La Nichina/Partie I

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Mercure de France (p. 39-114).


PREMIÈRE PARTIE

LES ANNÉES D’INNOCENCE


Nichina n’est pas le nom de mon baptême, dit-elle, c’est l’amour qui me l’a donné. Je m’appelle Lucina Ferro et je suis la petite fille de Giorgio Senese, qui, pour sa belle conduite au siège de Scutari, a sa place dans les annales de la République.

Je crois bien que mon enfance a vu de terribles spectacles, mais ils se sont évanouis de mes yeux sans me laisser rien dans l’esprit que de confuses images. Je me rappelle toutefois que je fus un soir enlevée de ma couchette par un homme dont les yeux irrités et la longue barbe m’épouvantèrent ; je me rappelle comment ma mère m’arracha de ses bras et quelle frayeur je ressentis devant notre chambre illuminée soudain de torches et envahie de soudards furieux qui brandissaient des épées. Nous avions, paraît-il, quitté Venise et nous demeurions avec des paysans. Je vois encore ma fuite dans la campagne, pressée par ma mère, qui ne semblait pas entendre mes supplications ni considérer mes pieds en sang, et qui m’entraînait dans une course folle, sur des routes pierreuses, à travers les broussailles et les chemins d’épines, comme si elle s’était sentie poursuivie par des assassins.

Mais ma véritable existence, celle dont j’ai gardé un exact souvenir, date de cette fête du Jeudi gras où je passai par de si diverses émotions. Je me retrouve alors dans cette étroite maison de la Mercerie, toute obscure du voisinage de l’église Saint-Bartholomé, où mon père, qui était cordonnier, avait sa boutique et où nous nous entassions tous les six, papa, maman, mes deux sœurs Lucietta et Costanza, mon cousin Guido et moi. En ce temps-là, je passais des journées entières à jouer, et à me promener avec Guido. Costanza, ma sœur cadette, d’un naturel triste et chagrin, ne se mêlait à nos jeux qu’afin de raconter nos espiègleries et de nous faire gronder.

Le jour du Jeudi gras, justement, je désirais mettre une belle robe que m’avait donnée ma tante pour aller à la promenade. Maman n’y voulut pas consentir, et, comme je m’obstinais dans ma résolution, elle prenait le balai pour m’en fouetter, quand Guido, qui, pourtant, n’avait qu’une année de plus que moi, se précipite entre nous, me couvre de son corps et s’écrie :

— Touchez-la donc ! dites ! touchez-la donc, et vous allez voir !

Cela n’était pas pour arrêter maman, qui en avait vu bien d’autres et n’avait pas peur d’un garçon comme Guido. Elle allait donc nous corriger vertement quand mon père arrive.

— Jolie mère de famille, s’écrie-t-il, qui n’est bonne qu’à battre les enfants.

— Occupe-toi de ce qui te regarde, répond ma mère, tu voudrais toujours rencontrer la paix à la maison, mais s’il n’y avait que toi pour l’y mettre, je crois que nous ne verrions pas souvent sa couleur.

Mon père ni ma mère n’étaient des gens à garder leurs injures pour en faire des petits. Au bout de quelques minutes, ayant épuisé toute leur provision d’insultes, ils se prenaient aux cheveux, aux épaules, aux jambes ; ils s’agitaient comme des lutteurs en foire, et enfin, ainsi que cela devait arriver, papa faisait tomber maman et la traitait, je n’ose vous dire comment, avec le pied, avec les poings, avec le bâton. Quelle grêle de coups, sainte Vierge, comme cela tombait ! Ah ! il faut qu’elle ait eu les membres solides pour s’en être échappée. Guido et moi nous pleurions toutes les larmes de notre corps en regardant maman qui se débattait et poussait des hurlements à mettre en branle le cimetière de Saint-Zanipolo.

Tout d’un coup, elle se relève, crache à la figure de mon père et se sauve en criant :

— Turc d’enfer, tu vas voir si je t’en fais porter, des cornes !

Mon père haussa les épaules, sortit pour l’appeler, puis revint vers nous.

— Voyons, mes chérubins, qu’avez-vous à pleurer ?

— C’est, dit Guido, ma tante qui voulait nous fouetter.

— C’est, dis-je à mon tour, maman qui ne voulait pas que je misse ma belle robe.

— Ah ! elle ne voulait pas te mettre ta belle robe, la gueuse !… Eh bien ! c’est moi qui vais te la mettre. Allons, ne pleure plus, où est-elle, ta robe ? que j’aille te la chercher, ma petite adorée du bon Dieu.

Aussitôt papa ouvre le coffre, lance les hardes sens dessus dessous, jette tout par la place.

— Tiens ! papa, la voilà, fis-je en accourant, et je lui montrai la robe blanche bordée d’une bande de velours rouge.

— Tu as raison, c’est une robe pour la dogaresse… Comme tu vas être jolie maintenant, Seigneur Jésus ! Et quand je pense que ta gueuse de mère… mais je ne veux pas en dire plus long sur elle aujourd’hui.

Lorsqu’il m’eut habillée, lentement, parce que ses gros doigts avaient peine à saisir les petits boutons et à les entrer dans les boutonnières :

— Et Guido, que va-t-il devenir ? Il n’a donc pas de pourpoint convenable pour la fête… Ah ! mes pauvres enfants, heureusement que je vais m’occuper de vous car, je le vois bien, on vous eût laissés aller tout nus.

Guido était ennuyé de sortir avec ses vêtements qui avaient de grandes pièces mal cousues et, çà et là, des trous par lesquels on voyait sa peau. Je remarquai son air chagrin.

— Ne sois pas triste, Guido, fis-je, va ! je t’aime bien.

Et d’un baiser je lui pris toute la bouche.

Il rougit, et, à son tour, me baisa en rougissant, mais je savais qu’il était très heureux de ce que je lui avais dit.

— Non, s’écria-t-il, je ne veux pas t’accompagner, parce que tu es trop belle pour moi avec ta robe. J’aurais honte.

— Alors, dit mon père, va t’amuser avec le fils du boulanger et laisse-nous partir.

Papa lui coupa une tranche de pain et lui donna une jatte de lait pour son souper, puis, le mettant à la porte, il ferma la maison, de crainte des voleurs.

Comme je lui envoyais un baiser du bout des doigts, je le vis fondre en larmes ; ne voulant pas avoir de chagrin un jour où je portais ma robe neuve, je baissai les yeux et m’éloignai vivement avec mon père.

Si vous n’êtes pas de Venise, mon frère, et que vous n’ayez jamais assisté à la fête du Jeudi gras, je vous dirai que c’est vraiment une agréable réjouissance et qu’à présent encore je ne manque pas une année de m’y rendre.

En commémoration de notre victoire sur le patriarche d’Aquilée, on y tue un taureau et douze petits cochons représentant le patriarche et les douze chanoines qui furent avec lui condamnés à mort. Ce jour-là, tous les bouchers de la ville sont en armes comme si, au lieu de tuer de paisibles et innocents animaux, ils se battaient vraiment contre de redoutables ennemis. Ah ! il faut les voir avec les cuirasses dont ils sont couverts, la lance et les vieux glaives qu’ils font bien haut sonner. Cet accoutrement, qu’ils n’ont point l’habitude de porter, embarrasse leurs mouvements et donne lieu aux plus divertissantes catastrophes. On remarque de ces gaillards qui, après s’être promenés toute une après-dînée sous une pesante armure, n’en peuvent plus de fatigue ; à les entendre souffler et haleter on croirait qu’ils vont rendre le dernier soupir, et avec l’eau qui coule de leur front on remplirait aisément un bassin. Il suffit alors du moindre croc en jambe pour mettre à terre le batailleur et donner à cette cuirasse qui devait le protéger contre l’ennemi le rôle d’adoucir sa chute. N’importe ! ces messieurs tiennent à garder leurs armes jusqu’à leur coucher ; bien heureux s’ils consentent, devant leur lit, à oublier qu’ils furent soldats un jour. Mais à côté de ces équipements ridicules, on aperçoit les toilettes les plus riches et c’est un enchantement pour les yeux. Il y a aussi mille tours d’adresse et d’équilibre ; des acrobates traversent dans les airs la place Saint-Marc sur une corde raide, et, le soir, les palais sont illuminés pour la joute en gondole sur le Grand Canal.

J’étais éblouie des beaux spectacles qui s’offraient à ma vue et, en même temps, gênée de me sentir regardée par les passants, d’entendre sans cesse des compliments de ce genre :

— Oh ! la jolie petite fille.

— Mes félicitations, messer.

Papa était plus fier de me tenir la main que s’il eût porté le saint sacrement.

Nous allâmes dîner dans une ostérie dont le maître était un ami de la famille. On voulut savoir le long du repas toutes les sottises que j’avais en tête et l’on accueillit d’un grand éclat de rire chacune de mes reparties.

À la tombée de la nuit, nous sortîmes sur la Place-aux-Herbes, que de grosses torches emplissaient d’une épaisse fumée et de lueurs vacillantes. Une foule immense était massée à regarder les danses qui étaient merveilleuses de grâce, de mouvement et d’agilité. Un jeune homme tournait autour d’une jeune fille qui lui donnait la main, le bras tendu et levé ; mais, tandis qu’il passait devant elle, la jeune fille, quand elle avait quelque malice, raccourcissait le bras tout à coup, rompait l’équilibre de son danseur qui, vaincu et humilié, tombait lourdement à ses pieds, aux rires et aux applaudissements du public. Des jeunes filles dansaient aussi entre elles la forlane, bras dessus, bras dessous ; elles s’avançaient vers vous, levant les pieds l’un après l’autre, si vivement que nous ne pouvions remarquer lequel était en l’air. On ne sait plus tourner comme cela aujourd’hui.

Les grandes ombres des danses tremblaient à la lueur des torches, aux roulements du tambour et aux chants de réjouissance ; les garçons chatouillaient les filles qui se défendaient mal, et, à l’écart, devant les ostéries, les bouchers qui avaient figuré au défilé parlaient gravement, ou cherchaient des prétextes pour se battre, agitant, à grand’peine, d’un geste de menace, leur espadon.

Soudain une lumière vive se fait à l’extrémité de la place, à l’endroit où s’assemblent le matin les marchandes de poisson ; je vois apparaître au-dessus de la multitude un long corps maigre vêtu d’une robe de dominicain, et j’aperçois une figure imberbe, jaune comme de la cire, avec des os qui semblent percer la peau et, enfouis sous des sourcils touffus, des yeux énormes que des larmes rendent brillants. Cette figure qui, sans les regards illuminés d’une vie fiévreuse, eût paru le crâne d’un mort, s’anima presque aussitôt ; les lèvres s’ouvrirent et j’entendis une voix puissante et souterraine, une voix pareille à un mugissement au fond d’une caverne, s’écrier par trois fois : Pénitence ! mes frères !

Je me serrai de frayeur contre papa, tandis que les danses cessaient comme à l’approche d’un orage. On se porta en foule autour de l’étrange moine, et mon père, qui s’imaginait que c’était un prophète, voulant le considérer de près, joua si bien des coudes qu’il parvint à se mettre presque en face de lui. Pour m’empêcher d’être étouffée par la multitude, il me prit sur ses épaules, et je pus suivre à mon aise le discours du prédicateur. J’ai gardé le souvenir de quelques-unes de ses paroles.

« Vous, qui n’écoutez que la voix de la passion, s’écriait-il, je vous le prédis : vous serez tous frappés, le Seigneur ne vous épargnera point… Cette ville est si bien devenue la demeure du Diable que je me demande s’il reste un seul homme vertueux. Oui ! où devraient régner la modestie et la simplicité, je ne vois que luxe, inutile richesse et fornication. Quand passe une femme, je dis en mon cœur : voilà une courtisane ! et ce qu’il y a d’horrible, c’est que je puis le dire aussi des hommes, car les hommes sont encore plus adonnés aux œuvres de Satan !

« Or, je vous l’annonce : le jour de Dieu est proche. Le Seigneur viendra sur une nuée sanglante et toute la terre tremblera, et la mer se gonflera pour vous engloutir…

« Courtisanes ! Courtisanes ! allez-vous oublier vos dégoûtantes caresses, et mortifier votre chair, et vous humilier devant Notre-Seigneur Jésus. Je vous le répète : le danger est pressant ; déjà sont préparés en enfer les feux qui doivent vous dévorer ! »

À ce moment, une troupe de jeunes gens qui, tout à leur plaisir, n’avaient point remarqué le moine, fendirent la foule, entourèrent le tréteau du haut duquel il prédisait à Venise tous les malheurs qui allaient la désoler, et commencèrent une ronde. Le peuple, qui, saisi de terreur, écoutait ces menaces dans un morne silence, ne put souffrir qu’on montrât une telle impiété à l’égard d’un être qu’il considérait comme un envoyé de Dieu ; les hommes se précipitèrent sur les danseurs, les mères et les parentes des danseuses se jetèrent sur les filles. Tandis qu’ils s’accablaient de coups de poing, s’arrachaient les cheveux ou se déchiraient le visage, le moine, les yeux au ciel, continuait son discours.

« Pour moi, j’espère dans la justice du Seigneur, parce que je suis venu prêcher l’amour de son nom. Apprenez donc à vous détacher de toutes les choses terrestres et je vous emmènerai dans la terre bénie. »

Cependant, personne ne l’écoutait plus. Les lumières de la fête étaient éteintes ; seule une petite lanterne continuait à éclairer le moine. Dans l’ombre, on distinguait un vaste mouvement, une agitation sourde, une rumeur énorme et grandissante. Des voix s’élevèrent derrière moi pour attaquer les danseurs, d’autres prirent leur défense ; on en vint aux coups ; à chaque instant la dispute s’élargissait, et bientôt les cris, le tapage, la violente poussée qui nous jeta presque sous le nez du moine, me firent comprendre que la bataille devenait générale.

— Papa ! dis-je, j’ai peur, j’ai peur.

— Allons-nous-en, me répondit-il ; et, me tenant par les jambes, il se disposait à percer la foule. Alors nous fûmes entourés et pressés à étouffer dans un cercle de chair. Les bouchers, qui sortaient des ostéries, arrivaient en armes pour se mêler au combat.

Le moine parlait toujours sans rien voir de ce qui se passait autour de lui.

« Mon cher maître l’a dit… La foi nous vient de Dieu et n’est point le résultat de nos œuvres. »

Tout à coup un prêtre, qui se trouvait mêlé à la populace, s’écria :

— Saisissez l’hérétique ! Saisissez-vous de ce prédicateur de mensonge.

Une voix répondit :

— Laissez les saints parler aux hommes.

Mais aussitôt une furieuse clameur gronda :

— À mort l’hérétique ! À mort ! À mort !

Le moine s’arrêta de parler, et, comme s’il venait de tomber du ciel, il regarda devant lui la populace en colère, de ses yeux agrandis par l’épouvante et sans pouvoir dissimuler le tremblement de son corps. À peine avait-il eu conscience du danger que déjà un coup de bâton l’atteignait à la tête et le renversait ; une femme glissa et fut piétinée ; la petite lanterne qui éclairait le prédicateur s’éteignit. Toute la place fut plongée dans les ténèbres et la mêlée continua dans la nuit. Hissée sur les épaules de mon père, je mourais de peur et je sentais qu’il n’était pas plus rassuré que moi. Autour de nous on se battait et j’entendais le choc des corps, les vociférations, le cliquetis des armes. Nous étions portés à droite et à gauche, en avant et en arrière, sans réussir à percer la foule. Enfin, le combat se concentra dans une partie de la place opposée à celle où nous nous trouvions, et nous pûmes bientôt gagner les rues voisines. Comme nous sortions de la Place-aux-Herbes, une boue gluante me jaillit au visage, et un corps vint s’abattre contre nous, qui fit perdre à papa l’équilibre. Il s’étala par terre, m’entraînant avec lui dans sa chute ; mais, se relevant de suite, il me reprit sur ses épaules et, sans regarder si j’avais du mal, il profita de ce que les rues étaient désertes pour gagner à toutes jambes notre demeure.

Dès que nous y fûmes entrés et que nous eûmes éclairé le logis, mon père me considéra d’un air épouvanté, devint pâle, et, me saisissant dans ses bras :

— Ma petite fille chérie, ma Lucina, qu’as-tu ? que t’est-il arrivé ?

