La Nièce du Gouverneur

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LA
NIÈCE DU GOUVERNEUR,
IMBROGLIO À LA MANIÈRE ESPAGNOLE,


PRÉCÉDÉ D’UN PROLOGUE ET SUIVI D’UN ÉPILOGUE.
PERSONNAGES DU PROLOGUE ET DE L’ÉPILOGUE.


      LE MARQUIS DE LA ROCA,
      PEDRO VALLEZ,
auteurs de la Nièce du Gouverneur.

LE DIRECTEUR.

OSORIO, jeune premier de la troupe.

CATALINA, jeune première

Acteurs.


PERSONNAGES DE L’IMBROGLIO.

DON JUAN D’AYAMONTE, gouverneur de Murcie.

      DON LOPEZ DE CASTEREY,
      DON ALVARO MANRIQUE,
gentilshommes de cette ville

DON LÉON DE GUZMAN.

DONA ISABELLE D’AYAMONTE, nièce du gouverneur.

DON LOUIS DE VILLENAS.

MEIMENGEN.

BARTHOLOMEO.

ROBERTI.

CARLO, valet de don Louis.

DIEGO, valet de dona Isabelle.

VITTORIA, suivante de dona Isabelle

DIAZ, alguazil.

Seigneurs et Dames de Murcie.

Valets ou Suivantes.

Alguazils.

Prologue.


Scène Première


Le foyer du théâtre ; la repétition vient de finir.


LE DIRECTEUR, PEDRO, OSORIO, CATALINA, UNE ACTRICE.
LE DIRECTEUR.

Allons ! à ce soir, et bonne chance !

PEDRO.

Ah ! qui sait si le public aura bien ou mal digéré !… Osorio, que présagez-vous de notre succès ?

OSORIO.

Franchement, je ne puis vous répondre ; mais je trouve que vous exagérez quelquefois l’expression de la passion.

PEDRO.

Défaut si l’on veut, mais il est bon : faire plus fort que nature est un écart de talent ; faire plus faible est un vice de la médiocrité.

Catalina, dans un coin, à une Actrice.

Eh bien, ma chère ! vous continuez vos débuts… avec succès, m’a-t-on dit ?

L’actrice.

Oui ; et vous-même, que dites-vous du rôle que vous jouez ce soir ?

Catalina.

Mais pas mal, je vous assure ; non, réellement, pas mal, ma parole d’honneur !…

Osorio, à Pedro.

Votre illustre collaborateur n’est pas venu à la répétition : cela prouve bien peu d’inquiétude pour le succès.

Pedro.

C’est qu’il n’est inquiet que pour sa part de travail dans l’ouvrage, quelques points et virgules, des trémas, et une quantité prodigieuse de points d’exclamation.

Osorio.

Il en est, à ce qu’il paraît, de cet ouvrage comme de l’enfant qu’a eu Catalina quand il l’entretenait : il s’en croit fanatiquement le père, et s’appitoyait sur les cris de la senora en mal d’enfant. On dit que la rusée Andalouse lui répondit que c’était bonté pure à lui de gémir sur un accident…

Pedro.

Voici le marquis lui-même.


Scène II.


Les mêmes, LE MARQUIS.
Le marquis.

Bonjour, tous. (à Pedro.) Bonjour, mon cher. (à Catalina.) Salut, senora. Eh bien ! la répétition ?

Le directeur.

Elle est finie depuis un quart d’heure.

Le marquis.

Quoi ! Vous ne m’avez pas attendu !

Le directeur.

Votre seigneurie est d’ordinaire si exacte, que, ne la voyant pas à l’heure juste, nous avons pensé qu’elle ne viendrait pas.

Le marquis.

J’avais un rendez-vous ; ne pourriez-vous pas recommencer ?

Le directeur.

C’est impossible : nous avons d’autres ouvrages à répéter après.

Le marquis.

Il faudrait au moins reprendre la fin avec un nouveau dénouement que je vous apporte.

Pedro.

Un nouveau dénouement ! le matin de la première représentation !…

Tous.

C’est impossible.

Le marquis.

Ce sera l’affaire de rien : au lieu de votre dénouement en dialogue, la pièce sera finie par un discours que prononcera le héros. Avec de la bonne volonté et un souffleur…

Pedro.

Mais, pourquoi cette résolution subite ?

Le marquis.

D’abord, mon cher, c’est que votre dénouement malheureux était du plus mauvais goût ; ensuite la marquise Andujar, qui doit assister à la représentation, ne peut les supporter : l’autre jour, au Médecin de son déshonneur, on a été obligé de l’emporter évanouie de sa loge. Tenez, (à Pedro.) lisez ce dénouement.

Pedro, après l’avoir lu rapidement.

Il est fort bien sans doute ; mais la pièce est manquée avec une fin heureuse ; d’ailleurs, sauf de bien rares exceptions, les dénouemens tristes font plus d’effet que les autres. Cela est fondé sur une base sûre et invariable, la malignité humaine : faites du bien aux hommes, ils l’oublient ; faites-leur du mal, ils se souviennent de vous. Non, je ne puis accepter cette fin…

Le marquis.

En ce cas, je retire l’ouvrage, mon cher, et vous vivrez comme vous pourrez ; je suis auteur aussi bien que vous, les comédiens avaient refusé la pièce avant les améliorations que j’ai apportées au style par mon travail.

Pedro, à part.

Et à leurs cerveaux par votre vin de France.

Le marquis.

Ainsi donc choisissez.

Pedro.

Non, c’est impossible ; c’est… (à part) c’est me déshonorer. (Haut.) Attendez du moins quelques jours, que nous ayons le temps d’en causer.

Le marquis.

Eh ! comment voulez-vous que je fasse ?… La marquise Andujar part demain pour ses terres.

Osorio, à Pedro.

Qu’est-ce donc que cette marquise Andujar ?

Pedro, à Osorio.

Une femme qui l’envoie promener toutes les fois qu’il lui parle d’amour. Non, Osorio ; non, Catalina, vous ne direz pas le dénouement !…

Osorio, à Pedro.

C’est ici le jugement de Salomon : on reconnaît le véritable père.

Pedro.

Je le crois bien, on veut tuer l’enfant. Mon cher directeur, vous ne voulez pas ?…

Le directeur.

Monsieur le marquis, considérez un peu…

Le marquis.

Qu’est-ce que cela me fait ? Mon cher, si vous ne jouez pas ce soir comme je l’entends, je retire la pièce et j’écris au ministre. Je vous ferai ôter demain votre brevet, votre patente, comment appelez-vous cela ? d’administrateur de théâtre. Voilà mon dernier mot.

Le directeur, à Pedro.

Nécessité n’a point de loi ; il faut céder. (à Osorio.) Apprenez le nouveau dénouement.

Catalina.

Mais je perds ainsi ma tirade.

Le marquis.

Vous y gagnerez quelque chose qui vaut mieux qu’une tirade : j’ai un certain écrin… Et vous… (Il parle bas à d’autres acteurs.)

Pedro.

Quoi ! Catalina !

Catalina.

Le directeur l’exige.

Pedro, aux autres acteurs.

Quoi ! vous !…

Les autres acteurs.

Le directeur l’exige.

Pedro, à Osorio.

Et vous, Osorio, mon ami, ma vie est entre vos mains.

Osorio.

Retirez la pièce ; c’est le seul moyen de la sauver.

Pedro.

Eh ! si je le fais, je meurs de faim demain.

Osorio.

Alors ne la retirez pas.

Un valet, entrant.

L’auteur de la pièce nouvelle, s’il vous plaît ?

Le marquis, précipitamment.

C’est moi…

Le valet.

Une lettre de la marquise Andujar pour M. le marquis.

Le marquis.

À quoi bon m’appeler marquis ? Nommez-moi seulement D. Louis de La Roca. Qu’est-ce que ces vains titres donnés par la naissance, auprès de ceux acquis par la gloire ? C’est déparer l’or que de le mêler avec du clinquant. Vous ne me croirez peut-être pas, mais j’aimerais mieux m’appeler Calderon tout court que le duc de Médina Cœli, bien que sa race ait des droits au trône d’Espagne. Mais à propos, ma lettre… (Lisant.) La marquise m’attend dans une demi-heure ; vite il faut recommencer la répétition.

Le directeur.

En scène…

Pedro.

Rage et enfer… Ah !… si je ne mourais pas de faim !…


Scène III.


Sept heures du soir.
Osorio, seul dans sa loge, s’habillant.

Maudit tailleur ! m’apporter toujours mes habits à l’heure juste ! Rien ne va, rien n’est prêt, ni costume ni mémoire… Je sais mal le nouveau dénouement ; j’ai répété vingt fois l’autre, et serais presque tenté de le dire, en dépit du marquis ; mais tout va retomber sur moi, c’est sûr : c’est moi seul qui l’exécute… Que faire ?…

(Un garçon de théâtre entre, deux lettres à la main.)

Deux lettres pour vous, monsieur, très-pressées.

Osorio, ouvrant la première.

Voyons !… Ah ! c’est de Pedro.

« Mon ami, j’ai refléchi ; je ne puis laisser dire le nouveau dénouement du marquis : si vous l’exécutez, je vous donnerai à choisir, après la pièce, de deux pistolets, et la cervelle de l’un de nous sautera. »

Oh ! mon Dieu ; ceci devient sérieux. Et l’autre lettre… C’est du marquis.

« Mon cher, j’apprends que le petit Pedro se donne du mal pour faire dire son dénouement au lieu du mien : si vous jouez la fin de la pièce comme il l’a faite, je vous fais donner, ainsi qu’à lui, trois cents coups de bâton, et avant huit jours le théâtre sera fermé, et Osorio à la tour de Ségovie. »

Diable !…

Le garçon de théâtre, accourant.

Monsieur, monsieur, on va lever la toile ; c’est à vous de paraître.

Osorio.

Que faire ?… Je ne sais où donner de la tête. Mon manteau, mon chapeau ! Le dénouement… On lève la toile… Le diable emporte auteurs et théâtre !

(Il sort en courant.)



La Nièce du Gouverneur.


Scène Première.


Il fait nuit. Une rue de Jaén, ville d’Andalousie. Une porte s’ouvre ; il en sort une femme et un jeune homme enveloppé dans son manteau.


D. LOUIS DE VILLENAS, VITTORIA.
Vittoria.

Adieu, puisqu’il le faut.

D. Louis.

Adieu !…

Vittoria.

Vous reviendrez me voir ?

D. Louis.

Sans doute… mais qui êtes-vous ?

