié de 183 à 201 heures[3], limites entre lesquelles se placent à peu près exactement aussi les durées moyennes des voyages des paquebots de la compagnie française.

Mais bien avant les bâtimens du Norddeutscher Lloyd et de la Transatlantique, se plaçaient pour la vitesse, d’abord les deux admirables bateaux de la compagnie Cunard, Campania et Lucania, deux autres fort beaux navires de la même compagnie, Etruria et Umbria, puis les quatre steamers de l’American Line, Saint-Louis, Saint-Paul, New-York et Paris, les deux joyaux de la White Star, Teutonic et Majestic, et enfin les quatre plus beaux spécimens de la flotte de la compagnie Hamburg-America, Fürst-Bismark, Normania, Colombia, Augusta-Victoria.

Ce n’est qu’après ces léviathans qu’arrivaient en ligne pour la vitesse les huit bateaux de la compagnie brêmoise, et, alternant avec ceux-ci, les six grands navires de la Transatlantique, Touraine, Bretagne, Champagne, Bourgogne, Gascogne et Normandie.

Le Norddeutscher Lloyd ayant décidé de ne point laisser la prééminence aux compagnies Cunard et American Line, a fait construire quatre grands vapeurs à deux hélices : 1° le Barbarossa, à Hambourg dans les chantiers de la maison Blohm et Voss ; 2° le Brème, à Dantzig, aux forges de M. F. Schickau ; 3° le Frédéric-le-Grand à Stettin, dans les chantiers Bredow; et 4° la Reine-Louise, à Stettin également, dans les chantiers de la compagnie Vulcan. Le Barbarossa a été lancé le 5 septembre dernier. C’est, paraît-il, le cent quinzième bâtiment que les chantiers Blohm et Voss mettent à la mer. La Reine-Louise a été lancée le 5 octobre à Stettin. Ces immenses navires, tous construits sur le même modèle, ramènent à un rang inférieur les plus beaux des grands transatlantiques hambourgeois et même les deux merveilles de la compagnie Cunard. Voici leurs traits essentiels : longueur totale 167m, 50, largeur 18’m, 29, tirant d’eau 8m, 54, profondeur de cale 10m, 34, tonnage net 10 000 tonneaux, déplacement 20 000, espace réservé aux marchandises 11 000 mètres cubes, emplacement pour 2 300 passagers d’entrepont; aménagemens pour 100 passagers de première classe et 76 de seconde, deux hélices, machines de 7 000 chevaux[4]. Les dimensions atteintes dans les dernières constructions du Norddeutscher Lloyd seront d’ailleurs bientôt dépassées. Il y a, sur chantier, en Angleterre, un steamer d’une longueur de plus de 200 mètres. C’est M. Ritchie, président du Board of Trade, qui a célébré le 17 février dernier, au dîner annuel de la Chamber of shipping à Londres, la naissance de l’Oceanic, attribuant au monstre futur les mesures suivantes : 686 pieds de long, 68 de large, 15 000 tonnes de jauge[5].

On peut se faire une idée de ces dimensions prodigieuses en les rapprochant de celles du cargo-boat le Laos, qui a été lancé le 8 novembre dernier pour le compte de la compagnie des Messageries maritimes. Le Laos, entièrement construit en acier, a les caractéristiques suivantes : longueur 135 mètres, largeur 15m, 47, tirant d’eau 6m, 59, profondeur de cale 11 mètres, deux machines de 7 200 chevaux, déplacement 8 420 tonneaux, espace pour les marchandises dans les cales et entreponts, 3 700 mètres cubes, aménagemens pour 121 passagers de première classe, 71 de deuxième classe et 81 de troisième classe.

Dès la fin de l’année 1895, les chantiers allemands étaient en possession d’ordres suffisans pour les tenir occupés jusqu’au milieu de 1897, et la plupart refusaient toutes commandes nouvelles. La maison Blohm et Voss construisait, en même temps que le Barbarossa, un grand paquebot pour la compagnie Hamburg-Sud-America. A Flensburg, on achevait un paquebot postal pour la ligne hambourgeoise Kosmos. D’autre part, les chantiers allemands étant ainsi occupés, les compagnies de navigation avaient dû donner des commandes aux chantiers anglais. La compagnie Hamburg-America faisait construire trois paquebots par la compagnie Palmers, à Yarrow; la compagnie Kosmos deux steamers par MM. Connell et Cie à Glasgow; la compagnie Hamburg-Australia un transport de 6 500 tonnes par cette même maison de Glasgow. On construisait encore en Angleterre plusieurs navires pour la maison Rickmers et pour la compagnie Hansa, de Brème.

Si l’on en croit une statistique allemande d’octobre 1895, il se trouvait en cours de construction à cette date : 314 navires à vapeur en Angleterre, 33 en Allemagne, 19 aux États-Unis, 2 en France; 42 navires à voiles en Angleterre, 15 en France, 1 en Allemagne.