Je levai les yeux sur un miroir qui était en face de moi, et je vis avec frayeur que j’avais la figure couverte de sang ; mais mon père, étant allé à la fontaine voisine, trempa un linge dans l’eau, m’en essuya le visage et reconnut que je n’avais point de blessure : j’avais été seulement éclaboussée durant la bataille.

Papa fut si heureux qu’il pleura de joie et me couvrit de baisers. En cet instant, une femme qui se tenait au dehors et que je distinguais mal dans l’obscurité, se dressa devant la porte que nous avions laissée ouverte, et pénétra dans la chambre. C’était ma mère. Elle s’avança d’un pas résolu et parla de la sorte :

« Lucio, j’ai entendu le sermon du moine sur l’Herberie. Il a dit qu’il fallait aimer Dieu et se pardonner les injures. Veux-tu oublier ce qui s’est passé ce matin ? »

Papa demeura quelque temps à la considérer en silence, puis il lui tendit les mains et ils restèrent tous les deux à pleurer l’un contre l’autre jusqu’au moment où l’on m’ordonna d’éteindre la lumière ; alors je crus qu’ils étaient tombés du haut mal, tant ils soupiraient, s’agitaient, faisaient gémir les sièges, se donnant les noms les plus tendres comme s’ils se fussent exhortés à souffrir…

Arrivabene, qui venait de se réveiller, interrompit la conteuse.

— Ah ! le beau sermon, s’écria-t-il, le beau sermon qui termine si bien les querelles conjugales et réunit le soir dans une même étreinte les ennemis du matin. Ce n’est pas le père Antonio qui aurait jamais l’idée d’en prêcher un de ce genre-là. Il est vrai que, comme nous n’avons pas de femme, cela ne nous servirait à rien.

Mais Nichina reprit tristement :

— Ce fut un vilain sermon au contraire.

Tandis qu’ils s’embrassaient, je courus chez les voisins où Guido avait dû passer la journée, et l’on me dit qu’on ne l’avait point vu. Je rentrai à la maison, espérant qu’il s’était couché à notre insu, et j’allai au petit lit où chaque soir, avant de m’endormir, je venais lui donner un baiser. Ce fut en vain que je cherchai sa tête, que je tâtai les couvertures pour rencontrer les formes de son corps : le lit était vide.

J’appelai de toutes mes forces.

— Guido ! Guido ! mon Guido ! où es-tu ? oh ! reviens ! reviens !

Mon père, en entendant mes cris, cessa de soupirer.

— Vas-tu te taire, fit-il, enfant de Satan !

Un sanglot fut ma seule réponse.

Je revis mon cher compagnon de jeux, ses beaux yeux noirs et ce front triste qu’il avait toujours baissé. Je songeai à ses timides caresses, à la honte qu’il éprouvait devant moi comme si j’eusse été une grande femme pour lui, quand moi, de toute mon âme, je lui suçais la bouche et les yeux ; je me rappelai les méchants tours que je lui avais joués par plaisanterie, et je me reprochai de l’avoir abandonné pendant la fête, lui qui m’avait si généreusement défendu le matin. Je comprenais que le petit orphelin, recueilli par devoir, mais auquel mon père vendait si chèrement sa bienfaisance, avait besoin d’encouragement, et j’eus le regret de ne pas lui avoir mieux témoigné mon affection. Que j’avais été cruelle en me moquant de son air craintif et de son manque de hardiesse ! N’était-il pas un étranger dans notre maison ! Maintenant que j’avais peur de ne plus le voir, je me sentais triste à mourir. Il avait fallu son départ pour me montrer toute la force de mon amour.

Je me jetai sur son lit où je restai toute la nuit à sangloter pendant que mes parents faisaient retentir la chambre de leurs bruyantes caresses.

— Demain, dis-je au milieu de mes larmes, j’irai à la recherche de Guido.

Heureusement, l’aube vint avec la lumière me rendre l’espérance. Persuadée que je le retrouverais, je finis par m’endormir et je rêvai que Guido s’approchait de moi à petits pas et me mettait un baiser sur les lèvres, tout doucement et très vite, pour ne pas se laisser voir.

Je ne reçus point de nouvelles de Guido ; mes recherches demeurèrent inutiles et je continuai à me désoler du matin au soir.

Cette disparition qui, d’abord, avait surpris mes parents, leur devint une nouvelle cause de querelles.

Mon père, aux repas comme au travail, ne desserrait pas les dents. Ma mère faisait souvent cette réflexion :

— Est-il croyable qu’un enfant abandonne, comme cela une maison où il était si bien traité ? (Elle ne se rappelait point qu’elle le battait tous les jours.)

Puis elle ajoutait :

— Enfin ! C’est une bouche de moins à nourrir. Lucina, Lucietta et Costanza auront leur part plus grande, pas vrai, Lucio ?

Mais papa levait les yeux au ciel avec tristesse :

— C’était le fils de mon frère : il me l’avait recommandé en mourant.

— Ton frère, que le Diable l’emporte ! Un propre à rien n’a pas le droit de recommander quoi que ce soit. Je voudrais voir qu’un beau messer de son espèce put vous imposer ses volontés quand il ne laisse pas seulement, pour se faire ensevelir, un demi-écu à ses héritiers.

À ces paroles, les regards de mon père brillaient de colère et de haine.

— Tu l’as chassé d’ici, avoue-le, s’écriait-il en saisissant le bras de maman.

— Tu es fou ! tu es fou ! répondait-elle.

Cependant mon père, sans s’occuper de retrouver Guido, conservait sa rancune. Les baisers que mes parents se donnaient le soir n’étaient point un gage de leur bonne entente. À chaque instant ils en venaient aux insultes et aux coups. Pour moi, j’avais coutume de fuir dès que je pressentais une dispute.

Je m’en allais jusqu’au pont du Rialto, et, le visage penché au-dessus du canal, je souhaitais qu’il s’élevât de l’eau un conseil assez fort pour entraîner ma décision. Ma volonté, je dois l’avouer, chancelait encore. J’étais désespérée ; je ne croyais plus revoir Guido ; et la vie à la maison, où maintenant l’on m’accusait de sa fuite, où tout le monde se mettait contre moi, me devenait insupportable. Mais j’avais peur de ceux qui dorment sous les croix dans les cimetières : je me rappelais une fillette avec laquelle j’avais joué et qu’un jour on retira du canal. Je m’étais approchée pour l’embrasser et j’avais reculé devant l’horreur de sa personne raidie et gonflée. « On ne la maltraitera plus, la pauvre petite ! fit une vieille femme à côté de moi. — Elle ira brûler en Enfer, répondit un frère mineur. » Et je ne savais ce qu’on doit penser des morts.

Tandis que je demeurais sur le Rialto, abîmée dans ma tristesse, un moine, une dame ou un ouvrier s’intéressait en passant à ma figure, mais leur bienveillance ne me touchait pas, je ne répondais rien à leurs paroles et ils s’en allaient, impatientés de mon silence. Une fois seulement, comme je regardais les banques glisser sous le pont, je fus étonnée de voir tout à coup mon visage reproduit dans une glace qui brillait au soleil. En même temps, je reçus une petite claque sur les reins. Me redressant alors avec vivacité, j’aperçus un levantin qui me considérait en souriant et me tendait un miroir.

— C’est, dit-il, pour empêcher Votre Grâce de faire la moue, lui révéler qu’elle est jolie et lui apprendre à s’aimer.

Je gardai en main la petite glace quelques instants, pleine d’admiration pour les perles qui l’entouraient ; puis, sans en demander le prix, j’allais la rendre au marchand, mais il ne voulut pas la reprendre et répéta, en s’éloignant, qu’il me la donnait parce que j’étais belle.

Je fus si heureuse du présent que j’oubliai mon chagrin. En retournant à la maison, j’appelais les filles de ma connaissance que je rencontrais pour leur montrer le miroir ; et, ensuite, le serrant contre mon sein, je m’en allais, toute fière de l’envie que j’excitais autour de moi ; mais, au bout de trois pas, une boucle de cheveux me tombant sur l’œil, un petit bouton que je m’imaginais avoir sur la bouche, mon voile de cou que je jugeais mal attaché, tout devenait un prétexte pour attirer le miroir et m’y contempler.

Ce jour-là, plus encore que de coutume, je fus négligente de la tâche qu’on m’imposait. Maman qui, sans m’épargner les remontrances ni les coups, avait l’air de compatir à ma peine, ne put supporter de me voir passer si brusquement de la tristesse à la joie ; elle s’était habituée à ma douleur comme à mon état naturel et je lui parus fort coupable de m’en distraire. Elle saisit la première occasion qui se présenta pour me montrer quelle fureur elle ressentait de mon plaisir. Me voyant délaisser mon ouvrage et essayer devant le miroir une petite parure achetée à la dernière fête, elle me soufflette, me tire les cheveux et, m’arrachant mon collier, mon miroir, elle les lance contre le mur où ils volent en éclats.

— Vas-tu travailler, mauvaise graine ! répondait-elle à mes lamentations.

— Je ne travaillerai plus ici, fis-je en pleurant, et je me sauvai.

Après avoir quelque temps couru après moi, armée d’un bâton, elle cessa de me poursuivre.

— Tu n’as rien perdu, me cria-t-elle, quand tu rentreras, je te donnerai ce qui te revient.

Mais je ne voulais plus rentrer ; cette fois j’étais bien décidée à m’en aller vers cette onde attirante que j’avais regardée si souvent avec amour sur le vieux pont du Rialto. Dussé-je devenir plus laide que mon amie la petite noyée, me dis-je, dussé-je mériter l’Enfer, je suis résolue à ne plus demeurer avec cette femme cruelle, loin de mon Guido. Toutes mes anciennes souffrances, tous mes chagrins oubliés se réveillaient les uns après les autres, et, comme des mains barbares, me poussaient à la mort. Le jour aussi m’y invitait : au milieu de ces eaux immobiles, dans cet air embrasé, il me semblait bon de s’en dormir.

J’arrivais donc au Rialto avec l’intention bien arrêtée, s’il n’y avait personne, de me jeter à l’eau, quand j’aperçois, — j’en tressaille encore ! — accoudé à la balustrade du pont, Guido, mon cher Guido en personne qui, tout songeur, regardait le canal étinceler au soleil. Alors, heureuse comme si j’avais été dans le Paradis, je me glisse vers lui bien doucement et, lui prenant le cou dans une étreinte ardente, je lui donne plusieurs baisers. Il tourna la tête, eut un cri de surprise et tout son visage exprima la joie. Maintenant qu’il était près de moi, je ne voulais plus mourir.

— Comme tu es beau ! m’écriai-je.

Il n’avait point, comme naguère, la face poudreuse et noircie ni les vêtements en lambeaux. Sa figure, d’une blancheur d’ivoire, était encadrée de longs cheveux noirs relevés en boucles contre son col, et j’admirais sa veste de satin, ses escarpins de velours et son béret à la bordure de pourpre.

Il me dit d’un ton fier :

— Je suis page de Monseigneur le cardinal Benzoni, le légat de Sa Sainteté. Ah ! la vie m’est plus agréable qu’autrefois.

Il avait perdu son ancienne timidité, s’exprimait avec assurance, et je ne revenais pas qu’il se fût si promptement transformé.

— Et toi, Lucina, fit-il, que deviens-tu ? je vois que tu n’as pas changé. Oh ! qu’est-ce que tu as là ?

Un morceau du collier que ma mère avait arraché était encore fixé à ma robe comme un ridicule débris. Au bout de la chaîne pendait un petit coquillage nacré, brillant comme une perle. Il le mit dans mes cheveux ébouriffés.

— Ah ! Nichio, petite Nichio, ma Nichina[1], dit-il, comme j’ai pensé à toi !

— Pourquoi donc es-tu resté si longtemps loin de moi ?

— J’avais si grand peur, en te découvrant où j’étais, que mon oncle le sût et me reprît chez lui !

Puis, voyant mes yeux rouges :

— On t’a encore battue, dit-il.

Et de pitié il me baisa les paupières.

Pour cacher ma honte, je ne craignis point de mentir.

— C’est toi seul qui m’as fait pleurer.

Il me regarda d’un air attendri qui m’émut jusqu’aux larmes.

— Nichina, je veux t’appeler Nichina, parce que personne ne t’a donné ce nom.

— Tu m’aimes donc un peu ? Tu ne m’as donc pas oubliée ?

Il me ferma la bouche d’un baiser.

— Vois-tu, il faut que tu viennes avec moi chez le cardinal et nous resterons ensemble et nous ne nous quitterons plus. Monseigneur Benzoni a justement besoin d’un page et l’on sera trop content de t’accepter.

— Mais qu’est-ce que je ferai chez le cardinal ?

— Ce que j’y fais moi-même : tu apprendras à bien lire et à chanter ; tu iras porter les lettres ; tu serviras à table : tu ne seras pas malheureuse.

— Et maman, qu’est-ce qu’elle dira ?

— Elle ne le saura pas. D’ailleurs, si, par hasard, elle venait à l’apprendre, elle en serait très fière.

— Comment le cardinal accepterait-il une petite fille ?

— Revêts des habits de garçon et personne ne pourra soutenir que tu n’es qu’une petite fille.

Je souris de cette naïveté, mais comme j’étais décidée à ne plus rentrer chez mes parents et à suivre partout Guido, j’acceptai sa proposition. Au risque d’être chassée honteusement, je convins avec lui de me rendre, dès que j’aurais un costume, au palais Benzoni. Je devais m’y présenter comme un orphelin qui, à cause de mauvais traitements, s’était enfui de chez son maître. Nous n’aurions pas l’air de nous être déjà vus.

En quittant Guido, j’allai trouver un jeune garçon du voisinage qui était à peu près de ma taille, et auquel je persuadai, par plaisanterie, d’échanger ses vêtements contre les miens. Il y consentit d’autant mieux qu’il s’imagina, en se travestissant, jouer de bons tours à ses camarades. Chacun irait seul de son côté, et le soir nous nous reverrions. Mais une fois que je me fus habillée de ses vêtements, je partis pour ne plus revenir. Je me dirigeai aussitôt vers le palais du légat.

Ma physionomie masculine, mon corps d’enfant aux hanches encore grêles, l’habileté avec laquelle je me déguisai, trompèrent sur mon sexe le moine qui me reçut, et qui n’était autre que ce vieux paillard d’Arribavene…

Tous les regards se tournèrent alors vers le frère qui, satisfait de ce que l’on parlât de lui, approuvait gravement de la tête, baissait les yeux avec modestie et, les bras en croix, se frottait les pouces contre le ventre.

— Comment ! s’écrièrent les amies de Nichina, vous connaissez Arrivabene depuis si longtemps ?

— Nous nous connaissons de toute éternité ; il me semble qu’avant de venir au monde j’ai vu cette grosse face rouge quelque part ; j’ignore, par exemple, si c’est au ciel ou dans le ventre de ma mère… Quand il m’apparut chez le légat, il portait encore la robe du couvent des dominicains d’où il s’était échappé, après y avoir joué, comme frère convers, mille tours à Dieu et aux saints.

— Votre récit est exact, Nichina, reprit le moine, sauf en un point où vous me permettrez de le rectifier. Je ne me suis point trompé sur votre nature comme vous le prétendez ; seulement votre physionomie me plut si fort que je me résolus à devenir votre complice.

— Regardez-moi, s’écria la Petanera, cette bête de moine qui ne voudrait pas qu’une femme se fût moquée de lui.

— J’en ai la prétention, fit Arrivabene qui se donna tout à coup un air important et solennel. Je ne compte plus les fronts des maris que j’ai encornés, mais je puis vous le dire : bien loin qu’une femme se soit jouée de moi, jusqu’ici nulle ne m’a résisté, même pour mon salut éternel et mon repos en cette vie. Je ne pouvais pas suffire à calmer toutes les passions que j’excitais. Plusieurs jeunes filles se sont poignardées, pendues ou ont bu du poison en désespoir de ne pas me posséder. L’autre jour encore, une de nos plus célèbres beautés de Venise, et non point une simple courtisane, mais une patricienne d’un sang illustre, épouse d’un des grands noms de la République, après m’avoir ouvert un coffret plein d’or, me disait dans le tuyau de l’oreille : « Arrivabene, tu vois ces richesses : tu y puiseras à ton gré, si tu daignes consentir à partager mon lit. »

— Et vous n’avez pas accepté ?

— Je vous avouerai que le visage de cette dame, quoique beau, ne me touchait point. Et puis, en fait de femmes, je ne veux plus servir que la sainte Vierge.