Vittoria.

Vous le saurez si vous revenez… Penserez-vous à moi ?

D. Louis.

Toujours ! (Vittoria rentre.) Toujours !… jusqu’à après-demain matin, s’il fait beau dans la journée de demain. Voilà une bonne fortune qui ne m’a pas coûté cher. Mais où suis-je ?… où est Carlo ?… Je lui avais ordonné de m’attendre ici hier au soir : le drôle aura trouvé que je m’amusais trop, et qu’il n’était pas juste que je prolongeasse autant son ennui. Comment revenir à mon hôtel ? je ne trouverai pas, dans la nuit, le chemin… Je n’ai pas passé douze heures dans cette ville… Heureusement voici le jour.


Scène II.


CARLO, D. LOUIS.
Carlo, se heurtant contre D. Louis.

Au secours ! au meurtre !…

D. Louis.

Quel est ce voleur ?… (Reconnaissani Carlo.) Ah ! c’est toi, maraud !

Carlo.

Ah ! c’est vous, monsieur ! Je respire, je croyais être mort.

D. Louis.

Tu n’en vaudras guère mieux tout à l’heure, si tu ne m’expliques pas comment tu n’étais pas ici, comme je te l’avais dit.

Carlo.

Monsieur, vous m’aviez dit d’aller chercher pour vous, à votre hôtel, une lettre qui devait arriver, et de revenir.

D. Louis.

Eh bien !…

Carlo.

J’ai attendu la lettre jusqu’à cette heure ; et vous m’aviez dit qu’elle était d’une telle importance, que je n’ai pas voulu reparaître sans l’avoir. La voici ; elle vous suit de poste en poste depuis Cordoue.

D. Louis.

C’est-à-dire que tu ne t’es réveillé que tout à l’heure. Donne-moi cette lettre. Je crois bien qu’elle est importante… elle est de mon père… L’aube me permettra de la lire. Ordinairement ces paquets sont composés de deux parties, un sermon et une traite sur un banquier. Celui-ci paraît bien léger… Il aura simplifié son envoi… plaise aux dieux qu’il ne manque que la partie littéraire ! (Ouvrant la lettre.) Hélas ! il n’y a justement que celle-là… Mais lisons, peut-être trouverai-je quelque renseignement. « Mon fils, j’ai résolu de mettre un terme à vos folies ; je veux vous marier… » Il appelle cela mettre un terme à mes folies. « Celle que je vous destine est, dit-on, charmante ; elle est certainement fort riche et de grande maison : c’est dona Isabelle d’Ayamonte, nièce de D. Juan d’Ayamonte, gouverneur de Murcie, le plus opulent seigneur d’Espagne, et le plus en crédit. Rendez-vous à Murcie chez le gouverneur, où doit arriver également la jeune fille, qui vivait dans une ville d’Andalousie, chez une parente dont elle vient d’hériter. Ce mariage est déjà convenu et presque connu ; vous ne pouvez vous y refuser.

Votre père,
Le comte de Villenas. »


Épouserai-je, ou n’épouserai-je pas ?… Le gouverneur est, dit-on, un grand misérable, quoiqu’il donne de très-beaux bals ; mais la nièce en est-elle coupable ? Et si elle est jolie et riche… Oui ; mais en attendant, cela ne me donne pas d’argent, et j’en ai aussi besoin que de l’air que je respire… Ah ! un post-scriptum que j’avais oublié sur l’autre page. « Si vous avez besoin d’argent, vous n’aurez qu’à vous nommer chez tous les banquiers de Murcie, et vous en trouverez. » À Murcie donc ; il n’y a pas à hésiter, c’est le port ; et vite ! il me reste à peine assez de vivres pour la traversée.

(Il sort avec Carlo.)

Scène III.


L’intérieur de la maison d’où est sorti don Louis.


Vittoria, seule.

C’est une chose bien singulière que le caprice !… Hier au soir un jeune homme me poursuit, dans les rues de la ville, de propos où la galanterie ressemblait à de l’impertinence, mais tournés cependant avec esprit. Je ne pouvais me défendre d’un certain plaisir à l’écouter ; mais il prenait des libertés, il fallut bien se défendre. Je lui donne un soufflet : pour lui donner un soufflet, il fallait le regarder, et il était fort joli garçon. Il n’en devient que plus vif ; je double le pas, je rentre chez moi, et ferme la porte, mais pas si vite qu’il ne soit déjà en dedans. Le diable a fait le reste… Pourvu qu’il ne le dise pas au moins… Bah ! après tout, qui est-ce qui le sait ? puis, je ne suis pas Espagnole pour rien.


Scène IV.


VITTORIA, DIEGO.
Diego.

Salut à la belle Vittoria.

Vittoria.

Bonjour, Diego.

Diego.

Quand je dis belle, le teint un peu pâle et les yeux un peu rouges… Auriez-vous pleuré ?

Vittoria.

Non.

Diego.

Eh ! ne seriez-vous pas enrhumée ?

Vittoria.

Non, et pourquoi cette question ?

Diego.

C’est un danger auquel on s’expose par trop de politesse, en reconduisant hors de sa chambre, par une nuit froide, les gens qui vous rendent des visites… à cinq heures du matin.

Vittoria.

Que veut-il dire ?… Expliquez-vous, Diego.

Diego.

Oh ! rien ; j’étais à la lucarne de mon grenier à examiner le ciel pour savoir s’il pleuvrait aujourd’hui ; j’entends chuchotter au pied du mur ; je regarde, j’aperçois un homme qui sortait de cette maison, où il n’y a à cette heure d’autre homme que moi ; et comme il n’y avait pas de miroir dans la rue…

Vittoria, à part.

Ah ! le malheureux ! il a tout vu.

Diego.

J’allais prendre mes pistolets et crier au voleur, quand je vous ai vu sortir après lui, lui dire un tendre adieu, et l’embrasser avec une effusion qui m’a appris à n’en pouvoir douter que c’était un de vos meilleurs amis ; sur quoi je me suis recouché, et j’ai dormi tranquillement.

Vittoria, très-troublée.

Calomnie, calomnie infâme ! Diego, vous mentez… vous avez mal vu.

Diego.

Mal vu… j’ai de bons yeux pourtant. Mais, pour mieux m’en assurer, je vais chez la Léonarde, la vieille dévote, et Béatrix, la jeune coquette, qui demeurent en face, leur demander si elles n’auraient pas vu comme moi…

(Il fait quelques pas pour sortir.)
Vittoria.

Non, Diego, restez ici ; je vais tout vous dire… mais promettez-moi le secret au moins.

Diego.

Oh ! tout-à-fait ; eh bien !…

Vittoria, à part.

Ce que je fais est mal ; mais c’est le seul moyen de m’en tirer. (Haut.) Eh bien ! ce jeune homme était un amant…

Diego.

Je m’en doutais.

Vittoria.

De ma maîtresse.

Diego.

Diable !… Est-ce bien vrai ?

Vittoria.

Aurais-je des amans en pourpoint de velours et en fraise de dentelle ?

Diego.

Mais ce baiser…

Vittoria.

C’était un message que je devais porter à qui de droit.

Diego.

Ah ! c’est différent. (À part.) Au fait, j’aime autant que ce soit sa maîtresse qu’elle. (Haut.) Il paraît que la petite personne use déjà de sa liberté. (À part.) Cela est même plus piquant ainsi. À propos, un courrier vient d’apporter une lettre pour dona Isabelle… timbrée de Murcie…

Vittoria.

Donnez-la-moi, que je la porte. Elle est encore couchée ; mais elle m’a recommandé de lui faire connaître sans délai les lettres qui arrivent de cette ville.

Diego.

Oh ! un instant… je suis curieux de voir ce qu’elle contient ; en écartant un peu l’enveloppe…

Vittoria.

Que voulez-vous ?

Diego.

Voir si nous irons à Murcie, ou si nous resterons enterrés dans ce trou : n’est-ce pas naturel ?

Vittoria.

Prenez garde… (Apercevant dona Isabelle dans le fond du théâtre.) Diego, rendez-moi cette lettre à l’instant ; il me la faut.


Scène V.


Les mêmes, DONA ISABELLE D’AYAMONTE, en demi-deuil.
D. Isabelle, avançant précipitamment.

Qu’est-ce que cette lettre !

Diego, surpris.

Cette lettre… madame…

D. Isabelle.

Oui ; donnez-la-moi à l’instant, je la veux ! (Elle la prend.) À mon adresse !… Et vous vous permettiez… Je rends grâce à cet intérêt qui vous fait lire les lettres qui me concernent ; mais comme je vous ai pris pour valet de pied, et non comme secrétaire, vous aurez la bonté de quitter la maison aujourd’hui même.

Diego.

Mais, senora

D. Isabelle.

Allons, faites votre compte, et revenez dans un quart d’heure pour la dernière fois.

Diego, à part.

C’est décidément elle qui a un amant ; je vais en appeler toute la ville en témoignage.

(Il sort.)

Scène VI.


DONA ISABELLE, VITTORIA.
D. Isabelle.

Voyons cette lettre ; elle est de mon oncle le gouverneur… On veut me marier à D. Louis de Villenas… Cela importe à mon oncle… cela m’importe peu. Je ne me laisserai pas sacrifier si le prétendu ne me convient pas… Je suis riche… La richesse, c’est l’indépendance ; si ce n’est pas le bonheur, c’en est du moins la base, et je ne la céderai qu’avec la certitude de n’y point perdre.

Vittoria, à part.

Je me sens des remords de ce que j’ai dit… mais je n’ai pas le courage de réparer le mal… Voilà une mauvaise nuit, et surtout une mauvaise matinée, et il faudra dévider bien des rosaires pour qu’elles ne me soient pas comptées plus tard.

D. Isabelle.

Vittoria ?…

Vittoria.

Senora ?…

D. Isabelle.

Je pars pour Murcie… Trouvez-moi un domestique, et que le domestique me trouve des muletiers : je veux partir aujourd’hui même.

Vittoria.

Mais, madame, c’est impossible… Vous avez des fournisseurs à payer, des affaires à terminer dans cette ville.

D. Isabelle.

Eh bien ! restez-y : je vous sais fidèle et intelligente, et je vous charge de tout. Vous viendrez me rejoindre à Murcie…

Vittoria.

Comme il vous plaira, senora.


Scène VII.


Un carrefour de forêt aux environs de Murcie.


DON LOPEZ DE CASTEREY, LÉON DE GUZMAN, DON ALVARO MANRIQUE.
Casterey.

