La Neige et le feu/12

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Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 147-158).


VIII

La lettre


Pour retenir Boureil en France, Ambroise Audigny lui offrit de devenir son secrétaire :

— Auprès de moi, vous apprendrez plus qu’aux écoles.

— Je n’ai plus l’intention d’en fréquenter. Je veux écrire. J’ai quelque chose à dire.

En d’autres circonstances, cette sotte prétention aurait découragé la bonne volonté du maître ; aujourd’hui, il s’agissait pour lui de satisfaire un caprice de Simone :

— Mais écrire, dit-il, c’est chercher. Les mots sont des cobayes.

« D’ailleurs, cher ami, la littérature est un art. Prenez les meilleurs écrivains, Rabelais, Shakespeare, Molière, Balzac : ils ont cherché d’abord à plaire. Si vous avez quelque chose à dire, vous ne pourrez qu’offenser le public. »

« Considérez la fin des vieux chefs-d’œuvre, l’Odyssée, Don Quichotte, Robinson Crusoé, David Copperfield, entre autres : ils sont devenus livres pour enfants. Si vous n’êtes pas comme ces enfants, vous n’entrerez pas dans mon royaume.  »

— J’imiterai donc la comtesse de Ségur !

— Surtout pas ! Ces faiseurs de livres pour enfants me semblent toujours se mettre la bouche en cul de poule comme les parents qui parlent sabir à leurs petits.

— Eh bien ! j’offenserai le public.

Audigny sourit :

— Si le public lui fait défaut, l’écrivain ira jusqu’à hurler comme les bêtes du désert. Par exemple, Léon Bloy aurait-il eu d’abord l’audience qu’il méritait, il n’aurait pas été porté à la violence d’expression de ses dernières œuvres. Besoin était de crier sur les toits ce qu’il avait à dire.

« Devant l’indifférence du public et la malveillance de la critique, l’écrivain victime de leurs préjugés persévère : il n’a pas choisi sa vocation ; bon gré mal gré, il écrit. Mais la publication, cet acte généreux, car c’est le don de soi-même, lui coûte de plus en plus. Aussi arrive-t-il qu’il s’écœure, et se condamne au silence. Après l’échec de Phèdre, Racine s’est tu. Le public a déjà sur la conscience plus d’un assassinat de ce genre.

« Même si l’écrivain ne se décourage point, il ne pourra se passer indéfiniment de la demande publique : ses ennemis le savent. Vient le jour où ses manuscrits lui sont renvoyés. L’éditeur ne peut pas longtemps se contenter de son offre. Nietzsche, qui n’a jamais eu plus de trois cents lecteurs avant de perdre la raison, ne trouva personne qui assumât les frais de publication de ses plus sublimes ouvrages.

« Au premier chef, les responsables sont les critiques. Ce sont eux qui guident le public dans le choix de ses livres. Bien entendu, ils ont beau faire, ils ne réussissent point à supprimer un chef-d’œuvre ; mais ils peuvent facilement en retarder la reconnaissance jusqu’à la mort de son auteur, et l’envie qu’ils lui portent ne va généralement point au delà. Ils se réconcilient d’autant plus volontiers avec les grands morts qu’ils se servent d’eux pour enterrer les grands vivants. C’est pourquoi les gloires sont presque toutes posthumes. »

— Pourtant, s’écria Boureil, quelle joie doit éprouver le critique honnête à découvrir un talent, à le proclamer au monde ! La gloire de Molière et de Racine rejaillira à jamais sur le brave Boileau qui les a soutenus contre leurs indignes rivaux et leurs détracteurs nombreux !

Malgré cette dernière sottise, Ambroise Audigny poursuivit :

— Qu’est-ce que le goût ? fantaisie, humeur. Les deux meilleurs critiques, Boileau et Sainte-Beuve, se trompent autant l’un que l’autre : le premier juge sainement de ses contemporains, mais il méprise Ronsard ; le second, au contraire, juge bien les vieux auteurs, mais ravale ses contemporains. Quels sont ceux qui font l’opinion actuelle ? Voilà une liste noire à dresser ! On critique comme on politique. Et c’est à qui le premier parlera d’une nouveauté : on parle des mérites et des défauts d’un livre avant même qu’il paraisse, que dis-je, avant qu’il soit écrit ! S’ils comprennent ce qu’ils lisent, ils n’y trouvent rien d’original : ils ont pensé avec l’auteur, donc ils pensent comme lui ; mais s’ils ne le comprennent pas, si clair qu’il puisse être par ailleurs, ils le trouvent obscur, et le disent bien haut. Comment saisiraient-ils l’objet d’un nouveau livre ? On ne s’entend pas encore sur celui d’aucun des dialogues de Platon, non plus que sur leurs dates, leur authenticité, leur ironie. Enfin il y en a beaucoup qui tardent à reconnaître un chef-d’œuvre pour n’avoir pas été les premiers à le découvrir. Malgré tout, un bon livre finit par percer après la mort de l’auteur…

— Puisque les critiques sont dispensés de plaire, je critiquerai moi-même.