— C’est heureux, s’écria Polissena.

— Pourquoi heureux ?

— Parce que si vous vous étiez mis dans la tête d’avoir l’une de nous, moi, par exemple, qui ne suis pas patricienne, vous auriez couru grand risque de mourir sans avoir contenté votre envie.

Arrivabene eut un clignement d’yeux, puis, se levant, il s’écarta de quelques pas, et me fit signe, du doigt, de venir le trouver. J’obéis à son appel. Derrière moi les vieilles dames, laissant s’épanouir leur gaieté, gloussaient comme des poules qu’on effare, et les jeunes, plus retenues, étouffaient des rires qui finissaient, à la façon d’une mine, par éclater en formidables explosions.

Pressé par les vins forts dont il avait bu en abondance au dîner, le moine avait levé sa robe et s’était placé derrière un arbre.

— Tu vois, cette petite Polissena, me dit-il tout en arrosant les plates-bandes de Madame Nichina, elle a des yeux doux comme une fleur, une bouche d’innocente et, avec cela, il n’y a point, dans Venise, de coquine plus accomplie. Des gentilshommes se sont ruinés pour elle, et l’autre jour, elle a fermé la porte au nez d’un Conseiller de la Seigneurie qui ne lui avait offert que vingt ducats. Eh bien ! dès ce soir, je l’aurai, et je la paierai d’un sourire.

À ces paroles, je ne pus dissimuler un mouvement d’indignation.

— Arrivabene, dis-je, tu es un vil scélérat. Comment ! tu viens de jurer de ne plus servir que la sainte Vierge, et déjà tu es prêt à violer ton serment.

— Mon frère, tu te trompes : je connais trop la faiblesse humaine pour m’engager avec des serments ; j’aurais crainte de me parjurer. Il est certain que j’avais tout à l’heure la ferme intention de vivre dans la chasteté, mais si je ne possède pas la grâce du bon Dieu, tous mes efforts vers le bien seraient inutiles. Or, ce soir, je suis forcé de le constater, le bon Dieu m’a lâché, sans défense, au milieu des plus insurmontables tentations : vins du meilleur crû, chère exquise, dames grasses et libertines ; et, comme si ce n’était pas assez d’ennemis à combattre, Polissena vient me dire à brûle-point que j’ai pris son cœur !

— Hein ! fis-je étonné.

— Tu n’as pas entendu son aveu ?

— Je ne l’ai pas compris comme toi.

— Tu ne comprends jamais rien de ce que disent les femmes. Il n’y a pourtant pas à s’y méprendre : Polissena est amoureuse de moi. Que ferais-tu à ma place ? Tu ne repousserais pas ses avances, n’est-ce pas ? Je sais bien que si je profite de ses bonnes dispositions, je commets un péché mortel, mais j’en ai déjà un sur la conscience. Or, du moment qu’on en a un, il n’y a pas de raison pour qu’on n’en ait pas cent.

— Je vois, Arrivabene, que si tu vas dans l’Enfer, tu tiens à le mériter…

— Je n’irai pas ! je n’irai pas ! je suis un trop excellent chrétien. Aujourd’hui, c’est vrai, je réponds aux politesses de cette fille. ; mais demain, sans faute, je me réconcilie avec le bon Dieu. Ne crois pas d’ailleurs que le bon Dieu soit très fâché : on se brouille, on se raccommode ; ça l’amuse !

Nous revînmes vers Nichina qui nous plaisanta de notre absence.

La lune, s’épandant sur le monde voilé, créait des formes nouvelles, brillantes et confuses. Une large lumière éclairait le groupe des jeunes femmes et leur donnait la beauté morte des statues. Devant le ciel semé de lueurs obscures et argentées, devant l’herbe vague, le jardin gris, les pâles feuillages et les vastes nappes d’ombre qui s’allongeaient autour des grands arbres, seule Nichina semblait vivante et, de ses gestes, de sa voix, prêtait une âme à la Nuit.

Elle continua de la sorte :

Lorsque j’entrai au palais Benzoni, Arrivabene se promenait dans le vestibule ; il m’accueillit très aimablement. Après un bref interrogatoire, il m’annonça tout à coup qu’il m’acceptait et que je faisais partie de la maison du cardinal. Chargé de trouver un page, il avait hâte de remplir sa mission.

Sa figure joviale, avec ses arabesques de boutons et de rougeurs, m’égayait fort, mais je ne pus retenir un cri quand je vis s’approcher de moi le frère à tête de cadavre que j’avais entendu prêcher sur la Place-aux-Herbes. À son extraordinaire maigreur, à sa démarche qui ressemblait à une suite de bonds rythmiques, à son visage aux orbites profondes comme des trous et où le regard disparaissait, on eût dit un crâne au bout d’une perche que faisait sauter un bouffon. Il était accompagné d’un prêtre jaune et sec, aux yeux soupçonneux, que depuis je sus être l’abbé Coccone.

Arrivabene me présenta.

— Encore un petit mendiant ramassé dans le ruisseau ! s’écria Coccone.

— Mais, reprit Arrivabene, il a la physionomie intelligente : il saura nous être utile.

— Sans doute, approuva le moine à la face de cadavre, d’une voix qui semblait lui sortir de l’estomac. On peut attendre quelque chose de tout enfant du peuple : si, au contraire, c’était le fils d’un gentilhomme, je ne garantirais rien, car la corruption s’attache aux grands, mais la vertu habite le cœur des pauvres.

— Avec une pareille engeance, dit l’abbé Coccone sans écouter le moine, le palais de Monseigneur va devenir le réceptacle de tous les vices.

J’entends alors un pas léger et le battement d’une traîne de soie contre les degrés de marbre du grand escalier qui occupe tout le fond du vestibule, et Monseigneur Benzoni apparaît, non point revêtu de sa robe de cardinal, mais habillé, à la façon des plus élégants damoiseaux, de vêtements noirs ajustés et fins ; ce qui lui donne l’air, au premier abord, d’un jeune homme, bien qu’il touche à la maturité. Il porte sous le bras un manteau de pourpre dont il s’est débarrassé dans l’escalier et qu’il lance à un valet.

— Voilà votre nouveau page, mon révérendissime seigneur, dit Arrivabene.

Le cardinal jette sur moi un regard distrait et réplique simplement :

— C’est bien ; vous lui montrerez ce qu’il devra faire.

Je le regardai avec attention et je fus étonnée de ce qu’il y avait à la fois d’agréable et de repoussant dans sa physionomie ; de grâce, de malice et d’affabilité dédaigneuse dans ses manières.

Cependant Coccone déjà l’avait pris à part ; il lui parla longtemps : l’abbé avait des gestes désespérés, levait les yeux au ciel, tandis que Benzoni, en l’écoutant, conservait sa physionomie calme et souriante.

— Ce qui se passe ici, dit Coccone en terminant, cause à Venise un véritable scandale. Pasquin vous reproche de vouloir singer les façons de Sa défunte Sainteté, le pape Léon, sans avoir l’excuse de son génie. Vous êtes la risée de tout le monde.

— Je ne me pique d’imiter qui que ce soit, fit le cardinal. Si le pape Léon a vécu comme moi, c’est sans doute que nos caractères se ressemblaient. Quant à posséder son esprit, cela, par malheur, ne dépend pas de ma volonté. Que les railleurs qui s’exercent sur nos personnes ne vous tourmentent point, seigneur abbé. Quoi que nous fassions, nous aurons toujours des ennemis et des détracteurs. Le mieux est de ne pas s’en occuper et d’agir à notre guise.

— Enfin ce moine hérétique, ce frère qui pue le vin, votre peintre athée, tous ces vauriens qui encombrent les cuisines et dont vous vous plaisez à composer votre domestique, font ressembler le palais du légat à… à…, je n’ose dire à quoi, par égard pour vous, monseigneur.

— Ces animaux-là m’amusent, répliqua le cardinal. Les uns ont la beauté, les autres l’esprit. C’est assez pour justifier leur présence au palais. Je joue avec eux comme avec mes lévriers. Vous comprenez, Coccone, que les affaires de Sa Sainteté ne sont pas si intéressantes que l’on n’éprouve parfois le besoin de s’en divertir.

Comme ils causaient encore, Guido entra dans le vestibule, portant deux gros volumes. Lorsqu’il me vit, il fut si pressé de se débarrasser de sa charge qu’il déposa les livres, sans y prendre garde, sur les bords d’une table, d’où ils tombèrent sur les dalles.

— Petit maladroit ! s’écria l’abbé, en lui appliquant deux soufflets.

Et Coccone se préparait à lui en donner d’autres, quand furieuse, oubliant les recommandations de Guido, je tirai l’abbé par sa manche.

— Voulez-vous ne pas le battre, méchant !

— Tiens ! mais il est drôle, mon nouveau page, dit le cardinal. Voilà qu’il vous fait la leçon, Coccone.

— C’est déplorable ! monseigneur, déplorable ! vous encouragez les enfants à mal se conduire.

— Mais si je les encourageais au bien, croyez-vous qu’ils ne se conduiraient pas plus mal ?

— Ce n’est pas la peine d’être légat de Sa Sainteté pour se permettre de pareils discours.

J’avais rejoint Guido, et, négligeant toute prudence, nous nous tenions enlacés ; Guido m’entourait la taille, tandis que j’appuyais le bras sur son épaule.

— Oh ! l’admirable groupe ! s’écria quelqu’un derrière moi.

Me retournant aussitôt, j’aperçus un homme de haute taille, tout habillé de soie noire, qui portait sur son pourpoint un collier d’argent. Une barbe touffue et frisée se mêlait aux boucles de son abondante chevelure et, sans en cacher le dessin à la fois mâle et délicat, couvrait une partie de ce visage dont la large bouche s’épanouissait semblable à une fraise humide de rosée. Des yeux étincelants de joie, de désir et d’ardeur, éclairaient cette face d’immortel.

— Il ne manquait plus que celui-là, fit Coccone à demi-voix.

— Monseigneur, remarqua l’inconnu, vos pages me serviraient bien pour mon groupe de Castor et Pollux.

— Ah ! Fasol, ce sont de beaux enfants, dit le cardinal qui venait de nous regarder.

Il s’approcha de Guido et, tandis qu’il le considérait, je vis ses yeux briller de plaisir. Alors, se penchant, il lui baisa le front à plusieurs reprises. Il me donna aussi un baiser, mais très vite et comme pour ne pas laisser voir qu’il me préférait Guido.

Puis, avec une subite indignation :

— Arrivabene, cria-t-il en me désignant, à quoi pensez-vous pour laisser ce garçon avec de pareilles loques ?

Le frère, tout confus, prétendit qu’il n’avait point de costume préparé pour moi.

— Eh bien ! continua le cardinal, il faut que le tailleur vienne aujourd’hui. Je veux que mes pages soient élégamment vêtus.

L’heure du dîner était arrivée ; nous passâmes dans une salle qui m’éblouit par sa magnificence.

Les peintures éclatantes, aux fonds de pourpre, ressortaient entre les blancs stucs de cariatides et de danseuses sous les lambris de bois précieux et les dorures finement travaillées du plafond. Douze fenêtres, versant à flots la lumière du soleil, illuminaient la table couverte d’une nappe de dentelles où, parmi les coupes, les aiguières, les corbeilles de roses, se voyait la fleur et la joie du festin : une Léda en argent, docile et sereine amoureuse ouvrant ses jambes puissantes aux ardeurs du cygne. Mais ce qui surtout attira mon regard, ce fut la fresque immense qui couvrait les murailles et qui évoquait les batailles d’Alexandre. J’éprouvai je ne sais quelle admiration mêlée de terreur à contempler les engagements de chevaux cabrés aux croupes énormes que balayaient des queues et des crinières volantes ; les hommes, en une lutte sans merci, tendant toute la force de leurs bras et de leurs pieds ; les corps roulant embrassés sur le sol, et les deux sexes mêlés, offrant leurs chairs glorieuses, leurs accouplements emportés que, seules, comme pour justifier le carnage, dérobaient aux yeux de splendides chevelures d’or. Cette fresque était l’œuvre de Paolo Fasol : en la voyant, je ne doutai point que cet artiste ne fût dieu.

Le cardinal s’assit entre Fasol et l’abbé Coccone ; le moine et Arrivabene prirent place devant eux. Nous devions rester debout pour verser le vin aux convives et aider les domestiques.

Comme je demandais bas à Guido quel était ce frère au visage effrayant, il me répondit qu’il se nommait en réalité Gennaro, mais qu’on l’appelait toujours l’Hérétique.

Justement Fasol disait au cardinal :

— D’où vient ce monstre ? Est-ce qu’on l’a déterré du cimetière des Saints-Apôtres ?

Par bonheur, frère Gennaro n’entendait pas. Après s’être largement signé, il attendait, en silence et les yeux baissés, qu’on le servît. Il ne s’occupait ni de ses compagnons de table, ni du luxe qui l’entourait. La partie de la fresque qui était devant lui représentait deux danseuses précédant l’entrée triomphale d’Alexandre à Suse. La première montrait son ventre lisse et ses seins épanouis ; l’autre, posée de derrière, offrait toute la plénitude et les larges cambrures de son corps. Mais Gennaro ne les voyait pas, non plus qu’il ne respirait les fleurs éparses ou jointes en bouquet sur la table. Le mouvement précipité en avant et en arrière de sa lèvre inférieure, découvrant les quatre dents qui lui restaient au fond d’une bouche noire comme une cave, des grimaces qui sillonnaient sa vieille peau de mille rides, indiquaient assez qu’il marmottait des prières. Peut-être, en cette salle somptueuse, se croyait-il au ciel ou dans le désert.

— C’est un pauvre moine florentin, disait le cardinal à Fasol : une lettre de frère Girolamo lui a égaré l’esprit. S’imaginant que Dieu l’avait choisi pour continuer l’œuvre de son maître, il s’est sauvé de son couvent et s’est mis à prêcher, de ville en village, toutes les folies qui lui sont passées par la tête. Après l’émeute sanglante qu’il a provoquée le jour du Jeudi gras et où il a failli laisser sa peau, le Saint Office l’a fait arrêter. On devait l’envoyer à Rome quand je suis intervenu en sa faveur auprès de mes collègues et me suis chargé de sa conversion. Je pense bien qu’il ne changera jamais, seulement, que voulez-vous ? il m’amuse.

Et il cria d’une voix forte :

— Frère Gennaro ! Frère Gennaro ! à quoi pensez-vous ?

Le moine tressaillit, eut un regard effaré, tourna la tête à droite, à gauche, et s’aperçut enfin que le cardinal lui adressait la parole. Il ferma les yeux et, d’une voix sourde :

— Il y a longtemps que mon esprit a quitté cette terre d’iniquités. Comme mon cher maître, j’ai maintes fois chanté ce vers en pleurant :

Heu ! fuge crudeles terras, fuge littus avarum.

— Gennaro, dit le cardinal à Fasol, me cite toujours ce vers comme s’il n’en connaissait point d’autres, et surtout comme s’il n’en sentait point l’harmonie : il faut que je lui donne une leçon.

Alors, se tournant vers le moine :

— Mon cher frère, nous ne mêlerons pas, si vous le voulez bien, le sacré au profane.

— Mais, répliqua Gennaro, n’est-ce point tourner les impies en dérision, que de se servir de leurs erreurs pour le triomphe de la sainte Foi ?

Cette réponse mit le cardinal en fureur.

— Il ne vous appartient pas de tourner Virgile en dérision, s’écria-t-il ; c’est le Poète plutôt qui, par les vers que vous citez de lui, vous couvre à jamais de ridicule. Quand, à la suite de votre latin de populace et d’un vénitien de bateliers, vous prétendez, en vos sermons, l’amener comme un ennemi vaincu et humilié, il me semble contempler un dieu que la boue et les insultes n’atteignent point, et dont la rage impuissante de ses ennemis ne sert qu’à mieux faire éclater la gloire !

— Je vous félicite, monseigneur, dit Fasol ; enfin je vous vois ému.

Mais le cardinal était déjà las de sa colère.

— Ne louez point, Fasol, un mouvement d’indignation inutile et que je regrette déjà. La vérité n’a pas besoin de bouillants défenseurs. Que nous importent les préférences de ce moine grossier ! Il peut admirer à son aise les images incohérentes du Psalmiste : nous, mes amis, répétons les vers divins de Pétrarque et de Virgile, oublions l’éloquence rustique des apôtres pour Cicéron, ce prince du beau langage, et laissons se moquer les imbéciles.