Amis, il faut nous munir d’armes, voici le moment ; demain il faut prendre jour pour l’exécution de notre dessein.

D. Léon de Guzman.

Oh ! demain sans délai. Mais voici un inconnu, prenons garde à nous.

Manrique.

Il serait fâcheux qu’il s’arrêtât ici, où tous les nôtres vont venir nous rejoindre : il gênerait singulièrement nos délibérations.

Casterey.

Mais ne me trompé-je pas ? Oui… non… C’est mon ancien camarade d’université, c’est Louis de Villenas. C’est une âme noble, un cœur d’Espagnol ; c’est un conjuré de plus, il faut l’enrôler.

Manrique.

Quoi ! vous voulez confier nos projets à cet étranger !

Casterey.

Il n’en est pas un pour moi… Je l’estime capable de seconder nos desseins, je le sais incapable de les trahir… Il est jeune, vaillant ; c’est un auxiliaire utile.


Scène VIII.


Les mêmes, DON LOUIS DE VILLENAS, qui arrive à cheval.
D. Louis.

Hola ! seigneur ; veuillez m’indiquer, s’il vous plaît, la route de Murcie… Mais que diable ! je connais cette figure… Eh ! je ne me trompe pas, c’est toi, mon vieux Casterey !

Casterey.

C’est ton ancien camarade lui-même.

D. Louis, descendant de cheval.

Eh ! que fais-tu ici ?

Casterey.

Tu vas le savoir… Louis, je te tiens incapable de trahir qui que ce soit, encore moins un ancien camarade, ton ami présentement ; je vais mettre d’un mot ma vie et celles de plusieurs braves gentilshommes entre tes mains.

D. Louis.

Elles y seront plus en sûreté que la mienne, voilà ce que je puis promettre.

Casterey.
Écoute, D. Juan d’Ayamonte, que le roi a fait gouverneur de Murcie, s’en est rendu le tyran et le bourreau ; il accable le peuple de corvées, la bourgeoisie d’exactions, la noblesse d’affronts ; sa signature est devenue une formule d’arrêt, sa justice n’est que son plaisir, ses devoirs ne sont que ses intérêts. Son dédain humilie nos gentilshommes, son caprice ravit et déshonore nos femmes et nos filles. En vain nos plaintes contre lui sont-elles venues jusqu’à Madrid ; elles y ont expiré comme un flot sur cette plage stérile et desséchée de la cour. Ne pouvant avoir justice, nous voulons vengeance ; nous soulevons demain Murcie, et, dût notre révolte mettre toute l’Espagne en feu, dût cette pierre, en roulant, produire une avalanche, nous tuerons demain le gouverneur…
Villenas.

J’en suis.

Casterey.

C’est bien. À Salamanque, quand il s’agissait de jouer quelque tour à nos maîtres ou de se révolter, c’était ton mot. Je crois qu’en grandissant ton âme ne s’est point rétrécie, tu n’as pas perdu les bonnes habitudes. Mais qui t’amenait toi-même à Murcie ?

D. Louis de Villenas.

Ce qui m’amenait à Murcie… Attends… c’est… oui… ah ! voilà ce que c’est : mon père m’a écrit de m’y rendre pour épouser la nièce de D. Pedro d’Ayamonte.

Casterey.

Comment ?

D. Louis.

Oui ; mais j’aime mieux conspirer contre lui. D’ailleurs je ne veux pas me marier, et cependant j’aurais besoin d’une dot !… Puis, tu as toujours fait de moi tout ce que tu as voulu, et j’ai toujours eu pour caractère de me ranger avec les opprimés, dussé-je être écrasé avec eux. Je vais lui dire que je ne veux pas de sa nièce.

Casterey.

Garde-t’en bien ; tu fais un fort mauvais conspirateur ; il faut avoir l’air d’accepter pour éloigner tout soupçon ; il donne ce soir un bal pour l’arrivée de cette même nièce qu’on te destine ; nous y serons… Cela ne nous empêchera pas d’y revenir demain sans masques ni dominos, avec des poignards en guise de bouquets ; au contraire, nous aurons étudié les lieux, c’est une connaissance qui n’est pas inutile.

D. Louis.

Mais n’êtes-vous que trois pour conspirer ?

Casterey.

Oh ! nous avons des affidés dans toute Murcie ; le premier tocsin mettra mille cloches en mouvement, et mille flambeaux s’allumeront à la première torche ; nous avons des conjurés qui se révoltent par patriotisme, comme nous, d’autres par oisiveté, d’autres par misère ; nous avons, entre autres, deux Italiens et un Allemand qui arrivent tout fraîchement de la dernière conspiration de Venise : ce sont des hommes qui vivent de révolution comme d’autres vivent d’un art ou d’un métier ; ils vont de pays en pays, cachant de longs poignards sous de longs manteaux, partout où il y a des troubles, qu’ils cherchent comme une grenouille cherche ses marécages. On les voit apparaître dans les empires comme des vers sur un cadavre ; leur présence est signe de dissolution. Ils acquièrent, au risque de leur vie, une expérience de révolte et une théorie de bouleversement qu’ils mettent en usage pour gagner leur vie, jusqu’à ce qu’ils la perdent sur la roue ou sur le gibet. Il serait curieux qu’après avoir échappé aux périls d’immenses naufrages politiques, ils vinssent échouer dans cette obscure bourrasque. Mais qui sait ?… On échappe souvent à la mitraille de vingt campagnes pour mourir de l’explosion d’un méchant pistolet de chasse qui crève.

D. Louis.

Il suffit, je suis des vôtres ; j’ai laissé mes effets à une auberge sur la route, près d’ici ; je vais les chercher, où te retrouverai-je ?

Casterey.

À Murcie, à l’auberge du Lion d’or, place Royale.

Villenas.

Comptez sur moi ; salut, seigneurs, à la vie, à la mort.

(Il sort.)

Scène IX.


CASTEREY, MANRIQUE, GUZMAN, puis MEIMEN-GEN, BARTHOLEMEO, ROBERTI.
Casterey.

Nos amis les étrangers n’arrivent pas ; je crains de ne pas leur avoir bien indiqué l’endroit où ils doivent se rendre : comme nous sommes épiés à Murcie, j’ai choisi ce lieu, qui nous a paru très-bien caché aux yeux, mais je crains qu’il ne le soit trop ; reprenons la route de la ville. Ahl les voici… C’est vous, vous arrivez bien tard.

Meimengen.

Nous nous sommes égarés ; nous avons été beaucoup plus loin qu’il ne fallait, et nous nous sommes trouvés tout à l’heure sur la route, à une auberge où des muletiers faisaient halte. Il s’était arrêté avec eux une jeune et jolie femme, avec deux ou trois suivantes et des domestiques armés ; nous avons demandé son nom, c’était… vous ne devineriez jamais.

Casterey.

Qui donc ?…

Meimengen.

La nièce du gouverneur, donna Isabelle d’Ayamonte, qui arrive pour son mariage, avec ses diamans, ses parures, sa fortune, et peut-être des papiers importans à connaître pour nos desseins ; elle va passer dans quelques minutes sur la route, à deux pas d’ici : si vous nous en croyez, nous nous saisirons des bagages de la nièce, en attendant que nous fassions affaire avec l’oncle.

Manrique.

Quoi ! arrêter et dévaliser une jeune femme innocente et sans défense !

Barholomeo.

N’est-elle pas une ennemie ?… Nous sommes en guerre ; c’est de bonne prise… D’ailleurs, deux choses servent puissamment dans les entreprises de ce genre : l’argent et la connaissance des desseins de l’ennemi ; nous acquérons probablement l’un et l’autre par ce coup de main. Chose pareille nous est arrivée à la dernière révolution de Gênes.

Guzman.

Mais c’est changer de nobles conquérans de liberté en détrousseurs de grands chemins.

Meimengen.

Écoutez, seigneurs cavaliers ; nous nous sommes embarqués dans votre entreprise à condition de la servir à notre manière et non à la vôtre ; nous vous en laisserons toute la gloire : que nous en ayons au moins quelque profit, sinon nous vous abandonnerons tout, mais avec les périls, et l’on verra si vous vous en tirerez.

Casterey, à Manrique et à Guzman.

Écoutez, il faut leur céder ; les règles ordinaires sont hors de saison. (À Meimengen.) Faites donc ce que vous voudrez, mais nous ne nous en mêlerons pas.

Meimengen.

C’est trop juste ; allez nous attendre à Murcie : nous y serons nous-mêmes dans une heure avec notre proie.

(Casterey sort avec Manrique et Guznman.)

Scène X.


MEIMENGEN, BARTHOLOMEO, ROBERTI.
Meimengen.

C’est une affaire sans péril ; la senora n’a auprès d’elle qu’un muletier et des domestiques ; ils ont bien des armes, mais ils nous les offriront pour leur rançon : le premier coup de pistolet les fera tomber d’avance en syncope.

Bartholomeo.

Nous partagerons également le butin, comme nous avons fait au dernier mouvement populaire de Pise ; mais que ferons-nous de la femme ?

Roberti.

Oui, de la femme…

Meimengen.

De même que du butin… Mais que diable !… que l’affaire réussisse d’abord, et nous verrons ce que nous ferons après… Attention, je vois approcher la petite caravane ; suivez-moi, et point de bruit jusqu’à ce que j’aie tiré mon premier coup de pistolet.

(Ils sortent. Le théâtre reste vide un instant.)

Scène XI.


D. LOUIS DE VILLENAS rentre, tenant son cheval par la bride. Carlo le suit.
D. Louis.

Enfin, la route est à deux pas, nous a-t-on dit, et nous n’avons qu’à suivre tout droit pour arriver à Murcie (On entend le bruit de coups de feu avec des cris : au secours !). Mais que diable !… Sont-ce là des voyageurs, des femmes attaquées par des brigands ; hola ! Carlo, mes pistolets : prends les tiens, et par saint Jacques de Compostelle, voyons qui aura les crânes les plus durs.

(Il sort en courant.)
Carlo.

Quel enragé !… Il est fou… Pas tant, pourtant ;… voilà deux brigands à bas… Les domestiques achèvent le troisième. Le voici qui revient avec la senora, saine et sauve, dans ses bras : c’est tout-à-fait une aventure de roman…


Scène XII.


VILLENAS, DONA ISABELLE, évanouie dans ses bras, muletiers, domestiques.
Villenas.

Rassurez-vous, madame… Elle est toujours évanouie… Qu’elle est belle ! Un flacon, de l’eau, quelque chose… (Une suivante tire un flacon que Villenas fait respirer à D. Isabelle.)