— À quoi bon ? Pour ma part, je n’ai jamais pu m’intéresser à une œuvre écrite à propos d’une autre sans lire d’abord celle-ci ; mais je n’avais que faire ensuite de lire la première sinon pour me rafraîchir la mémoire.

— Il ne faut donc pas écrire ?

— Si. Pour soi. La carrière littéraire est un lieu fermé où l’on tourne en rond. Laissez à d’autres le soin de faire rire le monde à leurs dépens. Mais je puis vous citer plusieurs raisons pour lesquelles il faut écrire.

« D’abord, la peur de perdre le fil de ses idées presse trop celui qui pense. À le dérouler le plus rapidement, il lui semble qu’il aille plus loin ; mais il ne peut pas rebrousser chemin. En maints endroits des journaux des grands écrivains, on lit que tel et tel jour, ils ont eu des pensées sublimes, mais que, faute de les avoir notées sur-le-champ, ils les ont oubliées sans retour. D’autre part, si dès les premières bonnes choses qui viennent à l’esprit, on essaye de les retenir, on en rate peut-être de meilleures qui allaient suivre. L’écriture vous libère de cette anxiété. Comme Thésée déroulant hardiment son fil, on s’engage dans le dédale de sa pensée qu’un mince filet d’encre suit dans tous ses méandres.

« Il est indispensable de rédiger un journal pour se rappeler une foule de choses, surtout pour les situer bien dans le temps, sinon elles se présentent tout ensemble à votre esprit qui s’engorge comme le goulot d’une bouteille brusquement renversée. En écrivant pour vous seul, vous ferez de l’écriture l’usage pour lequel elle a été inventée. L’écriture ne fut pas d’abord un moyen de communication, mais de mémorisation, ou si vous préférez, de communication avec soi-même. À l’origine, chacun avait son système, chacun était son unique lecteur Comme il arrivait qu’on oubliât la signification de ses propres notes, il apparut avantageux d’initier à son secret une autre personne servant de relais à sa mémoire. Puis les lettrés s’aperçurent qu’ils en imposaient aux ignares : la littérature était née. Depuis lors, on en use pour tromper le temps et les gens.

« Songez encore aux motifs mesquins qui ont poussé la plupart des auteurs. Pascal écrivait ses admirables traités pour distraire son mal de dents. Que de belles choses écrites par vengeance, par ambition, par courtisanerie, par besoin d’argent ! Les véritables préfaces déshonoreraient presque toutes les œuvres. Croyez-m’en, vous feriez bien de renoncer tout de suite à la littérature, à ses œuvres et à ses pompes.

« Que n’a-t-il suivi son propre conseil ? » vous dites-vous peut-être. Hélas ! J’ai voulu me débarrasser de mon envie d’écrire par la perfection. C’était me condamner à n’en plus finir. Car celui qui ne tend pas toujours à un plus haut degré de perfection ne connaît pas ce que c’est que la perfection. La recherche de la perfection est la poursuite de la mort… Du moins n’ai-je donné jamais dans la littérature pure. Je me suis attaché à l’étude des racines des langues mortes et des cellules des êtres vivants. Quand j’étais petit, on disait : il faut le prendre par la compassion, et j’étais toujours pris. J’en ai gardé une profonde répugnance pour tout ce qui veut encore par là me faire chanter. Dès que je pressens que l’auteur me vise au cœur, et qu’il essaie de remuer les viscères, je ferme le livre. Je renâcle à tout ce qui veut imposer au lieu de convaincre.

« N’empêche que j’ai connu toutes les misères de l’état d’écrivain et les affres de l’édition : de la copie dactylographiée qu’on n’a pas le courage de retaper une vingtième fois, l’épreuve où besoin est de lésiner, la fatale mise en page qui doit demeurer blanche comme un suaire, le moment de l’agonie, le bon à tirer ! Le bon à tirer, c’est l’auteur. Ce n’est pas tout. Il y a aussi les retards de l’éditeur, de l’imprimeur et du relieur. En attendant, on repense à son livre pendant des mois… C’est comme si on voulait bien vous rendre votre liberté, mais l’on ne retrouve point la clef de votre prison. Quand on devrait être un auteur depuis un an, on n’est encore qu’un obscur correcteur. Entretemps, un incendie survient-il à la boutique ? on n’est plus rien du tout. Devenez mon secrétaire. Vous jouirez des avantages du métier sans connaître les inconvénients… »

Simone apparut, et son père lui fit comprendre d’un clin d’œil que sa mission était remplie.

Mais, ce jour-là, Boureil reçut une lettre de sa femme :

« Mon cher Philippe,

« J’ai cru que je trouverais le bonheur avec un autre. Tu étais si abstrait, tu vivais en compagnie de Racine et de Bossuet, tes chers classiques ! De nous deux, c’est toi qui as été infidèle le premier…

« Mais je t’écris moins pour me disculper que pour essayer d’expliquer l’inexplicable… Oui, je t’aime toujours ! Auprès de toi seul, Philippe, je goûte la paix du cœur… C’est peut-être cela le bonheur ?

« En outre, au moment de notre séparation, j’étais enceinte à mon insu. Si tu veux, Philippe cet enfant sera notre second et vrai mariage !… Pour son bien, reprenons la vie commune !

« Ta femme repentante, Thérèse. »