Et rident stolidi verba latina Getæ.

Coccone leva le nez et, sans regarder son interlocuteur, avec un mouvement en arrière de la lèvre inférieure qui produisait, à chaque parole, un petit sifflement d’aspic :

— Votre révérendissime seigneurie, dit-il, oublie que Sa Sainteté l’a nommé son légat dans la République de Venise ?

— Sa Sainteté, soyez-en sûr, est un trop galant homme pour ne pas m’approuver, quand je suis à table, de mettre en oubli mes fonctions. Je dois à mes hôtes de les divertir comme un mari doit à sa femme de lui causer d’amour, plutôt que de l’entretenir du métier plus ou moins vil qui lui procure l’existence.

— Et qui sont donc vos hôtes ?

— Mais, seigneur abbé, ce ne peut être vous qui êtes notre secrétaire, ni ce moine qui reste ici pour s’instruire de la vraie religion, ni Arrivabene, ni les officiers de notre palais. Notre hôte, c’est ce cher Paolo Fasol, que nous embrassons aujourd’hui devant vous, en attendant l’heure glorieuse de lui décerner, en présence de Venise entière, la couronne d’or que mérite son génie.

Et le cardinal, appuyant les mains sur les épaules de Fasol, lui mit, parmi ses boucles noires, un long baiser sur le front.

— Ah ! monseigneur, dit Fasol, pourquoi faut-il que vous estimiez mon art et que je ne puisse arriver, malgré tous mes efforts, à goûter vos poésies ?

Benzoni, qui n’attendait pas ce compliment, fut atteint au vif. Malgré toute son indulgence, il supportait difficilement qu’on lui refusât les dons des Muses. Aussi, lança-t-il à son hôte un regard terrible, où la colère et la tristesse se mêlaient au remords d’avoir offert une louange improductive.

Satisfait de l’aventure, Coccone considérait le cardinal de ses yeux clignotants et tendait vers lui son museau de renard.

Mais Fasol reprit :

— Je crois bien qu’il n’exista jamais un esprit plus doué par les dieux et plus aimable aux hommes que le vôtre. Mais si, dans nos entretiens, vous montrez toutes les richesses d’intelligence dont la Fortune vous combla, il me paraît que, dans vos vers, vous prenez sur vous de les dissimuler avec autant de soin qu’un avare dérobe ses trésors. Votre esprit est excellent, mais un étrange démon l’emmène en de mauvaises voies. Ainsi vous révérez Pétrarque, Guido Cavalcanti et Cino de Pistoia. Ce sont de mauvais modèles, monseigneur. Leur amour ressemble à une dame malade et craintive du froid, qu’on enveloppe si bien de vêtements et à laquelle on fait boire tant de tisanes, qu’elle n’a plus formes ni haleine de femme. Je ne sais rien de beau comme une simple Vénus. Les héroïnes du poète Horace, Pholoé, Lycé, Myrtale ou Lydie, ces belles amoureuses dont les voiles de Cos ne cachent point les chairs, et jusqu’à ces servantes de plaisir qui attendent l’étreinte des hommes debout et toutes nues sous les claires lanternes de Suburre, je les préfère à ces maman-ne-veut-pas qui sentent par trop le confessionnal, les disputes d’école ou les nuits impudiques d’une longue continence.

— Mon cher Fasol, dit le cardinal, vous manquez d’éducation et de raffinement. Vous êtes un puissant créateur, mais vous ignorez l’art de jouir du monde. Semblable à un fleuve qui reproduit la magnificence du ciel et de ses rivages, toutes les beautés de la terre viennent se mirer en vous, et vous ne les apercevez pas.

Une discussion vive allait s’engager entre le cardinal et le peintre, quand on monta le dîner et nous eûmes l’ordre de remplir les coupes. Après m’être acquittée de cette tache, je saisis le moment où tous les convives étaient occupés, à manger des grives au laurier, — un plat exquis si j’en juge par l’odeur, — et où les domestiques étaient descendus à la cuisine, pour m’approcher de Guido et lui donner un baiser. Comme il me repoussait dans la crainte qu’on ne nous surprît, j’appuyai plus fort que je n’eusse voulu ma bouche sur la sienne et nos lèvres ne surent point rester silencieuses.

L’abbé Coccone, au bruit, leva les yeux sur nous.

— Vous voyez ce qu’ils font, dit-il à demi-voix à Benzoni, vous voyez quelle indécente valetaille vous avez dans votre maison.

— Ils sont assez beaux, s’écria Fasol, pour avoir le droit de s’embrasser.

Benzoni ne répondit rien et se contenta de lancer à Guido un singulier regard dont je ne compris point l’expression. Il me parut très irrité, mais il dissimula sa fureur.

Heureusement, le repas de frère Gennaro, qui ne touchait à rien de ce qu’on apportait sur la table, détourna de nous l’attention. Le moine buvait de l’eau claire et se nourrissait de pois cuits à l’eau ou de raves crues, mais le cardinal, soit amour du faste, soit plaisanterie, ordonnait que ce repas d’ermite fût servi à Gennaro dans la même vaisselle précieuse que le gibier et les poissons de choix qui formaient l’ordinaire.

Dès qu’il eut devant lui son misérable dîner, le frère, qui depuis quelques instants mourait de faim, promenait des regards sournois sur les plats et dilatait ses narines au fumet des sauces, se jeta comme un dogue sur les raves et n’en fit qu’une bouchée.

— À ce régime, dit Fasol qui considérait Gennaro d’un air railleur, pitoyable et amusé, le pauvre homme va devenir tout à fait un cadavre.

— Ah ! chuchotait à l’oreille du peintre Monseigneur Benzoni, j’ai trouvé un moyen de le forcer à manger. Il suffit de lui occuper l’esprit assez fortement pour qu’il ne songe plus à mortifier sa faim et à brider ses appétits. C’est alors un avale-royaume. Vous allez voir.

Et il appela devant nous le chef des cuisines, Nicodemo Meliaca, florentin aux lèvres fines et aux regards vifs, chez lequel les soucis de l’art culinaire n’avaient point étouffé l’esprit d’observation.

— Meliaca, fit le cardinal, on m’assure que tu as vécu à Florence, au temps de frère Girolamo. Est-il vrai qu’on y fût si heureux que tout le monde se crût un moment dans le Paradis ? Étais-tu de ce parti des Pleurnichards qui se lamentaient sur les vices du siècle et choisirent le frère pour sauver la vertu, l’invoquant comme un saint et un libérateur ?

Au nom de son maître, Gennaro avait tendu l’oreille.

Meliaca répondit :

— Si persécuter le pauvre monde est un titre à la sainteté, personne, plus que le moine de Saint-Marc, n’a droit à la canonisation, car personne, sous couleur de vertu et de charité, n’a mis les gens dans une telle misère. S’il n’était venu parmi nous, ce damné prédicateur, je serais aujourd’hui à Florence, ma chère cité, et j’aurais toujours le petit jardin que mon arrière-grand-père avait acheté à Fiésole, il y a plus de cent ans. Car ma famille avait du bien et était heureuse. Le Magnifique, (dont Dieu ait l’âme), avait remarqué le talent de mon père pour ciseler les armes ; il l’avait employé plusieurs fois à divers travaux et payé généreusement comme c’était son habitude. De plus, sa faveur nous avait valu toute une riche clientèle. Mais, après la fuite de Monseigneur Pierre, lorsque cet avale-pater se mêla de régenter les citoyens et quand toute la ville de Florence fut comme bouche bée à chaque parole qu’il laissait tomber, notre infortune commença. Nous avions d’abord été assez stupides pour le soutenir : nous pensions qu’il ne voulait que le bien des simples citoyens, et qu’il ne poursuivait de sa haine que la richesse, — la richesse impie et exécrable à Dieu, comme il ne cessait de le répéter. En réalité, il ne travaillait que pour les vide-goussets et les coupeurs de bourses. Il suffisait qu’on eût quelques florins chez soi pour qu’il vous considérât comme un ennemi de Jésus-Christ. Déjà les personnes qui faisaient autrefois travailler mon père ne lui commandaient plus rien, dans la crainte qu’on ne les accusât de dépenser leur argent en vanités. Une ciselure, si belle qu’elle fût, semblait une chose inutile aux barbares qui étaient nos maîtres. Bientôt on établit une si forte imposition sur notre jardinet de Fiésole, que mon père se décida à le vendre pour une somme dérisoire. Dès lors, à chaque instant, nous eûmes à subir des vexations. Le Magnifique avait donné à mon père le livre des Contes de Messer Boccacio. C’était une joie, le dimanche, de venir l’entendre lire ces belles histoires, autant pour l’aimable sonorité de sa voix que pour l’accent dont il savait relever la grâce, la passion ou les finesses du récit. Quels doux soirs j’ai passés au milieu des parents et des voisins qu’attirait son talent de lecteur, à écouter l’histoire de Violante, de Griselda ou encore celle du faucon de Federigo des Alberighi ! Quand on me permettait de retirer le volume du coffre où on le ramassait après chaque lecture, j’éprouvais je ne sais quelle émotion à tenir entre les mains ce livre si précieux, dont chaque feuillet était pour moi un souvenir. À l’aventure de Messer Niccola de Saint-Lepidio, qui perdit ses braies en rendant la justice, je me rappelais ma vieille tante Damiana dont le ventre se gonflait et sautait si joyeusement de plaisir, et si je m’arrêtais aux malheurs de Lisabetta de Messine, il m’était impossible de ne pas voir en imagination les joues de ma chère Clotilde, humides et brillantes de larmes comme les rosiers sous une pluie de juin. Eh bien ! je ne sais quel suppôt de l’Enfer vint rapporter à la Seigneurie que mon père avait chez lui le Décaméron, et comme Girolamo avait ordonné d’en détruire tous les exemplaires, on vint réclamer le nôtre, et, sur notre refus, on fouilla la maison. Mon père, pour sauver le livre, l’avait mis dans une cachette ; on le découvrit, on le lui arracha des mains et le pauvre volume, qui avait amusé tant de braves gens, fut brûlé sous nos yeux comme avaient été brûlées, le jour des Rameaux de l’année précédente, avec tous les Décaméron et les Morgante maggiore qu’on put trouver, les statues qui étaient l’orgueil de Florence pour la grâce des femmes qu’elles représentaient, et le talent de l’artiste qui les avait sculptées : la Bina, la Bencina, la Lena Morella. Sa Seigneurie peut m’en croire ! toute la beauté qu’a créée le bon Dieu était en horreur à ce fou. Je l’ai vu frapper une mère au visage, parce qu’elle ne s’était pas occupée de cacher le sein dont elle allaitait son enfant ; je l’ai vu accabler de coups de pieds un pauvre innocent qui montrait son derrière en jouant sur le seuil d’une porte. La chair nue, un riche costume, tout objet de travail ou de métal précieux excitaient sa colère ; et, pour lui, la crasse et la laideur du corps étaient l’indice d’une âme pure et digne du ciel. Mais écoutez le dernier tour qu’il nous joua. Deux marchands, pour établir leur commerce, eurent besoin de l’assistance de mon père qui leur confia tout son bien. Ils s’engagèrent à le lui rendre peu à peu et à prélever, à titre de gratification, une petite somme sur leurs bénéfices annuels. Ces hommes, qui étaient de malhonnêtes gens, profitèrent, pour renier leur parole et garder le dépôt, d’une loi sur les emprunts que ce voleur de dominicain parvint à imposer au Grand Conseil. Par cette loi, tout prêteur était assimilé à un usurier, regardé comme un bourreau des pauvres et perdait ses droits sur l’argent prêté. C’est ainsi que ce moine prétendait ramener la justice à Florence ! Les réclamations de mon père ne furent donc pas écoutées, et, comme l’engagement conclu avec les marchands n’avait plus aucune valeur, on ne lui rendit rien. Désespéré d’une ruine qui l’atteignait dans la vieillesse, après toute une vie de travail et d’honnêteté, mon père se tua. Pour moi, qui appartenais à la classe des bénéficiers, je dus m’en aller de Florence, comme un mendiant, et chercher fortune à travers le monde.

— Alors, Meliaca, dit le cardinal, si on consacrait un autel au saint frère Girolamo tu n’irais pas brûler un cierge devant son image ?

— Comment ! on élèverait un autel à cette truie, à cette drogue, à ce poison ! Que Sa Seigneurie en soit certaine, du jour où je le verrais béatifier, ce prédicateur de mon cul, je douterais du Saint-Père, de l’Église et du Christ ! Ah ! il faudrait en avoir, du courage ! Je l’avoue franchement, je ne regrette qu’une chose, c’est qu’on ait pendu cette canaille de telle sorte que le bûcher ne put dévorer que sa vilaine carcasse : j’eusse voulu que la flamme attaquât sa chair vivante, j’aurais souhaité qu’il rôtît à petit feu, le brigand, le lâche assassin qui a demandé la mort des bienfaiteurs de Florence, causé le suicide de mon père et m’a forcé de quitter ma chère ville natale !

Pendant que le florentin parlait, Frère Gennaro avait peine à ne pas manifester son émotion. Sans savoir ce qu’il faisait, il vidait, au grand amusement de l’assistance, les pleines coupes de Trebbiano que sur l’ordre de l’archevêque nous lui versions, et il dévorait, en un clin d’œil, au risque d’étouffer, les viandes, les fruits, les gâteaux qui se succédaient sans interruption sous ses yeux. Mais quand il entendit les dernières insultes et les souhaits féroces de Nicodemo Meliaca, il ne put demeurer tranquille, il se leva en chancelant et, d’un bond, il se jeta sur le cuisinier. Avant que personne eût le temps de le prévenir, il le saisit à la gorge et lui frappa à plusieurs reprises la tête contre la muraille.

— Enragé ! abominable enragé ! répétait-il, je t’apprendrai à dire du mal de mon doux, de mon tendre, de mon vénéré maître !

Le vieux Nicodemo, terrifié de cette attaque soudaine et croyant sa dernière heure venue, demandait grâce d’une voix éteinte.

Tout le monde se leva de table ; et Arrivabene, aidé des domestiques, arracha des mains du moine le pauvre homme tremblant et tout ensanglanté. Mais Gennaro n’eut pas plutôt vu emmener le cuisinier que sa fureur se tourna vers les fresques de Fasol, qu’il venait d’apercevoir pour la première fois ; il empoigna un couteau et le lança de toutes ses forces sur les danseuses du triomphe d’Alexandre en criant :

— Ah ! je détruirai vos maisons d’impureté ! je jetterai dans les fleuves vos trésors dont les pauvres ne profitent pas !

Le couteau entra dans la chair grasse d’un sein et y laissa une plaie béante.

Fasol aperçut la blessure, eut une plainte aussi douloureuse que s’il venait lui-même d’être atteint et, se précipitant sur le moine, d’un violent coup de pied dans les jambes il le renversa, puis se mit à lui écraser le visage.

— Destructeur de chefs-d’œuvre ! charogne immonde ! faisait-il, je vais te rendre à la terre !

Gennaro, se redressant, s’était attrapé aux cheveux de son adversaire et essayait de lui égratigner le visage, mais il ne réussissait pas à éviter les poings vigoureux qui tombaient, comme une masse d’armes, sur son crâne chauve.

Tout à coup, le peintre leva sa dague et Gennaro, dont la voix m’avait paru si forte sur l’Herberie, se mit à pousser de petits cris de souris prise au piège. Par bonheur des valets arrêtèrent Fasol et parvinrent à maîtriser sa colère, tandis qu’Arrivabene, Guido et moi nous secourions le moine presque mort de frayeur.

— Cette scène est de trop dans mon spectacle, fit le cardinal, mes animaux commencent à devenir insupportables.

— Je vous ai prédit ce qui vient d’arriver, monseigneur, dit Coccone, et sa lèvre inférieure, en signe de mécontentement, s’allongea jusqu’au menton ; je vous ai tout prédit, mais vous ne voulez jamais m’écouter.

— Et croyez-vous, messer Coccone, que vous suffisez à ma distraction et que vos entretiens sur saint Pierre ne me laissent rien imaginer de plus joyeux ? Non, ajouta Benzoni, je le constate avec déplaisir : il m’est pour le moment, impossible de me passer de ces énergumènes.