Dona Isabelle, revenant à elle.

Où suis-je ?… Grâce, seigneurs brigands… Mais quoi !… ce ne sont plus eux… Seigneur cavalier… est-ce à vous que je suis redevable ?…

Villenas.

Moi seul suis redevable au sort, qui m’a accorde le bonheur de pouvoir vous secourir… Les misérables ne voulaient pas lâcher prise ; il a fallu leur brûler la cervelle pour leur faire entendre raison.

Dona Isabelle.

Comment remercier tant de valeur et de générosité ? Vous êtes blessé, je crois ?

Villenas.

Oh ! ce n’est rien.

Dona Isabelle.

Prenez au moins ce mouchoir pour étancher le sang.

Villenas.

Je prendrai ce mouchoir, mais non pour cet usage.

Dona Isabelle.

À qui dois-je un tel service ?…

Villenas, à part.

Lui dire mon nom, c’est lui révéler mon prochain mariage dont on peut parler d’un instant à l’autre, c’est inutile ; on ne sait pas ce qui peut arriver. (Haut.) Permettez-moi de rester ignoré ; mon nom d’ailleurs ne serait pas moins inconnu de vous quand vous me l’entendriez prononcer. Mais vous-même ?

Dona Isabelle.

Permettez-moi de garder le même silence ; je tiens à prouver que mon sexe n’est pas moins discret que le vôtre.

Villenas.

Du moins permettez que je vous reconduise jusqu’à Murcie ; même accident peut vous arriver encore.

Dona Isabelle.

Je ne voudrais pas abuser…

Villenas.

Je vais moi-même à Murcie…

Une suivante, à dona Isabelle.

Senora, voici des gens envoyés par votre oncle au-devant de vous, qui arrivent avec des chevaux.

Dona Isabelle.

Je vous remercie, seigneur cavalier ; j’aurai une escorte jusqu’à Murcie, je ne vous donnerai pas la peine de m’accompagner ; veuillez agréer de nouveau l’expression de ma vive reconnaissance.

Villenas.

Quoi ! ne vous reverrai-je jamais ?

Dona Isabelle.

Jamais !… c’est un mot de damnés ou de démons ; mais cependant à moins que le hasard…

Villenas.

Je ferai en sorte que le hasard nous réunisse.

Dona Isabelle, souriant.

Adieu donc jusque-là, seigneur cavalier.

(Elle sort.)
Villenas.

Elle est charmante… Mais qui est-elle ?… Je m’y perds… Ah ! je n’y renonce pas ; elle ne veut pas que je la suive… soit… mais elle ne m’empêchera pas de la retrouver… Allons ! ventre à terre jusqu’à Murcie.

(Il remonte à cheval et part.)

Scène XIII.


La chambre d’une auberge à Murcie.


Villenas, arrivant, à son domestique.

Faites desseller les chevaux, je m’arrête ici.

(Entre un valet en riche livrée.)
Le valet.

Seigneur, le gouverneur, qui a appris votre arrivée en cette ville, m’envoie vous prier d’accepter un appartement dans son hôtel, et de vouloir bien assister ce soir à son bal ; il vous prie même de l’honorer de votre visite en ce moment même.

(Il sort.)
Villenas, à part.

Casterey m’a recommandé la prudence, il faut obéir ; je vais seulement lui écrire un mot pour lui dire ce qui m’arrive ; je ne suis pas sûr de le voir aujourd’hui : il est prudent maintenant qu’on ne me voie pas aller chez lui, mais nous nous retrouverons au bal… Singuliers événemens !… Prendre mesure pour une bière sur un homme en habit de fête.


Scène XIV.


Une chambre du palais du gouverneur.


D. Juan d’Ayamonte, seul.

D. Louis de Villenas avait l’air embarrassé et contraint pendant toute sa visite, mais il m’a paru disposé à épouser ma nièce… Je pense toujours à ces réunions secrètes qu’on m’a dit avoir lieu chez Casterey… On remue, il y a quelque chose là-dessous… Par saint Jacques !… le poids de leur tête fatiguerait-il leurs épaules, et faudra-t-il les en délivrer ? Heureusement j’ai des émissaires adroits, et ce sont les fils par lesquels je les tiens… Et ma nièce qui n’arrive pas… tout me contrarie aujourd’hui.


Scène XV.


D. AYAMONTE, Dona ISABELLE, suivie des alguazils qui l’ont escortée.
Dona Isabelle.

Ah ! bonjour, mon oncle.

Ayamonte, l’embrassant.

C’est toi ; je commençais à être inquiet.

Dona Isabelle.

Vous aviez raison de l’être avec une police si mal faite ; savez-vous que j’ai été attaquée à quelques lieues de Murcie par trois brigands ? Ils ont tué mon muletier, et sans le courage d’un jeune voyageur, qui a fait feu sur eux, j’étais perdue : mes gens ont repris courage, et les trois assaillans sont restés sur la place.

Ayamonte.

Quel est ce voyageur ?…

Dona Isabelle.

Je ne puis pas plus vous donner des renseignemens sur lui que sur les brigands : il m’a quittée à quelques pas du lieu du combat, lorsque j’ai rencontré l’escorte que vous m’envoyiez.

Ayamonte.

C’est singulier ; voici la première fois, depuis long-temps, que j’entends parler d’attaques de ce genre : ma surveillance avait fait justice exacte de tous les brigands, soit de ville, soit de grande route. J’avais écrasé également du pied les sangsues et les vipères ; il faut que ce soit une attaque particulière. (À un alguazil.) Diaz, faites chercher et apporter les cadavres de ces hommes à Murcie.

L’alguazil.

On a prévenu vos désirs : on les a apportés ; leurs costumes et leurs figures annoncent des étrangers.

Ayamonte.

Aucun papier, aucun indice !

L’alguazil.

Des stylets, des cigares et une madone, voilà tout ce qu’on a trouvé sur eux.

Ayamonte.

Il suffit, laissez-nous… Je verrai au fond de cette affaire… (Les alguazils sortent.) C’est un soupçon à mettre avec des preuves… Mais parlons d’autre chose : tu sais que, pour ton arrivée, je donne ce soir un grand bal.

Dona Isabelle.

Eh bien ! vous le donnerez sans moi ce soir : la fatigue du voyage, la peur que j’ai eue, m’empêcheront d’y paraître.

Ayamonte.

Mais ce bal n’est donné que pour toi… Sans toi, comment veux-tu que je fasse ?

Isabelle.

C’est ce que je vous demanderai plutôt, moi qui ai fait cinquante lieues…

Ayamonte.

Je comptais, ce soir, te présenter ton prétendu, qui vient d’arriver ; il est fort bien ; sa résolution est conforme à celle de son père, mais cependant il parle de ses projets avec une tiédeur que ta vue dissiperait bientôt.

Isabelle.

Oh ! bien, demain, après… Un mari, cela ne presse jamais… (À part.) Ce jeune homme me revient à la tête… Je donnerais ma plus belle dentelle pour savoir qui il est.

Ayamonte.

Je vais contremander le bal, puisque tu ne veux pas voir D. Louis de Villenas ce soir. (Il sonne.) Je puis en attendant te montrer son portrait, que son père m’a envoyé ; tiens.

(Il lui donne un petit portrait.)
Dona Isabelle.

Est-il possible !… Mais c’est mon inconnu.

Un valet, entrant.

Que veut monseigneur ?…

Ayamonte.

Envoyez mes gens chez toutes les personnes que j’ai invitées ce soir, et faites-leur dire que le bal est remis ; je ferai savoir plus tard le jour.

Isabelle.

Mon oncle, décidément, puisque vous avez fait tous les apprêts de votre bal, je ne le ferai pas manquer ; j’irai malgré ma lassitude.

Ayamonte.

Il paraît que le portrait du prétendu est un talisman qui vaut mieux que mes prières.

Isabelle.

Mais c’est à une condition, c’est que vous ferez de votre bal, un bal déguisé, et que personne ne sera admis qu’en domino ou masqué.

Ayamonte.

Allons, il faut faire ce que tu veux : les femmes ont plus de caprices en trois minutes que nous de volontés en trois mois. (Au valet.) Faites avertir partout qu’on ne sera reçu qu’en domino ou en masqué.

Isabelle.

Adieu, mon oncle, il est tard ; je vais dormir quelques heures, puis m’habiller pour le bal. (À part, en sortant.) Quel plaisir de l’intriguer ! Que je vais lui faire passer une mauvaise nuit !

(Elle sort.)
Ayamonte, seul.

Elle est partie : folle, rieuse, insouciante, elle ne craint pas de conspiration, elle ; peu lui importe qu’on se réunisse toutes les nuits dans Murcie ! Mais, à propos de cela, quelle idée ! Ne puis-je pas faire servir mon bal de ce soir… (Appelant.) Diaz, (Diaz paraît.) vous connaissez bien don Lopez de Casterey, le gentilhomme aux trousses duquel je vous ai mis depuis quelques jours. Guettez-le ce soir ; s’il vient au bal, et s’il est en domino, ou déguisé, vous m’aurez à l’instant même un costume et un masque exactement pareils au sien.

(Il sort.)

Scène XVI.


Une salle du bal.


D. LOPEZ DE CASTEREY, D. PEDRO DE MANRIQUE ; puis D. LÉON DE GUZMAN, en domino et masqués.
Casterey, à Manrique.

C’est une heureuse idée que vous avez eue, Manrique, de mettre des nœuds particuliers aux ceintures de nos dominos pour nous reconnaître entre tous. Sait-on ce que sont devenus nos trois aventuriers ?…

D. Léon de Guzman, arrivant.

Je puis vous le dire, moi : après avoir eu la folie d’attaquer la senora, ils ont eu la sottise de se laisser tuer tous trois par ses gens et par un voyageur inconnu, qui est accouru au secours. Nulle preuve n’était sur eux, qui pût nous trahir ?…

Casterey.

Aucune ; ne nous affligeons qu’à demi de leur perte : ils servaient notre conspiration utilement, mais ils la déshonoraient. C’était un métal dont l’alliage rendait le nôtre plus solide, mais lui ôtait de sa valeur. Je voudrais retrouver Villenas.


Scène XVII.


Les mêmes ; VILLENAS, DIAZ, en domino, qui s’approche peu à peu de Casterey.
Casterey, à Villenas.

C’est toi, tu as bien fait de ne pas venir me voir aujourd’hui, pour ne pas éveiller de soupçon ; mais apprends que notre dernière réunion se fera demain à deux heures de l’après-midi.