Le joyau du commerce maritime de l’Allemagne est le port de Hambourg, situé sur la rive septentrionale de l’Elbe, à 125 kilomètres de l’embouchure, navigable en amont sur plus de 1 200 kilomètres, relié à de nombreux affluens et canaux, et dont les bassins reçoivent les bâtimens calant moins de 7m, 20. En aval, à Cuxhaven (enclave hambourgeoise), en face du débouché du canal maritime de la Baltique, est installé le service d’expédition des grands paquebots de la ligne Hambourg-Amérique.

Hambourg a vu sa population s’élever, en trente-cinq ans, de 200 000 habitans à 650 000 (non compris les 150 000 de la ville toute voisine, et formant faubourg, d’Altona). Son commerce représente plus des deux cinquièmes du commerce maritime de l’Allemagne, et environ les trois huitièmes du commerce total de l’empire. En trente ans le tonnage introduit par mer a passé de 1 200 000 tonnes à 6 200 000 tonnes, et les marchandises amenées par voie fluviale de 330 000 à 2 400 000 tonnes.

Il est entré à Hambourg en 1895 pour 2 852 millions de marks de marchandises, et il en est sorti pour 2 466 millions; ensemble 5 318 millions de marks, ou 6 650 millions de francs, soit un milliard de plus que pour le port de Londres[6].

Le mouvement de la navigation s’est chiffré, en 1895, par 9 443 navires, jaugeant 6 254 000 tonnes à l’arrivée et autant à la sortie. Sur ces chiffres, la navigation à vapeur représente 6 846 navires avec 5 560 000 tonnes de registre à l’entrée.

Si l’on ne tient compte que du commerce international, laissant de côté le commerce côtier, on trouve : pour Hambourg, 6 354 navires et 5 700 000 tonnes de registre; pour Londres, 10 384 navires et 8 300 000 tonnes; pour Liverpool, 3 873 navires et 5 500 000 tonnes. Cinquante et une lignes de navigation allemandes ont à Hambourg la majeure partie de leur trafic, 413 vapeurs ayant effectué 2 254 voyages en 1895 avec 2 092 568 tonnes. Quant à la flotte maritime dont Hambourg est le port d’attache, elle se compose de 650 navires jaugeant 665 000 tonnes (dont 360 vapeurs avec 474 000 tonnes).

Au point de vue des pavillons, il est entré à Hambourg en 1895 : 3 337 navires anglais, 4 585 navires allemands (dont 2 489 de Hambourg), 437 navires norvégiens, 75 navires français.

Dans les dix dernières années, la marine commerciale s’est accrue de 51 pour 100 en Angleterre, de 108 pour 100 en Allemagne, de 200 pour 100 en Suède-Norvège, de 17 pour 100 en France.

Anvers, où entrent encore aujourd’hui annuellement plus de 5 millions de tonnes de marchandises, avait été jusqu’en 1889 le premier port du continent. Ce n’est que depuis cette année qu’il a été dépassé par Hambourg. Le Havre, avec 2 800 000 tonnes à l’entrée, ne vient plus même qu’après Rotterdam. Hambourg aurait encore pris plus d’importance, si Anvers et Rotterdam n’étaient devenus en grande partie, par leur situation géographique, des ports allemands[7].


On se console parfois de ses infortunes en contemplant celles d’autrui. Il y a dans le monde une marine marchande qui eut jadis sa période de grandeur et de gloire, et qui est aujourd’hui, comme la nôtre, plus que la nôtre peut-être, en pleine décadence : la marine commerciale des États-Unis.

M. Mac Kinley, dans son adresse d’inauguration présidentielle, lue le 4 mars dernier au Capitule devant la population de Washington, a constaté le fait en termes mélancoliques: «Le Congrès devra donner son attention au rétablissement de la marine marchande américaine, jadis l’orgueil des mers sur toutes les grandes voies commerciales de l’Océan. Les États-Unis ont fait des progrès merveilleux dans tous les champs de l’entreprise et de l’activité humaines, et nous sommes arrivés au premier rang sur le terrain du commerce intérieur, du trafic avec l’étranger et de l’industrie. La marine marchande, au contraire, a décliné constamment chez nous en tonnage et en nombre de navires. »

Les États-Unis, cependant, ont dans leur blé, leurs bestiaux, leurs salaisons, leur coton, leur pétrole, en quantité à peu près illimitée, un fret de sortie qui manque à la France. Une des principales raisons, pour lesquelles toutes ces denrées traversent l’océan Atlantique sous pavillon anglais plutôt que sous pavillon américain, est que l’ « américanisation » n’est pas admise par la législation des États-Unis. Un navire ne peut être immatriculé comme américain que s’il est construit en Amérique. Or, les Etats-Unis construisant chèrement, les Anglais économiquement, les capitaux américains se détournent de la construction. S’il n’en était pas ainsi avant 1860, c’est qu’alors les navires de commerce étaient à voiles et construits en bois. Les clippers d’Amérique étaient de grands trois-mâts, des voiliers célèbres par la perfection de leurs formes et leurs qualités manœuvrières, et les forêts de la Nouvelle-Angleterre contenaient en abondance un bois excellent pour la construction.