Comme Nichina s’arrêtait pour reprendre haleine, la Petanera jugea convenable d’émettre cette réflexion :

— J’ai vu passer plusieurs fois sous mes fenêtres Monseigneur Benzoni : il avait un port de tête si majestueux, que moi, qui ai une fois abordé dans la rue le dernier Doge, j’aurais eu peur de lui parler. Je n’eusse jamais cru que chez lui avaient lieu des comédies pareilles !

— Mais ce n’était pas de sa faute, repartit la petite Polissena.

— Cela n’en est pas moins fort déshonorant. On m’offrirait deux cents ducats pour aller voir un homme comme celui-là, je refuserais.

Je tenais, pour ma part, à remercier Madame Nichina du plaisir que m’avait causé son langage délicieux, tour à tour élégant et familier, et sa voix d’un son si clair et si séduisant ; plaisir, hélas ! qu’aucun écrivain ne pourra rendre, pas plus qu’aucun peintre n’est capable de représenter son visage changeant et animé, où la tristesse, qui suit toujours chez elle l’enjouement, met de si voluptueuses ombres.

Je lui dis :

— J’admire comment vous vous êtes rendu familier l’esprit de tant de personnes différentes au point de conserver pour nous jusqu’à leur accent.

— La galanterie, fit-elle, ne va pas sans une intelligence prompte et toujours en éveil. J’eus de bonne heure l’art de deviner les hommes, art en somme facile dans notre profession puisque nul ne garde ses confidences lorsqu’on vient dans nos bras de s’abandonner. D’ailleurs, la fortune réclame de nous moins un esprit entreprenant qu’une âme souple, docile et molle comme cire à toute empreinte. C’est pourquoi tous ceux qui m’approchèrent, amis ou ennemis, me marquèrent à leur signe. Il y a des jours où cela me gêne bien un peu de porter en moi des idées si diverses, d’autant plus que, semblables aux corps d’où elles sont venues, elles ont leur jalousie et font ensemble mauvais ménage. Seulement, cette confusion n’a lieu que s’il me faut juger des affaires qui ne me regardent point : sur la stratégie, l’art ou la politique, je soutiens tour à tour, parfois sans m’en apercevoir, les avis les plus différents, mais qu’il faille traiter d’argent, de commerce, d’amour, je redeviens moi-même.

— Madame, dit alors Arrivabene qui venait de courtiser Polissena et qui s’inclina respectueusement, je vous rends grâce de vous rappeler si bien le latin que je vous ai enseigné. Vous avez cité des vers mieux même que je n’aurais pu les dire.

La Nichina se mit à rire de tout son cœur.

— Si l’on peut se vanter ainsi ! s’écria-t-elle, mais, Arrivabene, vous savez bien que c’est le cardinal qui m’a appris certains poèmes de lui et de ses amis, dont je me suis toujours souvenue. Il aimait à me les entendre réciter, parce que, prétendait-il, j’avais une belle voix et que j’étais sensible à l’harmonie. Si je n’avais eu que vous pour m’instruire, mon frère, j’aurais couru grand risque de ne savoir, en fait de. latin, que le « tabernaculum, taberna culi, il faut te montrer aux bargelli ! »

— Arrivabene, ajoutai-je, ne dit en latin que ses prières à Vénus.

— Je vous demande pardon, mon frère, je connais la langue savante aussi bien que la vulgaire.

— Que m’avez-vous donc avoué, la première fois que nous nous sommes vus ?

Arrivabene se rappela, non sans déplaisir, qu’un soir, attendri par le vin, il m’avait confié son ignorance.

— J’oublie beaucoup à présent, dit-il, mais naguère j’ai beaucoup appris.

— À quoi cela vous sert-il aujourd’hui ! fit sur un ton de suprême dédain la Petanera, à qui on reprochait sans cesse de ne pas être allée à l’école et qui se réjouissait de toucher enfin, comme un nouvel Ecclésiaste, la vanité de la science.

— Cela me sert à ceci, que je puis, sans mensonge, affirmer que j’ai reçu une excellente éducation. Si j’avais autant de connaissances que le maître d’école m’a baillé de fois l’anguillade, j’aurais la tête plus grosse que Virgile ; mais le pédant qui avait mission de m’insuffler de la science s’est trompé de chemin : il devait se montrer à mon égard plus prodigue de paroles et moins libéral de fessées ; comme cela, ma conduite eût répondu aux vastes espérances de mon pauvre père, qui rêva toujours de me voir porter la pourpre cardinalice.

Tout à coup, la vieille mère de la Petanera, plus grosse encore que sa fille dont l’ampleur, pourtant, était illustre à Venise, et qui, jusqu’alors, avait tenu les lèvres scellées, ouvrit la bouche.

— Arrivabene, demanda-t-elle, c’est bien ton père qui était tailleur à Padoue ?

— Vous ne vous trompez pas, répondit le moine, mon père était bien tailleur de son métier et, de plus, c’était le meilleur homme du monde.

— Le ruffian de ma figue ! il m’a fait payer deux fois une robe que j’avais eu la sottise de lui acheter. Un jour, comme je me trouvais dans la sacristie de Saint-Antonio en conversation avec le curé, et que nous étions tous deux déshabillés à cause de la grande chaleur, il se glissa, je ne sais comment, auprès de nous et m’emporta mes jupes, ma coiffe et jusqu’à ma chemise, sous prétexte que je ne me pressais pas assez de lui donner son argent. Il me fallut traverser l’église et revenir chez moi toute nue. Quelle honte ! Du fond de leurs niches, les bienheureux n’eurent pas l’air de me voir, mais je vous laisse à deviner comment m’accueillirent les jeunes gens auxquels je réclamais un ducat pour seulement regarder le bout de mon pied, et surtout les vieilles béguines qui ne pardonnaient pas à mes seins d’avoir autant de constance que leur âme ! Après avoir subi d’ignominieux traitements, je fus contrainte de quitter Padoue où je gagnais honnêtement ma vie en élevant ma fille. Et rien de tout cela ne serait arrivé sans ton ladre de père. Je ne sais ce qui me retient de me venger sur toi !

— Vous auriez grand tort, ma bonne Pestamonna, répondit tranquillement Arrivabene, car si le père a pris de l’argent aux courtisanes, le fils leur en a bien rendu. À propos, mesdames, voulez-vous que je vous récite l’admirable sermon que j’ai composé pour le père Antonio, un soir qu’il était malade ?

— Non ! Non ! crièrent les femmes.

Sans s’occuper des protestations, Arrivabene continua :

— Le père Antonio me disait une fois : « Arrivabene, vous êtes aussi ignorant qu’une oie, mais vous parlez mieux que saint Jean-Bouche-d’Or. » Je lui répliquai : « Où se trouve de l’esprit naturel, mon père, la science est inutile… » Tenez, je commence le sermon…

Mais Polissena, montrant les dents comme une petite chienne en colère, plaqua la paume de sa main sur la bouche du frère à lui enlever le souffle, tandis que, de sa main libre, elle lui donnait une claque retentissante à travers le visage.

Cependant Nichina avait repris son histoire :

Durant les premiers mois que je passai au palais Benzoni, je n’eus point à me plaindre, parce que Guido ne me quittait plus. On nous instruisait ensemble et, d’apprendre tant de choses nouvelles à côté de mon ami, c’était pour moi un double plaisir. Par malheur, nous recevions un enseignement si divers, des notions si incohérentes que notre esprit en gardait un trouble et une insurmontable inquiétude.

L’abbé Coccone, chaque matin, nous faisait répéter des prières et nous prescrivait de n’en pas manquer un mot. Il nous montrait comment l’on doit s’agenouiller chez soi, à la messe et quand passe la procession. Il nous apprenait quelles pieuses pratiques il importe de ne point négliger à l’aube ou au soleil couchant. Enfin il nous contait la vie des saints, nous révélait par quels tours adroits on arrive à les attendrir, à capter leur confiance et à obtenir leurs faveurs.

Lorsque nous sortions de l’appartement de l’abbé, frère Gennaro, qui nous guettait, nous saisissait le bras.

— Pauvres enfants ! disait-il d’une voix tremblante comme s’il allait pleurer, quelles erreurs souillent votre esprit, et quand la Vérité luira-t-elle comme un soleil pour vos yeux !

— Et qui nous empêche donc, mon frère, de l’apercevoir ?

— L’Esprit du Mal, mes pauvres enfants ; et l’Esprit du Mal n’a pas qu’une seule forme ; il est aussi varié que les nuages du ciel et les flots de la mer. Il n’y a qu’un moyen de le vaincre : c’est de renoncer à toutes les tentations de l’existence. Tenez, Nichio, (c’est ainsi que je m’étais fait appeler), pourquoi porter au cou des ornements inutiles et qui blessent la modestie ? (Ce disant, il m’arrachait un petit collier et l’écrasait sous ses pieds.) Imaginez-vous que le culte extérieur ne compte pour rien aux yeux de Dieu, s’il n’est accompagné du culte intérieur. Il ne s’agit point tant d’adresser au ciel telle ou telle prière ou de croire à tel ou tel dogme que de se montrer charitable envers les pauvres qui sont, sur terre, la vivante image de Dieu.

— Mon frère, est-ce que Dieu ressemble au vieux Policarpo qui vient chaque samedi mendier à la porte du palais et qui est si laid ?

— Le père Policarpo n’est laid que parce qu’il ne reçoit pas l’aumône. C’est l’indifférence des hommes qui a rendu les formes de son corps hideuses à leurs regards, mais, pour qui voit son âme, je vous assure, Policarpo a plus de beauté que vous ne pouvez même vous l’imaginer. Ainsi, donnez-lui sans compter.

— Mais, mon frère, nous n’avons rien à lui donner.

— Il faut alors vous mortifier la chair, retrancher de votre nourriture, de votre sommeil et vous préparer, par une vie de pénitence, à la vie glorieuse du Paradis. Sinon vous iriez brûler dans les flammes éternelles.

— Le bon Dieu, mon frère, est donc bien méchant qu’il tient à ce qu’on souffre quelque part et qu’il faut absolument choisir d’être malheureux dans ce monde ou dans l’autre ?

— Le bon Dieu est souverainement juste ; et, comme vous ne passez pas une journée sans l’offenser au moins sept fois, il est nécessaire que vous expiiez vos fautes. Regardez ces jeunes fous : ils s’en vont sur un pas de danse et éclatent de rire. Ils ne se doutent pas que, s’ils mouraient en cet état, ils iraient tout droit en Enfer.

— Pourquoi iraient-ils en Enfer ?

— Parce qu’ils commettent le mal.

— C’est un mal de rire ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’il en est ainsi. Vous n’avez que ce mot sur les lèvres : pourquoi. Vous voudriez tout savoir, tout comprendre. Voilà un commencement d’orgueil dont il faudra vous corriger, mon enfant. Dieu a voulu qu’il y eût en ce monde beaucoup de mystères. Vous devez humilier votre esprit et respecter sa sainte volonté.

Il finissait toujours par nous faire cette déclaration après laquelle il n’y avait plus moyen de lui arracher un mot. Guido, qui admirait le frère, demeurait avec lui à réciter des oraisons, mais moi, je ne les avais pas plutôt vus s’agenouiller que, légère comme un oiseau, je m’en allais retrouver mon ami Fasol qui travaillait chaque matin dans la grande galerie. Il me souhaitait le bonjour du haut de son échelle sans s’arrêter de peindre.

— Tu vois là, disait-il, l’enlèvement des filles de Leucippe. Examine-moi cette gaillarde qui remue les jambes. Par Jupiter ! est-elle belle ! Et le dessin de cette cheville !… Quand tu trouveras un peintre pour me faire des pieds comme ceux-ci, tu voudras bien me l’amener.

Je restais des heures en contemplation devant la fresque, à la fois surprise et réjouie de voir tout d’un coup une lumière briller dans des yeux jusque-là éteints, un sourire aviver l’éclat des lèvres, les croupes se tendre, s’arrondir, se roser, tandis que jaillissaient, sur les bras, les bleus et fins lacis des veines.

— Quand viens-tu poser, petit ? disait Fasol.

Mais à ces mots je me sauvais à toutes jambes.

Si le cardinal n’était pas trop préoccupé par ses affaires ou ses plaisirs, il nous appelait pour nous lire des vers latins et toscans que nous devions ensuite lui répéter.

Je me souviens qu’un jour Arrivabene se mit dans la tête de m’apprendre une chanson du pays padouan. D’abord il me la cornait lentement à l’oreille, puis l’entonnait lui-même à pleine voix :

Si vous voulez voir la Thietta qui est si belle,
Allez à Sacco où elle habite,
Au delà de Cogio, tout là-bas,
Dans cette petite ruelle où elle a son logis.
C’est une jeunesse, je puis vous le dire,
Nette, polie et bien troussée.
On n’en rencontre pas deux ainsi faites
Dans tout le Vicentin…

Le cardinal, à plusieurs reprises, envoya un valet prier Arrivabene de ne plus chanter, mais le frère, comme enivré par le son de sa voix, ne s’occupait pas de la défense et continuait de plus belle :

Elle a des épaules à hisser jusqu’au clocher
De pleines bannes de fruits ;
Et ses chères mains sont mains à pétrir
Sans peine six boisseaux de farine…

— Veux-tu, cria la voix furieuse de Benzoni, veux-tu ne pas corrompre le goût de mes pages avec tes stupidités rustiques ! Cesse ton chant de campagne et envoie Guido et Nichio me parler.

Laissant le pauvre Arrivabene tout interloqué, nous montâmes chez le cardinal qui était étendu sur son lit, un peu malade d’un excès de travail. Il nous attendait pour le distraire de l’ennui auquel le condamnait un repos forcé.

— Mon petit Nichio, fit-il, ne retiens pas les vilaines leçons de ce moine grossier. Ta bouche fut créée pour les poèmes suaves, les douces paroles, et non point pour les ritournelles de buveurs. Écoute : je connais ton intelligence et ta mémoire ; eh bien ! tu vas m’entendre réciter un sonnet du poète-dieu et tu me le réciteras à ton tour de ta voix fraîche de jeune garçon. Toi, Guido, viens près de moi ; j’aime tant caresser tes cheveux fins et jouer avec les formes exquises de ton corps ! Quand vous arrivez en vous donnant la main, il me semble voir le Printemps et l’Amour s’approcher de moi.

Et le cardinal, d’une voix lente et la face toute transfigurée par la jouissance, respirant chaque mot comme une fleur, me dit cet admirable sonnet :

J’ai senti au fond du cœur s’éveiller
Un esprit amoureux qui dormait,
Et puis j’ai vu venir de loin l’Amour
Si heureux qu’à peine je le reconnus.
Il me dit : Maintenant pense seulement à me faire honneur.
Et chacune de ses paroles riait…

Les vers sont d’une si pénétrante beauté que je pus les retenir et les répéter sans me tromper d’un mot. Je causai tant de plaisir au cardinal, qu’il me pria de venir près de lui et me baisa les lèvres en tremblant d’émotion. Puis, s’adressant à mon ami :

— Et toi, tu ne dis rien, Guido, tes yeux sont tristes et ta bouche me fait la moue. N’importe ! ton visage me charme toujours ; tu es le plus beau des enfants.

Il lui donna aussi un baiser et l’étreignit longuement.

Jusqu’alors, les témoignages de tendresse que l’on accordait à Guido me comblaient de joie. J’aimais tous ceux qui paraissaient l’aimer. Or, cette fois-là, quand je vis le cardinal joindre ses lèvres aux siennes, je sentis le frisson de la fièvre et comme une barre glacée me descendre le long du dos. Avant qu’on ne nous eût congédiés, je saisis vivement la main de Guido et l’entraînai au dehors, puis, quand nous fûmes seuls :

— Guido, m’écriai-je, presque avec fureur, je ne veux pas qu’il t’embrasse ni même que tu ailles chez lui, je ne le veux pas, entends-tu !

Il me regardait avec des yeux immobiles de surprise.

— Mais qu’est-ce qui te prend, Jésus ! deviens-tu folle ?

— Je deviens ce qui me plaît. S’il fait mine de t’embrasser, tu lui diras qu’il t’agace.

Et, comme Guido ne me répondait pas, je lui détachai un vigoureux soufflet.

— M’obéiras-tu à la fin ?

Guido s’enfuit en se frottant la joue, mais sans prononcer une parole.

Nous ne nous revîmes que le soir au souper.