Villenas.

J’y serai, si je suis quitte à cette heure de la présentation à ma future, qu’on me fait subir également demain à midi ; elle n’aura pas lieu ce soir, comme je le croyais. Et tu persistes à vouloir que je ne la refuse pas ?

Casterey.

Plus que jamais. Ne va pas laisser briller aux yeux de d’Ayamonte la lame du poignard, au moment de la lui mettre dans le cœur. Mais à propos, sais-tu ce qu’il est arrivé à trois de nos hommes ?

Villenas.

Non !…

Casterey, apercevant Diaz.

Attends ; voici un homme de mauvais mine : sous son masque, je crois le reconnaître pour un agent de la police de Murcie ; il ne faut pas qu’il nous voie causer long-temps ensemble. Fais semblant de te promener dans cette salle, et quand il sera parti, nous continuerons notre conversation.

(Ils se séparent.)
Diaz, à part.

Un domino rose avec des cordons orange qui figurent un œillet.


Scène XVIII.


DON LOUIS DE VILLENAS, CASTEREY, DONA ISABELLE.


(Dona Isabelle passe au fond, et regarde D. Louis de Villenas ; celui-ci s’approche ; elle lève à demi son masque, puis le laisse retomber.)
D. Louis de Villenas.

C’est elle !… Senora…

Dona Isabelle.

Je ne vous connais point, seigneur cavalier.

D. Louis de Villenas.

Me trompé-je… Il m’a bien semblé pourtant reconnaître un coin de son sourire… Senora…

Dona Isabelle.

Je ne vous connais pas, seigneur, vous dis-je… Veuillez ne pas me suivre…

D. Louis de Villenas.

Quoi ! nul moyen de lier conversation ! (On entend l’air du fandango) ; Veuillez du moins m’accepter pour votre cavalier au fandango, si l’on ne m’a point prévenu.

Dona Isabelle.

Pour cela, je puis vous l’accorder.

(Ils commencent un fandango dans un salon au fond.)
Casterey, qui suivait des yeux Diaz, qui disparaît, se retournant du côté où était Villenas.

Villenas… Eh bien !… Qu’est-il devenu ?… Bon, le voilà qui danse un fandango ; Villenas… Le voilà qui emporte sa danseuse dans une autre salle… Ah ! le mauvais conspirateur !…


Scène XIX.


Une galerie éclairée par la lune ; au fond on voit étinceler le bal derrière les vitraux.


DON LOUIS DE VILLENAS, DONA ISABELLE.
Dona Isabelle, entre précipitamment.

Il est sur mes pas… Je ne puis lui échapper… Oui, le voilà qui cherche la porte de la galerie. Ah ! l’imbécile ! il prend celle qui est à côté… Non, non, le voici…

(Entre don Louis de Villenas.)
D. Villenas.

Ah ! vous ne fuirez jamais assez loin pour que je ne vous suive pas. Je vous ai reconnue : vous êtes celle que j’ai sauvée ce matin. En vain votre ingratitude me méconnaît ; nous avons changé de rôle : ma vie est entre vos mains.

Dona Isabelle.

Vous croyez ne pas vous tromper ?

Villenas.

Oh ! il n’est pas dans le monde deux tailles pareilles à celle que j’ai entourée de mes bras ce matin, pour vous emporter évanouie hors du champ de bataille, et ce soir au sein de la danse, mon bras vous a reconnue.

Dona Isabelle.

Eh ! bien, oui, c’est moi, mais que voulez-vous ?…

Don Louis de Villenas.

Votre amour !…

Dona Isabelle.

Vous êtes bien audacieux !…

D. Louis de Villenas.

L’excès de ma passion me permet de l’être ; qui donne beaucoup, peut demander autant.

Dona Isabelle.

Vous êtes bien prompt à vous enflammer.

D. Louis de Villenas.

Oh ! il suffit de jouer avec un fer rouge, pour qu’il s’attache à vos mains. Lorsqu’on a échangé quelques regards avec deux beaux yeux, lorsqu’on a exposé sa vie pour conserver une autre vie plus chère, lorsqu’on a emporté une danseuse palpitante dans une atmosphère de lumières, de parfums et de musique, cela est déjà trop !… Un violent amour s’attache vite à vous, il n’a pas besoin de longues habitudes, de preuves multipliées, de connaissances intimes. Il y a des vues assez longues pour voir dans une âme, c’est celle d’un amant. Touchez un gant, ramassez un éventail, respirez une haleine, et le poison est gagné… L’amour est dans votre sang.

Dona Isabelle.

Je ne suis pas si prompte à m’enflammer.

D. Louis de Villenas.

Oh ! vous, savez-vous, saurez-vous jamais ce que c’est que l’amour ? vous, créature céleste, mais où Dieu mit tout à la surface ; vous qui ne ressentez pas la flamme dont vous rayonnez, mais qui voyez la vie à travers le prisme qui vous donne à vous-même tant d’éclat ! Les battemens de votre cœur sont une musique ; votre âme a la forme d’un sourire ; l’amour pour vous n’est qu’un vague instinct qui vous avertit que le bras nerveux d’un cavalier sied mieux autour de votre taille dans la danse, que le bras arrondi d’une de vos compagnes ; c’est un parfum qui vous attire dans l’air où respire celui que vous aimez ; mais ce n’est pas la vapeur qui vous y fait mourir. Vous vous laissez aller dans la vie comme dans une gondole paisible entre deux rives enchantées. Quand vous avez fini votre journée, vous posez votre beau front entre les deux mains de l’ange du sommeil, qui y laisse tomber des songes comme des fleurs, et vous vous endormez indécise entre votre passion de la veille et celle du lendemain. Mais vivez pour nous tuer, c’est votre destinée ; d’ailleurs seriez-vous assez forte pour porter le quart de l’amour que j’ai en moi tout entier ? Passez donc sur cette terre sans la toucher, et sans vous informer des traces que vous y laissez.

Dona Isabelle, à part.

C’est bien là le portrait de mon masque, son langage paraît sincère ; mais il faut une dernière épreuve. (Haut.) Je sais qui vous êtes, ne cherchez pas à me tromper, vous vous nommez don Louis de Villenas ; vous êtes venu à Murcie pour épouser dona Isabelle d’Ayamonte, la nièce du gouverneur chez qui nous sommes ; vous devez lui être présenté demain à midi. Vous voyez que je suis bien informée.

D. Louis de Villenas, embarrassé.

Il est vrai, je dois épouser… mais je n’épouserai… (À part.) Au diable Casterey avec sa précaution… Je ne puis dire que je n’épouserai pas dona Isabelle.

Dona Isabelle.

Eh bien ! si vous m’aimez, je n’en veux qu’une seule preuve ; refusez demain formellement dona Isabelle.

D. Louis.

Quoi, la refuser demain !…

Dona Isabelle.

Publiquement… Je serai au nombre des personnes qui assisteront à cette présentation, ainsi vous ne pouvez échapper à mes regards.

D. Louis.

Je pourrais vous promettre de ne pas l’épouser… Mais lui faire cet affront !

Dona Isabelle.

Voyez à laquelle de nous deux vous voulez le faire.

D. Louis.

Eh bien ! tout ce que vous voudrez, magicienne… Oui, je la refuserai, je l’insulterai, je vous la sacrifierai publiquement, mais que puis-je espérer après cela ?

Dona Isabelle.

Beaucoup, si vous avez le courage de refuser dona Isabelle.

D. Louis.

Je le ferai.

Dona Isabelle.

Et moi je gage bien que non. On vient de ce côté, il faut nous séparer.

D. Louis.

Un baiser du moins pour prix de ma soumission.

Dona Isabelle.

Allons, je vous l’accorde (Villenas l’embrasse.) que je suis heureuse ! (à part), s’il ne me l’avait pas demandé, je lui aurais proposé, je crois. Ah ! voilà un homme qui sait aimer ! Mon bal est fini, je puis rentrer chez moi.

(On entre dans la galerie, dona Isabelle et don Louis s’esquivent.)

Scène XX.


Un autre salon du bal.


DON LOUIS, un Domino.
(Don Louis de Villenas se promène et cherche à retrouver dona Isabelle. Il aperçoit un domino absolument semblable à celui de Casterey ; il s’en approche.)
D. Louis.

Casterey, je t’avertis que, malgré ma promesse, je ne puis demain accepter la main de dona Isabelle, je dois la refuser ; la précaution pourrait être bonne pour mon intérêt, si j’en avais un autre que celui de mon honneur. Quoi ! tu veux que j’accepte en mariage une femme demain, et qu’après demain, peut-être, j’assassine son oncle (le Domino fait un mouvement) ; cela t’indigne toi-même ! Je refuserai dona Isabelle, n’est-ce pas ?

Le Domino, d’une voix sourde.

Soit.

D. Louis.

Je trouverai un prétexte… Cela n’aura point l’air d’un affront, aucune haine ne paraîtra me pousser ; sois tranquille, je n’éveillerai aucun soupçon. Attends-moi toujours chez toi à deux heures, je ne manquerai pas au rendez-vous.

(Il sort.)
Ayamonte, se démasquant.

Ni moi non plus…


Scène XXI.


La chambre à coucher de dona Isabelle.


DONA ISABELLE, VITTORIA, puis AYAMONTE, une Suivante.
Dona Isabelle, se levant.

Quelle heure est-il ?…

Vittoria.

Dix heures.

Dona Isabelle.

Ah ! c’est vous, Vittoria.

Vittoria.

Oui, senora, j’arrive en poste de Murcie.

Dona Isabelle.

Vous y avez terminé toutes mes affaires.

Vittoria.

Oui, senora.

Dona Isabelle.

Allons, vite, habillez-moi !… Je n’ai plus que deux heures pour faire la plus grande toilette de ma vie… (Se regardant dans son miroir.) J’ai eu bien tort d’aller au bal hier, voilà ce que j’ai ce matin, le teint pâle et les yeux battus !… Que c’est désagréable ! mais le bonheur fera revenir mes couleurs.(On frappe.) Voyez qui frappe.

Une Suivante.

Madame, c’est monseigneur le gouverneur, il dit qu’il faut qu’il vous parle à l’instant même.

Dona Isabelle.

Il arrive bien mal à propos, en véritable oncle de comédie ; n’importe, donnez-moi ma mantille, et qu’il entre.

(Entre le gouverneur.)

Eh bien ! mon oncle, toujours pour midi la présentation ?…

Ayamonte.