La substitution de la vapeur à la voile, des coques en fer, puis en acier, aux coques en bois, a donné la suprématie, presque le monopole des mers, à la Grande-Bretagne, à cause de ses bassins de houille côtiers, qui assuraient, avec le bon marché de la construction de l’acier, la force motrice, et un fret de sortie pratiquement inépuisable.

Tandis que la loi américaine exige que les navires soient construits dans le pays, elle est moins exigeante pour les équipages, qui se composent pour moitié d’étrangers, spécialement de Scandinaves, plus sobres, plus disciplinés que les Américains.

Si l’on prend pour exemple un port, celui de Boston, on constate que le mouvement de la navigation y est à peu près tout entier sous pavillon britannique. Très loin, au second rang, viennent les pavillons allemand et norvégien. La France n’est représentée que par un vapeur et quelques goélettes, l’Amérique elle-même par quatre steamers de faible tonnage.

Le grand trois-mâts, le clipper a vécu. Le schooner (goélette) se maintient par sa construction économique et ses qualités nautiques. La flotte marchande américaine contient encore un grand nombre de ces voiliers agiles qui servent à la navigation côtière, au grand cabotage, à la pêche, les navires étrangers n’étant pas admis aux Etats-Unis, plus que chez nous, à pratiquer le cabotage.

La proportion en valeur transportée sous pavillon américain, dans le total des importations et exportations maritimes des États-Unis, n’a cessé de décroître depuis 1845. Dans ce total, qui était de 232 millions de dollars en 1845 et qui a atteint 1 747 millions de dollars en 1895, la part du pavillon américain, de 81 pour 100 en 1845, de 75 encore en 18[[et de 66 en 1860, est tombée à 35 en 1870, à 17 en 1880, à 13 en 1890, à 11 et demi pour 100 en 1895.

Un dernier trait. En 1895, le voyage des Etats-Unis en Europe n’a été effectué que 252 fois par des navires américains, tandis qu’il l’a été plus de 10 000 fois par des navires d’autres nationalités. Cinq navires américains, durant cette même année, sont entrés dans des ports allemands ; un seul a visité notre port de Marseille.

Les Etats-Unis ont déjà fait dans ces dernières années de grands efforts pour relever une de leurs anciennes et plus belles industries. Ils parviendront, s’ils le veulent bien, à reconquérir pour leur pavillon une place honorable, comme nous le ferons nous-mêmes le jour où il ne nous plaira plus de fermer les yeux à l’évidence.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Ce droit à la moitié de la prime à la navigation a été retiré aux navires de construction étrangère en 1890, lorsqu’il apparut que, grâce à ce système de primes allouées aux navires français, les chantiers anglais avaient fait aux nôtres durant cette période de neuf années une concurrence désastreuse. La demi-prime ne fut pas rétablie, malgré les réclamations des armateurs ; elle ne figure pas dans la loi de 1893.
  2. Non compris, bien entendu, le montant des subventions allouées à certaines compagnies spéciales pour les services postaux.
  3. Temps calculé entre la réception de la malle au bureau de New-York et sa distribution à ceux de Londres ou de Paris.
  4. Le port d’Anvers a eu en novembre 1896 la visite du Friedrich der Grosse, et en janvier 1897 celle du Barbarossa. L’entrée de ces steamers géans a excité une vive curiosité, surtout par la facilité avec laquelle ils ont pu, malgré leur grand tirant d’eau, franchir des passes dangereuses et évoluer dans l’Escaut. (V. un rapport du consul général de France à Anvers, publié dans le Moniteur officiel du Commerce du 25 mars dernier.)
  5. D’après le président des Naval Architects (discours prononcé le 7 courant à la trente-huitième assemblée de cette société), l’Oceanic, propriété de la White Star Line, aura 704 pieds de long, 17 000 tonnes de jauge brute, une vitesse de 20 nœuds, et sera lancé en janvier prochain.
  6. Les importations à Londres représentent 31,80 p. 100 de la valeur totale des importations dans le Royaume-Uni et la douane de Londres fournit 45 p 100 des recettes totales effectuées par cette administration dans toute la Grande-Bretagne. Liverpool (35 p. 100 du total des sorties) reste le premier port d’exportation de l’Angleterre.
  7. Neuf compagnies allemandes de navigation à vapeur ont installé à Anvers des services réguliers à destination de tous les points du globe. La Chambre de commerce d’Anvers a pour président un Allemand et compte trois Allemands parmi les quinze membres de son comité central. Le nombre des Allemands établis à Anvers est d’au moins 20 000, si l’on en croit notre consul général. Enfin le commerce belge de transit, en provenance ou à destination de l’Allemagne, s’est chiffré en 1895 par 624 millions de francs.