Mes yeux portaient encore la trace des larmes que j’avais versées tout le jour ; j’étais si émue qu’en servant, je renversai un plat de poisson à la lombarde sur la tonsure de frère Gennaro qui, tout fumant et dégouttant de sauce, se mit à pousser les hauts cris. Par bonheur, on ne fit que rire de cette maladresse, sans écouter le frère qui me promettait les plus rudes châtiments, tandis qu’Arrivabene, lentement et avec la plus grande précaution, lui frottait, essuyait, fourbissait le crâne tout en répétant du ton le plus sérieux :

— Acceptez ces ennuis, mon frère, en esprit de pénitence.

Indifférent aux menaces du moine, je suivais les allées et venues de Guido qui avait l’air de ne pas me voir. À maintes reprises, j’essayai vainement de lui parler. Mais, lorsque tout le monde eut quitté la salle du dîner, au moment où Guido était sur le point de sortir avec les domestiques, je m’agenouillai devant lui et, embrassant ses genoux, pour le forcer à m’écouter, je le suppliai de m’accorder son pardon.

— Eh oui ! je te pardonne, fit-il.

Ce fut tout. Il paraissait un peu ennuyé ; et cette sécheresse me fut plus cruelle que sa haine : j’éclatai en sanglots.

Nous nous réconciliâmes le lendemain complètement, sans que Guido me montrât une plus vive tendresse.

Je ne pouvais me séparer de lui. Je cherchais à l’accompagner dans ses courses, à partager son travail ou ses plaisirs. Quand il se trouvait avec moi, je ne le quittais pas des yeux. Sa vue me causait une ardeur inquiète et un étrange appétit de jouissance. Près de lui, j’étais heureuse et toutefois je ressentais, au milieu de ma joie, je ne sais quelle souffrance inconnue. J’avais envie de lui faire mal, à cause de ce visage qui m’attirait comme l’aimant et me laissait inassouvie.

Une année, des mois s’écoulèrent sans rien changer à notre existence. De plus en plus je sentais croître mon amour et diminuer le sien.

J’avais complètement oublié ma famille ; je ne la rencontrais ni n’entendais parler d’elle. Pourtant, un jour je passai devant notre maison. Elle était ouverte. Quelque chose me disait d’y entrer, quelque chose me retenait à la porte. Ne sachant quel parti prendre, j’allai me cacher dans l’échoppe d’un fruitier, où il n’y avait personne, et d’où je voyais sans être vue. Papa clouait des bottes à vigoureux coups de marteau, maman était courbée sur une pièce de grosse toile qu’elle cousait. Ils ne se disaient rien, ils paraissaient tristes, et j’eus grand chagrin de songer que j’avais vécu avec eux des années et que leur maison avait été la mienne. Déjà, je me précipitais pour les embrasser, puis, tout à coup, sur le seuil, j’eus peur : peur d’être battue, peur de ne plus revoir Guido, et je me sauvai, tandis que j’entendais parler maman sans que je pusse comprendre ce qu’elle disait, mais le son de sa voix me poursuivit dans ma course.

Cependant, à la venue du printemps, je sentis mon sexe s’éveiller en moi et le désir me rendit savante. Toutes les causeries que mes parents et les domestiques du cardinal s’étaient plu à tenir devant moi, tous les spectacles qu’ils n’avaient pas eu soin de me cacher et auxquels d’abord je n’avais pas prêté attention, s’offraient à mon souvenir et me servaient de maîtres. J’étais femme et je ne l’ignorais plus. Maintenant aussi, je connaissais mon amour.

Et Guido, de même, prenait les grâces gauches et songeuses de la première jeunesse, mais il me semblait qu’en sortant de l’enfance il s’était dépouillé de toute son amitié pour moi. Il m’évitait, trouvait mille prétextes pour se promener seul.

Je lui disais :

— Guido, pourquoi ai-je quitté la maison ?

11 ne répondait rien et détournait la tête.

Pourtant, je soupçonnais en lui cette même flamme de passion qui me dévorait. Seulement je ne savais rien de ses sentiments que le dédain poli et aimable qu’il affectait à mon égard. Malheureuse comme j’étais, j’avais le courage de cacher ma misère, par orgueil d’abord, puis par crainte qu’on ne découvrît mon sexe. Il me fallait déjà tant de précautions pour le dissimuler ! Sans doute, le cardinal ne s’occupait que de ma voix, l’abbé Coccone, absorbé par ses travaux, ne me regardait non plus que le frère Gennaro, qui passait son existence dans le mépris de la terre et la contemplation du ciel, mais il n’en était pas de même de Fasol, d’Arrivabene, des valets et des servantes. Leurs yeux, brillants de curiosité, s’attachaient avec obstination sur mes formes, qui avaient perdu leur gracilité et dont les rondeurs naissantes accusaient ma nature.

J’épiais les démarches de mon ami ; je veillais surtout à ce qu’il n’entrât jamais chez le cardinal sans moi. Benzoni, avec un sourire ennuyé, remarquait qu’il ne m’avait pas appelée.

— Je ne quitte jamais Guido, répondais-je.

Il lui donnait des ordres, parfois le faisait réciter des vers, et, après quelques petites caresses, il le renvoyait, sans avoir l’air de s’apercevoir de ma présence. C’est à peine si, de loin en loin, il me priait de chanter avec lui et m’adressait quelque éloge indifférent. Souvent il lui arriva de se plaindre de moi :

— Oh ! que Nichio est ennuyeux, mon petit Guido ; que fait-il ici ?

Mais je restais et il n’osait pas me chasser. Un jour, je pris mon ami à part.

— Guido, lui dis-je, je t’ai aimé quand tu n’avais ni père, ni mère, ni ami, ni personne pour s’occuper de toi ; je t’ai aimé quand tu étais tout seul, qu’on te battait et qu’on te traitait plus mal qu’un chien. À présent que tu as quelqu’un qui veille sur toi, qui s’intéresse à toi, tu me repousses.

— Qui donc s’intéresse à moi ?

— Le cardinal.

— Le cardinal me trouve un air qui lui plaît ; pour moi, je lui trouve plutôt un air désagréable, mais puisque Monseigneur me nourrit et me paie bien, pourquoi ne pas lui témoigner quelque gratitude ?

— Guido, tu me trompes : tu l’aimes.

— Nichina, je n’aime personne, sauf Dieu et son divin fils, Notre-Seigneur Jésus.

Il venait de m’avouer son secret : il aimait Dieu ; ce n’était point un mensonge. Oh ! il ne l’aimait point sans partage et sans défaillance, mais c’était le seul sentiment auquel il s’abandonnât corps et âme.

Les dimanches où le cardinal s’absentait, je l’avais vu souvent s’en aller en chantant avec des garçons de son âge qui riaient et plaisantaient bruyamment. De toutes ces parties il rapportait une sombre et pesante tristesse. Et, le lendemain, il passait la journée dans la chapelle à pleurer devant la croix. Tantôt il était animé d’une joie méchante et railleuse, tantôt il avait les yeux fixes et le continuel sourire des insensés. Le frère Gennaro, avec lequel il causait sans cesse, n’était pas étranger, selon moi, à ces accès de folie et de dévotion. Aussi, à ma douleur d’être oubliée de Guido se mêlait une haine violente contre le moine qui m’avait de la sorte arrachée du cœur de mon ami.

Nous couchions tout en haut du palais dans une même salle : Guido, Arrivabene, un domestique et moi. Nos nuits, qui étaient voluptueuses et amères, s’écoulaient à pleurer et à étreindre de vaines ombres. De ma couchette, j’entendais souvent les sanglots étouffés de mon ami qui souffrait d’avoir offensé Dieu. Arrivabene, inquiet, irrité ou attendri par notre peine, se levait, allumait une lanterne et arrêtait un instant sur nos joues brûlantes de larmes un regard inquisiteur.

Une fois, je me tournais et me retournais sans arriver à m’endormir, poursuivie par d’étranges fantômes, avide d’une caresse qui fût comme l’onde glacée d’un puits pour m’y abîmer toute et éteindre cette chaleur dont j’étais embrasée. La plainte de Guido s’éleva, plus chargée d’angoisse et de douloureux désir que les autres nuits. Alors, profitant du sommeil de nos compagnons, je saute de mon lit, et, sans savoir ce que je fais, les mains sur mon cœur qui bat à se briser, je vole vers Guido et je m’étends sur lui, collant ma bouche sur la sienne, afin de prévenir ses cris.

— Guido, dis-je tout bas, tu es malheureux, je viens te consoler.

Et, d’être près de lui, tout mon corps tressaillait de bonheur, s’étalait sur son corps orgueilleusement, la chair gonflée, les jambes ouvertes dans une large étreinte. Guido, surpris d’abord et comme vaincu par ce soudain enlacement, essaya de me repousser.

— Oh ! lui disais-je encore, c’est Dieu qui veut que nous soyons unis. Laisse-moi à côté de toi, que je te sente bien. Oh ! Guido, restons toujours ensemble comme cela. Laisse-moi ! Laisse-moi ! je veux t’aimer.

Mais il se débattait, et, sous ma caresse, il murmurait d’une voix haletante :

— Va-t’en !… Tu es le mal !… la fille de péché !… Va-t’en !

Enfin il me saisit les mains et, d’un violent effort, me rejeta du lit en criant :

— Au secours ! au secours !

Je me recouchai à la hâte, tandis qu’Arrivabene, réveillé par les cris de Guido, lui demandait ce qu’il avait.

— C’est elle… qui est venue me tenter, m’exciter au mal… c’est elle.

— Qui donc ?

— Nichio.

— Tu es fou, conclut Arrivabene, tu ferais mieux de dormir.

Le frère n’y manqua pas, mais Guido ni moi n’eûmes un instant de repos. Jusqu’à l’aube, il poussa des soupirs, et, d’une voix toute tremblante, récita des prières. De temps à autre je l’entendais s’écrier : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et ces appels étaient si désespérés qu’ils me donnaient de grands coups au cœur.

Pourtant je commençais à le détester jusqu’à vouloir qu’il souffrît, jusqu’à vouloir qu’il mourût. Je détestais aussi tous ceux qui me prenaient son amour ou qui l’aimaient : le cardinal, les jeunes gens qu’il fréquentait et frère Gennaro, le vilain moine. Surtout, je détestais Dieu.

Fasol, me voyant un jour une petite croix dont m’avait fait présent l’abbé Coccone, m’avait dit :

— Vois-tu, Nichio, il ne faut pas te mettre au coi la croix : cela porte malheur. Le dieu qu’on a cloué là-dessus est un vilain dieu : il défend aux hommes d’aimer ; il a la haine de la chair divine qui nous enchante. Tenez, Nichio et Guido, vous êtes, sans vous vanter, d’admirables garçons. Eh bien ! ce dieu-là est jaloux de la beauté ; si vous alliez à lui, il vous ferait couper les cheveux et maigrir le corps. Tu n’aurais plus, Guido, cette jolie ligne de la jambe, ni ces délicates cambrures du mollet ; ni toi, Nichio, ces fesses arrondies comme celles des femmes ; à tous les deux, les longues prières vous auraient voûté les épaules et enlevé ce port de tête hardi qui vous sied si bien et vous donne l’air d’être frères. Il n’y a qu’une sorte de gens à qui la religion de ce dieu peut sembler agréable, c’est à ceux qui s’en vont dans les cimetières respirer la pourriture des tombeaux, aux disciples du frère Gennaro, du frère Hiver, du frère La Mort !

Ces paroles, qui naguère m’avaient effrayé comme d’horribles blasphèmes, je les répétais à présent du fond de l’âme. Elles me semblaient avoir l’accent même de la vérité. C’était sûrement ce méchant Dieu qui me volait Guido.

Et Guido aussi me haïssait. Je n’eus plus à en douter, lorsque après cette malheureuse nuit il s’approcha de moi et me dit sur un ton de colère :

— Tu t’en iras aujourd’hui, infection ! Tu t’en iras aujourd’hui ou je te dénonce.

— Guido, m’écriai-je, oubliant mon ressentiment et près de fondre en larmes, que t’ai-je fait de si odieux pour que tu me parles de la sorte ?

Mais il me tourna le dos et s’éloigna en répétant ses menaces. Alors, retrouvant ma fureur, je ne souhaitai plus que de me venger. Quoi ! me dis-je, il s’est ainsi joué de moi, il m’a attirée dans ce palais pour me montrer qu’il ne m’aimait plus, et, parce que je murmure aujourd’hui contre ce subit dédain, il veut me chasser ! Ah ! il saura ce dont je suis capable !

Après le service commun qui nous était imposé, et que nous achevâmes sans prononcer un mot, sans échanger un coup d’œil, des tâches diverses allaient nous séparer, quand le frère vint prendre Guido, comme il le faisait de temps à autre, pour lui parler de Dieu. Je vis Guido monter à la chambrette du frère et s’y enfermer avec lui. Les suivant, je me couche à plat ventre, mets l’oreille contre le jour de la porte et j’essaie de saisir quelques-unes de leurs paroles. J’étais encore là au moment de leur sortie ; ils n’eurent pas un regard pour moi, et avant que j’eusse le temps de me relever, ils enjambèrent mon corps et redescendirent. Le frère s’appuyait sur l’épaule de Guido qui réglait son pas sur celui de son maître et semblait fier de marcher à côté de lui.

Ils entrèrent à la chapelle du palais, où je me glissai derrière eux. Là, s’étant prosternés, ils s’approchèrent à genoux d’une petite lampe qui, par cette soirée pluvieuse, répandait seule quelque lumière dans la nef tout assombrie d’épais vitraux. La lampe éclairait un autel sans ornements, surmonté d’une croix en bois grossièrement sculptée.

Le frère l’avait reçue de Girolamo lui-même ; il y avait joint un reliquaire contenant un morceau de la robe que le dominicain martyr avait portée dans sa prison. Monseigneur Benzoni, indulgent à toutes les fantaisies humaines, avait permis à Gennaro, malgré les reproches indignés de l’abbé Coccone de fonder chez lui cette nouvelle dévotion.

Ils avaient commencé d’ardentes prières. Après s’être adressés à Dieu, puis à la Madone, ils implorèrent aussi le secours du moine ferrarais.

— Bienheureux frère Girolamo, s’écriaient-ils ensemble, ô vous qui êtes au ciel, ayez pitié de notre misère, donnez-nous votre saint courage pour combattre le péché, pour résister au Diable.

Je ne sais si je dois attribuer à mon ardeur jalouse l’émotion que je ressentis, mais Guido, en prononçant le mot « péché », me jeta dans la même colère que s’il m’eût craché à la face. La dernière nuit, il m’avait appelée fille de péché : c’était donc bien moi qu’il regardait comme son ennemie, son crime, son démon ! Atteinte au vif de mon amour, révoltée contre ce Dieu qui m’enlève l’être que j’adore, je cours à l’autel, saisis la croix et, de toutes mes forces, j’en frappe Guido au front, puis, le voyant tomber, je brise la croix, j’en lance à terre les débris, je les écrase, je les disperse du pied.

Frère Gennaro demeurait immobile comme si l’émotion l’avait changé en pierre. Tout à coup, m’écartant avec violence, il se baissa pour ramasser les morceaux de la croix. Ses mains tremblaient, les larmes lui coulaient des yeux ; à chaque fragment retrouvé, il poussait un soupir et, d’une voix éteinte :

— Mon Jésus ! disait-il, comme pour implorer son pardon.

Mais quand il aperçut le reliquaire brisé et qu’il ne vit plus la petite touffe de laine jaunie prise à la robe de son maître, il parut suffoquer de douleur et tira de son sein des gémissements qui remplirent tout le palais.

J’étais si épouvantée de ce que je venais de faire, que je ne tenais plus sur mes jambes. Les lamentations du frère me déchiraient le cœur et je ne pouvais détacher mon regard du corps de Guido, étendu, la face sanglante, en travers de la chapelle.

Cependant le frère, qui, tout à sa pieuse recherche, paraissait m’avoir oubliée, leva les yeux et m’aperçut. Il se redresse aussitôt, s’élance sur moi, me saisit par les épaules et me pousse dans le vestibule. N’ayant plus aucune force, je m’abandonnais à sa brutalité, sans penser que la rage prêtait à ce squelette de moine la vigueur d’un Hercule et lui inspirait le désir de l’éprouver à mes dépens. En effet, je ne fus pas plutôt sortie de la chapelle qu’il me jeta contre un pilier, m’y lia les mains avec sa cordelière, arracha mon pourpoint, déchira mes chausses et alla chercher le fouet qui servait à châtier les lévriers du cardinal.