Oui, la présentation au tribunal. J’ai appris bien des choses ; il se trame une conspiration contre moi dans cette ville.

Dona Isabelle.

Prenez vos mesures pour la prévenir ; vous savez que moi je n’entends rien à la politique.

Ayamonte.

Oui, mais ton prétendu est au nombre des membres de cette conspiration, qui ne va à rien moins qu’à m’assassiner.

Dona Isabelle, se levant.

C’est impossible.

Ayamonte.

Il me paraît que tu reprends goût à la politique ?

Dona Isabelle.

Qui vous l’a dit ?

Ayamonte.

Lui-même hier au bal, j’avais un domino parfaitement semblable à celui de Casterey ; il m’a pris pour lui, et m’a révélé clairement ce que mes agens m’avaient fait soupçonner depuis long-temps. Ils ont un rendez-vous aujourd’hui à deux heures chez Casterey, et des alguazils déguisés veillent déjà sur toutes les issues de la maison. Des mandats d’arrêt sont lancés contre tous les affidés de Casterey, mais je ne les ferai mettre à exécution qu’à l’heure du rendez-vous, afin de les prendre tous ensemble. Voici celui (il tire de sa poche un parchemin) qui regarde Villenas, je ne crains pas qu’il m’échappe ; il est près de moi, je n’ai qu’à étendre la main pour le saisir ; d’ailleurs partout où il ira, il sera enveloppé d’un réseau de regards vigilans.

Dona Isabelle.

Mais est-il possible qu’arrivé d’hier, il ait déjà…

Ayamonte.

Il a trouvé le temps d’ourdir une conspiration.

Dona Isabelle.

Mais ce jeune homme, dont la loyauté est connue, vous aurait-il promis de m’épouser, s’il avait le dessein de vous assassiner ?…

Ayamonte.

Aussi veut-il rétracter sa promesse ; il doit venir à midi, ici, mais pour te faire un affront, pour te refuser publiquement ; il me l’a dit hier encore.

Dona Isabelle, sautant de joie.

C’est cela, c’est cela.

Ayamonte.

Comment ?…

Dona Isabelle.

Oui, mon oncle ; il me refuse… par amour pour moi. Cela vous étonne ! Il m’aime depuis deux jours sans savoir qui je suis : en voulez-vous des preuves ? C’est lui qui a exposé sa vie pour sauver la mienne des attaques des brigands hier, et qui hier soir m’a promis, dans le bal, de refuser pour moi un des plus beaux partis de toute l’Espagne, dona Isabelle d’Ayamonte, une personne de notre connaissance. Il a pu être égaré par quelques fanatiques ; mais son amour me répond de lui : il ne fera que ce que je voudrai,

Ayamonte.

Ma sûreté exige cependant qu’on mette ce mandat à exécution.

Dona Isabelle.

Différez au moins jusqu’après notre entrevue ; vous ne risquez rien jusque-là. Je vous réponds de lui… Mon cher oncle… me refuserez-vous la première grâce que je vous demande de ma vie ?

Ayamonte.

Toute Murcie, toute l’Espagne à genoux la demanderait sans l’obtenir ; mais toi, tu seras plus favorisée : je vais remettre ces parchemins à Diaz, et je lui dirai de n’en exécuter le contenu qu’à mon signal, et je ne le donnerai qu’avec ta permission. Seulement je vais faire retarder l’entrevue jusqu’à l’heure de la réunion des conspirateurs, pour qu’il ne puisse se trouver à cette dernière.

(Il sort.)
Dona Isabelle.

Il m’a aimée assez pour me sacrifier sa vie et sa fortune ; mais il est Espagnol… s’il allait ne pas m’aimer assez pour me sacrifier sa vengeance.


Scène XXII.


L’appartement de don Louis de Villenas.


Don Louis de Villenas, s’habillant.

Allons, voilà un mot qui m’avertit que mon entrevue n’est que pour deux heures… On dirait que c’est un fait exprès… Je ne pourrai assister à la réunion chez Casterey… C’est une grande folie que cette conspiration ; je l’ai acceptée comme une partie de plaisir, sans y réfléchir : je ne faisais pas plus cas de ma vie alors que d’une journée… Depuis je suis devenu amoureux, je souffre plus ; mais je tiens à la vie, car je puis être heureux. Qu’elle est belle ! Ah ! toute la fête n’était qu’un temple dont elle était l’idole… Qu’on est triste le lendemain d’une fête !… on a la tête aussi lourde qu’on avait la veille les pieds légers. Tout s’est envolé, danse, plaisirs, musique : il ne m’est resté que mon amour ; mais hier il m’emportait malgré moi, comme une aile au-dessus de la terre ; aujourd’hui il m’attache à son niveau comme un poids… il est amer et désespéré… la hache du bourreau l’éteindra dans mon sang… Que dire d’ailleurs à d’Ayamonte pour prétexte du refus que je vais faire de sa nièce ?

(Entre Carlo.)
Carlo.

Seigneur, une lettre très-pressée pour vous, au timbre de Jaén.

D. Louis de Villenas.

De qui est-elle ? Je me suis arrêté il y a quelques jours à Jaén pour la première fois de ma vie, et je n’y ai passé qu’une nuit… Il est vrai que je ne l’ai point passé seul. Ah ! c’est d’une vieille amie de ma mère… J’oubliais en effet qu’elle demeurait à Jaén… Lisons… « Mon cher don Louis, j’apprends que vous allez épouser dona Isabelle d’Ayamonte ; mais une aventure scandaleuse dont elle a été l’héroïne à Jaén ne lui permet plus de devenir l’épouse d’un homme d’honneur. Elle y avait un amant qu’on a vu sortir une nuit de chez elle ; plusieurs voisins en ont été les témoins ; un valet chassé par elle a confirmé le fait. Cette aventure est déjà connue de toute la ville, et ne peut tarder à l’être partout où elle ira. Voyez si vous pouvez allier votre sang au sien !… » Non certes ! Et c’est cette femme qu’on voulait me donner, à moi !… à moi, don Louis de Villenas ! Pour qui m’ont-ils pris ?… Ah ! je vais leur rendre avec usure l’affront qu’ils ont voulu me faire, et nous verrons sur quel front il restera écrit… Plus de précaution, plus de ménagement… ma tête dût-elle tomber, je la porterai haut jusque-là… Voici l’heure… partons… D’ailleurs, quel plaisir cela va faire à mon inconnue !


Scène XXIII.


Le salon de don Juan d’Ayamonte.


Seigneurs et Dames, attendant.
Un Seigneur.

Don Louis et dona Isabelle se font bien attendre : on voit bien qu’ils savent qu’on ne peut commencer sans eux.

Un autre seigneur.

La senora est jolie.

Une dame.

Elle ne pèche point par trop de fraîcheur.

Le seigneur.

Elle est fatiguée par le voyage sans doute ; mais qui a pu faire ce mariage entre deux personnes qui ne s’étaient jamais vues ?

La dame.

Qu’en savez-vous, s’ils ne s’étaient jamais vus ? On dit qu’ils se connaissaient depuis long-temps… On dit même… qu’il était temps que le mariage se fît…

Le seigneur.

Vraiment !…

La dame.

Oui, et quelqu’un qui connaît mon cousin les a vus s’embrasser en plein bal sous leurs dominos.

Le seigneur.

Bah !…

La dame.

C’est exact…

Autre seigneur, arrivant.

Savez-vous une chose ? Dona Isabelle a été attaquée hier, en arrivant à Murcie, par dix-huit brigands ; ils ont été mis en fuite… devinez par qui ?…

La dame.

Par une confrérie de la Sainte-Hermandad ?

Le seigneur.

Par son prétendu tout seul, qui se trouvait là.

La dame.

C’est merveilleux !

Une autre dame, arrivant.

Ah ! je vous apporte d’étranges nouvelles.

La première dame.

Qu’est-ce donc ?…

La deuxième dame.

Mon mari a un correspondant d’affaires à Jaén, qui vient de lui écrire (haussant la voix) que la senora Isabelle d’Ayamonte avait mené dans cette ville une conduite scandaleuse ; qu’elle y recevait toutes les nuits un amant, et qu’on l’a vu sortir de chez elle.

La première dame.

Ah ! c’est charmant, c’est charmant.

Le seigneur.

Et D. Louis de Villenas qui va épouser cela.

La deuxième dame.

Eh ! ne voyez-vous pas que c’est un mariage de convenance ?

Le seigneur.

Silence, voici la senora.


Scène XXIV.


DON JUAN D’AYAMONTE, DONA ISABELLE D’AYAMONTE, très-parée ; Seigneurs et dames.


(Les Seigneurs et les Dames entourent dona Isabelle, qui reçoit leurs félicitations. Tout à coup les portes s’ouvrent avec fracas ; entre précipitamment don Louis de Villenas.)
D. Louis de Villenas.

D’Ayamonte, d’Ayamonte !… ta nièce est une infâme !… C’est donc à mon écusson que tu réserves de marquer la tache de ta maison ! Il n’en sera pas ainsi : je refuse hautement cette impudique, dont le déshonneur a déjà rempli la ville qu’elle habitait. Lis cette lettre, et tu sauras tout. Où est-elle ? où est-elle ?… que je lui brise sur le front son masque de vertu.

(Bruit général.)
Dona Isabelle.

Ah ! mon Dieu… (Elle tombe évanouie.)

D. Juan d’Ayamonte.

Tu mens !… rage et enfer !… Vengeance ! À moi, Diaz !

D. Louis de Villenas.

Où est-elle ? où est-elle ?

D. Juan d’Ayamonte.

À tes pieds !…

D. Louis de Villenas, apercevant Isabelle évanouie.

Dieu !… Misérable ! Qu’ai-je fait ?…

(Des alguazils entrent au même instant et se saisissent de lui ; Diaz s’approche un papier à la main.)
Diaz.

Au nom du roi, nous t’arrêtons, don Louis de Villenas, coupable de complot contre la sûreté de l’état, avec don Lopez de Casterey. Nous te sommons de nous suivre à l’instant, pour que tu rendes compte de ta conduite au tribunal.

D. Louis de Villénas.

J’allais me rétracter, ils m’ont fermé la bouche.

(Les alguazils emmènent don Louis ; on emporte dona Isabelle évanouie.)
Une des dames à l’autre.

Quand je vous le disais.

(Tout le monde sort en chuchottant.)

Scène XXV.


Don Louis, seul dans sa prison.

Ah ! malheureux ! mon sang bouillonne dans mes veines… Qu’ai-je fait ? Non, c’est impossible, c’est une calomnie : les attaques des hommes ne peuvent atteindre un ange, et c’en est un… Sans réfléchir, sans attendre un instant, je l’ai flétrie d’un affront public… elle si pure et si douce !… je l’ai vue étendue sans mouvement à mes pieds, dans la poussière, avec ses beaux cheveux et ses habits de noce, et c’est moi, moi !… Ah ! quoi qu’il en soit, je la disculperai, je rétracterai ces infâmes mensonges : cela ne sauvera pas ma vie, mais bien mon âme ; et, pour mieux prouver son innocence, je prendrai l’échafaud pour tribune… Mais j’entends depuis quelque temps des gémissemens dans la prison à côté de la mienne… ils se rapprochent… on vient… c’est Casterey !


Scène XXVI.


DON LOUIS, CASTEREY.
Casterey entre en se traînant contre le mur.

Ah ! les misérables ! ils ont commencé par moi les supplices de l’enfer ; ils m’ont tout brisé… Ah ! c’est toi, Louis… Eh bien ! t’a-t-on mis à la question ?

D. Louis.

Non… Quoi ! ils ont eu l’audace ?…

Casterey.

Oui, ils ont eu l’audace… et toi, ils t’ont épargné… toi… qui as le plus offensé d’Ayamonte ; c’est singulier. C’était une terrible imprudence de ta part : elle nous aurait perdus, si nous ne l’avions déjà été… Prête-moi ton siège, il n’y en a pas dans notre prison… Oui, ces valets de bourreaux, à la solde de ce valet de roi qu’on nomme d’Ayamonte, m’ont horriblement fait souffrir. Une seconde torture, et je me tuerais si j’avais encore mon poignard.

D. Louis.

Voici le mien.

Casterey.

On ne t’a pas fouillé !… Comment ?… et ta prison est presque une chambre élégante, (À part.) Tout ceci n’est pas clair. (Haut.) Mais reprends ton poignard, je ne veux pas devancer le bourreau : il faut que la leçon soit complète, que l’Espagnol nous ait long-temps sous les yeux et ne nous voie pas refuser une goutte du calice de fiel ; il faut que de notre échafaud nous l’appelions à la liberté. Nous n’aurons jamais assez de sang pour féconder le sol de la patrie… L’heure de l’audience ne peut tarder…

D. Louis.

Je dois, Casterey, te prévenir d’une chose qui pourrait t’étonner. Quoique l’on m’épargne la torture, ma mort est certaine, et je ne chercherai pas à l’éviter. J’ai conspiré contre d’Ayamonte, je l’avouerai, je m’en glorifierai même ; mais avec la même franchise je dois rétracter devant mes juges une calomnie infâme que j’ai avancée sans preuves contre une créature céleste, la nièce de ce damné d’Ayamonte : c’est celle que le hasard m’a fait sauver hier des mains de trois de nos conspirateurs qui l’attaquaient comme des brigands, et dont le hasard m’a rendu aussi amoureux, sans la connaître, que je suis ennemi de d’Ayamonte.

Caseterey.

Ah ! tout est expliqué ; j’apprends à te connaître.

D. Louis.

Comment ?…

Caseterey.

Cette complaisance est sans doute le prix de ta grâce. C’est juste en effet. On t’emploie à rendre l’honneur à une femme perdue ; on te paie d’un prix aussi vil que ton métier ; on t’accorde une existence déshonorée et servile, et de prisonnier tu vas devenir esclave.

D. Louis, furieux.

Casterey !…

Caseterey.

Vis, vis ; nous le désirons, nous l’exigeons même ; moi et mes braves compagnons, nous t’exilons de notre mort : qui peut recourir à de pareils moyens pour sauver sa vie aurait peur devant l’échafaud… Tu ne déshonores que toi-même en vivant lâchement, tu nous déshonorerais tous par une fin honteuse…

D. Louis.

Casterey !… Rends grâce à d’anciens souvenirs d’amitié, rends grâce aux alguazils qui nous ont enlevé nos épées, rends grâce surtout à l’état de faiblesse où t’a mis la torture. Ce n’est pas trop de tout cela pour empêcher que je n’étouffe dans ta gorge tes paroles avec la vie. J’ai mis plus d’une fois la main sur mon poignard ; et si je ne m’étais retenu, j’aurais justifié tes injures, j’aurais assassiné en lâche un homme sans armes. Mais tiens. (Il brise la lame de son poiguard.) Tu peux recommencer maintenant ! Peux-tu me soupçonner, moi qui, riche, à la veille de faire le plus beau mariage du royaume, et pouvant vivre long-temps et heureux, ai préféré me jeter, pour mourir, dans votre folle conspiration ; moi qui ai flétri publiquement la nièce du plus puissant et du plus vindicatif gouverneur de toute l’Espagne ? Mais là a commencé mon crime : j’ai dit une calomnie.

Casterey.

Tu sais trop bien que ce n’en est pas une ; et d’ailleurs, quelle preuve en aurais-tu ?

D. Louis.

Mon amour ; et je suis décidé à tout réparer.

(Entre le geôlier, qui remet une lettre à don Louis.)
Casterey.

Tiens, voici ta grâce qu’on t’apporte.

D. Louis.

Ma grâce !… je la déchirerais…

Casterey, d’un air incrédule.

Toi !…

D. Louis.

Homme implacable, prends toi-même, et déchire-la.

(Il lui donne la lettre cachetée.)
Casterey.

Soit… Mais c’est un billet doux, signé Isabelle d’Ayamonte.

D. Louis.

D’elle ! oh ! mon Dieu !…

Casterey.

Veux-tu le reprendre ?

D. Louis.

Non, lis, mais sans rien altérer… Il faut achever le sacrifice jusqu’au bout.

Casterey, lisant.

« Don Louis, vous m’avez égorgée, vous avez à jamais empoisonné ma vie ; mais je sais qu’en insultant la nièce du gouverneur, vous ne croyiez pas m’atteindre ; je sais que vous m’aimez, sachez que je ne vous aime pas moins. (D. Louis tressaillit.) Mon oncle ne pouvait trouver de supplices assez affreux pour vous : mes pleurs, mes longues prières ont fait fléchir un instant sa colère ; je puis même vous promettre votre grâce, si vous rétractez au tribunal vos paroles calomnieuses, car je pense que vous-même maintenant les reconnaissez telles. Il ne me reste plus qu’à mourir si vous ne rendez promptement ce qu’on peut lui rendre d’honneur à la malheureuse

» Isabelle d’Ayamonte. »

Eh bien ! que vas-tu faire ?

D. Louis.

Je ne rétracterai pas mes paroles.

Casterey.

C’est bien, don Louis ; ta main ; tu le jures ?

D. Louis.

Oui…

Casterey.

Adieu. Je retourne dire à nos compagnons que nul ne refuse de mourir, et que je ne les trompais pas quand je leur ai dit que notre entreprise aurait en toi un homme de cœur pour soutien.

(Il sort.)
D. Louis, seul.

Et cependant elle va mourir !… Je suis un misérable, un assassin… qu’importe ? je vais mourir moi-même, je ne verrai pas son désespoir, ses larmes ; ah ! cette idée pourtant est affreuse : la mort me paraît impuissante elle-même pour en éteindre le sentiment.

(Une petite porte s’ouvre ; entre dona Isabelle, pâle et abattue ; elle s’arrête, regarde D. Louis, et lui dit d’une voix étouffée) :

Rends-moi mon honneur !…

D. Louis, pétrifié.

Vous ici, dona Isabelle !…

Dona Isabelle.

Rends-moi mon honneur !… Que t’avais-je fait, don Louis ?

D. Louis.

J’ignorais…

Dona Isabelle.

Eh bien ! alors répare le mal que tu m’as fait. Crois-tu encore à la calomnie que tu as dite ?…

D. Louis.

Oh ! jamais : votre présence suffit pour anéantir ce soupçon ; mais je ne puis publiquement…

Dona Isabelle.

Tu ne peux ! Eh bien ! sais-tu ce qui a donné lieu à ce soupçon ? Il y a quelques jours, un jeune homme s’arrêta à Jaén, petite ville d’Andalousie ; il suivit dans la nuit la camériste d’une noble demoiselle de cette ville ; il entra chez cette jeune fille, séduite par ses discours, et n’en sortit qu’au milieu de la nuit. On le vit fuir, et on accusa la maîtresse de cette suivante. On le crut généralement ; c’était une calomnie. Ce jeune homme, don Louis, c’était toi : Vittoria, ma suivante, déchirée de remords, vient de l’avouer toute en pleurs. Hier un jeune homme, à qui on avait proposé d’épouser cette pauvre calomniée, lui fit publiquement un affront que le sang même ne pourrait laver, et l’a déshonorée pour jamais ; ce jeune homme, don Louis, c’est toi. Aujourd’hui le même jeune homme sait qu’il a dit un mensonge infâme, qu’il a flétri tout l’avenir d’une jeune fille qui ne méritait pas un tel sort, que cette jeune fille l’aime ; que, par ses prières, ses larmes, ses humiliations, elle a presque obtenu sa grâce, et qu’elle va mourir si l’honneur ne lui est rendu : eh bien ! il ne veut pas dire : Cette femme est innocente. Cet ingrat, ce monstre, don Louis, c’est encore toi.

D. Louis.

Eh ! c’est justement cette grâce qu’on m’accorde qui m’empêche de parler et qui me lie !… Voulez-vous que l’on croie que je me suis rétracté pour l’obtenir ? Dona Isabelle, je ne connaissais pas encore votre sourire angélique, votre esprit, votre grâce céleste, et j’ai exposé ma vie pour vous. Cet affront que mon erreur a fait rejaillir sur vous, je croyais qu’il humilierait votre rivale, celle que repoussait mon cœur qui n’était qu’à vous. Je puis tout faire pour vous, excepté de passer pour un lâche. Faites rétracter cette grâce, et sur l’échafaud, en face de toute la ville, pendant que le bourreau aiguisera sa hache, je parlerai, je prendrai à témoin le Dieu devant lequel je paraîtrai que je vous ai calomniée indignement, que vous êtes un ange de vertu, et ma tête, en roulant sur le pavé, témoignera aussitôt que ce n’était point la mort que je craignais.

Dona Isabelle.