Je passai un moment d’horrible angoisse dans l’attente de mon supplice.

— Sacrilège ! répétait-il, en revenant vers moi, et il semblait que ses lèvres ne pussent proférer une plus grave injure.

Déjà je frémissais en le voyant brandir la noueuse lanière, quand soudain il laissa retomber le fouet et s’approcha de moi. Je crus un instant que mon regard, à la fois implorateur et épouvanté, l’avait ému de compassion. Mais ce que j’attribuais à la pitié n’était dû qu’à la surprise : au milieu de mes vêtements déchirés, dont les lambeaux me cachaient à peine, le frère venait de reconnaître mon sexe ; terrifié d’abord de sa découverte, il se remit vite.

— Ah ! tu es femme, dit-il, tu es femme ; je devais m’en douter : le démon est toujours femme. Eh bien ! misérable sacrilège ! tu vas voir comment je traite ton fumier de chair ! comment je sais vous faire expier, à toi et à tes pareilles, vos abominables crimes.

Et d’un coup sec, féroce, le fouet m’emporta la peau. J’eus un hurlement d’animal, tant la souffrance fut vive, mais les cinglades se répétèrent du haut en bas du corps, plus rapides que mes cris, me brisant les membres, m’enfonçant partout des épines et des langues de feu.

J’appelais à mon secours le cardinal, l’abbé Coccone, les domestiques, tout le monde. Le palais sans doute était désert, car je m’enrouai la voix sans attirer personne. Seul un chien, enfermé je ne sais où, accompagnait mes plaintes d’aboiements par sympathie ou dérision. Mon bourreau fermait les yeux et, par un mouvement régulier et comme mécanique du bras, continuait de me lacérer le dos avec l’effrayante lanière. Je me crus au pouvoir d’un fou et je me sentis perdue. Mon sang teignait le pilier et les dalles ; une flamme dévorait ma chair ; mes cris s’étranglaient dans ma gorge : je m’évanouis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je repris connaissance, j’étais étendue sur un lit et environnée de ténèbres. Ayant peur de la nuit où j’étais plongée, j’essayai de me redresser, mais mon corps rompu et meurtri se refusait à tout effort. Pourtant je vis, en levant la tête, une fenêtre où s’attardaient les dernières lueurs du jour, et cette lumière me réconforta. Presque au même instant, une ombre s’approcha, et je distinguai le capuchon d’Arrivabene. Alors, au souvenir de ce qui s’était passé, une grande angoisse m’étreignit.

— Mon frère, dis-je, vous savez tout : je vais être chassée du palais, n’est-ce pas ?

— Je l’ignore, répondit-il, le cardinal ne connaît rien encore de l’aventure.

— Et Guido ? demandai-je, inquiète déjà de la réponse.

— Votre coup l’a presque assommé ; le médecin pourtant ne désespère pas de lui sauver la vie. Ah ! vous avez beau n’être qu’une femme, vous pouvez vous vanter de savoir frapper.

— Au nom de Dieu ! fis-je, épargnez-moi : je souffre tant !

En effet, j’avais l’impression que ma chair, à vif en plus d’un endroit, était transpercée de continuelles piqûres.

— Je vous apporte justement de quoi adoucir votre mal.

Et il me tendit une petite fiole d’une huile balsamique dont il me conseilla de m’oindre le corps. L’ayant fait, j’en ressentis beaucoup de soulagement, je parvins à m’endormir, et un long repos, qui laissa au baume tout le temps de cicatriser mes plaies, me remit complètement.

À mon réveil, je fus surprise d’apercevoir Arrivabene installé devant mon lit, sur un escabeau, à la même place où il s’était assis la veille, comme s’il ne m’avait pas un instant abandonnée.

— Eh bien, fit-il d’un air joyeux en voyant que je cherchais à me lever, on n’est plus malade, on ne souffre plus ; je le savais : le baume d’Arrivabene est infaillible.

Je trouvai à côté de moi, sur un banc, un costume neuf tout préparé dont je me revêtis à la hâte. J’étais pressée de savoir ce qu’on avait décidé à mon sujet, et comment allait Guido, toutes choses dont Arrivabene ne voulait rien me dire ; mais quand je fus dans l’escalier, je tremblai de rencontrer le cardinal, l’abbé Coccone ou mon bourreau, le moine à tête de mort, et je sortis du palais.

C’était l’heure du dîner ; il n’y avait personne dans les rues. Je marchais un peu à l’aventure, espérant que le mouvement me ferait oublier mon inquiétude. Après avoir dépassé Saint-Paulo, j’arrivai sur une petite place que borde, d’un côté, le canal de la Madone. Au pied de l’escalier qui descend au canal, se trouve une sorte de chaussée d’où s’élancent les enfants qui désirent prendre un bain. J’étais venue là bien souvent, avec les bambines de mon âge, plonger comme un chien et, d’une pluie d’écume, arroser mes voisines. Cette fois, de même, je voulus rafraîchir mes membres brûlants et courbaturés. Le flot me tentait, comme argenté de palpitantes écailles. Profitant de la tranquillité de l’endroit et de ma solitude, je me déshabille et, tendant les bras, je me jette d’un bond dans le canal, heureuse, ainsi qu’une petite fille, du bruit, du jaillissement, puis de la douceur de l’eau.

Je nageais depuis quelques instants, lorsque je remarquai des raies livides sur mes bras et mes épaules. À me voir le corps ainsi endommagé, je fus accablée de honte, et, craignant que de mauvais garçons, à cause de ces marques ignominieuses, ne vinssent à se moquer de moi, je me dépêchai, pendant que tout était encore tranquille, de gagner la chaussée et de me vêtir. Mais comme j’allais reprendre mon pourpoint, je fus tout à coup saisie par derrière, aux hanches, je sentis un baiser m’engluer l’épaule, deux bras m’enserrer étroitement, tandis qu’un ventre, une chair monstrueuse se pressaient contre mon corps. Folle d’effroi, je me retourne et quelle n’est pas ma stupeur en reconnaissant Arrivabene, — un Arrivabene à la bouche humide, aux yeux fixes, avec des dents souriantes encore et déjà prêtes à mordre. Il me dit d’une voix haletante :

— Laisse-moi… Nichi… je ne te ferai pas de mal… et je te recommanderai à Monseigneur, je te recommand…

Je lui donnai en travers de la mâchoire un tel coup de poing que je crois bien lui avoir cassé deux ou trois dents. De douleur il me lâche, et moi, faisant une volte-face inattendue qui manque de le précipiter dans le canal, je remonte l’escalier à demi-nue et me sauve dans une petite cour dépendant d’une verrerie pour remettre les vêtements que j’ai pu emporter. À peine ai-je commencé de m’habiller que mon coquin apparaît, fier comme un podestat. Sa robe troussée laissait voir toute la vigueur de son désir, et je le regardais venir avec admiration et épouvante. Mais comme il se croyait sûr de la victoire, la frayeur et l’orgueil me rendirent ingénieuse. J’eus l’air de l’attendre, vaincue, résignée d’avance à mon sort, et, au moment où, d’un élan brusque, les mains tendues, il arrivait sur moi, je me jetai vivement de côté de telle sorte que, rencontrant le vide où il comptait sur un appui, il perdit l’équilibre et s’étala par terre, en même temps que je sortais de la cour et m’échappais au plus vite. Déjà, me croyant sauvée, j’allais ralentir le pas, quand j’aperçois le moine au détour d’une rue. Je crie de toutes mes forces, demandant prompte assistance, et je reprends ma course. À mes appels, quelques personnes se montrent sur le seuil des portes ; d’autres se mettent à notre poursuite. Je fuyais Arrivabene, mais Arrivabene ne songeait plus lui-même qu’à fuir. La troupe de ceux qui étaient à nos trousses grossissait peu à peu. Ces gens qui, d’abord, ignoraient pourquoi ils s’étaient dérangés, commençaient à découvrir la raison de leurs mouvements.

— C’est une fille sacrilège, dit un homme derrière moi. (Ce qui, par hasard, était vrai.)

Un autre, dont l’avis bientôt prévalut, lança cette affirmation :

— C’est un moine qui a violé une fille.

Et aussitôt tous se déclarèrent contre Arrivabene.

— Sus au moine ! Sus au penaillon ! Sus ! Sus !

Une seule voix persistait à m’accuser.

— Empoignez-moi cette coquine, faisait-elle, rossez-la d’importance !

Réunis par une frayeur commune de la foule qui ne discerne guère l’innocent du coupable, nous ne nous évitions plus, mais nous essayions, l’un et l’autre, de dérober à la multitude nos personnes, soit en nous sauvant dans une église, soit en gagnant une de ces cours à double issue où se serait égarée la poursuite.

Je ne sais comment je parvins au Palais Benzoni presque en même temps qu’Arivabene. Tous deux, hors d’haleine, nous nous heurtâmes contre l’abbé Coccone qui, du choc, chancela et fût tombé à la renverse, s’il ne s’était retenu à un pilier.

Il était temps d’arriver. La foule envahissait l’escalier extérieur et même les plus hardis des coureurs allaient pénétrer dans le palais, quand Arrivabene commanda de fermer les portes d’un geste si impérieux que pour la première fois les domestiques lui obéirent. Cette mesure souleva une agitation violente sur la petite place où se pressait déjà toute une multitude.

— Allons, qu’y a-t-il encore ? dit Coccone qui était de très mauvaise humeur.

Les cris qui s’élevèrent du dehors lui répondirent.

— Violateur d’enfant ! grondaient les voix, porc ! porc !

Arrivabene, agité d’un tremblement et devenu verdâtre de frayeur, demeurait assis sur ses talons dans un coin du vestibule, et, l’oreille tendue aux clameurs de la populace, il ne perdait pas une insulte.

— Je comprends maintenant pourquoi on vous en veut, reprit Coccone, vous pouvez dire que vous êtes un joli oiseau, mon frère.

— Seigneur abbé, je vous prie, ne croyez pas un mot de tout ce que raconte cette multitude. N’est-ce pas, Nichio, que tous ces gens sont des menteurs ?

L’abbé, jusqu’alors, n’avait pas daigné me considérer ; remarquant le désordre et l’indécence de ma mise que, dans mon émotion, je n’avais pas encore pris soin de réparer, il tourna vers moi toute sa fureur.

— C’est donc vous, messer Nichio, signorina Nichia, qui êtes cause de ce tumulte. Je vais vous faire jeter dans un cachot, pour troubler ainsi le palais de Monseigneur le légat.

J’étais plus morte que vive et c’est à peine si je pris garde à la protestation d’Arrivabene.

— Oh ! ayez pitié d’elle, seigneur abbé, elle n’est pas coupable, disait cette bonne âme.

Cependant le bruit augmentait aux portes.

Monseigneur Benzoni était fort mal vu à Venise. Son orgueil, ses richesses, sa maison, composée en grande partie de prêtres et d’officiers romains, de domestiques allemands et espagnols, lui aliénaient le peuple. De nombreuses aumônes n’avaient pu désarmer l’envie. On accusait le cardinal de vices honteux. Cette fois encore, on était prêt à charger le maître du crime de son serviteur, et on saisissait le premier prétexte pour manifester une haine qui, loin de s’affaiblir, se fortifiait avec les années.

— Quel scandale ! dit l’abbé Coccone. Et comment la Providence a-t-elle pu égarer un homme tel que moi, sage et ami de l’ordre, en ce vestibule de l’Enfer !

Au dehors, des hommes frappaient du pied et criaient :

— Le fro-card ! Le fro-card ! Le fro-card !

À ce moment, le cardinal descendit dans le vestibule. Il se récitait des vers en s’éventant d’un voile de Smyrne :

Le délicieux piège
Que je tendais m’a pris
Et soudain m’a fait mettre
En défiance de l’Amour…

— Eh bien ! monseigneur, dit Coccone, vous voyez la belle besogne de vos animaux.

— Quoi donc ? que se passe-t-il ? demanda le cardinal qui parut tout surpris du tumulte.

L’abbé, en deux mots, lui apprit l’aventure.

Aussitôt le cardinal donna l’ordre à un domestique d’aller, par le grand canal, chercher le bargello avec les gardes ; il réclama lui-même son épée et fit prendre les armes à toute sa maison.

Les clameurs devenaient de plus en plus menaçantes.

— Qu’on nous livre le frère ou nous défonçons la porte, s’écriait-on.

— Monseigneur, dit Coccone, il faut absolument en finir. Si vous ne tenez pas à votre vie, vous avez le devoir de tenir à votre titre de légat de Sa Sainteté que ces brigands sont prêts à insulter en votre personne.

— Ma vie ! repartit le cardinal, oh ! ils n’oseraient s’y attaquer et, d’ailleurs, je saurai la défendre, mais ils sont capables, s’ils entrent ici, de me briser ma belle statue d’Antinoüs. Que faire, par Bacchus ! que faire ?

— Leur livrer cet indigne moine qu’ils réclament, et qui est la cause de tout ce tapage.

Le cardinal considéra un instant Arrivabene qui tremblait de tous ses membres.

— C’est une bête si amusante, dit-il.

— C’est un horrible paillard qui se roule avec volupté dans l’immondice.

— En tout cas, ce serait une bien lâche action, reprit Benzoni.

Mais il n’y avait plus à hésiter. Le peuple était allé chercher une poutre pour ébranler la porte. Encore quelques instants, et le palais serait envahi.

Soudain le cardinal eut un sourire.

— Si nous envoyions, dit-il, le frère Gennaro évangéliser cette canaille ? Il est bien capable de la convertir. Et, moine pour moine, le peuple ne s’apercevrait pas de l’échange.

— Ah ! monseigneur ! fit Coccone d’un ton de reproche.

— Arrivabene est soumis à ses instincts, je l’avoue, mais il me rend mille services, tandis que Gennaro, jusqu’ici, n’a jamais su que renverser mes vases, briser mes statues, trouer mes tableaux, et tout cela, sous prétexte de vertu. Enfin c’est un hérétique.

— Vous avez raison. N’a-t-il pas coutume de répéter : « Quand le pouvoir ecclésiastique est corrompu tout entier, on doit s’adresser au Christ et lui dire : Tu es mon confesseur, mon évêque et mon pape. »

— Allez donc le chercher et dépêchez-vous. Nous n’avons pas de temps à perdre. Vous entendez le bruit que font ces misérables !

L’abbé monta en toute hâte à la cellule où, depuis la veille, Gennaro restait en oraison, agenouillé devant une tête de mort sur laquelle, sans doute, il essayait de modeler ses traits.

— Mon frère, dit l’abbé, une émeute vient d’éclater devant le palais. Comme vous possédez la faveur du peuple, nous avons pensé que vous sauriez, mieux qu’un autre, l’apaiser.

Gennaro laissa voir dans sa physionomie tout l’orgueil que lui causaient ces paroles.

— Je viens, je viens ! s’écria-t-il. Je suis toujours prêt à ramener au bien le peuple qui s’égare. Notre-Seigneur m’a fait la grâce, et je l’en remercie, d’avoir l’oreille de ces gens simples et de connaître le chemin pour arriver à leur cœur.

Dès que le cardinal vit le frère descendre, il fit un signe ; on ouvrit les portes toutes grandes et, à la façon d’un héraut, un domestique, suivi d’une dizaine d’hommes en armes qui repoussèrent la foule, s’avança au haut de l’escalier et cria d’une voix forte :

— Monseigneur livre le frère coupable à la justice du peuple !

Des applaudissements et des sifflets accueillirent cette déclaration. Les plus audacieux vauriens, qui déjà songeaient à piller le palais, voulurent coûte que coûte y pénétrer, mais ils furent repoussés à la pointe des hallebardes.

Tout à coup Gennaro apparut en levant au-dessus de sa tête le petit crucifix du moine ferrarais dont il avait, tant bien que mal, rajusté les morceaux.

— Mes chers frères, dit-il, semblable à mon divin Maître, je vous apporte la paix.

On ne l’écouta point ; des mains l’avaient saisi, le jetèrent la face contre le sol et les jambes vers le ciel, des poings de fer tombaient sur son crâne luisant qu’entourait une mince couronne de cheveux gris. En un clin d’œil, sa robe et son manteau furent lacérés, et l’on découvrit les os saillants, la peau jaunâtre et ridée, l’effrayante maigreur de son corps. Des taches violettes, des cicatrices provenant d’une discipline assidue et farouche, des ulcères béants d’on ne sait quel mal inconnu, que le moine ne soignait point par mortification, firent reculer d’horreur ses bourreaux. Il sembla au peuple que Dieu lui-même s’était chargé de son châtiment.