Ah ! tais-toi, tais-toi… méchant homme !… Voilà comme ils sont tous… mourir ! Peu leur importe de laisser sur la terre un cœur brisé et des yeux qui pleureront à jamais…Mourir ! Ils ne voient que leur féroce honneur… Moi aussi j’y pense à mon honneur, mais je sens mon amour ; car je t’aime, ingrat ; car j’avais pensé que cette réprobation qui me frappait pouvait devenir pour moi l’occasion d’un grand bonheur : toute-puissante sur mon oncle le gouverneur, j’avais pensé que je lui persuaderais qu’une simple rétractation n’était point assez pour sa nièce, qu’il fallait que l’offenseur prouvât publiquement son estime pour l’offensée en lui offrant sa main… qu’elle ne devrait jamais accepter ; mais que cependant…

D. Louis.

Isabelle !… moi… ton mari !…

Dona Isabelle.

Oui, j’aime, et j’aime plus profondément que toi, moi, où Dieu a mis tout à la surface ; moi qui n’ai rien au fond de l’âme, comme tu disais hier. Mais je crains le malheur, il me glace comme un hôte inconnu !… Le malheur !…. hélas !… Emmaillottée au temps de mon enfance dans des langes dorés, courtisée, adulée, j’ai toujours vu une escorte de flatteurs et de valets à mes ordres ; jamais nul ne se hasardait d’élever la voix devant moi : on eût dit que cette garde d’amis ou d’esclaves empêchait mon mauvais génie d’approcher. J’arrivai jusqu’à dix-huit ans sans connaître le malheur que de nom, et tout à coup il est venu fondre sur moi, terrible, imminent, inévitable, sans frein, sans ménagement : ah ! je n’ai pas la force de le supporter ; nous ne combattons pas à armes égales ; je fléchirai sous son poids jusqu’à ma tombe… Je me tuerai…

Don Louis.

Et c’est moi, moi qui l’assassinerais !… Comment n’ai-je pas senti que c’était impossible ?

Dona Isabelle.

Après le bal, don Louis, je m’étais bercé de ce rêve, impossible sans doute, inexécutable. Si notre vie, me disais-je, s’envolait comme ce fandango que nous dansions ensemble ; si nous passions rapidement aux bras l’un de l’autre, au sein de ce monde jaloux et bruyant, sans rien voir que nous, avec de la musique, des lumières et des parfums à l’entour, sans autre idée, sans autre souci que l’amour ; si, pour finir cette douce vie, venait une mort encore plus douce ; si, comme à la fin de ce bal tumultueux, il tombait de mon front une fleur, et puis une autre ; et si enfin nous nous endormions toujours l’un près de l’autre, y aurait-il écrit là haut un destin plus fortuné ?…

D. Louis, se levant impétueusement et la saisissant avec ardeur.

Non, cet avenir sera le mien ; je le veux, je le veux… Que m’importent l’honneur et tous ses faux sermens ?… Je ne sens que l’amour, plus fort que tout, au fond de mon cœur… Il ne fallait pas que Dieu me donnât de telles passions, s’il voulait que je les surmontasse ; il ne devait pas allumer ce feu, s’il ne voulait pas qu’il me brûlât. Aucune puissance humaine, aucune loi, aucun devoir ne pourrait t’arracher de mes bras ; l’air que je respire est dans ton haleine ! partout ailleurs j’étouffe et je ne peux plus vivre.

(Il presse avec rage Isabelle sur son cœur, ses lèvres sur les siennes ; il reste un instant comme anéanti ; tout à coup une cloche se fait entendre.)
Dona Isabelle.

C’est l’heure où les accusés sont appelés à l’audience…Louis, que vas-tu dire ?…

D. Louis.

Peux-tu en douter ?… Je dirai que je suis un monstre, un misérable, et que tu es un ange.

Dona Isabelle.

Allons, je réponds de tout ; nous pouvons être heureux, don Louis. Je te quitte, mais ce n’est pas un adieu…

(D. Louis couvre sa main de baisers ; elle sort précipitamment par la petite porte qui lui a livré passage.)
D. Louis.

Oui, je dois réparer mon crime, lui rendre ce que je lui ai ravi si injustement : voilà ce que commande, avant tout, l’honneur.

(Une porte de la prison s’ouvre ; Casterey et les autres accusés sortent enchaînés au milieu entre deux rangs de gardes.)
Casterey, à don Louis en passant.

Nous te précédons au tribunal, D. Louis, songe à ton serment.

D. Louis, comme foudroyé.

Mon serment !…


Scène XXVII.


L’audience de justice.


(Les juges en demi-cercle, greffiers, alguazils, peuple ; Casterey sur le banc des accusés ; dona Isabelle dans une tribune.)
Le président.

D. Lopez de Casterey, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ?

Casterey.

Oui, une chose…

Le président.

Parlez…

Casterey.

C’est que vous me faites l’effet de grands chiens noirs que le seigneur gouverneur mène avec lui à la chasse des criminels : quand ils sont abattus, il vous donne leur cœur à sucer pour récompense de vos services. Faites mention de ceci au procès-verbal ; j’ai fini.

Le président.

Alguazils, emmenez D. Lopez de Casterey : on appréciera son système de défense. Amenez D. Louis de Villenas.

(On fait asseoir don Lopez à côté, et on fait entrer Villenas.)
Le président.

Quels sont vos noms, prénoms et âge ?

D. Louis.

D. Louis de Villenas, vingt-trois ans.

Le président.

D. Louis de Villenas, reconnaissez-vous être coupable de complot contre la vie du gouverneur de Murcie, et contre la sûreté de la province ?

D. Louis.

Oui, seigneur président.

(Dona Isabelle s’agite dans sa tribune.)
Le président.

Vous reconnaissez-vous coupable de calomnie envers la nièce du gouverneur, dona Isabelle d’Ayamonte ?

Casterey.

Va-t-il faiblir ?…

Dona Isabelle.

Oh ! mon dieu ! que va-t-il dire ? mon âme est suspendue à ses lèvres.

(Don Louis reste quelques instans à réfléchir ; silence général mêlé d’agitation ; tout à coup don Louis s’approche du public. Le souffleur à plusieurs reprises lui crie : Ah ! l’amour l’emporte !)
D. Louis.

Messieurs, c’est une position vraiment très-embarrassante que la mienne, et je ne sais où diable les auteurs ont trouvé une situation pareille. Je ne sais comment m’en tirer à leur honneur et au mien : si je disculpe dona Isabelle et que je m’avoue calomniateur, vous sifflerez, non sans quelque raison, parce que je manque à mon serment, et que je consentirai à passer pour un lâche ; si je fais le contraire, vous sifflerez encore mieux, et avec bien plus de raison, parce que je manquerai à un autre serment, que je refuserai de rendre l’honneur à une femme estimable, à qui je l’ai ravi, et parce que mon sacrifice vous paraîtra au-dessus des forces humaines ; donc, je prendrai sur moi de vous laisser finir la pièce comme vous l’entendrez, et de ne point dire un dénouement qui ne pourrait être que faux ou cherché. M. le machiniste, voulez-vous baisser la toile ?

(La toile baisse au milieu de cris, de sifflets et de huées épouvantables. Les claqueurs demandent l’auteur ; la toile se lève ; Osorio vient pour le nommer ; on lui jette des pommes cuites ; la toile baisse de nouveau.)
Épilogue.

Le foyer des acteurs dans le théâtre ; on entend siffler horriblement.


LE MARQUIS, PEDRO VALLEZ ; quelques Acteurs.
Le Marquis.

Plus de doute, on siffle ; Pedro, entendez-vous ? c’est votre dénouement, que vous avez voulu maintenir, qui excite l’orage. Tout allait bien jusque-là ; vous êtes cause de la chute de mon ouvrage ; vous me le paierez cher.

Pedro.

Eh ! pas du tout, seigneur marquis, vous y avez à peine touché à votre ouvrage, et ce que vous y avez fait l’a perdu !… C’est votre dénouement heureux qui rend l’événement sinistre.

Le Marquis.

Et moi je vous dis que c’est le vôtre qu’on siffle.

Pedro.

Pas du tout, c’est le vôtre ! Allez-vous-en au conseil d’état, et ne vous mêlez plus de littérature. Là seulement votre nom vous permet de faire des sottises impunément.

Le Marquis.

Insolent…

(Ils se prennent aux cheveux.)
Le Directeur.

Eh ! Messieurs, Messieurs, apaisez-vous, voici d’ailleurs Osorio qui va vous mettre d’accord.

(Entre Osorio avec des pommes cuites largement étalées sur son manteau de velours.)
Le Marquis.

N’est-ce pas, c’est le dénouement de Pedro qui a fait siffler ?

Pedro.

Non, c’est le sien ! n’est-ce pas ?

Le Marquis et Pedro ensemble.

Répondez.

Osorio.

De grâce, messieurs, laissez-moi respirer, rassurez-vous ; ce n’est ni l’un ni l’autre : c’est un dénouement de mon invention.

Pedro.

Et pourquoi n’avoir pas dit le mien ?

Le Marquis.

Pourquoi n’avoir pas joué comme je vous le disais ?

Osorio, tirant de sa poche la lettre du Marquis qu’il donne à Pedro, et celle de Pedro qu’il donne au marquis.

Pour les deux raisons que voici ; j’étais trop menacé dans le cas où j’aurais dit l’un de vos deux dénouemens, et je tiens trop à l’intégrité de ma cervelle et de mes épaules, qui me sont également utiles et agréables. Une autre fois accordez-vous mieux, et surtout prenez un sujet qui puisse finir, car le vôtre, assez beau du reste, ne pouvait avoir qu’un mauvais dénouement ; c’était le nœud gordien, on pouvait le couper, et non pas le défaire.

Pedro.

Donnez-vous donc de la peine ! ah ! j’abandonne cette ingrate poésie ; je me fais garçon barbier, si je ne trouve quelque chose de pis.

Le Marquis.

Et moi je laisse dorénavant la littérature aux roturiers ; cela est indigne des gens de notre état ; d’ailleurs, je n’avais presque rien fait à cette pauvre pièce ; mais si on eût dit mon dénouement, elle eût réussi.

Pedro.

C’est-à-dire si on eût dit le mien !

Le Marquis.

Ce n’est que par pitié pour ce pauvre auteur, qui mourait de faim, que j’ai consenti à m’en mêler ; je retourne aux affaires d’état ; je vais me faire nommer ministre.

Osorio.

Allons, les deux auteurs déconfits prennent deux états également désespérés.

Un valet.

La voiture du seigneur D. Louis.

Le Marquis.

À qui parle ce maraud ?… je te chasse, si tu ne m’appelles désormais seigneur marquis.


Paul Foucher.