Cependant les bargelli, accompagnés de gardes armés comme à la bataille, tenant les uns l’épée nue, les autres la pique en avant, accoururent pour arracher le frère à la multitude et dégager les abords du palais.

Devant cette arrivée inattendue de la police, les plus chaudes têtes se calmèrent. C’est à peine si quelques coups de bâton furent nécessaires pour ramener l’ordre.

Le chef des bargelli commanda de se saisir de frère Gennaro, et l’on vit s’avancer entre les piques cette pauvre plaie vivante, cette masse horrible d’os, de blessures et de lambeaux de laine déchirés et boueux. On avait lié les mains du frère, mais entre ses doigts crispés le crucifix apparaissait toujours, et Gennaro détournait la tête pour que le sang infect, qu’il crachait et perdait à flots, ne vînt pas souiller la précieuse relique.

De peur qu’il ne s’évanouît durant le trajet à la prison, des zaffi l’étendirent sur un brancard, ce qui souleva dans la foule des murmures.

D’une fenêtre du palais où je m’étais mise à côté d’Arrivabene, dont l’ardeur amoureuse semblait s’être absolument éteinte, j’entendais monter des clameurs de haine.

— Pas de merci pour le violateur d’enfant ! pas de merci pour le bouc !

Le peuple, craignant que l’on ne fît grâce au malheureux ou qu’il ne parvînt à s’échapper, exigeait une justice immédiate ; et, comme les zaffi s’obstinaient à protéger leur prisonnier, on s’acharna contre eux, les empêchant d’avancer et essayant de se saisir de leurs armes. De tous côtés l’émeute renaissait. J’aperçus des filles qui venaient de se battre avec les sbires, la robe en loques, la chevelure sanglante, les yeux écarquillés de folie, la bouche écumeuse, se hisser, en dépit de nos hallebardiers, sur un échafaudage qui servait à la réparation de la façade et, de là, lancer sur le frère et ses gardiens des excréments et des pierres. Les bargelli, qui avaient jusque là ménagé leurs adversaires, ordonnèrent alors de charger la foule à coups de hallebardes. Une panique s’en suivit et la multitude se mit à fuir dans toutes les directions, se jetant dans des ruelles sans issue, envahissant les cours et les maisons ou se répandant, comme un troupeau de moutons affolés, dans les barques qui stationnaient sur le canal. Saisie d’horreur, j’allais me retirer de la fenêtre, quand un craquement retentit suivi de cris poignants. L’échafaudage s’était rompu sous le poids des corps qui le chargeaient et une femme, les jambes coupées, hurlait de détresse au milieu de cadavres mutilés et d’une boue immonde…

— Ah ! je l’avais toujours dit, s’écria la vieille Petanera en interrompant la conteuse.

— Qu’est-ce que vous aviez toujours dit ?

— Tel père, tel fils. Du moment que le père était voleur, le fils devait être assassin.

— Voilà un axiome, me permis-je d’ajouter, que l’Université de Padoue serait bien heureuse de connaître : il manque assurément à sa collection.

— Et regardez si ce coquin d’Arrivabene a l’air de s’émouvoir de ce qu’on raconte !

— Arrivabene, criai-je, viens donc te défendre ! On te reproche de ne pas écouter le récit de Madame Nichina dont cependant tu pourrais tirer profit pour ton existence.

— Mon frère, dit Arrivabene, qui chatouillait la petite Polissena, je contemple la beauté de Dieu auprès de laquelle les plus beaux récits des hommes et même des dames ressemblent à des crottes de chèvre à côté de ducats d’or.

— On te reproche aussi, continuai-je, de supporter bien gaillardement la vie pour un criminel.

Du coup, le frère se leva, et, sur un ton indigné, se frappant la poitrine comme au Confiteor :

— Je suis criminel ! moi ! moi !

Mais Madame Petanera sans le regarder et avec un mépris suprême lui adressa cette réponse :

— Oui, vous êtes criminel, n’avez-vous pas voulu le prendre à Madame Nichina ?

— Moi ? j’ai voulu le prendre à Nichina ?… Ah ! c’est vrai, autrefois, il y a des années. Vous venez nous parler du lait quand il est en fromage.

— Enfin, vous avez un joli passé !

— Ah ! si vous aviez vu Nichina dans ce temps-là ! qui n’eût pas été tenté ? elle était si jolie !

— Et maintenant, dit Nichina, je ne suis plus bonne à jeter aux chiens ?

— Maintenant, s’écria Arrivabene, vous n’êtes pas jolie, vous êtes céleste.

— Comment céleste ?

— Oui ! le bon Dieu choisit ses plus grandes saintes à l’âge où ma pauvre défunte maman, qui était fort jalouse, prenait ses cuisinières. La sainteté exige du bois solide et non pas des tendrons.

— Alors, dit la Petanera, vous croyez, Arrivabene, qu’une jeune et jolie femme ne pourrait pas aller en Paradis ?

— Oh ! rassurez-vous, répondit le moine.

— Je pardonne tout à Arrivabene, fit Nichina, sauf d’avoir laissé livrer à sa place un innocent.

— Mais je l’étais aussi, moi, innocent ! Et pourquoi n’aurais-je pas préféré mon innocence à la sienne ? D’ailleurs Gennaro avait une innocence d’hérétique, c’est-à-dire que sa conscience était nette comme le derrière des religieuses qui le lavent seulement aux quatre grandes fêtes de l’année. Le frère devra, au contraire, dans le ciel, me remercier de l’avoir abandonné à la justice des hommes, puisque sa pénitence terrestre lui a sans doute évité la justice de Dieu, dont les arrêts sont autrement redoutables. Mais laissons cela.

Et Arrivabene me conduisit à l’écart.

— Mon frère, dit-il, tu as de l’argent ?

— Comment, répondis-je, veux-tu que j’aie l’argent : c’est toi qui l’as mis dans ta besace.

— Je ne parle pas de l’argent de la quête, mais de ton argent à toi.

— Tu sais bien qu’en entrant au couvent on fait vœu de pauvreté.

— Tu n’as pas encore prononcé tes vœux ?

— C’est vrai, mais je n’ai rien sur moi. Je suis aujourd’hui un véritable frère mendiant qui, pour vivre, ne doit compter que sur la bourse de son prochain.

— Mon cher frère Lorenzo, écoute-moi, je suis bien malheureux.

— C’est la première fois de ta vie ?

— Ne plaisante pas, je n’ai pas envie de rire : il me faut de l’argent et je n’ai pas un scudo.

— Et que sont devenus les dix scudi de la quête ?

— Je les ai donnés à un pauvre.

— Le père Antonio sera bien content demain de nous voir arriver les mains vides ! Et de quoi as-tu donc besoin ?

— J’ai besoin de faire l’aumône.

— À cette heure ?

— À cette heure. J’aime mieux tout t’avouer. Il y a une petite femme pleine de grâces et d’esprit, aussi belle qu’aimable et qui est plus malheureuse que Job sur son fumier, à cause de deux vieux marchands juifs à qui elle doit quelques ducats et qui la poursuivent comme les chasseurs traquent avec leurs limiers une bête sauvage.

— J’admire ta comparaison. Et cette pauvre petite femme si malheureuse, c’est sans doute Polissena ?

— Tu l’as deviné !

— Je croyais que cette pauvre petite femme ne te faisait point payer ses faveurs ?

— Non seulement elle ne me fait point payer ses faveurs, mais encore elle est toute prête, à l’occasion, à m’initier à ses bénéfices. Seulement, aujourd’hui, elle se trouve dans une telle infortune qu’il ne faudrait pas avoir d’âme ni de cœur pour ne pas être ému de compassion… Ah ! ah ! ajouta-t-il en me considérant le cou, la belle croix que tu as là, mon frère.

— C’est la croix de ma mère.

— La croix de ta mère ou la croix de ta tante, sais-tu qu’elle vaut bien soixante ducats ? Mon cher petit frère Lorenzo, prête-la-moi un instant.

— Pourquoi te la prêter ?

— Pour la montrer à Polissena. Demain, je la porterai à un vieil orfèvre de ma connaissance, et il faudra que le bonhomme soit de bien méchante humeur s’il ne me prête pas au moins vingt-cinq scudi sur le bijou : je te le rendrai dans un mois.

— Voilà un beau marché, mon frère.

Mais Arrivabene, sans se décourager, m’avait pris le bras, en faisant le geste de caresser des chairs arrondies :

— Tu ne sais pas combien c’est ferme et délicat chez elle : pour moi je n’ai nulle jalousie, et, demain matin, si tu le désires, tu pourras, par toi-même, apprécier mon bon goût.

— Grand merci ! répondis-je.

Alors Arrivabene, voyant que je dédaignais ses offres les plus séduisantes, serra les poings et me lança un coup d’œil si terrible que je crus qu’il voulait m’assassiner. Mais il n’eut pour moi qu’une injure :

— Porc ! fit-il, je savais bien que tu n’étais qu’un porc !

Et, me tournant le dos, il alla s’asseoir sur un banc écarté, loin des femmes.

Tout était redevenu calme au palais Benzoni, continuait la Nichina, quand Fasol parut. Il n’avait rien vu de l’émeute, mais, apprenant que l’on avait conduit Gennaro en prison, il ne dissimula point sa joie.

— C’est de la bonne viande pour le bûcher, s’écria-t-il.

Il apportait cependant de mauvaises nouvelles : maître Pasquin avait fait des siennes ; dans un sonnet satirique, il accusait le cardinal d’avoir chez lui des jeunes filles déguisées en page et flétrissait les mœurs infâmes du légat.

— Tenez, regardez le sonnet, l’auteur de la pièce ne mériterait-il pas une fière bâtonnade ?

— Je ne trouve pas, répondit Benzoni, après avoir lu le poème, les vers sont fort bien tournés et la queue du sonnet me semble plaisante :

Leurs chausses à la fois les accusent et l’excusent.

— Monseigneur, s’écria l’abbé Coccone, votre légèreté vous perdra ; vous traitez des événements considérables avec la même indifférence que les bagatelles.

— Avec plus d’indifférence, reprit le cardinal, car les événements qui vous semblent considérables me paraissent, à moi, tout à fait frivoles.

— Ces accusations, dit Coccone, sont plus graves que vous ne pensez. Il est de toute nécessité de supprimer la cause qui les provoque et d’en punir les auteurs. Pour moi, je préfère vous quitter, monseigneur, si vous ne voulez réformer votre domestique.

— Mais réformez, réformez, qui vous en empêche ?

— Je vous demande d’abord de renvoyer cette maudite petite fille qui s’est introduite ici sous des habits d’homme et qui, en deux jours, a causé plus de mal que vingt diables.

— Renvoyez-la si cela vous plaît. Après ce qu’elle a fait à Guido, ce n’est pas moi qui tiens à la garder.

— Il serait bon aussi de renvoyer Guido.

Le cardinal ne put cacher son irritation.

— Vous ne pensez pourtant pas, dit-il, renvoyer cet enfant avec la blessure que vous lui avez vue à la tête. Il lui faut tous nos soins pour se rétablir.

— Et lorsqu’il sera guéri ?

— Lorsqu’il sera guéri, nous verrons : c’est un garçon dont on fera quelque chose.

Le cardinal m’avait donné mon congé ; l’abbé Coccone me le signifia lui même : je dus me disposer à partir dans une heure.

Comme je rassemblais mes vêtements, désespérée de quitter ce palais où je laissais Guido, j’entendis, d’une salle voisine du vestibule, une discussion s’élever entre le cardinal et l’abbé, discussion où mon nom revint plusieurs fois. Je prêtai l’oreille. La conversation, après s’être continuée quelques instants à voix basse, se haussa bientôt jusqu’à un ton ardent et emporté. Je surpris les dernières paroles.

— Il n’y a pas de doute à avoir, disait Coccone, mes informations sont exactes : c’est bien l’enfant de Francesca Ferro. Sa mère l’a cherchée longtemps et c’est un hasard qu’elle ne l’ait pas rencontrée. Que Nichina retourne chez ses parents, comme on doit le supposer, qu’elle leur apprenne l’humiliation de son renvoi, les insultes qu’elle a reçues ici ; la haine que Francesca vous porte s’avivera encore ; elle en armera son enfant qui, vous le savez, ne brûle point d’un grand amour pour vous. Vous avez le droit, il est vrai, de la dénoncer, comme sacrilège, au Saint-Office, mais sa confrontation avec le frère Gennaro, qui alors est inévitable, sera très compromettante pour vous, tandis qu’elle possède assez de grâces et de hardiesse pour séduire vos collègues et se sauver elle-même. Songez à tout ce que peut la haine d’une belle fille, monseigneur ! Il faut prendre garde à vos ennemis. Ils ont, en ce moment, la confiance de Sa Sainteté ; même à Venise vous devez être sur la défensive : le peuple vous déteste, et, parmi les nobles, votre crédit diminue. Le scandale peut éclater à la suite de la moindre dénonciation, du plus ridicule pasquin. Ce serait votre perte, monseigneur, et ce serait aussi ma chute. Vous voyez si je suis intéressé à vous soutenir et si vous devez recevoir mes conseils à la façon d’un avis de courtisan.

— Vous exagérez le péril, reprit Benzoni. Vous savez quelle est l’autorité du cardinal Valmarana, mon protecteur près de Sa Sainteté ; et, à Venise, quoi que vous prétendiez, toute la noblesse me soutient. Qu’importe d’ailleurs que je traîne les vices communs à tous les hommes. J’ai pour moi mon génie et ma puissance. Qui saurait me remplacer ?

— Ah ! fit l’abbé, croyez qu’on aimerait bien mieux voir à votre place un imbécile qui aurait seulement la moindre odeur de vertu. Notre-Seigneur l’a dit : Heureux les pauvres d’esprits ! et il doit avoir raison, puisque toutes les paroles qu’il a prononcées sont divines… Je vous le répète, vos intérêts exigent que Nichina quitte Venise.

— Comment l’en éloignerez-vous ? demanda le cardinal.

— Soyez tranquille, monseigneur, conclut l’abbé en terminant, je me suis occupé de vos affaires.

Cette conversation me remplit d’étonnement et d’inquiétude. Je me demandais ce que le cardinal pouvait avoir à redouter de pauvres êtres comme ma mère et comme moi, et quelles étaient à mon sujet les intentions de l’abbé Coccone.

Avant de partir, je voulus dire adieu à Guido et lui demander pardon. Il était couché dans la chambre du cardinal. En lui voyant la tête enveloppée d’un linge, je ne pus retenir mes larmes.

Pour lui, dès qu’il m’aperçut, il s’agita dans son lit et s’écria :

— Je ne veux pas qu’elle s’approche ! Qu’on la chasse ! C’est elle qui a fait massacrer mon frère, mon cher frère.

De mon visage en pleurs, de ma parole tremblante de sanglots, je le suppliais de ne pas être cruel, d’avoir pitié de mon repentir. Je m’agenouillai devant le lit, j’essayai de lui prendre les mains pour les baiser, mais il se débattit avec colère et me repoussa.

Le cardinal survint à ce moment.

— Allons, dit-il d’une voix dure que je ne lui connaissais pas, taisez-vous et sortez ; vous voyez bien que vous le fatiguez et qu’il a besoin de repos.

Puis se tournant vers Guido :

— Mon doux ami, souffres-tu ? demanda-t-il, et longtemps il tint Guido dans ses bras.

En me congédiant, le cardinal me remit dix ducats que j’eus envie de lui jeter à la face, tant j’exécrais cet homme qui allait rester avec Guido et me chassait loin de lui.

Dans le vestibule, l’abbé Coccone m’attendait.

— Vous allez venir avec moi, me dit-il de sa voix la plus autoritaire.

Il avait les yeux pétillants et la lèvre inférieure repliée sur le menton comme en ses jours de graves soucis. À sa vue, j’éprouvai un profond sentiment de répulsion. Je le suivis pourtant jusqu’à une barque qui se trouvait devant le palais, et où nous montâmes tous les deux.

  1. On sait qu’en italien Nichio signifie coquillage. On emploie aussi Nichio dans la langue érotique par une métaphore toute naturelle.

    Pâle et rose comme un coquillage marin

    a dit M. Stéphane Mallarmé de cette tendre chair que désigne parfois le mot italien.